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Si vous lisez, votre avis m'intéresse.
Gilbert.
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Le camelot
J’ai trois Marseille
empilés. Le premier en 1966, c’est la ville de mon dépucelage lamentable mais
vital, rue Thubaneau, lorsque, marin à pompon, je revenais de Mers-el Kébir à
18 ans. Mon deuxième Marseille est la ville du Mistral sur la Canebière hallucinée
lors d’une interminable grève des éboueurs, rebutante.
Mon troisième est la
luminosité des calanques: une garrigue qui n’a pas beaucoup changé depuis
l’arrivée des grecs par la mer, il y a 2500 ans. Majestueux !
Sauvage !
Mon quatrième est à
cheval sur l’oreille ; l’une Cerise, l’autre Merise[1],
deux étudiantes.
Mon tout entrelardé
forme mon septennat de professeur de graphisme dans un lieu inattendu.
Scaphandrier à l’école d’art de Marseille Luminy
L’école d’art grecque
des Panathénées est tapie dans la pinède : des patios, des portiques, des
murs blancs diagonalisés par les ombres, des bassins au ras du sol, de grands
espaces de culte... Les formes des bâtiments en cascade sont dépouillées. "l’ornement est un crime"
Adolf Loos, 1908. Les colonnes de béton sont plus sveltes que les imposants
tambours doriques empilés coiffés de lourds chapiteaux.
Passer en une nuit
SNCF d’un vieux Prieuré massif et froid du XVIIIe à cette élégance blanche et
aérée, le contraste est saisissant. Je prends deux couchettes, l’aller et le
retour, je me ragaillardis aux aurores avec les hauts parleurs de la gare Saint
Charles et une demi-heure plus tard avec les senteurs des pins et vice versa
pour le retour, sans toutefois le coup de fouet des parfums méditerranéens mais
avec le réconfort du foyer marital.
Le boulot de
professeur dans une école d’art est un bon taf de je m’enfoutiste… Pour celui
qui le veut. Pour plonger dans mon état d’esprit de cette époque, je dois
détailler mes avantageuses conditions de travail ; seulement 28 heures de
cours à assurer tous les quinze jours et il est possible de se les envoyer en
quatre jours en ne préparant rien. En réalité je n’en fais que 24.
Je descends le mardi,
mercredi, jeudi et le vendredi à Marseille pour 20 heures de présence avec des
élèves… J’ai encore retranché les repas à la cafétéria. Ajoutez deux nuits
couchette de promiscuité poisseuses sur les rails, l’aller et le retour. Je
majore cette réduction d’une journée de décompression du même type que celle
d’un scaphandrier qui remonte, puis je suis peinard à la maison pour plus d’une
semaine.
Je suis, nous sommes
les "prof-essénecéeffes", nous descendons tous les quinze jours à
Marseille, nous logeons trois nuits dans l’école. Les profs du rail pratiquent
leur art dans leurs ateliers parisiens une semaine sur deux. Ils sont publiés
dans Art Press, la revue de l’Art Contemporain, sauf moi.
L’immersion dans
l’atelier exige, efficacité, pertinence et à propos face aux questions des
étudiants… C’est à dire pas très souvent puisque beaucoup d’élèves glandent ou
travaillent à l’inspiration ; ce que j’admets difficilement.
Je crois plus à la
transpiration qu’à l’inspiration.
Un matin, quelques
étudiantes suisses de passage dans notre école modèle me demandent "quand les vacances de printemps se terminent-elles ?"
Elles ont hâte de voir l’école et
tous les étudiants vivre dans les patios et les ateliers, le hic, c’est que ce
n’est pas du tout les vacances, on est dans le pic de la fréquentation. Rigolo,
non ?
Je ne sais pas par quel bout tirer ce septennat à Luminy ?
Si je le prends par
les fanes (1990), je dois expliquer pourquoi je me suis fait virer avec perte
et fracas.
Si j’empoigne la
racine (1983), je vais me louanger d’avoir réussi ce prestigieux concours de
recrutement.
Le milieu c’est le
top.
L’année prélude n’est
pas mirobolante et l’année terminale est
déplorable.
Je pourrais commencer
par extraire le jus des deux cerises… Heu…Merise et Cerise, mais patience ça
doit gélifier…
Dans ce panier garni
de sept ans, il n’y a que la dernière année qui s’est rabougrie…
La
racine.
1983, j’ai trente-cinq
ans, j'ai raté neuf concours nationaux. Il m’en reste un à tenter à Marseille
avant le désespoir.
Yannick Noah remporte
Roland Garros, je suis devant l’écran, bravo !
Le soir même, je
plonge en train de nuit par habitude des concours, la mort dans l'âme, c'est ma
dernière carte du tarot de Marseille.
Je suis gonflé à bloc,
sans espoir, mais toutes griffes dehors, je suis dégoûté, mais au maximum de
mes possibilités, prêt à tout montrer, prêt à jouer surdimensionné... je prends
un somnifère. Je présuppose les compétences requises pour les postes en lice,
j’essaye de les calquer. Malheureusement lorsque j’examine le décalque à la lumière,
c’est décevant, le calque est toujours décevant.
"Ils" ont
besoin d’un prof de graphisme pour les étudiants de premier cycle à Marseille,
le directeur veut du sang neuf, les profs sont trop usés. Enseigner le dessin,
surtout le graphisme, mon rêve ! Mon profil idéal dans le beau miroir… Le
premier set avec mes travaux personnels : les doigts dans le nez ! Je
suis sélectionné pour le lendemain avec quatre autres concurrents. Avec un crayon
en main je suis une forteresse, ça ne me sera d’aucun secours pour l’oral.
Il va falloir séduire
les six membres du jury, je ne crois plus à la probabilité de réunir tant de
conditions. Je me sens comme une pichenette, un moucheron venu du nord. L’école
d’art de Marseille est un concentré de plasticiens de renom. Personne ne
m’attend.
Les quatre candidats
rivaux ont des press-books épais, des coupures de journaux louangeurs. J’ai eu
moi aussi les honneurs de la presse lorsque j’étais coureur à pied et
jeune maçon courageux du Prieuré, mais rien en tant qu’artiste !
Habitué à rater, mais
à participer avec acharnement, je puise cette fois encore dans le puits qui dit
oui. J’exécute un one man show sans idée directrice. Je tiens un discours
touffu d’exalté. Personne ne comprend l’ensemble, mais les juges retiennent ma
passion. J’évacue leurs questions, j’expose mon point de vue sur les systèmes
de représentation possibles à la Renaissance, hors sujet. La nuit, en boucle,
je fais le point : trop bavard, aucune mesure. Le troisième jour pour la
dernière épreuve, je joue à l’envers de ce que je suis. Quelques élèves lambda
sont réquisitionnés in extremis pour une analyse de travaux d’étudiants. Leurs
travaux sont mauvais, je le fais remarquer finement au jury. Je m’assois très
près des cinq étudiants, ainsi mon ton se calme et se feutre, je deviens chaleureux,
intimiste, à l’opposé de mon emportement lors de l’épreuve précédente. La
conversation est cordiale, nous échangeons. Je leur fais part de mon point de
vue sur les critères d’évaluation des travaux en art, le jury nous entend à
peine, je ne monte pas le ton, exprès. Mes deux attitudes lors de ces deux
épreuves sont si différentes et si complémentaires qu’elles enthousiasment le
jury. Ma retenue combinée à ma passion les rassure, ils me sentent maître de
mes attitudes. Je suis leur homme, leur professeur. Je n’ai jamais été aussi comédien
lors d’un concours.
De pauvre hère sans
considération, je deviens héros.
Sur le quai de la gare
Saint Charles, je suis en pleurs. De la joie, mais surtout une tension nerveuse
qui se libère. Je délace mon carcan, je deviens lourd, je n’ai plus d’ailes, je
tombe, après avoir atteint le soleil.
Je connais les
avantages que cette métamorphose radicale va me procurer ; le salaire, je
n’en avais pas jusqu’à maintenant. Pour le voyage du retour, je m’achète
quelques revues, beaucoup trop. Dans le wagon-bar je bois, je mange, je broie
du chewing-gum. Je ne peux me concentrer sur aucune revue, pas même dans L’écho
des Savanes. Je me pince. Je me passe le visage dans l’eau javellisée des
toilettes exiguës du wagon, je me masturbe pour faire baisser la pression intérieure,
rien n’y fait, si, peut-être lorsque je m’hypnotise longuement sur les
traverses de chemin de fer qui défilent par la lunette arrière du dernier
wagon. Martigues, Vitrolles, Berre étaient panoramiques, le Rhône, paisible,
les voyageurs sympathiques, le voyage très long. Qu’il faille attendre fin
septembre pour commencer n’entrave pas ma victoire. C’est une victoire !
Un marathon que je cours depuis cinq ans.
Adieu les Vosges ! Effondrez-vous murs centenaires du Prieuré. Fougères, genêts, orties, envahissez cette île perdue dans un océan de sapins. Je vous tire ma révérence, je n’ai plus besoin de vous, ouste ! Je suis un naufragé exténué, récupéré in extremis. Hérival ne sera pas le lieu de ma rancœur, je n’y ferai pas de vieux os. Je veux bien qu’on y répande les cendres de tous mes dessins, mais je ne veux pas y vieillir, y mourir frustré.
Adieu âpre vallée,
rude clairière, sombres dieux et déesses germano-celtiques, je vous mets au
placard, je vous échange contre la lumière, les pins, les oliviers, l’azur.
Quinze jours plus
tard, je descends à Marseille pour préparer ma rentrée et pour mieux apprécier
la magnifique école d’art de Luminy installée dans les calanques protégées de
Marseille. Je veux pénétrer ce site plus sereinement que lors des jours du
concours. Cette deuxième descente m’entraîne vers un grand capharnaüm, les
éboueurs sont en grève depuis huit jours, sur le trottoir, je glisse sur une
panse de mouton et cette splendide école est presque déserte. Ce n’est pourtant
pas encore les vacances d’été. Ces deux premières impressions me découragent
avant de commencer…
En 1983, Marseille ne
m’accueille pas.
Aréopage
1989, en septembre
j’apprends qu’"Ils" me lourdent en fin de contrat donc en juin 1990.
Cette dernière année
est une volumineuse balle de coton. De plus, Merise et Cerise ne m’aident pas à
l’alléger, elles ne sont plus là...
"Ils" se
délestent d’un animateur socio-culturel. Le directeur et sa cour ne me
considèrent ni comme un artiste, ni comme un prof.
Animateur ! Ça,
c’est vraiment une grosse, grosse injure dans notre milieu artistique élitiste.
Je vais m'échiner à
prouver que je deviens "catalyseur d’étudiants" plutôt qu’"un
animateur". Quoique[2] ...
Rétrospectivement ; "qu’est-ce qu’ils ont bien fait de me
balancer, je ne suis pas un artiste. Je n’aurais pas pu travailler jusqu’à la
retraite dans cette école d’art."
Je n’ai aucune idée
sur le métier d’enseignant lorsque j’y mets le pied la première fois… une
matière rebondissante… J’y sursaute déséquilibré bras tendus. Je finis par
avoir l’équilibre précaire d’un prof.
La quarantaine de
professeurs collègues de cette école d’art ne sont pas des professeurs
pédagogues, ce sont des tuteurs compagnons, des maîtres chaperons.
J’ai vite pris
conscience que ce n’était pas la meilleure façon de rendre service aux
étudiants, ils ne furent donc pas mes modèles.
A mon arrivée à
l’école de Marseille-Luminy, quelques étudiants diplômables s’enquièrent de mon
avis sur leur travail d’artiste. Mon regard "de prof" tout neuf les
intéresse mais, je dois leur mentir. Je constate qu’ils réalisent tous les
mêmes travaux, en rapport avec l’atelier du prof dans lequel ils travaillent.
Ces étudiants aimeraient m’entendre dire qu’ils ont tous une identité propre,
malheureusement non ; leurs profs sont comme des moules à gaufres et eux
les gaufres bien moulées. Dès le début je trouve cela alarmant… Par précaution
je me garde de leur livrer mon impression générale, j’attends.
En aparté ; "Je pense que ces profs vedettes sont
incapables de procéder autrement avec les étudiants, ils sont les modèles, ils
ont réussi leur vie d’artiste, les étudiants les admirent inconditionnellement.
"
Je n’aurai pas
d’élèves pasticheurs puisque je n’ai pas d’œuvre personnelle modélisante ;
mais alors pas du tout ! Je suis plutôt moi-même une gaufre ramollie de
Ronald Searle et de Raph Steadman, un admirateur transi de Tomi Ungerer ou
mieux… de Steinberg[3] !
Je ne peux pas appuyer
ma pédagogie sur ma pratique, je n’en ai pas vraiment une… "Ils"
finiraient par me faire culpabiliser les lascars ! Moi, je ne suis qu’un
touche à tout.
N’ayant pas d’œuvre sur
laquelle m'accouder pour enseigner, je me défausse en prônant l’individualité
de l’élève, la recherche de soi. Je vais favoriser et respecter les
personnalités naissantes des étudiants. Je n’ai rien à leur apprendre ! Je
ne peux pas leur dispenser des recettes individuelles d’apprentissage. Mes
collègues enseignent dans un esprit de maître à élève, ils s’y adonnent avec
talent et charisme néanmoins, je suis convaincu que ce qu’ils enseignent ne
sont que des tics et trucs d’atelier, c’est tout.
"Ils"
deviennent mes adversaires parce qu’ils me déconsidèrent ; dissonant agrégé
d’arts plastiques parmi les artistes. Je fais pourtant de gros efforts,
j’essaye de les caresser dans le sens des pinceaux mais, je ne suis pas
faux-cul bien longtemps.
"Ils"[4]
finissent par avoir ma peau au bout de six ans !
Derrière ce rempart de
précepteurs, dès la première année, je rencontre des étudiants aux belles
qualités naissantes et j’ai envie d’en profiter.
Merise et Cerise
n’existent pas encore dans l’école, elles apparaissent l’année suivante.
Les étudiants sont des
garçons et des filles qui souvent, viennent d’achever laborieusement leur cycle
de lycée, ils sont donc prêts à mordre n’importe quel hameçon artistique. Ils
tentent cette voie scabreuse comme s’ils s’agrippaient au dernier mousqueton
avant de déboucher par le haut. Ils se resserrent dans un entonnoir escarpé, un
vortex… Certains le savent. Ils ont tort de prendre pour point de mire les
artistes maudits ou dandystes du début du XXe. Quatre vingts ans plus tard les
besoins en peinture et en sculpture n’existent pratiquement plus. Aujourd’hui,
une école d’art doit préparer les étudiants à d’autres métiers liés à
l’art ; la photographie, le cinéma, le design, l’illustration, la bande
dessinée, etc. Ça se bricole à Marseille mais, ce n’est vraiment pas bien
valorisé.
Moi, pauvre batracien
des arts, je ne suis qu’un illustrateur non publié entre deux eaux, alors je
deviens professeur… "Ce que tu ne
peux pas faire, enseigne-le", James Joyce.
Les censeurs de cette école
d’art de Marseille, mes collègues du "au-delà", ne me pardonnent pas
de couler si profond sur l’échelle des arts. C’est cette génération de l’Olympe
que j’appelle "Ils".
Ce sont ces mêmes
censeurs qui ont relégué les artistes professeurs ringards de la génération
précédente dans l’"ici-bas" (les classes probatoires) bien avant que
j’arrive parmi eux.
Ce n’est pas être vipère
que d’écrire que mes collègues du fond
du panier ne sont pas des flèches de dynamisme ; ils sont soit très mous,
dépressifs, incompétents, soit brisés et quelques fois le tout cumulé. Il y a
de l’argent à Marseille pour recruter un prof jeune capable de les électriser, ils
misent sur moi, je prends mon rôle au sérieux.
Au départ, cette
brochette d’artistes Support-Surface de l’"au-delà", de ne
se méfie pas de moi, ni moi d’eux. Je défriche à grand coup de serpette mon
lopin d’herbes sauvages avec "mes" étudiants débutants. J’agis à
proximité de ces ayatollahs qui règnent aveuglément sur les trois dernières
années du cursus. Mon rôle, selon eux, est de vaporiser quelques bases
académiques aux novices auxquels "Ils" enseigneront les choses
sérieuses à partir de la troisième année.
Autrement dit, après deux
ans, les profs déconsidérés dont moi, léguons les étudiants aux prestigieux
profs artistes qui peuvent entreprendre leur boulot de transformation, de formatage.
Là où le bât blesse,
c’est que j’ai eu le temps d’installer une tempête de fond dans cette grosse bassine
qu’est l’école.
La France passe à
Mitterrand, un directeur trublion de gauche jaillit comme un coucou mécanique
dans notre cuvette. Il ne vient pas des arts plastiques, il considère l’école d’art
comme une entreprise culturelle, artistique et professionnelle et non comme un
reliquaire à astiquer. C’est un poids lourd qui s’interpose face aux cerbères.
Il est la chance temporaire d’une petite équipe de professeurs rebelles -
Ouais !- dont je fais partie. Nous avançons alors sur une voie impériale pendant deux ans, je deviens coordinateur tout
puissant des classes du bas du panier.
La municipalité
repasse à droite. Retour de bâton, les caciques reprennent le dessus et moi -
Badaboum ! - Je dévale les marches en deux ans et je valdingue dans un collège vosgien.
- C’est
ta punition. Fallait pas t’approcher si près du soleil !
Je décortiquerai plus
loin les pelures de cet oignon que furent les sessions d’étudiants de ce septennat marseillais en
dents de requin et aux parfums de cerise.
Le collège purgatoire
Tout l’été 1990 je
maugrée : c’en est fini des beauzartistes débridés, à moi l'abysse des
collégiens bavards et rétifs, les dessins faits à contre cœur - Bouh ! - Les
exercices en peau de chagrin.
J’atterris à
Remiremont à huit kilomètres… Que de la forêt jusqu’au Prieuré d’Hérival !
Le collège est à l’orée de cet immense espace boisé. Incroyable, c’est la
première bonne surprise. La deuxième est que, contrairement à ce que je
croyais, nous nous sommes, les collégiens et moi collés dès le début comme deux
bandes autoagrippantes scratch.
Ils sont accrocheurs
ces collégiens !
Une inspection le
confirme. Le rapport étonne mes futurs amis, tout comme l’administration. Je ne
résiste pas à le copier/coller, fièrement et intégralement sous vos yeux de
lecteurs friands de preuve et d’authenticité… Sautez les 15 premières lignes.
"Monsieur Villemin vient de réintégrer l’Education
Nationale après sept années effectuées à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille.
Il souhaitait me rencontrer pour faire rapidement un bilan
après une première période de travail, n’étant pas certain d’avoir bien adapté
son enseignement aux programmes et aux objectifs de notre discipline.
Il se préoccupe surtout de faire coïncider ses propositions
avec les intérêts des élèves.
J’ai passé deux heures avec lui : un cours en troisième
et un entretien. Au moment où je rédige ce rapport, j’ai reçu une longue lettre
détaillant tout ce que le professeur n’a pu
m’expliquer ou me montrer. Il m’a également envoyé des travaux d’élèves.
J’ai donc beaucoup d’éléments pour faire un diagnostic.
- Hou, hou ! -
C’est ici la ligne 15.
Monsieur Villemin est un professeur exceptionnel à plus d’un
titre. C’est d’abord un enseignant passionné qui arrive à mettre en accord, ce
qui n’est pas toujours évident, ses
préoccupations personnelles de créateur et celles des enfants et des
adolescents qui lui sont confiés.
Il a, me semble-t-il, un grand respect pour les individus.
Il a des idées, des options, des stratégies bien définies qu’il expose avec
conviction et véhémence, mais il sait toujours être disponible, tolérant et,
grande qualité, il connaît toujours le doute qui donne la valeur finale à la
détermination de ses attitudes.
Tout peut-être négocié, discuté, remis en question ; ce
qui fait sa force actuelle et son potentiel futur.
Il est riche de vécu, d’expériences, de réalisations et de
projets.
Il est original dans ses choix dans ses démarches et dans
ses méthodes.
J’ai vu un cours surprenant, où tout autre que lui courait à
l’échec ; mais toujours présent, encourageant les élèves, les stimulant,
les provoquant, il arrive à maintenir sa trajectoire et à atteindre ses
objectifs.
Monsieur Villemin a une présence forte par la voix, les
intonations, le débit, le tout amplifié par le geste et le mouvement.
Il est en même temps orateur, comédien, camelot, entraîneur.
Je crois qu’il arrive à subjuguer ses élèves et c’est bien
ainsi. Certains enseignants marquent les adolescents par leur forte personnalité,
d’autres par les connaissances qu’ils leur transmettent.
Je crois que M. Villemin est un personnage et aussi un enseignant.
J’ai eu plaisir à le rencontrer.
J’ai eu plaisir à le rencontrer.
L’inspecteur Pédagogique Régional d’Arts Plastiques, J.F Morin."
Nous avons passé deux
heures ensemble. Quand deux mois plus tard, debout, face à mon directeur, je
lis et signe le bas de ce document, j’en tremblote comme un enfant de chœur
récompensé par monssieu le curé.
Son rapport m’a
surélevé et Marseille, claquemuré le caquet…
On peut me voir exalté,
démesuré, prétentieux, sûr de moi, manipulateur, électrisé, verbeux, je sais.
Cet inspecteur voit un camelot, ça je ne le soupçonnais pas. Curieuse
profession nommée dans cet improbable rapport d’inspection : serais-je à
l’angle des Galeries Lafayette ; bonimenterais-je les qualités d’une
marchandise. Fourguerais-je aux ménagères un truc à trancher les légumes en
fines lamelles. Six grilles, du jamais vu en magasin. C’est un bon appareil qui
ne résistera pas longtemps, qui finira par encombrer le haut placard d’une
cuisine. M’en fiche. Il se vend comme des œufs Kinder... Une fine épaisseur de
chocolat au lait et un objet impossible à monter… Il n’est plus ce qu’il était
dans les années 80…
Je ne me doutais pas
avoir la fibre d’un vendeur avant qu’on me l’écrive… Ça me fait encore rigoler.
Et pourquoi pas vendeur de contrefaçon à la sauvette ?
C’est un travers qu’il
pointe ?
Non ?
Et moi je le ratifie
comme une qualité… Alors là !
Bon, il écrit aussi
que je suis en même temps "orateur,
comédien, camelot, entraîneur." Le mélange est plus détonant et donc
plus complexe, ok, ok.
J’adopte avec dérision
et émotion le titre de "camelot" pour cette troisième partie autobiographique.
Ceux qui n’ont pas été
mes élèves n’auront jamais le son et les images pour le vérifier. Mais bon
sang ! Suis-je ce démarcheur qui a réussi à fourguer les 24 volumes de
Tout l’Univers à ma mère, qui n’avait pas le sou mais, qui ambitionnait le
meilleur pour ses enfants ? Le suis-je ?
J’ai dû sacrément
prendre à contre pied mon inspecteur adoré car il est passé outre quelques-unes
de mes habitudes qui vont à l’encontre des siennes, c’est lui la référence, il
aurait pu exiger. Par exemple, "c’est
un maniaque du cahier de textes de la classe", j’ai su cela plus tard.
Et moi qui n’y écris rien, je n’en vois pas l’utilité. Il faut y rappeler ce
que j’ai fait de mon heure de cours, en quelques lignes, pour le lien avec les
autres profs. Le délégué de classe le pose sur ma table, je ne l’ouvre
pas ; l’inspecteur ne me dit rien à ce propos.
Les objets ténébreux
J’ai quelquefois fait
lire ce rapport à des amis ;
-
Qu’est-ce que tu as proposé aux élèves pour qu’il écrive ;"tout autre
que toi aurait raté."
- Heu,
rien de bien casse-gueule… Une séance intéressante, je pense… J’étais assez
sûr de mon choix.
Je crois seulement
qu’il n’était pas encore, à cette époque, habitué au type de jeu de dessin que
j’ai proposé aux collégiens cet après-midi là.
Les élèves de
troisième de cette classe presque Zep sont assez remuants à cette heure de la
journée, il faut qu’ils agissent. Ils vont se passer de l’un à l’autre des sacs
poubelle en plastique noir opaque. J’ai mis à l’intérieur de chacun différentes
choses bien choisies. "Trucs" et non "objets" parce que les
trucs doivent être indéfinissables par
de simples mots comme taille-crayon, fourchette, lampe de poche... Le truc
choisi doit rester abstrait, une forme géométrique complexe, un morceau de bois
particulier, une dent de vache. Après avoir palpé une dizaine de secondes le
bidule au fond du sac, pas plus, il refile le sac à un voisin. Bien sûr, pas le
droit de sortir le trucmuche qui va subsister plus ou moins mentalement dans le
souvenir de la paume et des doigts du gamin…
Et maintenant, il
dessine au crayon ce qu’il a perçu.
Je fais passer une
dizaine de sacs pour vingt cinq élèves, les difficultés vont en croissant. Je
leur propose entre autres, un objet froid, un qui couine, un flasque… Un
morceau de polystyrène de protection très compliqué aux différentes arêtes et
avec des décrochements. Quelques-uns réussissent à reconstituer en dessin le
volume avec exactitude, ils m’épatent, rien n’est catastrophique. Un élève avec
son index réussit à déchiffrer "made in china", en léger relief sur
un objet plastique pentagonal creux.
Ce jeu est plutôt
marrant… Non ?
Cet exercice arrive à
la fin d’une série d’exercices de dessins destinés à les faire progresser dans
la représentation des volumes simples dans l’espace. Je savais qu’ils étaient
devenus suffisamment performants pour rendre compte de ce qu’ils "voyaient"
dans le sac.
-" La main dans le sac, pas l’œil !"
En remontant le menton
en avant, je demande à l’inspecteur que j’admire définitivement :
- "Il n’y a pas un peu trop de bruit dans la
classe, non ?"
Il me répond
tranquillement, c’est un type tranquille :
- "C’est de l’effervescence".
Un peu plus tard,
lorsque les collégiens comprennent qu’ils doivent palper tous les sacs farceurs
qui circulent par rangées, l’inspecteur me dit discrètement, c’est un
discret ;
- "Puisqu’ils sont en plein travail, nous
allons pouvoir discuter de votre stratégie, de vos objectifs."
Je ne comprends pas ce
qu’il veut dire puisque moi, je ne m’imagine pas pouvoir arrêter mes relances,
mes encouragements. C’est précisément à ce moment que j’aime plaisanter avec
les collégiens, je n’ai donc pas de temps à consacrer à ce commissaire tranquille
et discret qui d’ailleurs, ne me le redemande pas. Nous avons échangé une
petite heure à la fin du cours, mais je ne me souviens plus de la teneur de
notre entretien... Ah si, cette question ;
-"Vous n’êtes pas trop fatigué le soir en rentrant chez vous".
Un des derniers objets
est mou et velu, c’est une grosse araignée mygale en latex qui en effraie plus
d’un au toucher. Il lui manque une patte, c’est difficile de s’en rendre
compte, la plupart du temps sur les dessins les huit pattes sont dessinées. Il
y a des petits cris amusés dans la salle, crescendo, il faut calmer le jeu
mais, à peine, d’ailleurs je n’ai pas vraiment l’esprit à calmer qui ce soit.
Vers la fin du cours
les feuilles de dessin au crayon sont disposées sur le sol. Nous sortons enfin
les objets ténébreux des sacs ! Toute
la classe est à quatre pattes comme des souris occupées à grignoter, chacun
vérifie si les dessins correspondent aux trucschoses et bestioles sortis de
leur obscurité. Ça discute, ça pouffe et ricane. Il y a de l’admiration,
quelques quolibets et encore de l’effervescence pour l’inspecteur.
Passer d’une école
d’art prestigieuse et prétentieuse à un humble collège bigarré d’une ceinture
de ville de province, le bond est incertain. Je voulais savoir si j’étais sur
les rails de l’Education Nationale, je faisais des efforts mais, je n’en étais
vraiment pas certain, je courbais le dos, j’étais prêt à rectifier. Me v’là
rassuré je suis piéton dans les clous de l’Institution.
À Marseille j’étais
plutôt fakir sur la planche à clous.
Le principal du
collège, fluet à la barbichette taillée comme une pelouse de retraité, un chic
type qui, après la lecture du rapport, va me laisser réaliser mes projets les
plus farfelus… Que je ne pourrais plus
faire aujourd’hui, trop de garde-fous à mettre en place… Ce chef donne tout de
même un petit coup de périscope par dessus ma cloison …
A la suite du rapport,
il se met à parler de "son" agrégé, j’étais le seul, comme s’il
venait de pêcher un gros poisson. Je crois que si j’avais été un menu fretin de
l’éducation nationale, un maître auxiliaire de dépannage, il ne m’aurait pas
laissé labourer ses 500 collégiens pendant cinq ans… et aboutir à d’ambitieuses
expositions d’œuvres ubuesques, mais rien de comparable avec certains capharnaüms
titanesques de mes années en roue libre à Marseille !
Je me suis évidemment
freiné avec les collégiens… Ils sont tellement plus jeunes et plus vulnérables
que les farfelus de Marseille…
Les étudiants d’écoles
d’arts dégondent facilement, c’est incontestable… Ils sont là pour cela mais,
lorsque l’on propose à des collégiens de
sortir de leurs paumelles… Eux aussi le font très facilement.
Entracte inutile
Mes points de suspension ne sont jamais prémédités lorsque
je tape, c’est mon frein à main, un ralentisseur qui me permet de prendre
conscience de certaines idées que je n’aurais pas affinées sans ces
souffles : écrire c’est aussi soupirer. Je m’assois de temps en temps sur
les rochers des sentiers lors d’une haute balade montagnarde… Il faudrait avoir
le droit de suspendre plus de points de transpiration dans les pavés de texte…
La B.D est moins timorée, il y a des tas d’interjections et de points qui
aident bien à égrener les humeurs de bulles.
Quatorze pages !
Je crois que ça va
devenir chiant de lire en chapelet les trente années de ma carrière… Cette
immersion dans l’enseignement a tout pour raser, encore heureux qu’il s’agisse
d’arts plastiques… Je devrais appâter régulièrement le lecteur de quelques
anecdotes sensationnelles qu’il faudrait attendre avec impatience toutes les
quatorze pages.
Puis, séché mais, pas
encore gavé par le clavier de mon Mac, avant de me coucher, je mouds quelques
dernières phrases souvenirs extraites d’une strate choisie de ma carrière de
prof schisteux, je lustre encore quelques dissonances de mots avant mon
horizontalité nocturne.
Ne devrais-je déjà pas
parler de Merise et de Cerise? Ça donnerait du peps, je pense : une
relation prof/étudiantes…
En chien de fusil pour
m’endormir, je repense à ces dix-neuf pages;
- "Egrenées d’anecdotes de sexe véridique, ça payerait plus que du
sordide!"
Frou ! Chien de
fusil dans l’autre sens ;
- "Oui mais, je ne sais pas être hard comme les écrivains le sont la
plupart du temps… Essaye tout de même !
… à genoux, la bite haletante bien relevée, tenue à deux
mains, mon joystik à 39° gicle sur le grand miroir que "la fille" surveillait, étonnée
par ce soudain avis de tempête, pourtant prévu. Elle était prévenue ; pas
sur le ventre, pas sur tes seins, sur ton image, sur le barrage de verre avec
tain ! Ça arrive assez fort par saccades[5]
mais, ça vire vite en crachats dégoulinants…"
Pas si mal pour une
première invention, non ? Merci à la météo marine…
Toutefois, depuis
quelques mois, fin 2014, le mot "saccade" n’a plus l’effet
d’arrogance qu’il me procurait, ni ne me donne les mêmes sensations. Il n’y a plus de troupes de spermatozoïdes
sur sièges éjectables capables de filer à 50 kilomètres heure dans le vide pour
aller s’écraser sur le miroir de Vénus.
Rabotage de la
prostate.
Plus d’éjaculation,
c’est fini ; éjaculation rétrograde, ça va dans l’autre sens, dans la
vessie, mon urologue m’a expliqué que ça dépend des opérations. C’est un coup
de dés à douze facettes, on ne gagne pas souvent. Avec le laser et l’endoscope
combinés à l’échographie le spéléologue urologue farfouille à la lampe frontale
lorsqu’il est à proximité du Y venant des testicules vers l’urètre.
L’isolement
Avec internet, soit
plus de vingt cinq années lumières après mon passage dans l’école d’art de
Luminy, j’ai pu repérer quelques anciens étudiants qui m’ont laissé de très bons parfums. Je les
ai vus émerger dans mon atelier à Marseille… Pas grâce à moi… ok !
Le réalisateur de La
môme Piaf, le scénographe de grands plateaux de télé, une photographe d’art, la
Grande Sophie, une galeriste à New York, une cinéaste belge, des artistes
plasticiens actifs, des graphistes de talent, illustrateurs, un designer, ingénieur
du son. Je n’ai pas l’itinéraire de tous ceux et celles qui se sont frayé une
piste.
Et aussi, quelques
supers garçons et filles épanouis dans leur vie d’aujourd’hui qui fleure bon
les arts, dont Cerise, avec lesquels je garde de magnifiques liens d’amitié. Ce
qui n’est plus le cas avec Merise, ce que je regrette.
Beaucoup ont disparu
du cercle des arts, peu ont gagné un travail prestigieux en art, ils
l’espéraient pourtant étant étudiants. J’ai vu passer des centaines
d’étudiants, quelques dizaines seulement se sont placés sur l’échiquier, c’est
très difficile.
J’en ai apprécié aussi
quelques-uns en pleine ascension qui se sont faits calciner par la drogue et ou
l’alcool ce qui était déjà prévisible quand je les ai connus…
Je pense à
Jean-Claude, un Keith Haring miniaturiste. Nous le pressentions, delirium
tremens par intermittence.
Les étudiants fumaient
en cours, c’était possible ! Je ne me rendais pas compte que c’était du
haschisch… Il y a eu Sabine que j’aurais dû repérer tant ses yeux n’étaient
plus avec elle. Plus que de l’herbe, elle tapotait de la seringue mais pas directement
en cours, enfin, je crois. Deux ans plus tard, elle m’a écrit de sa prison, ce
fut mon premier contact avec cet espace clos. Elle ne me demandait rien, je lui
ai envoyé une boîte de pastels et des crayons de couleurs qui me sont revenus
comme un boomerang, ça a rebondi sur les murs de la citadelle.
Par la suite, je suis
devenu passe-muraille tous les vendredis après-midi pendant dix sept ans. Je me
suis enfoncé de plus en plus profondément jusqu’au quartier des femmes si petit
que c’est un coffret dans le grand périmètre des hommes. Et plus profond
encore, j’ai travaillé au quartier isolement, c’est de la spéléologie du vivant ;
des cellules habitées cachées dans l’ombre, des couloirs et des sas en cascade.
Je me suis introduit deux ans dans ce tréfonds, une heure hebdomadaire, pour donner du travail à
un grand gaillard détonant.
Je dis "détonateur" parce qu’il est un
spécialiste des explosifs. Il a fait du dégât haché avec quelques personnes de
couleur bronzée qui pour lui, comme pour tous ses semblables n’avaient rien à
foutre dans son Alsace Blanche.
Ce régionaliste ne m’a
pas attendu pour être dessinateur décapant genre Charlie Hebdo. Je l’entraîne
sur d’autres pistes artistiques, il me fait confiance, c’est un très bon élève
qui accepte mes conseils. Il travaille comme un forcené, ce n’est pas un simple
jeu de mot de circonstance. Là où il est détenu, en isolement, il n’y a aucune
promiscuité possible et peu de contact avec l’humain, vraiment très ténu, quelques profs dans la
cellule, les surveillants dans le couloir…
Je suis allé au bout
de ce tunnel par curiosité comme le saint Thomas du Caravage. Thomas est un
paysan qui met le doigt à l’intérieur de la plaie du Christ parce qu’il ne
croit qu’à ce qu’il touche. Il semble être presbyte sur la peinture. Je suis
allé travailler dans la plaie… J’étais payé, je ne suis pas un curé moi !
Y aller pour examiner les yeux d’un homme qui vit toutes les privations. Passé
cette dizaine de portes et on touche la solitude, l’oubli, la jachère d’une vie
qui le restera sans doute longtemps, même après sa libération lointaine. J’épie
un humain qui respire la vie, qui supporte, qui s’habitue à tout. C’est un
sacré bonhomme qui tisse une toile d’ascète en parcourant quotidiennement
quinze kilomètres : il fait les allers et retours de sa cellule. Il fait
cela tous les jours alors que la plupart de ses voisins invisibles se consument
comme des bougies vacillantes. Il regarde l’avenir, il le prépare :
démineur dans les pays en paix piégés par la guerre, c’est ça qu’il envisage.
Je suis sidéré qu’il puisse être possible de palper le futur dans cette situation :
quelques jours de confinement me suffiraient pour trouver un moyen de ne plus
entendre mes veines battre sous mes tempes. Je sais, c’est plus facile à taper
sur ce clavier que d’essayer de nouer deux manches de chemise à un barreau de
fenêtre bien trop bas ou d’aiguiser un bout de ferraille récupéré pour
cisailler timidement une artère qu’on ne localise pas précisément.
La liberté pour moi,
c’est pouvoir uriner le plus souvent possible ailleurs que dans un Duchamp. La
liberté c’est pisser où je veux et écrire en jaune pisse mon prénom en cursive
dans la neige. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, je corrige et j’améliore ce
texte avec une sonde urinaire qui me pendouille entre les jambes. Un gros calibre
dans l’urètre, une poche de liquide rouge en bandoulière et quelques sacs de lavage
sur la potence. Non, ce n’est pas une trouvaille de romancier, j’écris du vrai.
Je suis là depuis cinq jours, je devrais être dehors, une formalité pour mes 65
ans mais… Ça s’est un peu compliqué ; je viens d’apprendre que je dois
rester encore deux jours… Ce texte avancera, c’est toujours ça de grignoté, je
suis plongé dedans et ça demande de la vigilance alors, ça m’évite de
considérer ma situation d’enfermé temporaire et d’imaginer le ballonnet gonflé
dans la vessie.
Des
repaires pour survoler
Des dates qui n’ont rien à faire à cet endroit.
Ce tableau devrait glisser à la fin, peut-être pas au début pour ne pas
rebuter. Peut-être qu’il est inutile ?
À vous de juger et à découper si vous êtes ce spaciotemporelaute égaré, distrait ou
féru d’arrangement.
Dans cette bio titrée "Le
Camelot", je bourlingue prof de 1983 jusqu’à la cale sèche de la retraite
en 2013 à 65 ans.
1948,
j’émerge à Géroménil (Vosges) le 14 juillet.
1964, je coupe les ponts, Ecole des Mousses à Brest,
fusilier commando parachutiste. Ça dure sept ans. J’accoste deux ans à Tahiti.
J’ai écrit 100 pages sur cette épopée : "Le Bleu"
1972, j’aborde l’école
des beaux-Arts à Epinal.
1979, passerelle du
baccalauréat à 30 ans.
1983, je suis
"capitaine" professeur à l’Ecole des Beaux-arts de Marseille Luminy.
1985, je hisse le
pavillon, agrégation d’arts plastiques*.
1990, je me fais virer
par dessus bord des Beaux-arts…
…Et refais surface au
collège à Remiremont pour cinq ans.
De 1995 à 2013,
j’enseigne auprès des professeurs des écoles à Epinal et aussi à la prison
d’Epinal…
En
2013, je suis en cale sèche à 64 ans.
* Comment j’ai
décroché le pompon d’agrégé ?
Succinctement : En
juin 1983, j’obtiens le Capes, je suis major de ma promotion, s’il n’en fallait
qu’un je serai celui là ! Incroyable. Quinze jours plus tôt j’avais été
recruté professeur de graphisme à l’école des Beaux-Arts de Marseille. Donc,
presque simultanément !
Quelle place
choisir ?
Gamins, gamines
braillards, morveux, énergiques, rétifs, surprenants ou bien, étudiants et
étudiantes motivés, égarés, fainéants, arrogants, créatifs, brillants, errants…
Tout l’été le choix
fut oscillant : je démissionne de l’Education Nationale avant d’y être. Je
me range à l’avis d’un ami, Jean-Yves qui me garantit qu’un major de promotion
a toutes les chances de réussir l’agrégation d’arts plastiques. Je lui fais
confiance et l’année suivante, alors que j’enseigne à l’école d’art de Marseille,
ce qui me laisse du temps pour préparer le fameux concours, j’échoue.
Je tente à nouveau l’année
suivante en 1985 et là, je passe bien au-dessus de la barre. Dans le bio-livre
précédent, "Le Baba"(1971 à 1985) je développe minutieusement la
façon dont se sont déroulées les épreuves.
C’est la grande
euphorie post résultats, agrégé, je saute en l’air de joie, mon père qui êtes
au mieux depuis quinze ans. Vivant, il n’y croirait pas.
- Pfouff !- Il me
faut encore une fois choisir, le collège, le lycée ou rester dans l’école
d’art, j’y suis depuis deux ans. Jean-Yves me sermonne :
- On ne démissionne pas de l’agrégation !
Le bras de fer avec
l’administration est embrouillé, je finis par être détaché par l’Education
Nationale auprès de la Ville de Marseille. Un contrat de cinq ans renouvelable…
Contrat qui ne fut pas
renouvelé par mon directeur et ses artistes qui me reprochent de venir d’un
autre horizon et d’être l’amuseur des étudiants, ce qui me sera encore reproché
par ma collègue de musique quinze plus tard...
Le premier divertimento : Photomaton à la gare de Marseille
Merise est une étudiante
phare de ma deuxième année à l’école beaux-arts de Marseille. Merise
surenchérit le travail que je donne. Elle me rappelle avec complaisance mon
attitude à moi, lorsque j’étais comme elle, au même âge étudiant aux Beaux-Arts
à Epinal. Je repère qu’elle se pourfend pour répondre à mes demandes de prof.
Ce que font également d’autres étudiants toutefois, avec moins de rentre dedans
qu’elle, voilà.
Je ne me doute pas
encore qu’elle veut gagner à "un, deux, trois, soleil".
Le mur c’est moi, elle
est seule à jouer.
Je ne me retourne pas
régulièrement comme cela doit se faire puisque je ne compte pas …
Le durée de son jeu
est dilatée, échelonnée. Ça dure quelques mois. Elle finit par se fondre dans
mes pas, sur mon ombre. Elle s’infiltre en moi, pas seulement par la plante des
pieds mais par les mains, le dos, elle se faufile dans mon corps de professeur,
elle m’oblige à la ressentir autrement.
Cerise elle ne se
cache pas du tout. Pour m’épier de ses yeux lumineux et malicieux, elle ne
revêt pas le stakhanovisme de Merise. Elle est constamment avenante et affectueuse
mais, elle ne fiche pas grand chose. Elle fait le minimum artistique. Et régulièrement,
elle balance ses remarques déplacées pendant les cours ; elle les assume.
Elle est à l’aise dans cette classe bigarrée ce qui n’est pas le cas de Merise
qui se tapit sous le travail. Personne ne repère la stratégie de Merise, sauf Cerise
qui devient sa meilleure amie.
J’aime les remarques
imprévisibles de Cerise à la cantonade dans la classe. Ces réactions me
permettent de réguler mes consignes et mes relances de travail, elle m’est donc
très utile.
Je ne vois pas Merise
qui en profite pour avancer prudemment vers son but, le mur. Lorsqu’elle
l’atteint, je pressens que cela peut ne pas se terminer en une simple communion
artistique d’élève au maître … Je finis par voir la femme derrière moi. Soleil !
La première fois
qu’elle me surprend c’est avec quatre photomatons.
Pour répondre à l’un
de mes sujets, par dérision, Merise réalise un court roman-photo en quatre
bustes dans un photomaton. Elle est facétieuse et créative, ça s’est confirmé,
elle est aujourd’hui cinéaste.
Elle est magnifique
dans sa robe longue de mariée en papier alu, elle chauffe à l’intérieur, elle y
transpire, malheureusement les photos ne montrent que le décolleté en alu
scintillant. Depuis son adolescence elle entraîne ses amies devant le rideau
plissé et le siège couinant de la cabine. Et ça bien avant Amélie Poulain[6]…
A la rentrée suivante,
je lui chipe sa belle idée de présentation et j’en fais une institution d’année
en année…
La liberté c’est se
donner rendez-vous à la gare Saint Charles à Marseille aux pieds des quatre
cabines photomaton avec chacun une pièce de dix francs en poche :
"Faites quatre photos, quatre flashs, et donnez-les moi
quand la machine vous les dégorge, sans découpe, sans retouche, sans ajout.
Débrouillez-vous pour que j’en sache beaucoup plus sur vous lorsque j’aurai
cette image quadripartite sous les yeux."
Je n’ai mis au point
cette première rencontre à la gare qu’à ma troisième rentrée en 1985, je m’y
suis tenu quatre ans. J’ai une collection de belles gueules !
Les étudiants, le look
apprêté, se relaient avec leurs décorums et artifices sous le bras, ils ont
quatre flashs et une quinzaine de secondes pour se faire valoir. Quatre voiles
de Véronique qui vont révéler leur peur, leur farce, leur audace, leur humour…
Pas facile de vouloir tout dire. Le résultat est très technique pour certains,
poétique, pour d’autres, graphique, voire expérimental, piteux pour quelques-uns.
Tous me laissent leur flash.
Nous sommes une
soixantaine pour quatre cabines. Notre foire aux trombines va durer quelques
heures puisqu’il faut donner la priorité aux usagers de la gare déroutés en
quête de leur tête d’identité. Le lieu est très fréquenté, nous sommes sur la
scène de théâtre du hall de la gare usagée par les voyageurs, ça fait partie du
baptême ; c’est la première fois que nous sommes ensemble et ce n’est pas
dans une banale salle de cours…
Si la folie créative
tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, Franck a deux tours d’avance
sur Merise. Aujourd’hui il est décorateur créateur baroque et foutraque de
plateaux télé. Il habite la maison de Jacques Tati. Sa femme est son associée
ou l’inverse ; un duo de collectionneurs créatifs. Ils ont fait de leur
maison un royaume de bouffonnerie.
Mon premier regard sur
Franck est en quatre photographies où abondent fioritures et
calligraphies ; il réussit à placer autour de lui dans la cabine une
kyrielle de signes cabalistiques plus ou moins amputés… Amputés parce que
l’absidiole photographique du maton est riquiqui ! Franck, avec l’air
ahuri du loup de Tex Avery, tend le cou vers l’objectif. Il a déjà ses cheveux
de hérisson ripolinés et ses yeux de merlan rieur. Il se marre bien, ça se
voit, tous les détails concourent au rococo. Ça n’a fait que se confirmer. Nous
venons dernièrement de manger ensemble dans un de ses restaus parisiens décorés
surchargés.
Dans sa cabine
Photomaton, Terrot, mon premier punk, est trash. A mon hébétude injustifiée ce
garçon s’enguirlande le cou, la tête et les oreilles de chaînes et de vieilles
ferrailles. Il a inscrit son prénom en lettres homologuées sur une plaque
minéralogique. Le prénom est obligatoire et je dois pouvoir le lire sur le
carton photographique.
Tous ces quadriptiques
constitueront mon trombinoscope.
Plus ragouniasse, un
étudiant mange un foie de porc sanguinolent sous les flashs. Son penchant
zombie se vérifiera.
En contre point, il y
a l’élégance colorée d’un garçon des îles, les yeux au ciel. Comme une madone
en extase, il hume un hibiscus qu’il a chapardé dans une jardinière SNCF… Une
improvisation de la dernière chance d’une grande poésie, à peine réalisable
dans un studio de pro.
Un expérimenteur
réussit à se photographier à l’extérieur en renvoyant son image avec deux
grands miroirs.
Yves-Marie se
photographie le visage en quatre morceaux séparés. Il reconstitue donc en gros
plan son seul visage sur le carton entier. Sa tête est divisée par une croix
blanche, ce sont les marges de séparation des quatre images. Il est toujours
aussi méthodique en ingénieur du son.
Eva une belle blonde
éclatante se rêve Eve. Elle a deux feuilles de vignes en papier sur les seins.
Une amie en Dieu à barbe est placée derrière elle. Dieu extrait la femme et sa
Golden en quatre temps en l’empoignant par les cheveux. Pour plus de
surréalisme, une accessoiriste allume un fumigène dans la cabine. Heureusement,
j’ai entraperçu la scène car toute cette mise en boîte est réduite sur les
quatre images. Les pompiers alarmés par la fumée accourent vérifier que Eva
presque nue ne présente aucun danger.
Voilà, il est midi et
j’ai à présent une vue synoptique de la teneur poétique des nouveaux élèves et
sur leur potentiel d’investissement.
Ma collection de bouts
de carton est aujourd’hui en galette dans un carton à dessin de mon grenier…
Elle mérite bien mieux.
Elle sentait si bon
Ça semble être un
grand éblouissement de ma part de ne pas avoir vu arriver Merise dans mon dos.
Mais, comment faire la différence entre une fille ou un garçon, qui gobe tous
les travaux que je propose et une étudiante séduite par le prof ?
Je suis souvent le
dernier à comprendre ce type de séduction quand je dois enraciner un groupe
dans le travail : au boulot, je confonds tout, l’amitié, l’amour, la
sympathie, l’ardeur, l’assiduité, le fayotage, la motivation.
Lorsque je suis sur la
scène, autrement dit, dans ma galère, je ne détaille pas les rameurs un par un,
je ne vois que l’embarcation qui dérive au large. C’est moi qui impose brutalement
aux rameurs la cadence mais, c’est l’ensemble qui bourlingue. Cerise est en
quelque sorte mon sonar.
Monsieur le procureur,
je n’ai fait que des propositions de travail que j’eusse aimé que l’on me proposât
lors de ma scolarité aux Beaux-Arts… Ce qui n’a pas été souvent le cas, alors
je compense, je charge la mule, comprenez-moi ! De plus, (lire la suite de
cette phrase en marmonnant) je n’ai pas eu beaucoup d’encouragement à mon
époque, (puis lire en s’énervant) alors aujourd’hui, j’en fais. Et je critique
durement aussi, pour progresser par à coups !... (Reprenez la diction si vous
avez raté l’effet.)
(Moderato) On ne m’a
pas fait assez rire avec l’art d’apprendre alors avec moi, (crescendo) en
classe, on rigole si on veut !
En cours, en général, on
ne fait pas assez dans la sensualité et l’affectivité à mon goût, (montez le ton) alors moi, je rentre souvent
de plain-pied dans la vie intime des élèves (descendre) qui se tiennent
rarement sur le pas de leur porte, on y entre ensemble. (Maintenant lire … je
vous fous la paix) Je flirte sans doute avec l’art thérapie me dit-on…
Mouais, je ne
comprends toujours pas cette branche annexe des arts... Pratiquer un art quel
qu’il soit est une forme de catharsis, de libération, de sublimation d’un instant.
Et ça laisse des belles traces dans les humeurs pour les heures, les jours suivants.
Ça fait du bien à la tuyauterie lymphatique.
Bref, Merise atteint
son but : il n’y a plus l’ombre d’un soleil entre nous deux.
Il faut dire que je
n’ai pas souvent refusé de rester en plein cagnard lorsque je me suis senti élu
par une étudiante : élu pour ma voix de prof, pour mes moulinets de
mains ou pour l’entrain que je vaporise généralement sur la plupart de mes
élèves, je ne sais pas, je ne suis pas formel.
Monsieur le procureur,
je suis théâtral (ou camelot ?) par conscience professionnelle… Pour être
entendu et non pour séduire !
Vous aussi dans le
prétoire, n’en soyez pas jaloux, ma situation n’est pas si enviable que vous
vous l’imaginez, je suis une caricature. Des étudiants se moquent de moi, me
rechignent lorsque je n’ai pas les yeux dans le dos, parfois je m’en rends
compte, ça me chiffonne. Les autres colportent que je suis juste bon à regarder
les corsages des minettes. Alors que je n’ai jamais recherché l’étudiante maîtresse
ou alors récemment puisque je suis plus vieux, ou bien j’ai oublié, ou elle sentait
si bon[7]…
Un témoin : - Il se fait tutoyer, il se fait appeler
par son prénom… Il abuse de sa fonction, il sort de sa fonction, il profite des
faiblesses psychologiques de jeunes étudiantes en errance.
Mon avocat : Si
mon client devient très amical avec les étudiants qu’ils soient filles ou
garçons c’est parce qu’il les surestime… Pas tous et ce n’est pas forcément
réciproque. Si mon client demande à être tutoyé, c’est pour mieux pouvoir
ferrailler avec les étudiants, à armes égales. S’il demande à être appelé par
son prénom, Gilbert c’est parce qu’il a été traumatisé par ses années
d’armée : Villemin ! Venez ici !
La minute de flamenco
Le premier jour où ils
sont à moi, je douche les étudiants trois fois dans la journée ; de l’oral
qui déshabille, du dessin qui tétanise, une idée originale à trouver sous le
sabot d’une cabine Photomaton. Rater une des trois épreuves pointe l’étudiant
qui débarque dans cette école et cela en présence des autres.
Hé, ho… Trois douches
revigorantes !
Pour certains, elles
sont tétanisantes… Je ne concevais pourtant pas mes douches comme étant glacées.
Tièdes, oui ! Je veux seulement leur proposer une appétissante carte de
bienvenue.
Malgré moi, je mets
certains étudiants en difficulté, je souhaite sincèrement l’inverse, leur
mettre les pieds à l’étrier.
Je veux entendre le
son de la voix de chacun d’eux pendant une minute. J’estime que je leur dois
cela, nous devons faire connaissance. Les bavards ont la parole bridée et les
plus timides ont impérativement leur minute banalisée.
Le matin à la gare,
les trois classes étaient présentes, l’après midi je n’ai plus qu’une classe
dans cet immense atelier mal insonorisé qui va devenir leur lieu de travail
pour toute l’année. Les étudiants se rassemblent autour d’une massive table en
bois. La résonance est désagréable, les élèves vont prendre la parole à tour de
rôle une minute, ric rac. Le chronomètre est sévère, il égrène le silence même si la parole coupe court. La parole tourne dans le
sens des aiguilles d’une montre, on ploufe pour désigner celui qui commence.
Chacun parle de ce
qu’il veut, en rapport ou non avec les arts, le choix est déboussolant. Il est
possible de parler de soi, de noix, de toits, tout est possible.
Il y a en a toujours un
par groupe qui compte les secondes, une idée plutôt banale que j’interdis de reprendre
deux fois.
Les minutes défilent
comme coqs et ânes. Il y a aussi des balbutiements. Entendre la voix de chacun,
une aubaine pour tous, le même temps de parole, c’est mon souhait.
Hélène cite les noms
de nos fromages, les premiers calemdosses sont envoyés comme des tartes à la
crème. Puis, elle se tétanise, elle a un trou de gruyère. Tous les yeux sont rivés
sur elle, elle a un look années quarante, on dirait ma Maman en couleur, elle
est belle. Personne ne moufte, il y a de la considération. Le munster coule, le
roquefort verdit et puis plus rien sur le plateau… Tic, tac, vingt secondes de
silence.
Elle m’a rapporté ses
sensations, elle connaissait bien mieux les fromages. C’est par elle, après
coup, que j’ai mesuré la difficulté de ce temps de parole.
Merise s’en tire bien,
elle fredonne et danse un flamenco avec facilité. Je remarque ses mains trembler
lorsque c’est son tour. Elle ose se lever, beaucoup se tiennent tassés sur la
table, coudes stabilisateurs. Merise, à la seconde près, reprend sa place sans
regarder qui que ce soit, automatisée pile à plat.
Cerise, badine d’un
bout à l’autre de sa minute en tenant des propos sur tout et rien. Elle aurait
pu papoter bien plus longtemps, une minute ne fait que soixante secondes, stop !
C’est fini !
Les cumulo-volubilis
alternent avec les timido-nimbus. Aucun ne m’envoie sur les roses. Ce n’est pas
moi qui tiens le chrono, j’écoute, j’ai entièrement confiance en eux. J’ai les
photos matons sous les yeux.
Ça aurait été très con
de se présenter en donnant son nom, prénom et autres infos évasives. Non ?
Je dis à mes
élèves ; "Si vous n’avez pas pu ouvrir la bouche lors d’un cours, c’est un
cours loupé."
Une intrépide rétorque
du tac au tac: "Eh bien, j’en rate
beaucoup !"
La boule de billard
Ce contour de table
troublé ne dure pas une heure. Il s’en suit un travail de dessin de précision,
ma spécialité : redoutable pour beaucoup et très jouissif pour quelques forcenés dont Bernard...
"Sur un format carré 15x15, tracez un grand cercle et
débrouillez-vous pour que ce disque devienne une sphère, une boule de billard !"
Je précise qu’il est
judicieux d’éclairer la future sphère par la gauche supérieure. Je fais
facilement la démonstration sur un grand format. Je donne l’impression
d’improviser à voir les têtes de certains. Je trace les cercles concentriques
de la lumière sur les parallèles et sur les méridiens de ce futur volume qui a
la structure fil de fer du globe terrestre.
- "Toutes ces lignes de construction doivent être à
l’esprit mais, pas sur le papier. Il faut seulement moutonner au crayon." Moutonner,
c’est tourner presque sur place, plus ou moins fort, en intervertissant le HB,
2B, 6B graphite sans que cela se voit.
- "Appuyez plus ou moins, passez de un gramme à un kilo pour les
zones les plus sombres. Pas de hachures croisées comme chez Dürer."
Quelques-uns
réussissent à écrire un chiffre courbé sur leur boule de billard satinée. Les
plus nombreux n’ont qu’un infâme tunnel de cercles maladroitement
concentriques. Ça les rend mal à l’aise avec cette forme de réalisme mais, ce
n’est pas rédhibitoire, ça dépendra de l’option que choisira l’étudiant par la
suite : peu ont une idée sur la fin de leurs études, cet exercice idiot
d’une précision extrême peut les aider à être lucide… à ne pas choisir une
spécialité en graphisme ou en design, à privilégier la photo, le cinéma ou la
peinture conceptuelle.
- "Au revoir[8].
Notre première journée est terminée, je vous connais un peu mieux, nous allons
travailler ensemble un jour par semaine."
Il arrive que des
élèves grognent, alors je mords :
- "Une journée de cours qui ne vous dérange pas, n’en vaut pas la
peine."
J’entends par
"déranger" que les étudiants se disent :
- "Ce cours m’a mis un tréma sur le "i".
- Je ne savais pas que je pouvais faire cela, je croyais que
je n’en étais pas capable.
- Cette journée m’a mis les idées en charpie…
- C’était acquis, ça l’est moins à cette heure…
- Je dois reconsidérer un pixel de ma pensée ou de ma
personnalité."
"Nous
étions, nous élèves, fascinés par ce prof "fou" à la barbichette
"satanique" débordant d'énergie, toujours positif et plein d'idées et
qui nous reboostait quand l'envie n'était pas là. Les batteries se rechargeaient
d'un seul coup et l'ambiance était au boulot dans la joie et la bonne humeur!
C'était en 1987 !"
Silvie, en 2012 par imèle.
Les trente six heures en noir
Dès fin septembre, les
étudiants perdent graduellement la justification de leur déplacement jusqu’à
l’école d’art. Depuis Marseille, ils prennent leur bus n°21 de plus en plus
tard ; les retards, les absences n’ont pas d’incidence pour l’administration,
c’est la liberté après les années de lycée. Les 21 échelonnés déversent les
étudiants au compte goutte dans les ateliers et ils en repartent selon leur humeur…
- "Alors, à quelle heure je propose le travail
que j’ai prévu pour tout le monde ?"
Je subis leurs
présences d’accordéonistes, très agacé par leur temps de travail en yoyo.
Je veux détraquer ce
traintrain : j’agis en médecin du travail en leur imposant un week-end de
travail, ce que l’on appelle aujourd’hui un workshop. Moi, j’appelle cela
"une loge[9]",
un travail "charrette".
Le samedi 22 et le
dimanche 23 octobre 1987, nous décidons de rester enfermés dans l’école 36
heures pour échanger, créer. J’impose le tempo : nous allons travailler en
aveugle le jour et vivre dans le noir toute une nuit. C’est une petite bande
d’étudiants groupies qui m’encourage à réagir ainsi à la routine hebdomadaire.
Une peinture de
Breughel est notre point d’ancrage : cinq ou six aveugles se tiennent par
l’épaule, ils sont à la file indienne, le premier a un bâton pointé vers le
sol, il va tomber dans une mare, il est très déséquilibré sur l’avant. Le
suivant l’est aussi mais un peu moins et ainsi de suite… Cette peinture est une
sorte d’image stroboscopique assez proche de ce que fera Marey et Muybridge en
photographie quelques siècles plus tard.
Le poème ravageur de
Baudelaire "Les aveugles" est notre main-courante.
L’après-midi débute
tranquillement, lorsque la nuit arrive l’atmosphère de travail change, on
n’éclaire pas. Ils travaillent par trio ou binôme toute la nuit. Chaque groupe
réalise un projet préparé en rapport avec l’obscurité, la non-voyance,
l’artistique du toucher. Au milieu de la nuit, présentation de sa performance
aux autres.
François, un étudiant
installé dans sa grande carcasse de bateleur nous fait à tous une démo de
cracheur de feu autour d’un grand bassin d’eau. Entre deux lampées il nous
donne scrupuleusement les bons conseils. Il mesure les risques. Il va falloir
le suivre. Le produit "gras" est du pétrole désaromatisé, il doit
être pulvérisé par petits coups, par saccades. Nous nous entraînons pour
arriver à une chorégraphie de cracheurs de feu. Les progrès sont rapides,
finalement, c’est assez facile de cracher le feu… Si, si.
Nous sommes bientôt
une vingtaine de pasticheurs émoustillés prêts à dégorger nous aussi du pétrole[10]
comme notre maître.
Dans le noir, une
douzaine de flammes agiles, crapoteuses ou spasmodiques se relaient mais, nous
ne réussissons pas à nous coordonner. Des jets intermittents de lumière
éclairent nos têtes de dragonneaux qui se reflètent en zig zag dans le grand
bassin du patio de l’atelier.
Du gras de pétrole
dégouline autour de la bouche, on finit par en avaler quelques glissades, ça
écœure, ça coupe l’appétit un bon moment. Nous sommes tout électrisés par le
succès de notre bouche flambeau. Et finalement, on ne se débrouille pas si mal,
nous réussissons à nous répondre. Nous sommes de fiers saltimbanques.
Par la suite, je vais
aimer fanfaronner le soir avec les amis, je les fais sortir avec ou sans la
lune pour leur déclarer mes flammes.
Cinq ans plus tard,
lors d’une soirée collégiale j’apprends à cracher le feu à ma classe préférée
de quatrième. Ils sont bien jeunes ! (Nous allons le lendemain nous
ébaubir devant "La Tentation de Saint Antoine" de Grünewald…)
Nous faisons une halte
pour la nuit dans un ancien séminaire sur les hauts de Colmar, je fais une
démonstration de langues de feu. Peu d’élèves osent m’imiter à pulvériser le
pétrole, il y en a tout de même un qui se pique vraiment au jeu. Je ne force
personne. Le noir d’encre de la nuit propage quelques ondulations rouges
orangés…
Je pense au Principal
du collège, celui à la barbichette, il l’a sans doute su. Il ne m’en a pas
parlé. Qu’en a-t-il pensé ? Ça me semble impossible aujourd’hui de
proposer cela à des collégiens, trop dangereux, trop fou.
Plus encore que le
principal, ce sont certains parents d’élèves qu’il faut craindre ; la mère
de Pierre-Charles supervise les faits et gestes des professeurs mais bon....
Notre escouade de collégiens dont Pierre-Charles a déjà bien arpenté les rues
de la capitale jusqu’à ce qu’une élève ait trop d’ampoules pour marcher jusqu’à
l’hôtel. Elle décide d’enlever ses chaussures ne pouvant plus les supporter. Je
suis face à cet état de fait ; traverser Paris depuis le quai de Javel,
Canal + Nulle part ailleurs, jusqu’au Marais auberge de jeunesse.
Ma réaction est de
faire déchausser tout le monde, il n’y a pas beaucoup d’hésitations. Les rues
sont mouillées, il a plu. Les chaussures à la main nous marchons en goguette,
je suis en tête pour repérer le verre cassé sur la chaussée et les trottoirs,
il n’y en pas. Dans leur ivresse les collégiens invitent les passants à nous
imiter, ils y arrivent parfois. Quelques personnes font des centaines de mètres
avec nous.
Je rapporte cette
anecdote pour le plaisir que nous avons eu à faire ce parcours mais aussi pour
pouffer de la réaction imprévisible de la mère de Pierre-Charles. Son fils
marche à mes côtés pieds nus sur les Champs Elysées. Soit dit en marchant, le
fils méprise sa Maman top-chaperon autant que son prénom à tiret. Au retour et
à sa demande, il lui fait le compte rendu complet de notre escapade champsélyséenne.
- Aïe, aïe, aïe, je crains le pire…
Ce garçon m’aime
beaucoup et par voie de conséquence l’envahissante mère aussi, ça je le sais,
ça peut aider : il est le seul à avoir les clés de notre génial atelier
d’infographie balbutiant, il y passe ses récrés de midi. Il attend ce moment là
avec quelques camarades. Il adore explorer le logiciel, il est créatif.
Je ne sais pas comment
il a fait pour faire avaler à sa mère l’incongrue pilule de notre marche "indigène"
car c’est tout à fait à l’encontre de ses principes éducatifs traditionnels.
Donc, pas si "verrouillés" ses principes... Je pense qu’elle était
prête à faire sauter bien d’autres verrous avec moi pour son fils.
Vingt ans après
derrière mon caddie, je vois régulièrement cette belle bourgeoise obséquieuse
et "au demeurant"[11]
charmante.
Elle revit instantanément les années de son fils
collégien lorsqu’elle me croise dans une allée. Son phrasé emphasé est
intimidant, je m’adapte assez vite au jeu de l’ex-fonction. Elle m’admire toujours
trop sans que je sache où est l’authenticité, sa barre est placée hors de ma portée.
J’ai eu et vu beaucoup
de parents de collégiens dans ma salle.
En revanche, je n’ai
jamais vu un parent d’étudiants à l’école d’art : à 18, 20 ans, ils n’étaient
plus tenus en laisse.
François, notre
initiateur du feu de bouche à Marseille, a pris toutes les précautions. Il
s’est déjà brûlé les moustaches, il en a tiré les enseignements, avec nous il
est très prudent.
Moi, je n’ai pas dû
toujours être un bon initiateur puisque, quelques années après ce soir
mémorable dans le patio, Renaud (ancien élève de collège) et Gilémon (mon
premier fils) ont eu des ennuis avec le feu.
Ils sont devenus
cracheurs de flammes à leur tour. J’en ai formé une ribambelle en perpétrant la
formule au mieux.
Renaud metteur en
scène et acteur est recroquevillé dans son
beau grand gras dragon drogué. Il lampe le pétrole, allume et souffle
des flammes par la gueule de la bestiole. Lors d’une des représentations, ça se
passe mal. Il est tapi dans le ventre noir de sa bête en carton, le pétrole
dégouline : il se brûle la main, et l’avant-bras pas très profond mais,
tout de même.
A Hong-Kong lors d’une
fête de la lune, Gilémon souhaite illuminer un bout de ciel. Il se procure un
carburant presque en aveugle…
- Eh oui, il ne peut pas lire l’étiquette en chinois !
Unfortunaly, il jette
son dévolu sur un produit plus proche de
l’essence que du fioule. A la première pulvérisation il se brûle le visage. Il
est transporté aux urgences. Fortunaly, c’est une brûlure de surface, donc plus
de trace quinze jours plus tard, ouf !
Que personne n’essaye
sans les conseils de Philippe de Marseille ! Le produit doit être gras et
non volatile.
Progressivement, de formation
en formation, il y a eu dilution, la perte des précieux conseils, des négligences
progressives… Ne plus initier, je m’y tiens.
L’ange noir
Flash-back, ce soir là
à Marseille sur la surface du bassin, vingt flammes de bouche se chorégraphient
bon an mal an. C’est excitant pour tout le monde d’expectorer deux mètres de
feu dans la nuit.
Puis, nous nous hissons
sur les hautes plates-formes des patios. L’endroit est dangereux car les
langues de béton grises ne communiquent pas toutes entre elles, il faut
apprendre à distinguer les noirs sur lesquels il ne faut pas avancer, c’est le
vide.
Deux groupes menaçants
hauts perchés s’organisent, pour un duel, je suis dans un des deux. Les groupes
se toisent en silence, face à face. Entre les deux le vide. Nous devenons deux
chorales compétitrices improvisées et nous nous haranguons en un combat de
chants cacophoniques dont j’ai, je pense, le souvenir musical sublimé… Ces
chants ne méritent sans doute pas que l’on en garde une mémoire magnétique.
Toutefois, si cette bande existait, je la réécouterais pour en avoir le chœur
net. J’ai surtout aujourd’hui une perception ahurissante de notre performance
d’escalade. C’était de l’ivresse créative débilitante !
Je déconne à haut
régime, je suis amens[12],
je ne suis pas à ce moment un prof responsable et conscient du dérapage possible
d’un tel périple de nuit.
Nous sommes au bord,
la tête, la bouche en avant, les bras en moulinets pour pourfendre les cœurs
rivaux : des gestes outrés pour compenser ce que nous ne réussissons pas à
obtenir par nos chants polyphoniques improvisés… C’est un bras de fer de mélopées
sur pilotis et dans la nuit. Nous sommes meilleurs en arts avec la matière au
bout des doigts.
Un ange noir veille,
personne ne bascule…
Lorsque, comme cette
nuit-là, je ne retiens pas les étudiants, c’est que je reçois encore les
contrecoups de mon enfance, des réminiscences qui redemandent régulièrement une
imbécillité de ma part.
Adolescent j’étais un
Bob Morane abonné aux défis idiots et dangereux : la descente dans un
puits avec une pauvre corde que Félix devait maintenir de ses bras musclés sans
que je sache quel était le niveau d’eau du fond. La cavalcade dans une carrière
de sable, par grandes enjambées, les talons attaquent la falaise friable qui
s’écroule au fur et à mesure. Un vol plané depuis un échafaudage dans un tas de
gravier, 6 mètres, pour épater la galerie des amis.
Peut-être est-ce naturel
de tout braver à cet âge-là, ce qui ne l’est pas c’est de rechuter lorsque l’on
devient responsable d’une cinquantaine d’étudiants à Marseille, ce soir-là dans
le noir.
Je suis souvent bien
plus dingue qu’eux, sans joint… Certains en fument, je ne m’en rends pas
compte, moi, je ne suis pas né avec la fumette. De plus, la plupart du temps en
soirée, je ne bois pas afin de garantir
ma parfaite clarté et ma liberté d’action sans assistanat. C’est parce que
certains étudiants me croient allumé que j’adopte cette attitude. Je n’ai
jamais tiré sur un joint. Et je le regrette presque, la faute à mon catéchisme,
plus qu’à celle de mes parents. On ne se dépèce pas de sa couenne catho tannée
à même le dos.
Bien des étudiants
sont aussi frappés que moi. Franck est le vainqueur. Avant de débuter notre
week-end à broyer du noir artistique, il se propose d’être mon chien d’aveugle.
Il me demande d’être le plus aveugle de la nuit. Il serait le chien maître de
la soirée et moi le prof qui tire les ficelles dans le noir, un truc dans ce
genre.
- Moi qui organise et supervise l’ensemble, j’aurai les yeux
bandés et Franck serait constamment à mes côtés à faire exécuter et à vérifier
mes consignes!
J’ai failli accepter… Il est persuasif, j’aime
ses idées… N’importe quoi ! Peu auraient admis cette situation. La plupart
des étudiants volaient bien plus bas que nous... Oreste nous a filmé cette
nuit-là en se prenant pour Godard. Il est aujourd’hui un grand cinéaste
frenchie.
Lors de fiesta
d’étudiants, je brandis mon carnet sur lequel j’inscris mes aphorismes. Je cite
Rimbaud ; "… Arriver à la
voyance par le dérèglement des sens."
Puis, je rectifie en
vociférant et ma phrase devient ;
- … Très peu pour moi ! Moi, je veux arriver à la voyance par le
règlement des sens.
Je déborde d’idées et
de trouvailles parce que j’impose régulièrement de la gymnastique imaginative à
mes méninges… Parce que je fais de l’activité physique et que j’ai une hygiène
de vie rude, voilà.
Pourtant, piteusement
ce soir là sur les patios, je crois avoir été aussi écervelé que mes deux
quartiers-maîtres chefs de zodiacs[13] qui continuèrent à faire descendre le Verdon à
notre escouade voisine alors qu’il était en crue suite à un délestage imprévu… Ça
devient critique et ils s’entêtent ; un commando-marine ne recule ni se
s’arrête. Bilan : deux noyés. Ces petits chefs se sont entêtés sans
étincelles par peur de passer pour deux paires de couilles molles.
Outrepassements
proches de ceux de certaines coutumes ethniques qui exigent de leurs
adolescents qu’ils réussissent les épreuves pour passer du côté de l’adulte
cake, kakou, kador, champion de ces pairs.
J’en étais quelquefois
là sans qu’on me l’impose.
Sans doute suis-je
assez loin des rituels d’amitié à degrés des tribus belliqueuses en
question ? Possible, il doit me rester quelques archétypes de ces passages
initiatiques.
La fracture
Plus tard au collège
Charlet, quelques collégiens passionnés sont avec moi sur mon échafaudage à six
mètres de haut sans parapet… (C’est impossible d’en installer un puisqu’il faut
enjamber plusieurs fois la sculpture en béton tordu qui monte comme un
chewing-gum étiré.)
Une haute sculpture
serpentine qui plairait à Gaudi, à Niki
de Saint Phalle et aux frères Di Rosa, une folie artistique.
Nous maçonnons et
modelons du béton sur des treillis de grillage ferraillés qui deviennent des
bestioles sympathiques, têtes et corps entremêlés. Cette utopie est une
structure qui doit être escaladée par les collégiens.
Une commande du prof d’EPS exalté par son mur.
Et moi comme un con soumis,
je dis oui bien trop vite. Un truc impossible à réaliser avec des élèves. Un
chantier qui me fiche la trouille régulièrement, je n’avance pas. Des
échafaudages sans garde fou, rien de bien dangereux mais…
Mon père est tombé, un
jour de travail ; maçon, il s’est brisé l’os du rocher. Tous les maçons
buvaient. Il est mort plusieurs années après, conséquemment à la chute. Boire
pour affronter le froid et se donner de la force, les ouvriers le pensaient à
cette époque. Il n’y a pas besoin d’alcool pour tomber. Un élève concentré en
hauteur au nez et à la barbe d’une gargouille de béton gris peut en oublier ses
propres pieds.
Les êtres de béton
s’étirent de trimestre en trimestre le long du mur extérieur de notre haut
gymnase. Par la suite, ils se feront peindre en quelques jours : un
chef-d’œuvre sans bobo !
Nietzsche
Certains élèves sont
mes rayons de soleil, qu’ils soient filles ou garçons, qu’ils soient
collégiens, stagiaires professeur des écoles ou étudiants d’école d’art. Ils
sont mon "Impression soleil levant…"
Quand Sandra marque un temps d’arrêt devant ma porte ouverte, (toujours ouverte
ma porte) et qu’elle pointe son visage réjouissant avant de disparaître et de
continuer à arpenter le couloir, elle est mon Monet.
Il y a de la
surenchère affective que l’on ne maîtrise pas lorsque l’on est en cours.
Le soleil de Monet
n’est pas puissant. Celui de Merise est comme un tournesol, j’y vois une femme
derrière.
Un deux, trois, soleil !
Elle a atteint son
but, elle est très appliquée au travail.
Elle aime travailler à
sa table sur mes propositions de travail, ce qui me flatte aveuglément ;
elle rend son enthousiasme ostentatoire pour m’atteindre, je m’en rends compte
mais, je n’en imagine pas le moteur.
Franchement, si vous
êtes profs, vous êtes contents que votre
exercice plaise et donne de bons résultats. Dites le contraire !
Il y a de la surenchère
affective. Je pense que Merise mise trop sur le surhomme (au sens nietzschéen)
qu’elle croit que je suis. Ce ne sont ni mes cheveux dégarnis qui gâchent mes
yeux bleus, ni mon corps de roseau qui ne va pas en s’évasant vers le haut qui
l'y invite. C’est seulement mon boniment qu’elle admire… Tout de même mes yeux
bleus ? Plutôt mon regard, donc l’ensemble de cette zone érogène et… Ma
passion pour les arts. Je l’espère ?
Je m’approche d’elle
et je l’aide.
Les étudiant(e)s en
errance ont aussi besoin de mon aide quelle qu’en soit la raison ; je dois
calibrer mes exercices pour eux, mea culpa, c’est le b a ba de la
didactique ; La qualité d’un prof est de rendre assimilables les
apprentissages complexes en préparant des séances prédécoupées, qui proposent
des paliers de difficultés enchaînées assimilables par tous les débutants.
J’ai compris cela par
la suite, dix ans plus tard à l’Iufm avec Sophie et Régis deux spécialistes… Il
m’en a fallu du temps pour assimiler cela.
L’agrégation d’arts
plastiques ne prépare absolument pas à cette science du saucissonnage.
Dit autrement ;
comment faire passer une connaissance que l’on maîtrise bien (puisque l’on est agrégé
de connaissances !) Comment en faire des tranches digestes pour tous les
élèves d’une classe ?
Aujourd’hui, à la
retraite je sais le faire, je l’ai su dix ans avant de quitter l’Education
Nationale. Ça a duré une décennie, jusqu’à limite d’âge à 65 ans. S’arrêter là,
c’est un peu du gâchis, non ?
Bon, je ne me lève
plus aux aurores, je suis moins fatigué, je dors mieux, j’attrape moins de
rhinos, moins d’éruptions cutanées. Je devrais vivre très vieux puisque je ne
fais plus rien de très speed comme lorsque j’étais sur scène.
Être avec une classe,
c’est être quotidiennement devant le rideau d’un théâtre. Le camelot a-t-il la
même vie que le comédien ? Ils mouillent tous les deux leur chemise
non ?
Coller ici un extrait de la lettre du garçon de
Marseille (prénom ?) qui me reproche de l’humilier en le faisant
parler devant toute la classe… Ça fera un bon contrepoint à l’assurance
de la page que je viens d’écrire et qui aurait du être située ailleurs puisque
j’anticipe sur la grande partie suivante, celle de mon métier de formateur des
professeurs des écoles à Epinal ; une période de dix sept ans durant
laquelle je suis très lucide sur mes progressives compétences d’enseignant.
Et puis, non … Placer ce témoignage d’étudiant
ailleurs, ça va encore enfler ce paragraphe créneau.
Et je
n’avance pas beaucoup mon rapport sur
Merise.
… Insidieusement Merise
m’entraîne vers sa sensibilité artistique et c’est pour moi un tapis roulant
grande vitesse. Bien sûr, c’est la vibration poétique que je préfère chez les
élèves, filles ou garçons. Ces qualités sont mes Champs Elysées. Alors Merise
va m'emmailloter de son affectivité et de sa sensualité féminine. Je suis
incapable d’aller contre. Je n’en ai pas envie non plus, ça me va, je suis heureux
d’être pris dans le lacs[14].
Cerise l’ange
bienfaisant de Merise est une routière des confidences. Elle obtient celles des
étudiants, celles des profs dépressifs et délaissés et les miennes. Les élèves
choisissent plus ou moins leurs cours, par conséquent certains profs n’ont plus
d’étudiants devant eux. Cerise aime faire partie du dernier carré de fidèles
étudiants. Elle aime être la dernière et ainsi recueillir pour elle seule toute
la rancœur du prof out. Elle n’a pas vingt ans, ils en ont trente de plus
qu’elle. Ils lui déballent tous leur vie, elle sait déceler leur amertume. Elle
est pétillante de malice, elle obtient des petites choses blotties du tréfonds
de celui qui lui fait confiance ; ce n’est ni de l’indiscrétion ni de la
médisance, c’est de l’extraction de petite tumeur. C’est cette belle qualité
que j’aime retrouver régulièrement chez elle, aujourd’hui encore. Elle peut
être incisive aussi.
En contrepoint ;
entendu à la cafétaria.
Cerise: "J’ai envie d’avoir des enfants".
Merise: "Pas moi." Pas sérieusement et
en riant.
Cerise, du tac au
tac : " De toute façon tu n’as
pas les organes pour les faire !"
Et de se marrer toutes
les deux comme deux baleines siamoises. Je n’avais jamais entendu une injure
aussi saugrenue.
(Je me promets de
passer quelques jours avec Cerise cette année 2014, en tête à tête en Ardèche
chez elle…
Face à face improbable
avec Merise à Dublin, c’est aujourd’hui niet pour elle… à cause d’une
ex-relation amoureuse déboutée ? Difficile à admettre pour moi : son
mari, son garçon, son présent, sa mémoire, son passé, l’envie d’oublier ? Elle
écrit qu’elle en a marre de ma "soif
de reconnaissance, de mon égocentrisme". Je la cite, elle vient de
m’écrire cela en 2013 dans un imèle laconique et sarcastique.)
Une fresque de Corrège
L’aventure amicale la
plus surprenante… émoustillante. Celle de la chouchoute de mes chouchoutes, une
collégienne.
L’année précédente,
j’étais encore prof aux beaux-Arts de Marseille, toutes les filles dont Merise
et Cerise étaient des femmes bien trempées de plus de dix-huit ans, ici le
contraste est saisissant et pourtant...
Dans la salle, elle
s’est installée avec ses copines sur la zone de mes passages croisés fréquents.
Elle se marre souvent et parfois aux éclats de verre. Le débordement de sa
bonne humeur en cours d’arts plastiques est mon thermomètre de classe.
Plus radieuse qu’elle,
y’en pas dans le collège. En contre point et par intermittence, elle s’écroule
en vrille dans une sorte de cafard romantique de jeune fille qui n’émeut
qu’elle et ses voisines qui font mines d’être compatissantes. Elle attire une
attention empathique sur elle.
Godard et Gabin auraient
misé sur sa moue.
Lorsque nous nous
installons au Grand Rex, elle se débrouille pour se placer à ma droite…(On
monte à la capitale une fois par an.)
Nous sommes tous
bouche bée une heure et demie devant Madonna l’héroïne d’une Bande dessinée
filmée.
Franchement, j’le dis,
oui, ça me plaît d’être à son côté, ou l’inverse : il y a des élèves qui
n’ont pas d’éclat de proximité dans cette équipe de quatrième de collège en
goguette… ça serait bien moins agréable !
Je suis blagueur avec
tous et toutes les élèves quand le travail se passe bien et lorsque la classe
est embarquée corps et âmes dans le projet en cours.
On a quel âge en
quatrième ? 14 ans ? Peut-être seulement 13. Moi, j’ai quarante cinq
ans.
Florence la facétieuse
est d’origine réunionnaise, …
Elle a les traits
mixés par un infographiste qui a aplati les plus beaux portraits les uns sur
les autres et il a gardé par transparence les plus belles lignes des
différentes ethnies du pourtour de l’Océan Indien.
Lorsque je torture mes
souvenirs comme vingt années serpillières, je me revois faire des efforts pour
ne pas l’admirer trop souvent à la dérobée. J’économisais mes regards furtifs
comme si quelques gardiens de musée, invisibles et pudibonds, m’empêchaient de
m’attarder sur la complexité d’un des visages de la plus belle fresque de
Corrège. Café au lait pour elle, la peau pour Corrège c’est plutôt lait fraise.
Je l’ai revue
quelquefois à la sortie de son lycée, toujours resplendissante avec le charme
grandissant de la femme qui éclate.
Quelques années plus
tard en fac. Un après-midi très ensoleillé à Nancy, c’est sa deuxième licence…
Je ne suis là que pour elle. Un rendez-vous organisé.
Nous nous installons à
l’intérieur de la majestueuse église baroque, deux chaises retournées pour la
circonstance. J’adore bavarder ainsi dans les églises, l’idée lui a plu. C’est
dans cet endroit propice aux confessions qu’elle me confie fièrement sa vie de
jeune femme. Mes souvenirs de cette longue conversation assis sur nos prie dieu
sont un peu flous, je ne me souviens pas exactement du nombre d’amants profs
qu’elle a épuisé depuis le lycée : c’est à dire, juste après la troisième
quand elle n’est plus "ma" collégienne. Je suis surpris et un peu
jaloux (sans sourciller) de son emprise sur les enseignants qu’elle a mis au
pied de leur lit d’hôtel. Elle rit toujours autant et ça me fait briller. Elle
énumère sans se vanter, elle m’explique comment elle les a séduits l’un après
l’autre. Pendant les cours, c’est cela qui est jubilatoire pour elle. Elle
jette son dévolu sur le plus beau, le plus mûr, le plus méritant à être son
amant trimestriel.
Je suis envieux sous
un double charme, le sien et celui d’un dialogue pour deux orgues : une
répétition pour un concert d’anges qui ne nous empêche pas de parler.
Elle me parle aussi de
son père absent qu’elle n’a jamais connu, elle sait qu’il vit sur l’île de la
Réunion. Elle envisage d’aller lui secouer le cocotier, lui dire qu’elle
existe. Elle me demande conseil mais, elle n’attend rien de mon avis, il est
trop tard pour elle. Elle est quasi certaine de devoir regretter une entrevue
avec lui si elle l’organise, etc.
J’ai compris, qu’elle
avait du fil à retordre avec les hommes… Pffu ! Je fais une caricaturale
psychanalytique de confessionnal d’église baroque avec orgues.
Après m’avoir donné
moults détails du dernier prof de fac de la liste qu’elle vient de séduire.
- C’est plus difficile en amphi, on est plus anonyme. Précise-t-elle…
Elle finit par me demander les yeux dans les yeux :
- Pourquoi,
tu n’as pas "profité" de moi au collège ?. Ce sont ses
mots !
Waouh !
Elle vide son sac et
m’avoue avoir souhaité poser sa tête sur mon épaule lorsque nous étions au
Grand Rex, elle n’a pas osé, Madonna était au second plan pour elle.
Elle me fait la liste
exhaustive de tous les autres moments propices au collège et elle me dit cela
ici, comme ça, en se marrant sous la nef avec les deux orgues qui se
grondent.
Sa tête sur mon épaule,
impensable pour moi à cette époque, le film c’est tout.
Florence était
mineure, très mineure, lorsqu’elle me séduisait, jamais il ne m’est venu l’idée
de me faire prendre dans son filet à éléphant…
- J’aurais été
le premier ?
- Oui.
P’tits regrets ?
Six ou sept ans après,
j’ai envie de dire oui.
Mais non !
Quelle honorable
moralité j’ai eue de continuer à cette époque à la considérer constamment comme
une collégienne !
J’étais en équilibre
stable sur le fil de la transgression lorsqu’elle était en troisième.
J’apprends par hasard
que le jour de son anniversaire correspond à notre cours d’arts plastiques.
C’est un samedi matin, le collège est très calme. Je ne me souviens plus si
c’est elle qui me tarabuste ou si c’est sa petite cour d’amies, toujours est-il
que je me sens obligé de lui faire un petit cadeau et cela me plaît bien.
Je ne mets pas bien
longtemps à éliminer toutes les banalités et les petites choses inutiles que
l’on peut offrir à une adolescente pour m’arrêter à l’idée de lui offrir une
paire de collants noirs.
Il y en a qui s’ornent
de très beaux graphismes. J’ai peur de me tromper de taille alors, je demande à
Monique qui a la même taille et les mêmes magnifiques jambes et cuisses qu’elle
de faire l’achat. Je précise à Florence et à toute la classe que c’est ma femme
qui les a choisis… C’est sans doute une petite lâcheté.
Oui, je lui offre en
classe, quelques dizaines de minutes avant la sonnerie de fin du cours. Ses
amies insistent pour qu’elle les essaye. Elle ne se fait pas prier, elle
s’isole dans une absidiole de rangement et elle en ressort toute pimpante sans
pantalon bien sûr : ses lignes de jambes superbes et élégantes sont
complimentées par les belles arabesques des collants noirs. Elle est applaudie
par tous. Un garçon veut les essayer à
son tour, il le fait, c’est très drôle et très apprécié.
Il me semble que les
élèves de la classe ne voient pas le reflet du péché dans cette situation
cocasse ; Happy birthday Florence ! S’il y a eu péché, ils n’en ont
vu que l’ombre...
Sous la nef de
l’église baroque de Nancy un curé patibulaire s’approche de notre duo assis en
vis à vis sur deux prie dieu. De sa voix mal feutrée il nous demande d’écourter
notre conversation qui s’enflamme de l’enfer et nous prie de remettre nos chaises
dans le bon sens.
- Vous n’êtes pas à couéroge[15].
Vous êtes dans la maison de Dieu. Il
nous dit cela calmement sous une colère catalysée surtout envers moi.
Nous ne lui obéissons
pas, notre conversation s’arrêtera naturellement sans l’aide de cet arbitre.
Les prie-Dieu reprennent leurs places pour le recueillement des autres. Les
deux orgues maugréent de plus belle surtout le haut perché celui du balcon aux
fanons de rire de baleines.
La rue.
La lumière.
Cut ! La belle a
rendez-vous avec un de ceux dont elle m’a parlé.
Et moi dans cette
affaire ?
Que les yeux pour
pleurer et un truc déboussolé entre les jambes. Je ne lui tends pas la perche,
comme d’habitude, je m’efface.
De retour,
volontairement sans autoradio, je rumine les rushes de Florence et je mesure le
récurrent désappointement du confesseur derrière son juda/moucharabié/cage.
En lambeaux
J’ai insisté sur
l’approche de Merise et sur mon attitude de bienheureux immolé mais, je n’ai
pas donné de détails sur le passage de l’atelier de graphisme à celui de son
lit de cité universitaire. Plus précisément le matelas de son lit métallique
tiré sur le sol. La surface d’ébats est plus
conviviale.
Je parviens à passer
un week-end à Marseille avec elle… Environ six mois après la rentrée, notre
amitié dure jusque là. Nous sommes devenus méga* complices sans envisager quoique
ce soit de torride. Enfin, c’est mon souvenir, je ne peux pas transcrire le
point de vue de Merise d’aujourd’hui
puisqu’elle ne souhaite plus communiquer avec moi par courrier, par internet.
Bien avant le matelas
tiré au sol, il y a le triangle d’amis : Cerise, Merise et moi.
Nous agissons giga* isocèle,
nous passons de la chambre de l’une à la chambre de l’autre. Elles cuisinent
dinette pour trois. Nous parlons beaucoup, rions beaucoup, le soir après les
journées de cours.
Lors de ces trois
soirées bimensuelles marseillaises à trois, j’oublie temporairement la fatigue
qui s’accumule sur plusieurs jours.
Je suis souvent téra*
fatigué par la nuit précédente passée dans le train couchetteet à ma journée de
travail overbookée, passionnante. C’est à cette époque que j’ai recours à un
demi comprimé pour dormir le soir, du Stilnox, pas bien méchant mais, indispensable.
Sans lui, je n’aurais jamais pu m’endormir quelques heures consécutives. Je
suis bien trop excité par toutes ces nouveautés qui me bombardent : les
loges, quelques étudiants chronophages, les
collègues qui me toisent et moi qui me compare à eux, l’atelier désert
que je veux voir animé, l’appel du soleil des calanques…
A la fin de ces
quelques jours, je suis éjecté en lambeaux sur le quai désert de la gare
d’Aillevillers, aux aurores, à 20 kilomètres d’Hérival, je vais remonter en vélo. Ça n’est que du
faux plat, et trois vraies montées. Un calvaire de décompression, comme un
plongeur qui fait ses paliers.
J’ai la semaine à la
maison pour recouvrer une forme nouvelle.
Je vous (lecteur) sens
impatient…
- "Qu’est-ce que ces apartés
mal insérés ? Ils ne font pas avancer le rapport que je vous dois sur
cette première nuit, sur le matelas après
deux séances de cinéma et à faire les zouaves dans Marseille."
Pas encore le rapport
(sexuel), chaque escale a son paragraphe inséré ou l’inverse, dans le désordre,
tant pis. Moi, j’ai bien attendu six mois… Lec-trice ou -teur attentif, tu peux
encore lire trente pages instructives, je dis ça au pif, je ne sais pas
combien. Je tape le clavier quand j’ai quelque chose à mettre sur les feux. Je
ne sais pas faire un plan d’écriture, je n’y arrive pas, je suis un emporté,
quand ça gratouille, je transcris.
La camera obscura
Tous les ans
j’installe théâtralement ma camera obscura sur le cours Julien à Marseille un
jour de marché. Les étudiants perplexes pénètrent avec moi quatre par quatre
dans un grand appareil photo… Nous investissons un gros œil. En fait ce n’est
qu’une bâche noire de cinq mètres sur cinq en polyuréthane, la même que celle
qu’utilisent les paysans pour recouvrir leur fourrage, Nous nous enfouissons
dessous, elle est parfaitement opaque, seulement un trou de quelques millimètres
de diamètre.
L’image inversée se projette
sur notre main, sur les vêtements, c’est magique…
- Vous n’êtes jamais entré dans une
camera obscura ?
- Alors vous ne pouvez pas croire en la
magie de l’image inversée…
Procurez-vous la bâche
en question. Placez vous dessous, ayez un clou en main, une boîte d’allumette,
chauffez un peu le clou, trouez le plastique de l’intérieur. Ayez le soleil
dans le dos c’est mieux. Ne regardez pas par le trou…
-
Non, ne regardez pas par le
trou ! Ne regardez pas le trou non plus ! C’est dans l’autre
sens qu’il faut regarder !
Mettez votre main
ouverte à quarante centimètres du trou, paume vers le trou et regardez ce qu’il
y a dans votre main ; il y a l’arbre, la maison, la personne que vous ne
voyez pas à l’extérieur, en tout petit ; ils sont situés devant la bâche
en plastique, vous tenez l’image dans
votre main, à l’envers, variez la distance.
Encore mieux, emportez
un grand carton blanc avec vous sous cette tente noire, alors là vous êtes
subjugué, les contrastes sont meilleurs que sur la main.
- Et c’est en
couleur !
S’exclament quelques fois les enfants et les étudiants qui n’imaginent
pas voir cela.
Enfant, en été, dans
le salon obscur aux épais rideaux fermés, j’ai vu des ombres mouvantes bouger sur
le sol. Je voyais uniquement des masses foncées et un peu de bleu ! Je
n’étais pas bien curieux, je suis resté,
sans explications, seul avec cette délicieuse magie qui me suffisait. Ce
n’étaient que des passants sur la route, je ne m’en rendais pas compte. Le trou
du rideau était trop gros pour les rendre nets. Un phénomène physique
incompréhensible !
Je pense que dans
certaines conditions extrêmement rares, nos ancêtres préhistoriques ont pu être
les témoins intrigués de ce phénomène d’image inversée projetée sur de la
calcite blanche ! En face de la fente d’une roche, on peut voir une image
floue, mais on reconnaît les choses !
Gilles de Saint Mitre
près de Marseille se souvient de ma bâche noire.
"Je n’aurai jamais été autant émerveillé qu’en ce jour
charmant où nous allâmes sur le marché de la Plaine à Marseille et où vous nous
fîtes découvrir avec votre grand sac noir les visions hérétiques de la lanterne
magique… Eussé-je été moins cartésien que j’aurais vite fait le rapprochement avec votre curieuse
barbichette de grand bouc.
Hélas, il n’en a pas toujours été ainsi !
[…]J’ai aimé vos travaux de graphisme et surtout de votre
goût prononcé pour l’antimilitarisme, vous un ancien fusilier-marin commando
parachutiste.
J’ai apprécié l’attitude que vous avez apportée à la personnalité
de chacun, c’était d’ailleurs la moindre des choses […]
Néanmoins malgré toutes les qualités que je vous reconnais,
je me rends compte que vous ne m’en avez pas appris plus que les autres profs,
je suis resté sur ma faim. […]
Grâce à vous, j’ai retenu qu’il fallait n’en devoir qu’à
moi-même pour mon évolution graphique : aide-toi, le ciel
t’aidera !."
Gilles ne s’est pas
présenté au jury d’évaluation de fin d’année. Il a fait déposer une lettre sur
le siège de chacun des professeurs. Vous venez de lire des extraits de la
mienne, signé "le renard masqué."
Nous nous sommes revus
cet été 2014. Nous avions rendez-vous devant les arènes d’Arles. Mais, il y a
longtemps que nous nous étions rapprochés par courrier irrégulier. Gilles, le
renard masqué débutait sa carrière d’écrivain rageur, il n’a jamais plus navigué dans les arts plastiques.
Bouh, Gilles n’a aimé que ma camera obscura.
Puisque c’est ainsi je reviendrai dimanche pour la rendre obligatoire ;
dimanche matin[16],
sur les places publiques, dans les cours de récré, au Sénat, dans les cours de
promenade des prisons. Tous en ligne, entrez et versez une larme à gauche
d’émerveillement. Rendre le passage obligatoire à l’intérieur de la camera
obscura lors du le service militaire qui brassait toutes les classes sociales.
-
Sauf les femmes… Monsieur!
Obligatoire comme savoir nager ou connaître le
code de la route, pour ne pas mourir.
Que ceux qui ne peuvent plus s’extasier devant
le phénomène de la lumière canalisée par le petit trou ne lèvent pas le doigt,
je ne veux pas vous connaître… Et pourtant, ouistiti, vous mitraillez à tire larigot vos enfants, vos
grands-mères, votre femme en sous-vêtement, alors extasiez-vous ! La télé,
l’ordi, les repros des magazines, tout est régi par cette loi...
Persona[17]
Nous nous allongeons
ensemble, je crois qu’il y a eu des massages bon enfant, des rires, six mains
qui cherchent les points sensibles des muscles... ça dure des quarts d’heures.
Non, ce n’est pas encore l’étape du matelas. Nous, c’est nous trois : Cerise
n’imagine même pas qu’il puisse y avoir autre chose que des massages, Merise,
je n’en sais rien. Et moi ?… Je n’ose rien proposer dans ces circonstances,
si, si, j’en suis certain. Ça ne veut pas dire que je n’y pense pas.
Pourtant, un soir, Cerise
veut à tout prix voir mon sexe. Elle veut savoir comment est le sexe d’un homme
mûr... Il arrive que l’on ne soit que tous les deux. Merise est chez elle, nous
la rejoindrons plus tard et puis, c’est Cerise que je préfère, elle est la fille
débordante dans "Persona", le film de Bergman. Merise est la femme
froide.
Je suis sous sa
douche, Cerise m’interpelle de derrière son petit bureau. Elle insiste, je finis par sortir de la
douche pour elle et pour lui montrer furtivement mon pénis. Elle est persuasive,
n’importe qui lui aurait obéi. Elle s’esclaffe, son ingénuité me fait bien rire
aussi. Je le fais parce que je crois me souvenir que j’espérais qu’elle finisse
par craquer pour une vraie raison ; l’envie d’avoir entre les mains mon
vrai sexe en chair et en os. Je rêvais. Que désire une femme d’un homme ?
Je n’arrive jamais à le deviner...
- Non, non, pas comme cela, en érection !
- Ça ne va pas, quand je suis en érection, c’est que je suis très excité,
c’est que j’ai envie de faire l’amour."
- Allez, montre-moi comment il grossit. Allez !
Elle est comme une
gamine, qui veut savoir… Qui veut jouer avec moi. Je la crois sincère. Elle
veut tout savoir d’un homme… Pour plus tard.
Elles sont jeunes, 21
ans, j’en ai 36. A cette époque, je croyais que j’étais bien avancé dans la
vie. J’en ai plus du double aujourd’hui et, cette fois je peux le dire sans
d’ailleurs avoir envie de l’avouer ; 67 c’est abyssal. Il y a un abîme
entre cette période de 1985 et 2015. Un puits de temps au sens mathématique de
ce que signifient les chiffres mais, en réalité, c’est seulement une pichenette
d’années pour le cerveau qui ne compte pas de la même manière. Pour les
méninges 29 ans, c’est peu de temps. Pour moi, c’est un reflet dans le miroir
qui a bien changé en 29 ans. Le miroir, un couperet qui ajuste la pensée
frivole qui elle, vit sa vie sans compter, sans vieillir.
Je
n’ai pas trop de difficulté à montrer à Cerise ce qu’elle désire parce qu’elle
insiste vraiment beaucoup. Je ne sais plus ce que je fais ou à quoi je pense
pour atteindre une érection magistrale, ça m’est facile, elle est surprise.
Elle s’attend sans doute à un truc à quarante cinq degrés ; à mi-vie ça
reste très bandant et fier : elle
est donc rassurée. Aujourd’hui, je pourrais encore la tranquilliser. Son mari
qui doit avoir 45 ans a encore de belles érections à lui proposer, car moi qui
ait 20 ans de plus j’ai toujours et
encore la même verve : le pénis ne vieillit pas mais alors, pas du tout. Mais
bon, plus de saccades sur le miroir… Ça surprend Narcisse mais pas plus que les
dents qui tombent et la vue qui baisse régulièrement.
C’est Cerise ma
première amie des soirs marseillais de célibataire. Cependant, notre duo amical
et sensuel n’a pas duré longtemps, nous sommes vite devenus un trio de larrons.
Cerise souhaite me coller dans le giron de Merise, elle veut me garder comme
confident. Elle sait que Merise ne connaît rien à l’amour, aux garçons et je
crois que ça lui fait vraiment plaisir de lui offrir son prof comme une patate
chaude. Disons qu’elles s’y sont mises toutes les deux. Cerise a besoin d’un
compère, c’est moi, elle sait bien ce qu’est un homme, elle en a déjà essayé
quelques-uns ; elle a qui elle veut, j’ai pu le vérifier.
De nombreuses photos
témoignent de cette période facétieuse et légère. Nos trois têtes tiennent
facilement sur un photomaton, nos joues sont écrasées l’une contre l’autre. Nos
sourires sont démesurés, nous sommes sur la même vague déferlante. Personne ne
soupçonne ce que nous vivons, ça ne filtre pas dans la classe le lendemain.
Certains élèves voient bien que je suis très amical avec Cerise. Avec elle, ça
se voit comme un nez sur un visage mais, personne ne suppute ma relation grandissante
avec Merise.
L’alpha et l’oméga d’une classe
La plupart des étudiants
surtout ceux de Marseille me croient disponible comme l’est un célibataire, pas
d’enfants. Ils me perçoivent sans permis de conduire, sans voiture, un vagabond
de la SNCF ; automate roboïde. Un peu comme les enfants de l’école
maternelle qui n’imaginent pas leur maîtresse habiter ailleurs que dans la
salle de classe.
Mes détracteurs à
Marseille me croient homosexuel sidaïque (je suis mince). Je porte des
vêtements de couleurs, une salopette rouge, celle de l’agrégation, je mets une
écharpe argentée à paillette, des chaussures rouges, des chemisettes florales.
Ainsi qualifié et
attifé, j’attire tous les ans un papillon tocard, un "laissé pour compte",
un pot de colle.
Cette constante est une
marque au fer rouge à cheval sur ma croisière professionnelle de professeur,
une sorte de malchance, une mouise, un désarçonnant leitmotiv annuel. Et je
crois que ce magnétisme parcourt aussi ma vie de marin et mon adolescence.
Etriller cette affaire
me permettra peut-être de démêler les chevaux, l’écheveau ?
En septembre, j’entame
toujours l’année scolaire comme on entame un kouglof. J’ai faim, je suis d’une
grande disponibilité, ça se voit comme la péninsule de Cyrano, alors on me harponne
le tarin sans vergogne.
C’est surtout l’élève
tocard qui fait mal au pif… Les deux ou trois supers étudiant(e)s prometteurs
de la classe s’y mettent aussi mais, ça ne saigne pas !
L’étudiant paumé
annuel auquel je suis abonné n’est jamais une fille cependant, les étudiants
champions que j’attire, peuvent être des filles.
Je ne m’acoquine
jamais aux élèves qui se situent entre ses deux pôles extrêmes, c’est à dire
la grande majorité de la classe. Imaginons
qu’une classe est un alphabet. C’est à peu près cela, 24 à 28 élèves.
Je ne captive que les ABC et le YZ…
Peut-être n’ai-je pas
bien repéré les réactions des déeffe et des védoublevé-iksse ?
Attention, ceux du
milieu les hache-ijika-émmén-opéculs, je les ai toujours aidés comme les
autres, très sérieusement.
C’est cocasse, là,
ici, en tapant de-ci de-là - avec le chat sur les genoux qui me mordille pour
être caressé - j’ai l’impression de préparer ma défense avant de devoir me
présenter devant un tribunal. Je suis pourtant seul avec mon clavier, mon
écran, quelques puces, de la carte graphique,
de la ram… Je peux donc y écrire tranquillement toutes les approximations ou élucubrations
que je veux au rythme du ronron du matou désintéressé...
Je tapote mes touches
azerty averties. Je parle à "je-ne-sais-pas-qui" êtes aux yeux, que
votre volonté soit de me demander une confession.
Non, non! Je ne peux
pas mentir : je sens au-dessus de ma nuque un glaive tenu en suspension
par un crin de cheval.
Pas de panique, ce
n’est que le glaive en mousse flexible de mon petit-fils Mattan.
Mon fonds de commerce
en écriture, c’est ma vie. Je suis incapable d’écrire autre chose. Je ne sais
pas manipuler les personnages inventés… j’ai déjà essayé, je ne suis pas précis,
je ne réussis pas à leur faire ressentir des émotions justes, je dérape dans le
roman de gare. A ma grande déception, je me rabats sur ma vie : je ne peux
être que le mineur (à la pioche) des mots de ma propre existence. Je ne sais
extraire et raffiner que cela.
Je reprends la classe.
… Les personnalités fondues
du milieu de l’alphabet restent dans l’ombre. Le magnétisme réciproque dont je
parle n’existe que pour les deux opposés de la classe.
Tous les ans, à
Marseille puis ailleurs par la suite, il y a un étudiant en roue libre qui
s’accroche à mon tablier bleu ou blanc de prof d’atelier… Jusqu’à marcher sur mes traces, à me traquer
là où je suis physiquement et moi à lui consacrer du temps sans rechigner, ceci
explique sans doute cela, jamais je ne remballe l’un de ces étudiants.
Patrick ne se rase
pas, il a des poils hirsutes frisotés parsemés sans harmonie sur le visage, ceux
des narines plongent sans atteindre la lèvre supérieure. Des fibres
copieusement enrobées de morve odorante brillent à deux pas de distance. Son
mégot jaunâtre qu’il tapote entre les incisives
n’arrange pas son portrait disgracieux, heureusement il est jeune et
très grand, lorsque je lève la tête, je suis sous ses narines. Il m’a fallu quelques
mois d’amitié à bout d’agacements camouflés pour arriver à lui faire la
remontrance de son reniflement et lui demander de se moucher. Ce qui n’empêche
pas ce grand bébé de croquer discrètement et adroitement sur des petits bouts
de papier déchirés ses camarades qu’il côtoie. Son trait est si maladroit qu’il
faut bien y regarder pour déceler son talent de portraitiste dans cette
économie de lignes hésitantes griffonnées. J’ai gardé un de ses
autoportraits : il a la même hargne autodestructrice que Toulouse Lautrec
photographié à côté d’un de ses célèbres autoportraits ravageurs. Patrick a un
peu la démarche d’un ours mais, ça n’a rien à voir avec ma qualification de
tocard… Il n’y a rien de péjoratif dans ma considération, on s’aime et on se respecte
beaucoup, c’est la fréquence de nos entrevues qu’il faut réguler. Il essaye de
coller tout le monde mais, sa morve n’est pas de la super glu. Patrick bafouille
lorsqu’il est ému.
Une autre année, un
autre satellite libre, Jean. Il a une vilaine
grosse mouche noire poilue sous une pommette, un appareil dentaire
scintillant, un visage en lame de couteau. Très, très serviable, il anticipe
mes envies, je suis à pied, alors hop, il me raccompagne à la gare dans sa
grosse auto. Il est astucieux, alors tan tan tan ! Il me procure ce qui me
manque mais, il faut régulièrement lui demander de limiter ses actions. Il en
fait beaucoup trop, il devient extrêmement envahissant ! C’est un électron
libre de l’école qui observe tout, il ne rend aucun travail. Lorsqu’il est en
troisième année, notre histoire d’amour en sourdine se termine mal ;
J’étais avec le directeur et d’autres profs en visite officielle de l’école et
voilà qu’en trublion il lance une boule dans le jeu de quille, une revendication
personnelle incongrue en la circonstance. Je le rembarre assez vite devant la
confrérie qui commence à me considérer ou à faire semblant. Je le renie sans
attendre le troisième chant du coq. Il attendait mon soutien puisque j’étais
là. Il a dû se sentir humilié, depuis, ses yeux d’orages me lancent des
éclairs.
Une année, on me
désigne un étudiant de cinquième année dont tout le monde s’est
débarrassé : c’est un fumiste, il n’a aucune chance d’obtenir son diplôme.
En réalité, c’est l’étudiant qui me choisit, il connaît ma propension à servir
les causes perdues. Nous préparons sérieusement son exposition et son exposé,
il n’a presque rien à montrer et peu de chose à dire pour la soutenance de son
diplôme de cinquième année. Ça n’a pas marché bien évidemment.
Je rafistole tout avec
lui comme s’il avait une chance de réussir. Je sais que rien n’est à la hauteur
d’un diplôme mais, je suis à fond avec lui le dernier mois, bien trop court.
J’apprends le Liban. Il est musulman. Je me souviens d’un pauvre film sur
Beyrouth qu’il a réalisé. Il est couché dans la voiture d’un ami avec seulement
l’objectif qui dépasse par une lunette latérale. Le résultat hasardeux d’une
souris équipée d’une caméra qui court dans un dédale de gruyère entamé…
Chaque année, il me
faut sectionner ce type de relation tentaculaire qui peut s’hypertrophier.
Pierre est de ceux-là aussi, j’ai aimé son
envahissement. Un extrait d’une de ses lettres griffonnées sur six bouts de papier
déchirés donne une idée de notre relation.
"
[…] L’attaque des autres devient oppressante, je me
sens assiégé et je crois qu’ils attendent que je me casse la gueule. heureusement
tu es là mais, tu n’y seras pas toujours. Il y a aussi ce petit groupe qui monte : ils ont pour
eux le dessin, ce que je n’ai pas. Tenir un crayon, un vieux rêve. Ah, il
paraît que je fais partie de tes groupies, c’est bien non !
…
J’en attends trop de toi. Je crois que ce qui me manque en ce moment, c’est la
sincérité. Pierre."
Il y a quelques
années, j’exhume ces papiers déchirés d’une boîte d’archives, je les envoie
scannés à Eric, un ami graphiste parisien, ex-marseillais beur de la même année
que Pierre. Je revois régulièrement Eric, il y a deux ans, nous avons pique-niqué
avec une bonne bouteille de bon rouge assis sur un quai de la Seine à
Paris-plage.
"Oui,
Pierre, bien sûr que je m'en souviens. Un type qui rêvait d’avoir l'esprit de
Godard et la beauté de Mastroianni.
Jamais
rencontré quelqu'un de si lamentablement libidineux, obséquieux et lèche botte. […]
Ce
n'est pas parce que l'on a une vieille Ford, qu’on a les femmes qui vont avec.
Ses lunettes exubérantes ne l'ont jamais rendu intelligent. Houellebecq sans
talent, cobra sans venin, j'avais oublié à quel point cette Pierre disjointe
m'était insupportable. Un snob. Pierre, c'est le personnage central dans les
particules élémentaires.
J'ai
rencontré trop de cons de cette espèce aux Beaux-Arts ; tous postulants au
statut d'artiste. […]"
Voilà, c’était la
tempête d’Eric dans le verre d’eau de Pierre.
Quelques étudiants me
détestent : Poséidon se déchaine.
"Non seulement je
conteste ta présence dans une école d'art,
(C’est de moi, Gilbert qu’il s’agit)
mais j'en ai ras-le-bol de cette intolérance qui te caractérise. Tu es
un filtre pour l'école. Qu'il me suffise d'avoir un boulot qui te plaise dès le
début de l'année et c'est bon pour le passage en deuxième année.
[…]
Tu es comme une allumeuse, tu donnes envie et
ton plaisir est de détruire l'autre pour pouvoir survivre. Tu as besoin d'une
cour pour exister, tu veux l'ensemble des élèves.
[…]tu
m’as descendu en public, ça fait du bien de s'en
prendre plein la gueule. Mais j'ai de la chance, je n'ai que 20 ans...
Mais toi ?
Tu es un prof médiocre.
Existe au moins pour les élèves et arrête de les presser et d’user leur
capacité productrice.
Tu fais bouger, mais ce
n'est pas toi qui bouges, c'est nous qui réagissons.
[…]je n'accepterai plus que tu viennes empiéter sur ma création, sur mon vécu,
ni sur ma liberté.
[…]ce discours, je peux le tenir devant toi et la classe, je me sens prêt à
affronter tes critiques.
J'attends une réponse."
Qui a pu m’écrire cette lettre ? Comment
ai-je réagi ? J’ai récemment
demandé à Didier, un étudiant de cette année là, s’il s’en souvenait.
"[…]Ne serait-ce pas Gilles ? Il avait fait une lettre
te critiquant, je me souviens, signé "le loup blanc" ou le
"renard masqué"... Serge peut être ? Il a fait des études de
philo, il aurait pu écrire ça, mais ça m'étonnerait il écrivait en pattes de mouche
et puis, tu aimais son boulot. Un type très chouette, un vrai artiste."
* Les voûtes des travées de la nef de Notre-Dame
de Paris sont "sexpartites". Il y a longtemps que j’ai envie de
placer ce mot dans un texte.
Je ne vais pas
recopier/coller ici les courriers de la voûte sexpartite* des garçons marseillais (un par an) qui se
sont accrochés à ma disponibilité. Ni rapporter tous les reproches qui m’ont
été faits. J’ai une boîte de rangement A4, tout y est pêle-mêle.
- "N’ouvre pas ta boîte de Pandore ! Le linge
propre, le linge sale, il y en a suffisamment, ne me sors que la crème
épaisse!"
- "OK !
Bien reçu."
Chats secs et béret rouge
… Ouais mais,
portraiturer, par ordre alphabétique, la galerie des têtes intelligentes et
généreuses qui a illuminé mes années d’enseignement, ce que tu appelles la
crème, serait tout aussi chiant que d’insister sur le menu fretin.
Idée : J’en
choisi deux dans le chapeau qui contient vingt papiers pliés. (Pour de
vrai !)
Je tire et je déplie.
Pauline ! La dernière de ma carrière, à l’Institut de formation des
Maîtres à Epinal.
J’apprécie les
personnalités débordantes de poésie : on ne leur demande pourtant pas ça
pour devenir professeur des écoles. Elle a choisi de passer l’épreuve d’Arts
visuels au concours avec moi. "Pas
choisi." dit-elle, "je suis
trop fluette pour prendre l’épreuve d’éducation physique." Elle est
immergée dans les arts comme Obélix, elle ne s’en rend pas compte, c’est
naturel. Pauline est la gentillesse et la finesse personnifiée. Cette poétesse
au béret rouge a réussi le concours, je respire : elle cumule
l’intelligence des maths, du français et
la fantaisie débridée, ce n’est pas fréquent. C’est tout. C’est beaucoup.
Je tire, je déplie.
Cédric ?
Waouh ! Lui va
m’occuper un moment.
Lorsqu’il était en
sixième, c’était un petit bonhomme rieur qui rôdait devant la salle d’arts
plastiques. Il n’avait pas droit à ma salle, je n’avais que les classes
supérieures et ça faisait mon compte d’heures d’agrégé. Fin juin, il ose
s’interposer devant la porte et m’interpeller :
- Vous aimez les garçons qui vont jusqu’au bout ?
Sa question
m’interloque, la preuve, je m’en souviens parfaitement et elle m’a toujours
suivi, lui aussi d’ailleurs et avec plaisir. Je me demande jusqu’au bout de
quoi il envisage d’aller. Après les vacances d’été, il a enfin le droit de
passer la porte et je l’ai comme élève cinq ou six ans une heure par
semaine : six ans parce qu’il y a eu les redoublements et la tentative
d’une année de lycée. (J’anime un atelier au lycée et c’est avec plaisir que je
le retrouve après le collège. Il se casse les dents au cours de la seconde.)
Je suis allé chez lui
dans sa graniterie le mois dernier pour un cadeau à son deuxième enfant. Il est
depuis une quinzaine d’années mon fournisseur en chat secs, mâchoires de crocodiles,
fleurs de cimetière, clé de portes par centaines et ardoises... A l’enterrement
de son grand-père il repère les couvreurs du toit de l’église qui balancent à la benne des milliers
d’ardoises intactes. Il me téléphone pendant l’office oubliant temporairement
le gisant. Je dois réparer le toit du Prieuré, il sait qu’une ardoise est presque
éternelle. Le soir même, il me transporte deux milles ardoises dans sa
remorque. De nuit, dans la forêt, une mauvaise manœuvre, il s’embourbe. Nous
déchargeons et rechargeons les deux milles ardoises en discutant tranquillement
dans le fossé.
- J’ai les archives des pompes funèbres de la mairie d’une
petite cité. Que des documents d’avant la première guerre, ça te
dit ? Je dis oui. J’ai toujours dit oui.
C’est un garçon
exceptionnel qui n’a pas convenu au système éducatif : nul en français. Je
ne l’ai jamais constaté, puisque notre terrain de prédilection est
ailleurs : le volume, sur le papier et avec les matériaux. Jamais je n’ai
rencontré cette perception de l’espace. En cours, en quatrième de collège,
comme toute sa classe, il taille un bloc de béton cellulaire en plein air. Lui
en prend un gros, puis, il en reprend un autre, puis un autre. Il sculpte comme
s’il savait ce qu’il y avait à l’intérieur.
J’ai imaginé un
exercice difficile pour les jours de pluie sans sculpture en mai et juin.
Chaque élève a deux feuilles de format A3 devant lui, un crayon et une gomme.
- Dessinez un parallélépipède sur la feuille de gauche, le
plus gros possible. Et maintenant, enlevez un morceau du parallélépipède,
gommez les lignes, il n’y a ni transparence ni pointillés. Nous ne sommes pas
en géométrie mais en sculpture. Puis, dessinez la pièce enlevée sur la deuxième
feuille. Enlevez un autre morceau, gommez et transportez-le sur l’autre
feuille. Et ainsi de suite.
Ce n’est pas un exercice à la portée de tous
les élèves de quatrième, il faut aider
la plupart et dessiner la solution au tableau. Lui n’a pas besoin de mes
conseils, de plus, il ne se contente pas d’enlever des cubes. Il soustrait des
pyramides des cônes tronqués, ce que je ne sais pas faire. Il se retrouve avec
un tas de morceaux sur la deuxième feuille et avec un gros bloc bien entamé sur
la première.
J’ai d’autres
exemples. Je pense que je mitonnais ce type d’exercice pour lui. Beaucoup
d’autres adoraient mes exercices de volume mais ne les réussissaient pas aussi
facilement. Que faire de son intelligence particulière ? Il se retrouve
parachuté à tailler la pierre dans un lycée professionnel. Il est avec des gaillards
qui eux ne sont pas là par amour du ciseau et du burin. Cet itinéraire explique
qu’il se soit acoquiné avec un granitier qui lui a vendu son installation et
c’est sur le chantier qu’il habite. Voilà, le petit bonhomme rieur, chauve et à
lunettes rondes de 35 ans devient un spécialiste du monument funéraire, pas
facile de vivre de cette spécialité, alors, il fait du sciage, du sablage, de
la magouille.
Au collège, il greffe
au pistolet à colle sur un caddie les têtes de Charybde et Scylla en carton
ondulé tapissé de papier affiche ; un chef-d’œuvre de minutie, du jamais
vu en troisième de collège. Sur la scène du théâtre, les mâchoires s’ouvrent,
sa machine agrippe et absorbe quelques marins d’Ulysse, c’est lui qui la manipule.
Par la suite, il prend
mes intonations de voix, il porte un chapeau comme moi et se laisse pousser
deux barbichettes que je n’ai pourtant jamais arborées dans le collège. Ça ne
dure qu’un temps puis, il devient lui.
Il n’a pas pu entrer
dans une école d’art puisqu’il n’a pas atteint la terminale. Elle est risible
cette barre. Moi j’y suis entré sans barrière en 1972, pas de bac, un vieux
niveau de troisième noyé dans mes années de commando marine. Belle époque que
celle des écoles d’arts qui acceptaient le paumé qui levait le doigt, ce n’est
plus le cas aujourd’hui, qu’ils sont cons. Ils sont passés à côté de Cédric.
Cet expert des volumes n’a pas le travail dû à son rang !
Ronronner
Elle est crescendo
amoureuse de moi, je me laisse faire…
Il a fallu six mois
tout de même pour que notre manège finisse sur le matelas du sol de sa chambre
de cité universitaire. Un semestre ! J’aimerais ne pas passer pour un
profiteur. C’est arrivé. Ça devait arriver un soir après deux toiles à la file.
Elle est dingue de ciné, elle est aujourd’hui cinéaste, je l’ai déjà dit.
Truffaut, Rohmer sont ses maîtres à penser à cette époque.
Notre trio est dans
les calanques, nous escaladons les strates de rochers. Nous allons pique-niquer
avec une boîte de pâtée pour chat… Un pari, il y aussi autre chose à manger, je
ne sais plus quoi. C’est la boîte Ronron qui marque ce début de soirée. Nous en
goûtons quelques cuillères en surplombant la mer. J’ai toujours l’impression
d’être un grec quand je suis là. Rien n’a changé, le paysage est classé, il est
magnifique, il est comme les marins de l’Antiquité l’ont découvert.
Notre défi est de
manger de la pâtée parce que nous aimons les chats, pas beaucoup, juste pour
goûter. Je ne suis pas certain que Cerise l’ait mise à la bouche, elle lançait
les idées mais, elle savait lâcher prise s’il le fallait. Merise est aussi
dingue que moi ou l’inverse. Elle est irrésistible puisqu’elle me ressemble ou
l’inverse. Lorsque je suis avec elle, je me sens accepté avec mes délires, mes
envies, mes idées folles. Elle est plus insensée que moi.
- Passons au dépucelage…
Je ne parle jamais
comme cela, ça m’a échappé. Je lis en ce moment John Irving, c’est peut-être
pour cela que ma grossièreté frémit.
J’aurai pu mettre
cette horreur sexiste dans la bouche d’un personnage de roman mais, c’est moi
le rapporteur de cette bio ; il n’y a que moi ici. Il m’arrive de regretter
de ne pas écrire de la fiction et ainsi avoir la possibilité d’être obscène si
la plume s’emballe ; l’envie d’être le Docteur Hyde de ma vie… Mais, dans
ma vraie vie de professeur d’arts plastiques, il n’y a pas de vulgaire dans
lequel je puisse puiser. Il y a du sale dans la tranche biographique "le
Bleu ", du glauque facile à trouver ; j’y étais fusilier-marin
commando parachutiste, il y avait de la matière, je n’ai pas de mérite. Le
mieux serait d’écrire à deux voix, Diable et Bon Dieu pour griller
alternativement mes tranches biopic.
Pour dîner avec le diable prends une grande cuillère
L’histoire de l’art de
Ernst Gombrich est le livre d’art le plus vendu. Il est empilé du sol jusqu’à
hauteur de préhension dans les grandes librairies. C’est la 16ème réédition
depuis 1950… Mon livre de bureau et de wécé…
Deux exemplaires, un
tout rutilant et l’autre annoté, souligné, découpé. L’historien annonce qu’il a
écrit pour des adolescents… Il est donc trop fondamental pour être apprécié des
bibliographies de fac. Le livre de cet érudit anglais m’a rendu savant en art,
dommage que je m’y sois plongé tardivement. Sa particularité est d’enchâsser les
événements artistiques de nos civilisations comme les éléments d’un puzzle
alors que je croyais que tout était sens dessous dessus. Il me fait comprendre
la logique artistique spatio-temporelle. Il insère plaisamment les décennies et
les siècles comme des pavés autobloquants. Malheureusement il n’a pas pu y
emboiter une partie du XXe. Il est mort à 90 ans en 2001.
Dans son prologue Gombrich
soutient que les images[18]
imprimaient des "croyances"
durables dans le cortex de nos lointains aïeuls et que cela
perdure encore dans le nôtre…
" Quelques mois après la mort de mon père, il
m’apparaît immobile dans un de mes rêves. Il est assis à table comme s’il
n’était pas mort. Ma mère et moi sommes présents latéralement dans son espace.
Dans ce rêve nous savons pertinemment bien qu’il est mort et enterré. Dans la
réalité, nous sommes bien contents qu’il le soit, puisqu’il était bien malade,
maladroit chiant et alcoolique agressif. Dans le rêve, ça m’embête vraiment
qu’il soit encore là, vivant. Pour ma mère aussi. Lui ne se rend compte de
rien, ni de sa mort, ni de notre bien-être sans lui mais, je n’ose pas lui dire
qu’il est mort… Par politesse funèbre, pour ne pas l’embarrasser."
Ce n’est pas cette anecdote qui
est importante, c’est sa prégnance sur mon comportement le matin au réveil.
J’imagine l’impact que ce rêve aurait eu sur ma conduite si j’avais été
néanderthalien, né bien avant Freud. Aurais-je cru à un signe ? à une
recommandation ? à un présage ?… Bien réveillé, je n’aurais pas
compris que cela puisse être une duperie
de l’esprit. Et c’est précisément cela la définition de l’image !
Non ?
- Si vous croyez que mon père a voulu me transmettre un message…
Et bien, nous n’avons pas les mêmes idées sur ce sujet.
Gombrich affirme donc
que les images ont toujours sur nous un pouvoir incontrôlable et souvent
injustifié : présciences diverses, augures, aptitudes… Des réactions de nos
prédécesseurs difficiles à comprendre pour moi aujourd’hui.
Regardez ces
photographies sur ces feuilles de journaux qui recouvrent le sol pour le protéger, écrit-il. Vous hésitez à marcher consciemment sur la tête
(photographiée) d’un homme… Ou au contraire, vous mettez le pied dessus sans
vous questionner. Vous pouvez même le piétiner allégrement : votre comportement
envers ces images inertes n’est pas anodin, écrit-il.
Cette remarque de
Gombrich m’a troublé… J’ai voulu m’en assurer avec les étudiants à
Marseille : voici le dispositif pédagogique que je mets en place.
Chaque élève apporte
trois photographies d’identité de personnes aimées dont la leur. Elles sont
scotchées avec précaution sur le mur à hauteur d’œil. Les trois photos forment
un triptyque et l’ensemble de ces triptyques forme une belle ligne de vingt mètres
environ qui tournent sur un seul des grands murs de l’atelier blanc. Les
étudiants sont debout l’un à côté de l’autre face à leur retable.
C’est seulement là que
je distribue une petite étoffe sur laquelle sont piqués à plat six épingles à
têtes disposées deux par deux.
Et enfin, je donne
trois consignes différentes et échelonnées ;
Un - "Vous êtes en face de votre photo
d’identité, vous piquez ou vous ne piquez pas vos pupilles. Si vous piquez,
laissez les épingles."
Ça se fait presque
dans un silence.
Quelques instants plus
tard – "Déplacez-vous légèrement sur
la droite, vous êtes en face de l’image de quelqu’un que vous connaissez bien,
piquez ou ne piquez pas les pupilles de la photographie."
Troisième temps – "Déplacez-vous de trois ou quatre pas,
latéralement sur la droite, vous êtes maintenant en face de la photographie
d’une personne que vous ne connaissez pas, vous piquez les yeux si vous
voulez." (Ils sont en face de la troisième photographie de leur voisin.)
Nous restons plus ou
moins calmes pendant les opérations, j’essaye d’être très neutre, ce qui ne m’est
pas habituel. Ils m’ont suivi sans se révolter… Certains sont très mal à
l’aise, les raisons sont diverses. Chacun part s’asseoir pour écrire en trois
strophes les raisons et sensations qui l’ont poussé ou non à placer ses deux,
quatre, six… Voire aucune aiguille sur les photos cartonnées affichées.
J’ai une boîte à
chocolat pleine de remarques d’élèves : j’ai gardé tout. Je n’avais pas
soupçonné que la vérification d’une interrogation de Gombrich pouvait nous
entraîner si loin. J’aurai pu faire une thèse sur ce sujet.
Voici quelques phrases
à ne pas lire si cette question n’est pas votre anse de thé.
"J’ai beaucoup hésité. Je l’ai fait une fois
sournoisement, l’être ne me regardait pas."
"Cela ne me fait ni chaud ni froid, une photo n’est
qu’un morceau de papier. Serais-je tombé sur une séance d’envoûtement?"
"En me piquant les yeux, j’ai eu l’impression de m’en
vouloir. J’ai enlevé les aiguilles pour voir ce que cela faisait sur la photographie,
pas de dégâts, puis, je les ai remises."
"Appuyer sur une aiguille pour qu’elle pénètre le
papier est une situation bien agréable."
"Je n’ai pas osé, tenté, essayé cet acte d’apparence
bénin à ce moment-là… un sursaut de superstition me retient. Je ne sais
pas."
"Je me suis piqué les yeux, parce que je n’aime pas les
photos de moi. Elles sont étrangères à ma propre personne. Je n’ai pas piqué
les yeux d’une personne que j’aime bien, je ne suis pas certain qu’elle
apprécierait et pour peu que ça entraine quelque chose."
"Lorsque j’ai enfoncé les aiguilles dans mes yeux
photographiés, je l’ai nerveusement physiquement ressenti, et tout de
suite, je me suis trouvé mal à l’aise, comme gênée par ces yeux meurtris."
"Ca m’a angoissé parce que j’ai revu les images du film
de Buñuel, Le chien Andalou. La lame de rasoir qui coupe l’œil horizontalement
en deux"
"J’ai piqué ma photo, bof. Celle de mon chien entre les
deux oreilles. Je n’ai pas voulu qu’on touche à ma fiancée. Je n’ai pas pu
piquer la photo du voisin."
"Moi, je n’ai rien à prouver. Ceux qui ont piqué, l’ont
fait pour se prouver qu’ils n’avaient
pas peur de leur gueule. Voulaient-ils jouer avec Chronos ? Ceux qui n’ont pas
piqué sont-ils plus primitifs que les autres ? S’ils regrettent leur geste
c’est parce qu’ils ont peur de se déterminer; civilisés ou primitifs ?"
Après cela je me
taille une réputation de vaudou, d’ensorceleur. Certains l’écrivent directement
sur leur papier. Il faut dire qu’à cette époque j’ai mes deux barbichettes
méphistophéliques[19] à
droite et à gauche du menton, indubitablement ça amplifie le quiproquo.
Je n’avais pas
l’intention d’envoûter mes élèves. Je voulais seulement leur faire prendre
conscience que l’image papier d’une personne aimée a un pouvoir incontrôlable…
Ce qui est d’une belle évidence. Ce qui était moins prévisible, ce furent leurs
réactions si différentes.
J’ai fait cette
"expérience" pour ne pas être devant l’évidence acceptée telle
quelle. Une banalité devant laquelle on n’aurait plus à s’émerveiller.
C’est ça ! Je
voulais que l’on s’émerveille ensemble.
Je pense qu’il n’est
pas possible de comprendre les débuts de l’Art si les élèves ne pénètrent pas
l’esprit des hommes et des femmes d’il y a cent mille ans. Nos ancêtres premiers
voient les images comme des forces indomptables et non comme des forces
domestiquées voire agréables à regarder[20]...
Des épingles
conflictuelles, qui créent une situation didactique dérangeante, qui
poinçonnent les esprits dont j’ai la responsabilité… Devrais-je considérer
toutes mes bombinettes pédagogiques comme des plantages. Déranger est-il un
échec ?
Joncher le parcours
des étudiants de petits trous… Perturber le confortable, le mien et celui des
étudiants, est mon objectif…
Oui, il m’arrive de me
planter lamentablement… Mais, pas cette fois-là ?
Je crois que
l’exercice le plus périlleux pour eux - et pour moi ! - fut lorsque j’ai
menotté les étudiants deux par deux avec une ficelle. Je les avais fait mettre
en rang par deux dans l’atelier. Poignet gauche lié au poignet droit du voisin.
- Parcourez la présentation affichage de tous vos travaux
par deux. Vous êtes un binôme contraint à communiquer. Circulez dans
l’exposition et échangez vos avis, critiques et impressions !
Je suis si persuasif et si confiant en ma
bonne idée que je leur ligature les poignets sans qu’ils mouftent; il y a à
peine quelques attitudes de recul chez certains.
La raison de cette
mise en scène est simple : je suis las de constater l’égoïsme des
étudiants face aux travaux de tous affichés dans les ateliers. Exposés pour les
bilans trimestriels ou autres monstrations festives comme les fins de
"loges"… Peu d’intérêt pour les boulots des autres et surtout des
échanges verbaux inexistants.
Menottés, ils sont
obligés de conjuguer ensemble.
Un quart d’heure plus
tard, je coupe au couteau la ficelle ou ils se délivrent eux-mêmes pour la
plupart, ils en ont marre. Je ne peux pas les maintenir longtemps dans cette
situation de promiscuité parce qu’à cette époque je ne savais pas leur donner
les moyens[21]
nécessaires pour échanger, critiquer argumenter. Leur donner quelques clés
préparées aurait été une bien meilleure solution que de croire qu’en étant
attachés ils communiqueraient au mieux.
Mes élucubrations se
colportent à la cafeteria, dans les chambres de la cité U et ça finit par
émoustiller les oreilles de mes collègues artistes du haut, avec lesquels les
échanges verbaux sont quasiment inexistants. Ils découvrent par la bande mes
agissements, ce n’est pas très bon.
- Qui est ce farfelu qui déborde de la propédeutique[22] ?
Progressivement ils me
prennent pour un gentil animateur de Clubmed qui ne respecte pas le sacré de
leur Art Contemporain.
Les étudiants eux se
demandent "de quoi il est prof,
lui ?" J’apprends cela par une de mes taupes infiltrées.
Les bras m’en tombent; je ne me vois pas agir. Pour les hobereaux, je devrais
me contenter d’enfiler les exercices de graphismes comme des perles… Je ne sais
pas le faire. Un de mes collègues plutôt allié fait cela très bien : les
étudiants travaillent avec lui avec plaisir, ça tourne rond. Un soir du haut de
la calanque de Sujiton, les oreilles au mistral, j’ai eu l’illumination sacrée
d’avoir la mission de secouer la paillasse de la propédeutique :
- Tu as l’énergie sourde de quelques forces tectoniques, tu
dois faire craquer les croûtes.
- Bon
d’accord !
Yves-Marie, m’a
récemment rappelé, que je soufflais sur les braises, que j’attisais les tisons
et conséquemment, c’est presque à cause de moi que le groupe "Blanche
Hermine" s’est fait virer en fin d’année et quelques autres satellites
libres avec l’eau du bain de l’hermine.
Ce groupe de cinq ou
six étudiant(e)s n’en fait qu’à sa tête. Alors, je les encourage à débloquer, à
produire. Ils déraillent, ils ne font que des films d’épouvante en super 8, ce
qui n’est pas ce que l’on demande. Quelques-uns du groupe ne travaillent
qu’avec moi, d’autres même pas. Deux
d’entre eux sont vraiment des personnalités créatives. Je me demande ce qu’ils
sont devenus.
Pour l’évaluation de
fin d’année dans la salle d’expo, ils cognent fort. Ils ne sont présents que
par cinq mannequins qui portent leurs vêtements, ils sont évalués
par contumax[23];
rigolo, non ? Mais, ça n’a pas satisfait mes collègues. Ejectés en fin de
première année, c’est un échec pour moi.
Deux mètres
L’acte du dépucelage a
lieu dans la cité U, après un trop plein de ciné pour noyer le poisson. Elle me
dit ;
- Je savais bien que ça arriverait ce soir.
Je n’appelle pas cela
de la préscience, plutôt un appel au plongeoir. J’aurais pu reculer ce jour que
ça m’aurait arrangé. Remettre aux calendes grecques, demain on rase gratis,
repoussons cette introduction qui m’impressionne beaucoup.
Je ne peux pas
remettre, Merise compte sur moi ; ça se respire. Bon moi, si je réussis à
me retrouver tout nu avec elle sans que les préambules soient une épreuve de
timidité et de gênes mutuelles insurmontables, pour la suite ; ça devrait
pouvoir coller. Je sais qu’une fois glissé sous une couette avec une lumière
bien cassée il n’y a plus que les corps qui causent en respirant ; ça ira.
Mais, nous en sommes
encore loin : deux mètres.
Vagabondage au musée
J’ai longtemps été un
honnête amateur de musées, curieux mais, pas kamikaze, vite lassé, vous aussi.
Deux mètres, c’est
l’espace moyen qui sépare le marcheur solitaire qui défile devant des pans et les
pans de visages refaits à la peinture, des faciès souvent auto satisfaits. A
une autre occasion, vous longez des installations d’objets contemporains
détachés de leur alter ego. Vos déambulations sont interrogatives, dubitatives
mais agréables puisque lors de ces moments là vous êtes disponible : personne
ne vous met le pinceau sous la gorge. Progressivement votre attention
artistique solitaire se lézarde dans l’affluence du jour et vous n’osez pas
partager votre trop plein de trouble avec le premier venu qui ne cherche pas
non plus à déborder. Il y a tant de silence religieux, de retenues et de
murmures dans les galeries qu’on croit déranger, on se trompe peut-être ?
Vous êtes deux, vous
partagez vos impressions, vous analysez les linéaments à demi-voix, vous êtes
un binôme actif et graduellement chaviré. Vous voudriez encore plus exhorter
votre ressenti mais, votre compagnon de sanctuaire n’ose pas s’associer à votre
passion pour un Dora Maar. Une femme démontée et empêtrée dans son mouchoir
blanc cassé qui lui enveloppe le nez et toute la partie inférieure du visage.
Elle dégouline toute sa peinture. Elle a une douleur non retenue. Vous avez
envie d'injurier Pablo.
Vous êtes au sein d’un
essaim de curieux visiteurs. La guide passionnée n’a pas le droit de parler
très fort, vous devez être très près d’elle pour entendre. C’est sympa cet
instinct grégaire. Elle présente bien les tableaux choisis.
Quelques jours plus
tard, vous aimeriez revoir mentalement une des œuvres qu’elle a commentée avec
érudition. Vous insistez, vous fermez les yeux… Bonté divine, vous vous
souvenez pourtant parfaitement des boucles d’oreilles en trèfles de votre conférencière…
Ses cheveux clairs et ondulés divisés par un mèche noire, ses ongles carmin qui
dansaient devant elle mais, peu de détails du tableau.
- "Elles ne vous
pas imposé de vous poster face au Rubens
luxuriant qu’elle commentait ? Quelle erreur ! "
Ecoutez la guide bon sang mais, ne l’admirez pas!
Et rivez vos pupilles sur les torses, cuisses, sur les bras
musclés de ses types qui tourbillonnent, qui souffrent en silence dans la pâte
sèche ! Vous ne verrez ce tableau qu’une fois, flairez-le, approchez-vous-en jusqu’à la larme ! Puis jusqu’à
l’alarme… Driiiing ! (Ou l’inverse.)"
Vous n’avez jamais été
aussi près des corps musclés en action de Monsieur Rubens peintre émérite qui
pourtant insiste jusqu’à la caricature : il y a une dizaine de corps
athlétiques : chaque corps renouvelle ce que le corps voisin montre, bis
répétita placent[24],
et vous, vous buviez les mots de la chef de file en fixant, ses mains, ses oreilles.
Ahlalala !
Dora
Graduannuellement,
nous devenons téméraires dans les musées. Grrr !
Joëlle, veut chanter
devant Dora, elle me demande de placer le groupe d’étudiants en face du
tableau, assis. Elle se place derrière le groupe face au portrait et entame le
Stabat Mater Dolorosa[25]…
C’est émouvant, c’est chair de poule.
Les visiteurs à
proximité s’immobilisent. Ils n’osent pas se rapprocher, ils continuent leur
analyse solitaire, le chant entre les oreilles, en résonance avec Miro, Kandinsky,
Braque, que des pointures.
Il n’est pas utile de
savoir chanter aussi bien que Joëlle pour oser fredonner dans un musée. Toutes
les maîtresses savent chanter, les enfants aiment les entendre, elles doivent
chanter devant la peinture.
Je pense aussi à
Francine qui nous fait chantonner "la vie en rose". Ca cafouille, ça
oscille. Nous demeurons quelques minutes dans la salle les néons verts de Dan
Flavin au musée d’Epinal. Francine nous fait sortir rapidement de la petite
pièce, nous sommes imprégnés par ces tubes de lumières ; toutes les œuvres
de la salle voisine sont roses et elles le restent une dizaine de secondes.
Nous sommes émerveillés. Quelle bonne idée que cette chanson devant cette œuvre
si absconse !
Avec Joëlle et Dora,
nous étions dans la douleur… Nous étions à la Fondation Beyeler près de Bâle.
Nous avions demandé l’autorisation.
- Si ça ne dérange pas les visiteurs. M’ont-ils répondu. Incroyable, en
Suisse !
Alors qu’à Pompidou
Metz, nous n’avons pas eu l’autorisation, le musée entamait son existence avec
la peur au ventre. Quelques membres du personnel nous ont suivis tout
l’après-midi ; impossible de chantonner.
Mouchoir
Je distribue une
consigne à chaque étudiant, une sorte de jeu de rôle, chacun tire un papier
différent.
A Epinal, Emilie se
place très près d’un portrait ovale du XVIIIe. C’est une jeune fille blonde
rousse qui regarde vers le bas à gauche. Elle semble être dans ses pensées
d’aristocrate gâtée. Emilie a préparé son monologue en tenant compte de sa
consigne.
Elle baisse les yeux
et théâtralise son écrit:
- "Cette femme m’intrigue ; vous ne croyez pas qu’elle n’est
pas heureuse ? Elle a le teint blafard. Son regard indique qu’elle a
pleuré. Regardez sa peau, elle semble se craqueler. La ligne de son menton et
de son cou est brisée, elle donne l’impression d’être très affligée. Il y a une
pointe d’horreur sur ses lèvres, non ?… Etc."
Le petit groupe bien sage,
suit plus ou moins ses paroles et puis, l’attitude de tous se transforme. Ce
portrait qu’ils regardent mollement change de teneur. Ils se mettent à le
regarder curieusement. La plupart des spectateurs se demande si Emilie voit les
mêmes lignes, les mêmes couleurs qu’eux. Et puis, progressivement, ils
réagissent …
- " Ces deux filles se ressemblent, celle du tableau et celle qui commente
mais, ça ne correspond pas du tout à celle qu’elle analyse !"
Emilie est coiffée de
la même manière que la jeune aristocrate, oui, elles se ressemblent, oui mais,
elle n’a pas les yeux rougis et pas non plus de mouchoir. Le mouchoir, elle
attend, elle en parle plus tard, elle fait monter la supercherie. Puis, comme
une énigme résolue tous les visages s’exclament… Emilie est en train de parler
de "la femme qui pleure" de Picasso qui n’est d’autre que Dora Maar,
la femme devant laquelle nous étions en Suisse. La belle femme que Picasso a
fait pleurer. Sa tromperie nous a obligé à inspecter le portrait devant lequel
nous sommes, celui du XVIIIe qui est bien éloigné de celui de Picasso. Elle a
malicieusement fait émerger les différences.
Chewing-gum
A l’hôtel Salé,
"nous" remarquons des traces de doigts sur les deux côtés latéraux
d’une grande toile de Picasso... Nous, c’est un groupe d’instits stagiaires
assoiffé de rigolades sérieuses les nez
sur de la peinture rancie du début du siècle dernier.
Waouh, l’estampille
digitale du peintre ! Ouais, presque certains que ce sont les doigts de
Picasso.
Nous sommes le club
des cinq mais, à quinze. Le résultat de notre enquête : Pablo était pressé
d’enlever sa toile fraiche du chevalet pour y en installer une autre, considérant
celle-ci comme périmée. Énergiquement, il s’en empare comme d’une gigantesque
tartine beurrée, sans précaution. Les quatre doigts s'embourbent à droite et à
gauche dans la pâte pigmentée. Il la pose sans remord contre le mur, sur le
champ. Elle sèche ainsi.
Chez Picasso à Paris,
nous sommes si près du châssis, comme les experts de la "Collection
Verte" sans les loupes… L’alarme reste sur ses gardes, nous sommes
pourtant en train de la titiller. Lors de nos sorties muséales, il arrive
assez souvent qu’elle se mette en
colère : nous flairons la matière picturale de si près ! C’est de ma
faute, je l’exige des élèves.
- "Profitez-en,
il n’y pas de verre de protection sur cette toile, ça va bientôt arriver. Dans
quelques décennies toutes les toiles des
grands maîtres seront sous verre comme des poissons d’aquarium. Léchons la
peinture pendant qu’il est encore temps !"
Ma remarque donne une
idée saugrenue à Karine qui mastique un chewing-gum à l’insu des gardiens. Prestement,
elle le colle au verso de la toile aux traces de doigts d’artiste…
Il faut toujours se
méfier d’elle, elle a des réactions que l’on ne retrouve chez personne… Nous
sommes si estomaqués par son geste que nous nous reculons lentement et nous
éloignons en silence. Aujourd’hui, nous sommes alternativement, fiers d’avoir
repéré les doigts de Picasso et coupables d’y avoir collé des traces de dents.
Y sont-elles encore ?
Chocolat
Avant d’entrer, pour
gagner du temps et ne pas attirer l’attention des gardiens, je prédécoupe dans
leur emballage trois tablettes d’un excellent chocolat noir et noisettes ou
amandes pilées. J’ai besoin d’une bonne vingtaine de morceaux. Lorsque
l’exposition temporaire commence à nous être familière, les élèves passent à proximité
de moi, à tour de rôle et mine de rien, ils récupèrent discrètement le gros carré dans le creux de la main, ni vu ni
connu.
Et chacun s’en va
rejoindre son œuvre préfèrée, c’est ma consigne. Chacun s’installe
confortablement face à son hors d’œuvre et se délecte de son carré sans quitter
des yeux l’œuvre choisie. On se retrouve tous dix minutes plus tard, les yeux
pétillants, heureux d’avoir passé un agréable moment seul et satisfait d’avoir
communiqué avec le tableau en si bonne compagnie.
Ce rituel s’est
colporté d’année en année alors la surprise s’est diluée. C’est dommage, je
comptais beaucoup sur cette situation gourmande inespérée dans un musée... Je
n’ai pas connu d’étudiants qui n’aimaient pas le chocolat.
Pastels
Au musée des beaux-arts
de Nancy, il est possible de dessiner aux pastels de couleurs. Dans les grands
musées c’est impossible. En province on nous fiche la paix, pas dans la
capitale. En fait, nous ne demandons pas la permission, c’est plus simple. Nous
sommes discrets avec nos bâtons de pastels gras.
Attention ! Nos
exercices sont toujours très respectueux, c’est même notre sceau avec
aussi le plaisir, la joie, la motivation.
J’affirme, que la
plupart du temps les surveillants apprécient nos facéties qui les amusent,
alors ils relâchent l’attention.
C’est dans le train
que le travail pour entrer au musée commence. Nous préparons quelques carrés de
papier de format 7x7 environ sur lesquels, nous superposons trois couleurs
grasses assez proches les unes des autres et une couleur plus dissonante, donc
quatre glacis. C’est dans le musée que les cartons colorés vont s’animer. Je
choisis un grand tableau pointilliste de couleurs vives. Chacun recherche la
couleur présente sur la grande toile parmi les couleurs préparées au pif sur carton
dans le train. Au top, tout le monde lève son carton et le place plus ou moins
là où il est repéré sur la toile. La toile se trouve couverte et tapissée d’une
quinzaine de carton tenus bras tendu. Un d’entre nous prend une photo et nous recommençons devant un autre tableau.
Bien sûr, nos bras sont à une distance raisonnable de la toile, c’est à dire à
un mètre ( Soit dit en passant, c’est la marge qui me sépare de Merise.)
Cet exercice permet de
repérer et de percevoir la complexité des couleurs utilisées par certains artistes,
c’est tout, c’est beaucoup.
Autre discrète
aventure colorée, une variante.
Chacun se rend auprès
d’un chef-d’œuvre, il choisit une minuscule zone de couleur, il l’examine et
essaye de mémoriser la couleur complexe. Il revient au QG, de grandes
banquettes à l’écart des œuvres. Aux pastels, il recherche la couleur sur un
petit carton, puis il retourne devant l’original avec son échantillon caché
dans le creux de sa main. Il jette un coup d’œil, s’il n’est pas satisfait, il
retourne une deuxième fois au QG pour rectifier et ainsi de suite. C’est un
exercice difficile. Il est impossible de travailler les couleurs en face de la
peinture, c’est formellement interdit : le musée craint les démangeaisons
des visiteurs tentés de rectifier un nez, un bouton de guêtre, etc...
Clairement dit, dans un grand musée, nous devons préparer nos mélanges de
couleurs discrètement, bien éloignés du chef-d’œuvre pour ne pas être repérés.
Vivant
Devant un Rubens
exubérant, impossible à imaginer, démesuré de 6 mètres sur 10 environ, à Nancy.
Trente personnes drapées gesticulent comme si c’était l’heure, la minute de la
fin du monde, c’est ça Rubens. A nous, il nous faut dix minutes pour, nous immobiliser
en avant de la toile. Nous tentons de nous pétrifier dans la position des
personnages englués en retrait, à plat dans leur pâte baroque presque brossée
au balai.
Lorsque nous sommes
plus ou moins en place et tétanisés, c’est le gardien lui-même qui se propose
de nous photographier pour immortaliser ce double de chair et de
vitalité ! Une cinquantaine de personnes au total sur la photo.
Devant le grand bleu
taché de Yves Klein, le groupe s’interroge : C’est quoi toutes ces grandes
éclaboussures outremer ? Ce sont des traces et des empreintes de corps humains.
Des femmes de toute évidence, seins écrasés, bas-ventre, sexes touffus
triangulaires mais, pas de traces de cheveux. Il y a eu de la turbulence sur
cette toile. Nous imaginons la
chorégraphie des trois ou quatre filles bleues en 1960 et quelques printemps.
Naturellement, trois filles du groupe se lèvent et reprennent les déplacements
supposés des filles enduites de peinture. Il faut encourager la quatrième qui
est hésitante à se mettre ainsi en scène dans cette grande galerie. Elles
tâtonnent quelques minutes. Allez, rejoignez la toile ! A peine priées, elles
réalisent, habillées bien sûr, sans peinture forcément, les actions de ses
quatre femmes qui elles, nous ont laissé, leurs anthropométries vénusiennes,
cinquante ans plus tôt. Les visiteurs de cette galerie en sont curieux et
amusés. Personne n’intervient pour les interrompre, nous sommes souvent sur le
fil du musée à 50 centimètres de l’œuvre nue.
À la porte de l’avion
Couchés je ferais
confiance à mes sens instinctifs et amoureux. Il n’y pas de couette et je vois
bien quelle veut que ce soit officiel, comme filmé par-dessus, sans
cachotterie. J’écris cela sans savoir ce que vaut mon affirmation. Je me
souviens qu’elle m’a donné la télécommande de nos deux corps, fort de mon
expérience sexuelle de couple bien affranchi.
Alors, je prends la
chose en main, pas encore maintenant, plus tard ; ça dure. On n’arrête pas
de parler de ciné, de plan séquence, de mise en scène de dialogue rohmerien et
truffaldien. Des conversations qui ne m’aident pas à prendre les mesures nécessaires excitatives pour une
première pénétration. Penser à ce maladroit de Jean-Pierre Léaud me fiche encore plus la trouille.
- Tu arrives à
oublier que c’est une de tes étudiantes ?
Une étudiante ?
Je n’y pense plus quand nous ne sommes pas en cours. A cet instant, nous sommes
deux compères. Et je m’interroge ; pourquoi se déshabiller et s’enfiler
comme si on voulait faire des enfants ? L’instinct nous y pousse mais,
c’est très bien sans cela, on rigole bien sans éjaculation ni orgasme,
peut-être même plus. Nous sommes moins sérieux en tout cas.
Tout nous pousse comme
si j’étais à la porte de l’avion et qu’il fallait sauter parce que c’est le
moment, ne pas passer pour un dégonflé. Pourtant, le panorama de la porte ouverte
d’un avion n’a rien de bandant, et puis je ne suis pas encore à l’orée de son
sexe, à 50 centimètres et encore tout habillé contre le froid. Les cités U
marseillaises ne sont pas beaucoup chauffées en janvier ou février.
Puis on finit par
faire comme deux enfants qui se disent :
- On essaye de faire comme les grands ?
On
ne se le dit pas mais, on le fait et
d’un coup, plus de ciné, le silence qui dure longtemps, super longtemps. C’est
long pour s’échauffer, c’est mon excuse. Je sais qu’elle pense depuis le début
de la soirée à mon pénis qu’elle n’a jamais vu ; Cerise l’a vu, Merise va
en ressentir la chaleur. Elle imagine peut-être qu’enfin elle va avoir comme
toutes les femmes une chose improbable qui va glisser à l’intérieur de son étui
tout neuf. Un écrin fait pour. Pas seulement pour sortir des enfants : tu
n’as pas les organes pour cela, dixit Cerise.
- Une défloraison c’est pas de la tarte…
J’ai toujours entendu
dire cela de la part des fanfarons qui n’en ont entendu parler que par d’autres
fanfarons plus âgés… Ce n’est donc pas d’une une grande crédibilité. Toujours
est-t-il que je ne peux pas chasser ma pseudo-connaissance du sexe féminin
vierge. Je n’ai que ces bribes machos à me mettre sous la dent ; pour un
garçon c’est flou. Pas d’avis de filles et pas d’internet à cette époque qui aujourd’hui,
change bien la vie sexuelle d’un puceau, j’imagine. Tiens je vais taper "dépucelage d’une fille consentante,
exigeante de sa première fois et en attente d’une preuve d’amour entre deux
êtres." C’est trop long pour Google.
Je fais mon possible
pour intéresser celui qui est encore avec moi sur ces lignes. Je ne doigt[26]
pas inventer une défloraison de roman.
En
apesanteur d’images jusqu’au Musée Unterlinden à Colmar
- Encore
un chapitre sur l’image, les images, y’en a marre ! Les deux cerises sur
l’oreille ne sont pas dans ce chapitre, alors à quoi bon ?
- Saute
ce chapitre, si tu veux…
Celui qui trouve saoulant cette déclinaison de
chapitres sur les images dans tous leurs états, doit changer de lunettes puisqu’en
fait, depuis le début, il ne s’agit que d’histoires et d’expériences de la
vision et du cerveau qui nous trompe de jour comme de nuit, rien d’autre, je ne
parle que de cela... Oui, ok, je vaseline abondamment cette réflexion des
relations que j’ai avec mes différents élèves ; rapports heureux,
malheureux et dérapages.
On est reparti pour une virée visuelle.
Pédibus, une classe de collège en route pour Colmar.
D’un bon pas, on va découvrir le retable ; ce célèbre Christ en croix et
en putréfaction à côté duquel Saint Antoine patron des médecins, en pleine
forme, trône en guérisseur du Mal des Ardents[27].
27, une classe d’élèves de quatrième, Annie la
prof de bio et moi. Nous sommes atteints par cette saloperie de maladie et nous
partons à pied nous installer devant le célèbre grand retable d’Issenheim dans
l’espoir de guérir. La mosaïque d’images complexes peintes sur des planches de
tilleul sera notre salut. On fait semblant…
Il n’y a guère que moi qui y crois dur comme
bois. Je soupçonne les élèves de se foutre de mon histoire comme de leur premier
jeans. Ils sont ensemble, ils s'égayent, ils ne sont pas dans les murs de leur
collège et ce sont les derniers jours de juin 1991. De plus, ils dorment sous
les tentes puis dans le grand dortoir d’un séminaire désaffecté.
Pour les mêmes raisons, je retourne dans ce
séminaire des Trois épis avec les professeurs des écoles stagiaires en 2002,
nous organisons un jeu de rôle. C’est grandiose !
(Je fais des chassés croisés avec les étudiants
des beaux-arts de Marseille (1983/1990) les collégiens de Remiremont (1990/95,
et les professeurs des écoles stagiaires d’Epinal (1995/2013), peu importe si
vous vous perdez dans les âges, les lieux et les années, c’est finalement toujours
la même aventure plus ou moins corsée, c’est tout. N’essayez pas à tous prix
d’y mettre de l’ordre ; c’est le retable qui est le personnage principal
dans ce chapitre.)
Je rembobine.
Avec les adultes stagiaires de plus ou moins 23
ans, j’organise un jeu de rôle dans un ancien séminaire. On réunit les grands
de l’Europe d’une époque où s'affrontent le Moyen Age et la Renaissance, et où pointent
les Temps Modernes : Paracelse, Vinci, Copernic, Erasme, Saint Thomas d’Aquin, Calvin, Dürer,
Ptolémée, Le pape Grégoire, Grünewald. Oui, il y a des intrus indispensables et
aucune femme[28]
dans cette liste.
Ces grosses légumes font le bouillon de notre
table ronde d’un soir dans cette communauté désertée de séminaristes. La salle
fiche les jetons, Luther encapuchonné croise le verbe avec Erasme. Ambroise
Paré gesticule comme un diable (Les stagiaires professeurs ont préparé leurs
argumentations bien avant cette soirée.) Ça chauffe, brûle mais, toutes ces
têtes de gondoles campent sur leurs positions.
Luther XVIe ; - Seule compte la foi, les
œuvres peintes sont inutiles et personne n’ira au paradis plus vite que les
autres, il est inutile d'acheter des années de purgatoire. Arrêter le trafic
des indulgences qui ne fait qu'enrichir le pape et les évêques !
Saint Thomas d'Aquin de son XIIIe siècle lui
répond ; – Non ! Il faut
recourir à la peinture et à la taille de la pierre et du bois pour mieux
diffuser le message d'église…
Un anonyme ; - Tu dis cela mais, tu le fais presque à reculons parce que vous faites
toujours une opposition sourde au culte des images. Vous vous en méfiez ?
Saint Basile ; - On ne peut rendre honneur à
l’image du Christ que quand elle a atteint le prototype.
Grünewald ; - Je ne veux pas que ma peinture soit un objet d'adoration. Si je peins
ce retable, ma peinture devra être puissante, elle devra vous transporter
ailleurs que sur la réalité de la terre. Je vais tout exagérer jusqu'à
l'incrédibilité...
Je
vais travailler le contraste entre l'aspect terrestre est ma profonde réalité
spirituelle...
Calvin ; -
La peinture en tant qu'image de dévotion est dangereuse la peinture en tant que
telle est indigne du Chrétien.
Crêpage de chignons pendant une heure, ça fait
peur.
Ça crée l’atmosphère idéale pour arriver le
lendemain devant le retable du Musée d’Interlinden. Je dors mal cette nuit-là.
Vers midi, en 1991, les collégiens arrivent à
Colmar. (Hé, ho ! Je viens de reprendre le fil avec les collégiens)
Nous venons de vivre quelques jours à travers
les montagnes sans une image à nous mettre sous la dent. C’est volontaire, je
veux étudier cette situation: pas d’appareil photo, pas de magazine, pas de
pub... Ils ont piqué (ou non !) les yeux de leurs photos d’identité… Ils
sont entrés dans ma tente noire occulte.
Les collégiens assistent aussi à la révélation
de quelques-uns de leurs dessins au crayon ; une fougère aigle en crosse,
un chemin de lierres, quelques calices de lupin. Ils se surprennent à bien
rendre compte de ce qu’ils observent, ça aussi c’est magique.
Un chamagnon[29]
croise notre route. Il nous présente trois images religieuses gravées sur bois,
d’assez grande taille.
Il est en route pour l’Alsace, il a 50 kilos
d’images sur le dos. Il va les vendre sur les places publiques des villes du
Côté de Belfort et pousser vers le Sud. Il nous a lu les prières gravées sous
ses trois plus belles "images de préservation". Toute la classe le
remercie pour sa gentillesse, nous ne lui en achetons pas.
À l’entrée du musée les collégiens ont les yeux
bandés, ils le font eux-mêmes avec entrain. Nous entrons en nous tenant par une
manche, il y a quelques marches. Le staff du musée nous laisse faire un peu
surpris. La guirlande des 25 adolescents serpente dans le cloître et entre
malaisément dans l’église. Annie et moi, les aidons à s’asseoir devant la
sinistre Crucifixion. Ils sont toujours aveugles. Quand le calme revient, ils
enlèvent leur système d’étanchéité.
Privé d’images pendant trois jours quel va être
le choc lors de ce recouvrement
d’images ?
- C’est
ça ?
Il faut comprendre ; "Ce n’est
que ça."
Oui, certains sont déçus, d’autres, les fayots
et ma chouchoute Florence/Corrège s’extasient pour me faire plaisir. Je sais
qu’ils auraient tous préféré la Géode du Parc de la Villette, un film avec lunettes
3D. Je m’en doute mais, je n’en tiens pas compte, je vais jusqu’au bout de mon
idée.
Nous découvrons dans toute la nef le retable
démantelé pour une présentation aisée. Je garde les monstres de la tentation de
Saint Antoine pour le bouquet final, chacun s’attribue une bestiole composite
et la dessine. Il y en a une pour chaque élève.
Le lendemain du jeu de rôle (avec les stagiaires
professeurs des écoles) à l’extérieur du musée, sur le trottoir, nous
fabriquons les masques des monstres. Nous nous référons à nos croquis; du papier
journal froissé et du scotch d’emballage marron, en une heure. Lorsque les grosses têtes brunes monstrueuses sont
prêtes, nous enfilons des combinaisons blanches et nous déambulons dans le
vieux Colmar. Nous entrons dans les magasins et envahissons les terrasses des
café sans appréhension. Les disgracieuses têtes sont tenues à deux mains devant
nos visages, ce sont les dégâts visible du feu des Ardents ; la vision de
Saint Antoine libérée déboule dans les rues.
Tout le verger
J’écoute en ce moment
James Ellroy en mp3, ça m’influence. Il ne faudrait pas lire quand on
écrit : Deux policiers amis et boxeurs viennent de tuer deux noirs. Le
premier flic rentre chez lui, il est surpris d’y découvrir la copine du
deuxième flic sous sa douche, elle l’attend. Il considère que ça le gêne de
faire l’amour avec la femme de son ami le jour où ils viennent de buter deux
types. Moi, je n’ai tué personne, je ne fais pas le poids avec une histoire
comme la sienne. Et il va tout de même bien falloir y aller dans cette étroitesse
qui réclame et c’est bien sûr que je vais y éjaculer, ça ne fait pas un pli. Je
ne fais que tourner autour du pot aux pétales roses parce que j’ai une
appréhension plus grosse qu’une paire de jumelles.
- On ne pourrait pas rester bons amis de festival de ciné
d’art et d’essai ?
Je le pense vraiment,
je n’ose pas le lui dire.
Et puis, à un moment
donné, j’ai l’envie impérieuse d’en profiter comme d’un fruit, d’une grappe, de
tout un verger. C’est mûr après la taille, la floraison, l’arrosage ;
seins, fesses, joues, cuisses, lèvres pourpres.
Vous les filles, n’y
voyez aucune précipitation quand j’écris "envie d’en profiter". Plus
correct serait, "se laisser aller"… Non, ce n’est pas non plus
l’expression idéale. "Se laisser aller " suppose que l’on ne
calcule rien… ça ne me va pas. Si on ne maîtrise pas, ça peut aller trop vite.
Alors que "vouloir en profiter" c’est cueillir le fruit en le
tournant sur lui même et puis en l’appréciant en bouche. L’homme doit faire
gaffe, les choses peuvent aller si vite et Pfouff… Il s’en suit qu’il est aux
abonnés absents un certain temps ou alors, il faut faire semblant haletant
d’être encore au fond jusqu’à l’éclatement du fruit mûr. Une grenade qui vient
d’on ne sait pas toujours où lorsqu’on ne se connaît pas. Elles n’ont pas de
carte à nous donner comme pour un don de sang. Je suis A2 positif et
vous ? Vaginale mais, ça dépend si vous me caressez plutôt là que là, ça
peut être autrement si...
Nous n’en sommes pas à
ce stade ce soir là sur le matelas jeté au sol de la chambrette universitaire,
à Marseille Luminy, à proximité des calanques qui méritent d’être classées à
l’Unesco...
J’aimerais bien faire
le minimum syndical pour mon plaisir et tenter le maximum pour le sien, que ce
ne soit pas une déception pour la jeune femme que j’ai sous moi : je n’ai
pas envie de lui laisser l’impression d’être un ami des bêtes en rut mais
plutôt celle d’être avec elle et parvenir à la grande caresse d’un seul corps.
Pas de drap fantôme,
pas de garde-fou, juste un préservatif.
Bonjour !
J’entre, je ne suis pas chez moi. Est-ce que je dérange ?
Je n’en ai pas
l’impression si je me fie à sa respiration.
La voie est sirupeuse,
c’est très engageant, j’y vais, je m’en fous, je ne fais plus gaffe, le plus
loin possible, tranquillement, millimètre par millimètre. Le loin n’est pas
bien profond, c’est dans la tête que c’est long puis, par conscience, je me
retire lentement et caresse son corps avec mes mains moins érogènes.
Je replonge et me
retire plusieurs minutes à chaque fois, six ou dix fois.
Pour me ralentir, à
l’extérieur mon sexe ne doit plus être en contact avec quoi que ce soit lui
appartenant sinon, le plaisir éclate et le risque est de me désintéresser de
ses sensations à elle. Après l’éjaculation, jamais de débandaison, seulement de
l’anéantissement comme après un 100 mètres. Mais, il y a un temps mort d’un
quart d’heure minimum entre deux super excitations qui mènent à une rééjaculation
plus riquiqui. Ce quart d’heure ne doit pas exister. Que ferait-elle durant ce
temps mort ? Et précisément au moment où elle est tendue comme un arc. Privilégier
ses sensations et entraver les miennes, je m’y tiens.
Résumé : ce fut
super ! D’un commun débriefing nous convenons que c’est la meilleure chose
que nous ayons faite ensemble…
"- J’avoue avoir
inventé la partie chaude de cette aventure pour relancer le lecteur. Qu’est-ce
qu’il ne faut pas faire !
Waouh ! Ça fait
plaisir de savoir que l’on peut réécrire sa vie…
Je m’auto congratule
respectueusement ; je me sens prêt à écrire un vrai roman avec de vrais
personnages bien vivants comme s’ils avaient vraiment vécu dans l’eau de vie. A
la suite de ce pavé biopic je vais jeter les oripeaux de ma vie à moi qui me
sert jusqu’ici de liquide amniotique. Fini les exercices natatoires d’écriture,
à moi la fiction. "
- Doucement, t’emballe pas, la fiction ça sera pour le roman
suivant.
J’avais écrit ce
triangle amoureux en un seul chapitre. J’ai hésité à l’insérer dans cette suite
de témoignages sur mon enseignement. Initialement mon but était de booster
quelques jeunes profs d’arts plastiques lecteurs… Les inciter à foncer, à ne
pas s’économiser. J’ai bien essayé d’amuser le lecteur avec quelques hideux
faits divers divertissants pour l’aider à avaler les chapitres pédagogiques et
didactiques, mais pouh !
Sous les conseils d’un
sévère lecteur, j’ai disséminé et dissimulé le texte charnel en petits morceaux
comme un assassin, c’est plus malin. Ce jeu de piste fripon n’est pas un hors
sujet ! Il pointe la fréquente attirance du (de la) prof pour une (un) de
ses disciples et vice versa.
Péché : j’ai écrit
avoir imaginé le feu d’artifice final avec Merise. J’ai menti, ai un peu peur
des lecteurs…
Souvenir d’une image.
- Ce chapitre ne va
pas être passionnant, je le sens...
Rien sur la vraie vie
de mes proches et de moi même déshabillé de mon travail de prof mais… ça va
arriver, promis. Je dose, j’ai encore des cartouches.
Si vous n’avez pas de
passion pour le bras de fer du prof avec sa classe, je comprends votre
attention vacillante
Je choisis pourtant des
morceaux qui ont du chien !
Et je laisse sur le
trottoir un monceau de séances courantes ; plus de 90%... 90% de ma mémoire bien encombrée pour rien.
Je me débarrasserais pourtant bien de ces crottes virtuelles inutiles ;
mes vrais dossiers de mémoire en papier sont stockés en rouleaux au grenier,
eux. Ils respectent perplexes mon indécision à les traîner à la déchetterie.
Souvenir d’une image deuxième tentative.
Top, top, top, Ludovic me tapote l’épaule tous
les ans en automne ; il me rappelle que je dois proposer le sujet de travail
"souvenir d’une image" que j’ai donné à sa classe lorsque lui-même
était en première année. Ludovic est d’origine arménienne, noir de cheveux drus
avec un accent marseillais qui cache le beau gosse… Et moi alors avec mes o
vosgiens qui montent toujours ô.
Il a deux bonnes raisons d’insister à vouloir
m’assister. Il avait réalisé un excellent travail, ce qui flatte mon ego
de prof utile, c’est sa raison alibi. Il a une raison plus fraîche à vouloir
m’assister, il veut repérer les plus belles filles des trois groupes qu’il va
voir défiler devant lui lors de ces trois jours dans mes cours. Il est malin et
ça m’amuse.
Il leur présente le travail comme ayant été une
période féconde et enrichissante pour lui et toute sa classe. Il s’enthousiasme
face au groupe, c’est du pain béni pour moi.
Son charme est incontestable, ça mord toujours
mordu mais jamais la poissonne prend bien longtemps la mouche.
Le sujet saga doit tenir les nouveaux groupes en
haleine trois mois… Mais bon, l’intérêt du travail ne tient éveillé que moi. Ça fonctionne cahin-caha,
uniquement le jour de ma présence bimensuelle dans l’atelier et encore !
Ce jour là ils ne bossent à fond que lorsqu’ils ont eu l’entretien avec moi.
Quand je lève le nez, ça m’énèèèrrrvee de les voir glander. Je ne le fais pas
voir. Ce n’est pas vrai pour tous.
Je sais bien qu’un élève a envie qu’on lui donne
une leçon particulière…
Par la suite au collège, pour m’économiser,
c’est vital, je dois donner l’impression à toute la classe que je parle
distinctement à chacun. Cela semble une gageure d’avoir une vision assez large
des possibilités d’une classe et surtout d’anticiper leurs possibilités, j’en
doute.
Pour m’entraîner à améliorer ma vision
panoramique d’une classe, je réalise chez moi moi le nouveau sujet que je lui
destine : je tente de balayer toutes les possibilités qu’offre le sujet
incitation que je leur concocte. J’éxécute en dessin une vingtaine de réponses
différentes. Avoir une pensée distincte pour chaque tentative ; classiques, saugrenues,
techniques, tordues, poétiques et la mixture. Tous mes dessins jonchent le
sol :
- Ouais !
Je suis capable de repérer la riche typologie d’une classe bigarrée.
J’ai anticipé les trucs et tics qui reviendront
en atelier, j’en suis certain avec les 25 oiseaux : les stéréotypes, les
culs de sac, les hors sujets brillants ou non. Je pense être entré dans la
pensée créative des différents collégiens. Je suis devenu la masse hétérogène
d’une classe.
Ce que je viens de faire a quelques points
communs avec de la version écrites des "Exercices de style" de
Queneau [30].
Non ?
Pour réussir à trouver les deux douzaines
d’idées d’élèves possibles, je me vidange la caboche chaque fois que
j’entreprends le dessin suivant. Je ne réussis pas à tous les coups. Je veux
comprendre comment fermente la fourmilière classe. C’est prétentieux… Je suis
dans un long couloir noir, les portes sont fermées elles ne demandent qu’à être
ouvertes, le hic, c’est que je ne les vois pas, je me cogne, je sais qu’elles
sont là, j’ouvre ou en entrouvre une vingtaine...
Je découvre par la suite que je faisais de la
didactique[31]
sans le savoir.
Qui trop enchâsse perd sa place
Renaud me recommande de ne pas mettre de notes
de fin de pages. Il dit qu’il est aisé de cliquer pour obtenir l’info sur internet.
Oui c’est vrai. Néanmoins, lorsqu’en 1958, je prenais un dictionnaire pour lire
mon premier livre long, "Sur la piste de l’Orégon," il me
fallait chercher à tout bout de champ dans le dico et je me suis lassé. En
1968, j’ai nettement préféré lire "l’Etranger", tous les mots sont
compréhensibles… (Sauf claudiquer que je ne connaissais pas, vérifiez page 67
en collection de poche… pour la page, c’est pas possible de faire un clic pour
s’en assurer.)
Avant, je plaçais des mots faciles dans mes
phrases pour que n’importe quel lecteur puisse me lire.
Saperlipopette, aujourd’hui j’ai appris à
enchâsser[32]
des vocables tarabiscotés dans mes syntagmes alors, je m’y adonne spasmodiquement…
Et j’ai tort, car à la relecture, plus tard, je ne comprends même plus ce que
j’ai voulu dire.
– M’enfin
Renaud, personne n’est obligé de lire mes notes ! Mes notes sont
l’occasion de faire une pause pipi comme pour les pubs à la télé. Celui qui ne
lit ni les notes ni les phrases entre parenthèses et qui lit en diagonale fait
une traversée bien dégraissée de cette bio…
Ce gros mot "didactique" m’a
échappé ; longtemps je me suis couché
de bonne heure[33] sans
savoir ce qu’il signifiait. Je déteste les jargons qui me tiennent à l’écart.
Promesse : je vais musarder autour de cette
science de l’éducation quelques dizaines de lignes encore puis, je reviens à du
tout venant qui coule limpide.
À
mi-parcours de ma carrière, je comprends que la didactique et la pédagogique
s’apprennent, soit après douze ans d’enseignement (Beaux-Arts et collège) il
m’en reste dix sept.
J’aurais gagné du temps à rencontrer plus
tôt les spécialistes dans ce domaine !
J’avance avec Sophie une jeune professeur des
écoles étoile. Elle n’y va pas sur la pointe des pieds mais, plutôt en bottes.
Elle progresse à coup de machette.
Elle défriche pour son "mémoire". Sa
question centrale est l’enseignement. "Peut-on enseigner les arts plastiques ?"…
Je suis son tuteur de mémoire. Je suis son
prof ressource et c’est presque l’inverse.
Etonnant non ! [34]
Je comprends en même temps qu’elle, par elle.
Sophie avance vite, moi j’ai la raideur de la couche générationnelle du dessous
qui ne rejoue pas facilement son expérience.
Aujourd’hui, je suis plus ou moins au point
depuis quelques années et hop, c’est la retraite forcé à 65 ans… je l’ai déjà
dit, je sais mais, il y a des refrains dans les chansons épiques…
Double décimètre
Quelques mois après
l’épisode de l’érection pour voir, savoir et analyser un zizi, Cerise revient à
la charge.
Je prends une douche
chez elle dans sa minuscule chambre de cité universitaire. Une journée de cours
épuisante avec toute une classe d’étudiants qui travaillent pour la plupart
comme des limaces ou attendent mes conseils sans en tenir compte d’une semaine
à l’autre, une sorte de politesse dont je ne suis pas dupe, peu importe, je
fais comme si l’élève avait réellement des difficultés à trouver son cheminement.
C’est à cela que je repense sous les jets d’eau revigorant de la douche
universitaire de Cerise.
- Gilbert, tu peux me
montrer ton zizi !
- Tu l’as déjà vu,
arrête de jouer à la gamine !
- Allez, je veux le
revoir !
Cerise est craquante
et je ne sais pas lui dire non… Ce n’est pas vraiment désagréable de montrer
son pénis à une fille que l’on apprécie. Ho ! Ho ! Doucement, je te
rappelle que nous ne nous sommes pas touchés. Je te l’ai déjà dit mais comme
j’éparpille les morceaux du cadavre dans tout le bouquin, je dois te rafraîchir
la mémoire qui n’est pas un disque dur : Cerise n’en a pas du tout envie
de faire l’amour avec moi !
- Montre-le moi, s’il te plaît !
- Non.
- Montre-le moi… Merise m’a dit qu’il était bien.
- Qu’est-ce que ça veut dire bien ?
- Bien comme il faut.
- Il faut quoi ?
- La bonne longueur.
- Pourquoi, il y a une bonne longueur ?
- Merise m’a dit que ton sexe lui allait bien.
- Elle t’a dit ça ? Elle se marre.
- Oui, elle trouve que ton pénis est bien pour elle, il est
juste à sa taille.
- La taille de quoi ?
- Elle dit qu’il n’est pas trop gros, pas trop long, qu’il
est fait pour elle et que lorsqu’elle trouvera son vrai mari, ça serait bien
qu’il en ait un de cette même taille.
Elle avait préparé un
double décimètre. Elle ne me donne pas le choix, elle vient vers moi. Je ne
suis pas érection, un peu gonflé tout de même donc plus présentable que tout
recroquevillé par une douche froide.
- Allez ! Je veux mesurer !
Je veux le même moi aussi. Elle éclate
de rire mais, je sais que ce n’est pas une plaisanterie.
- je veux mesurer la grosseur et la longueur, Merise m’a dit
que plus gros ça lui ferait peur, toi, tu as le bon, la bonne taille.
- Bon d’accord, je ferme les yeux, tu
peux mesurer sur toute la couture.
Elle n’a pas envie de
tenir la chose entre les doigts pour mesurer : ça tient tout seul. Elle
est appliquée comme une zoologiste qui prend les mensurations d’une bestiole qu’elle
va devoir relâcher dans la nature. Elle mesure les testicules, gauche, droit,
ça la fait encore plus rigoler d’en voir un plus bas que l’autre. Elle inscrit
les chiffres au stylo bille sur sa main. Si je décris cela, c’est que je n’ai
plus les yeux fermés.
- Tu vas transmettre ça à Merise?
- Oui, elle me l’a
demandé. Elle n’ose pas le faire elle-même.
- Ca ne m’étonne pas trop et moi je n’aurais pas osé le lui
proposer, pas tout de suite, c’est encore tendu.
Je ne savais pas qu’il
pouvait y avoir une bonne taille pour tel ou tel garçon pour telle fille. Il
doit y avoir des légendes.
- Elle pense qu’il y
en a de toutes sortes, qu’il y en a qui font mal.
Je suis plutôt content
qu’elles aient cet avis sur ce qui pendouille entre les jambes, ça me va bien.
Je ne suis envieux de personne et je suis persuadé que cela n’a pas une grande
importance dans la relation amoureuse.
- Tu ne vas tout de même pas te balader avec tes
inscriptions sur la main lorsque tu rencontreras un garçon qui te
plaît ?Tu lui diras ; Tu me plais bien mais quelle est la taille de
ton zizi en érection ?
De la part de Cerise,
rien n’est impossible dans ce domaine, elle le fait avec un tel naturel que les
gars lui obéiront sans savoir vraiment comment ils en sont arrivés là.
Une collégienne
demande à sa prof d’EPS si sa foufoune était blonde comme ses cheveux, elle
était en quatrième, ça a surpris la collègue. Je vois toujours cette fille,
elle est de la même typologie hipocratienne que Cerise.
Souvenir d’une image
(Troisième tentative
pour ce chapitre qui va derechef capoter, c’est encore une digression.)
Lorsque je propose le plat du jour à neuf
heures, les étudiants retardataires s’informent auprès de leurs camarades.
Ceux-ci leur livrent mes propos à la louche et ça donne cette faisselle.
-
"Fais ce que tu veux !".
La première fois que j’intercepte cette réduction,
je ne bois pas du petit lait. Contrarié, je finis par m’y adapter et puis, je
me surprends à professer moi-même cette phrase à tous ceux qui arrivent échelonnés.
Je me tords comme une serpillière pour pondre
des incitations de travail rigoureuses, étayées, resserrées et on me les réduit
à ;
- "On
n’a pas compris tout ce qu’a dit Gilbert mais, ça veut dire, grosso modo que
toutes les possibilités de travail sont bonnes".
L’étudiant ponctuel fait peut-être de la rétention
d’informations face aux retardataires ? Ou alors il fait un raccourci
flegmatique de la super mission artistique dans laquelle je les entraine ?
Peut-être ne comprend-il pas lui-même ?
Plus simplement, je crois que toutes mes
contraintes et mains courantes sont si difficiles à réexpliquer, je suis
souvent confus, luxuriant, ramifiant, que ça coupe le sifflet à celui qui doit
relayer oralement le sujet.
Souvenir d’une image IV ou vieux chewing-gums
Nous avons tous des images chewing-gum collées
dans divers recoins du cerveau. Décoller ces images de là où elles sont tapies
pour les révéler au grand jour (dans le sens chimique du terme) est une opération
de spécialiste. Un de ces chewing-gums sera l’amorce de la mission (le thème,
l’incitation, le sujet…) qui occupera chaque étudiant un trimestre.
" -
Il faut absolument comprendre pour suivre ce chapitre, alors, je
réexplique."
Ayez à l’esprit une image que vous ne pouvez
plus avoir sous les yeux. Vous captez bien l’aura de cette image virtuelle
quand vous êtes concentré au max. Pour l’apprivoiser vous décidez de la dessiner
en chair et en os sur papier … Admettons que vous y arriviez. Sans un mot
d’explication, vous la soumettez à un ami en espérant lui faire partager les
impressions que vous avez engagées dans votre dessin… Hum, hum.
" -
Mon raisonnement est trop abstrait, il faut un exemple. "
Vous avez le souvenir d’une image encadrée placé
dans le couloir de chez votre grand-mère lorsque vous étiez enfant. Ce
sous-verre vous intriguait, vous ravissait, vous ne le compreniez pas. Aujourd’hui
vous êtes adulte, la grand-mère est au firmament, sa maison a été relookée par
M6 pour quelqu’un d’autre, bref, l’image sous-verre n’existe plus.
Il vous reste les éclats de l’image plus ou
moins tamponnée, estampillée quelque part dans l’encéphale… L’empreinte synapstique
de cette photo dans sa marie-louise d’origine est vraiment ténue.
Ce cadre placé au-dessus de la porte d’entrée de
votre chambre de vacances d’été est trop haut pour être vu attentivement et
vous n’êtes jamais monté sur une chaise pour sniffer l’image. Ce sous-verre
suspendu par un clou forçat au-dessus de votre tête complote encore.
On y voit une jeune femme aux cheveux longs et
amples qui présente un plateau de fruits. Le garçon qui est à son côté semble
vous regarder fixement. De sa main pétrifiée il prend un fruit sans le regarder.
La femme ferme peut-être les yeux. Vous n’identifiez pas la variété des fruits.
Juste derrière, des grands arbres tordus et feuillus coupent court. Vous n’avez
jamais questionné votre grand-mère sur cette image. Vous n’y avez jamais songé.
" –
Allez, je vous le dis c’est ma grand-mère à moi."
Ce pourrait être une image à vous, non ?
Oui ?
Cochez oui.
La maison de mes vacances, ma grand-mère,
l’image… je n’ai plus la possibilité de scanner ce souvenir dans ses retranchements
et c’est tant mieux, car je vais pouvoir errer "à la recherche de cette
image perdue". Je m’y plonge et réussis une série de dessins qui me permet
de visualiser mes impressions d’enfant, cette réussite me donne envie d’imposer
la même démarche à mes élèves marseillais avec leur propre image oubliée.
" -
Mettez-vous en quête d’une image nostalgique disparue, cherchez la, ne
trébuchez pas sur la première venue, captez-la avec grâce parce que vous allez
l’incuber jusqu’à l’overdose.
Je passe
un contrat avec chacun d’entre vous : lors de notre prochain rendez-vous,
je récupère une page manuscrite explicative qui doit me donner une idée de
votre choix, ça sera notre complicité, les autres n’en sauront rien."
Ne pas donner d’exemples d’images
oubliées pour ne pas aiguiller les étudiants !
Souvent, ils étoffent mieux leur écrit que le
mien qui est trop bref. Je collecte les feuilles manuscrites qui sont souvent
griffonnées de manière chaotique. En voici une (un extrait) parmi une centaine
d’autres collectées en plusieurs années.
"Je
n’ai vraiment connu mon père qu’à l’âge de 10 ans.
(Durant
ces dix années, je ne l’ai vu qu’une seule fois.)
Un soir
il est arrivé à la maison, c’était un militaire à képi blanc, costume beige.
Quelques mois avant qu’il ne revienne ma mère m’avait dit ; "Tiens,
c’est un cadeau de ton père." Le lapin avait une fermeture éclair sous le
ventre et j’y rangeais mon pyjama. Ce lapin, je ne l’ai jamais retrouvé
pourtant, j’aurais aimé le garder toute ma vie ; il représentait mon père,
son retour."
À partir de maintenant, plus un mot, que des
dessins, des documents, des croquis, des maquettes, des photos.
Cette étudiante peut tenter de dessiner son
lapin mais, ça ne sera jamais le lapin blanc de ses dix ans. Elle devra trouver
une progression graphique (et surtout pas littéraire) pour nous faire voir et
comprendre l’état psychologique de ses dix ans… Ça sera très difficile !
En réalité, c’est très progressivement que l’on
passe de l’écrit, puis de la parole, à la communication visuelle.
À l’arrivée ce ne sera plus que visuel.
La découverte mutuelle des travaux de chacun se
fera de semaine en semaine ou naturellement le jour du bouquet final.
Leur page manuscrite est la main courante de nos
séances. Avant chaque entrée en atelier, avant les entretiens individuels, je
m’en imprègne afin d’étudier l’adéquation entre leurs premières recherches graphiques et ce qui est expliqué dans le
contrat.
L’entretien conseil, kérosène, picador, mouche
qui pique, pommade, flagornerie, claque dans le dos ou soufflet, dure une
petite demi-heure. Je ne vois le vingtième étudiant qu’en fin d’après-midi,
l’attente est longue pour les derniers. Pour moi, c’est un boulot de forcené
qui n’est pas très efficace, puisque je mouline presque la même farine à chacun.
Ils rament trois mois.
Je houspille, j’encourage.
Lorsque le couperet de fin du trimestre tombe du
ciel, tous les travaux sont vomis comme des valises Samsonite sur le tapis
roulant de l’aéroport. J’attends, je somnole trois mois et puis patatras ;
mes yeux se troublent devant l’évidence de toutes les valises … Heu, de tous
les travaux exposés.
Il a du y avoir des soirées "charrettes[35]"
pour certains élèves !
Ma voix chevrote d’émotion lorsqu’au milieu du
groupe je commente à grands gestes le travail de chaque étudiant.
Françoise me confie en aparté qu’elle ne couche
plus avec les nœuds serpents. (J’aimerai aujourd’hui retrouver son papier, je
vais fouiller, ça doit être possible. J’ai tenté de ne rien relire avant de
finir ce chapitre.)
Françoise rêvait régulièrement de serpents
multicolores entremêlés alors, elle s’est mise à décliner des entrelacs colorés
de serpents cobras, boas, etc. Sur tous les formats.
"
- De plus en plus précis comme une
révélation progressive qui se fait de dessin en dessin, le précédent entrainant
le suivant comme un chapelet de crottes de bique." Précise-t-elle.
Le travail abouti était aussi hypnotique qu’une
douzaine de gidouilles du Père Ubu[36]… Le
souvenir visuel que j’en ai est flou… y’a plus de reptiles grouillant dans les
nuits de Françoise.
Elle aimait beaucoup son travail, est-il aujourd’hui
retourné dans les limbes d’une déchetterie marseillaise ? D’avoir tant
dessiné en plein jour, cela a détourné l’attention des reptiles nyctalopes.
Mouais, l’interprétation n’est pas si élémentaire, j’en suis sûr.
Mon but n’a jamais été de la priver de ses
serpents hebdomadaires, mais tant mieux pour elle... De la pure satisfaction de
prof. Dans ces moments là, certains étudiants ne savent plus très bien de quoi
je suis le maître, je deviens guérisseur suspect.
La thérapie par les arts, j’en ai déjà écrit une
phrase moqueuse il y a quelques mois, page 27. Je ne suis pas un thérapeute, je
n’y ai jamais songé, ça me fait rigoler, je suis seulement un
"profplasticien" qui secoue ses élèves pour en faire tomber
l’argenterie[37].
Je pourrais joindre une centaine de pages
manuscrites de contrats de départ… En revanche rien de graphique[38], à
l’arrivée aucune image à se mettre sous la rétine. Il n’y avait pas la photo
numérique. Je suis seul à garder le bon souvenir du cheminement de certains
mais, nous sommes encore assez nombreux à garder les images et les installations
du résultat final exposé.
Sophie Calle, Annette Messager et consorts ne
sont pas encore connus de moi et encore moins des étudiants à cette époque.
Cette pratique artistique du retour sur soi est sans doute dans l’air du temps.
Ceci énoncé, je ne suis pas certain qu’il y ait des points communs entre les
œuvres de ces artistes et les images triturées de mes élèves de Marseille.
Je n’invente rien, il y a des artistes qui
jouent sur le fil de la personnalité et sur la lame de la psychanalyse, Bosch
étant un bel exemple, puis Van Gogh, Dali...
Désosser une séquence d’images oubliées devient
attendrissant, forcément. C’est une opération chirurgicale qui tente de conjurer
l’angoisse de cette impossibilité de revoir cette série de sensations imagées.
La première fois que j’ai proposé cette
réflexion, je ne prévoyais pas des situations si à fleur de peau de la part des
étudiants. Je souhaitais un travail riche, subtil, personnel et sincère et eux
ils sautent à pieds joints dans les traumatismes et les meurtrissures de
l’enfance. Ils sont très peu à choisir des histoires/images amusantes.
Tous leurs choix sont troublants, c’est la
constante.
Le scotch
du frère et de la soeur
(Je viens
de mettre le nez dans ma boîte d’archive, je n’ai pas résisté. J’avais oublié
ce texte. Ya pas de cerise mais, c’est bien sexy.)
"Un
après-midi peu commun - Du scotch sur la bouche, peur de se mélanger - Pas du
tout envie de faire l’amour avec ma sœur -
la honte de moi, la honte de ma sœur, honte de la famille - Ma sœur a
quinze ans, elle est grande et très mince, à la limite de l’anorexie, le visage
de Lalanne dans les années 75 - Devant la télé sur le canapé – J’ai douze ans -
Ma sœur me chahute comme bien des fois – Chien et chatte – Des mains vraiment
baladeuses – Pas désagréable, honnête et intègre – On se retrouve rapidement
sur la moquette – Elle me propose de se déshabiller – Il est interdit
d’embrasser sa sœur sur la bouche et encore moins d’avoir des rapports sexuels
– Après négociation ; la solution, du scotch sur la bouche nous fait
tomber d’accord - Sur la sienne et sur la mienne – Je me sens moins sale et
protégé – Je m’allonge sur elle, je feins de l’embrasser, on feint l’amour, on
joue – Terrifiant fut par la suite le regard entre elle et moi – Je lui en voulais
terriblement – Jamais on en a reparlé, peut-être un jour ou une nuit pourquoi
pas…"
(L’ensemble fait onze pages manuscrites
griffonnées, raturées, hésitantes surchargées. Dans cet extrait, j’ai bien respecté
le ton haché, décousu de ce garçon. En
préambule, il parle de sa difficulté à faire pipi droit dans les cuvettes des
WC, il en asperge partout, il y consacre quatre à cinq pages… Je ne comprends
pas bien la relation avec ce qu’il appelle "l’inceste au scotch"…)
Je me souviens avoir lu son texte comme un
professionnel qui vérifie sa feuille de route. J’étudie son texte comme tous
les autres en imaginant le travail plastique possible et envisageable, sans jugement,
sans a priori, comme un médecin qui diagnostique de belles hémorroïdes, à vingt
centimètres, flegmatique, la routine. Je réfléchis à la manière d’aider ce
garçon à construire son travail graphique.
Les étudiants commencent laborieusement leurs
recherches graphiques Ils semblent tétanisés, déconcertés ; ils se font
couler un souvenir d’images graves, ils se complaisent dans le bain qu’ils font
mousser. Couverts de savon ils en parlent à leurs amis pour en profiter au
max puis, ça se bloque à la bonde, le siphon est bouché. Bloqué. Ils ne voient
pas comment ça pourrait s’évacuer puisque c’est si bien là-haut, réactualisé,
ressassé au chaud dans les neurones. Alors, pourquoi et surtout comment commencer
l’extraction visuelle avec leurs mains actives. Pourquoi agir avec un outil graphique
plutôt que rester à l’écoute permanente de son cerveau bouillonnant. Ils privilégient
la puissance passive de l’image choisie, j’en suis déçu.
Il faut combiner les deux, le cerveau et les
mains.
Mais surtout les mains ; triturer l’argile,
ou, ou, ou, ou, ou la pellicule, les ciseaux, la peinture, le papier et ne rien
laisser s’échapper. Ils avancent sur la pointe des pieds...
Idem en fac. J’ai enseigné deux ou trois ans en
faculté d’arts plastiques, j’y ai fait des vacations assez récemment, je ne réussissais
pas à mettre les étudiants en situation de recherche.
Rechercher, c’est réfléchir avec un crayon qui
dessine.
Des futurs profs d’art plastiques que je ne
réussis pas à faire réfléchir avec un crayon ou autre "outil
graphique" en main. Un comble ! Ils ne veulent penser qu’avec
des mots écrits. Merde, ils ne sont pas en fac de lettres ! On peut aussi
bien réfléchir avec des dessins, des signes, des graphismes.
Oui, on peut penser en ayant de l’argile en
main, c’est l’argile qui agit sur les yeux et le cerveau… Je blague, les trois
interagissent ; le cerveau, les mains, les yeux. On ne peut pas réfléchir
à ce que l’on pourrait faire avec de l’argile en n’en n’ayant pas entre les
mains. C’est l’argile manipulée qui dicte sa loi. Même raisonnement : on
ne conçoit pas le prochain dessin en ayant les deux mains sur la tête, comme
ça, en triangle isocèle, le menton sur la table bissectrice du triangle… C’est
ridicule de croire cette position féconde, on pense le dessin en le dessinant…
Toujours avec le même raisonnement, en tapant
ces phrases, je pousse droit devant moi, n’importe quoi, puis je vais reluire.
(Je viens d’écrire "reluire", peut-être que je vais corriger, p’té-pas !
Je manipule les mots comme on allonge, étire, repousse, soude l’argile. "Reluire",
n’est peut-être pas le meilleur verbe d’action mais peu importe, je relirai puis
relierai le tout.)
Un ami sculpteur m’a scarifié quelque part dans
le ciboulot que l’art c’est l’esprit de combinaison…
"Scarifié", ça fait mal, ça cicatrise
mal. Mais ça laisse de beaux bourrelets sur les peaux noires… Etre artiste
serait trouver de bonnes combinaisons : des combinaisons inédites. Une
sonate de Beethoven est une combinatoire de notes. Écrire c’est combiner.
"Labourer", me paraît plus juste pour l’idée que je veux donner de
l’empreinte indélébile de cette phrase dans ma formation artistique.
Je festonne mon écriture en me référant à ma
manière d’échafauder mes dessins et je vérifie que c’est exactement la même
démarche… J’aime par ruptures user les
mots par maniérisme… Ce ne sont que des exubérances paysagères pour sonner les
cloches du lecteur.
- Viens-en
aux faits, qu’a-t-il bien pu réaliser comme images avec son histoire de ruban
adhésif qui isole et protège ?
"Il", c’est Laurent. Il achète
quelques rouleaux de scotch qui fait mal quand on l’arrache sur la peau. (A
moins qu’on l’use un peu sur le rebord d’une table en le tendant et en le
passant plusieurs fois de droite à gauche comme si on voulait scier le rebord
de la table.) Laurent et sa sœur, se collent du scotch sur la bouche, chacun
leur scotch, ça doit glisser au contact, chacun sa clôture pour se séparer et
se faire moindre mal moral, selon leur avis de teenager. Il ne parle pas dans
son texte de la difficulté à enlever le scotch sur ses lèvres. Il a d’autres
préoccupations à ce moment là ; il est mené par le bout du nez.
Dans l’atelier de l’école d’art, Laurent refait
seul l’action. Il se met inlassablement du scotch sur la bouche, des petits
bouts, en travers, en double avec plus ou moins de contact. Il demande l’avis
de ses amis. Il prend quelques photos mais très peu. C’est tout cela chercher.
La photo est argentique en 1986, et la révélation n’est pas immédiate. Il ne se
reconnaît pas sur les photos ou plutôt, il ne reconnaît pas l’enfant qu’il
était à douze ans en face de sa sœur. Déçu, il décide de placer beaucoup plus de
scotch sur le visage. C’est impressionnant, il se plie la peau, il ne coupe
plus le scotch, il devient monstrueux, une photo en témoigne. Sur mes conseils,
à la mine de graphite, il reprend une des photographies en dessin, celle qu’il
trouve bien contrastée et bien contrefaite, il y a les yeux malicieux.
Un dessin sur format raisin, très minutieusement
il fait une copie conforme de la photo au visage grotesque mais malin. Il me demande
ce qu’il pourrait faire pour améliorer le résultat insatisfaisant à ses yeux de
ce laborieux dessin sur lequel il se reconnaît encore moins que sur la photo.
Quel conseil lui ai-je donné ?
Aux élèves bien ferrés qui me réclament un avis
de relance alors que leur travail semble se terminer dans un cul de sac, je
fais souvent cette pirouette ;
- Que ne
ferais-tu pas, là, maintenant, avec ou sur ton travail fini ?
La réponse de Laurent est, je ne le déchirerais
pas.
Alors fais-le ! Il réfléchit un instant, il
est prêt à le faire, je l’arrête.
Pas si vite, pourquoi le ferais-tu ?
C’est vrai dit-il, j’exécute tes ordres, je suis
idiot, je ne suis pas ton automate.
Bien réagi. Ma provocation est peut-être une
piste ?
Il réfléchit. Il m’interrompt un quart d’heure
plus tard, il a collé des bouts de scotch sur son super dessin. Son action n’a
pas beaucoup d’incidence sur le résultat, seulement des bandes mates qui deviennent
brillantes.
- Hum. Pas très audacieux !
Piqué au vif, en ma présence, il retire quelques
bandes de ruban adhésif : des lambeaux de son visage déjà bien défiguré restent
sur le scotch. Il en enlève une dizaine, il les replace sur une feuille à
proximité. Je note que ça lui donne envie de déplacer tous les morceaux, il le
fait. Il a maintenant deux visages côte à côte impossibles à reconnaître.
La semaine suivante, il a récupéré une photo de
sa sœur à quinze ans, ça le gêne d’être
en la possession de ce trophée qu’il a
extorqué dans le désordre de sa mère. Il n’ose pas rencontrer sa sœur
pendant qu’il travaille sur cette question, leurs attitudes incestueuses le
dégoûtent encore sept ans plus tard, il a 19 ans environ.
La toute petite photo de sa sœur, il l’agrandit.
C’est la technique du dessin qui lui plaît, bien plus que d’avoir sa sœur hilare
en grand en face de lui. Cette fois il dessine avec les outils d’une trousse à
maquillage de fille ; mascaras, ricil noir, rouge à lèvres poudre et vernis
à ongle. Le résultat réaliste n’est pas très réussi, il a encore des progrès à
faire pour arriver à ce qu’il espérait ; le visage de sa sœur est une
mauvaise copie outrancière d’un Francis Bacon, tout le contraire d’un sfumato à
la Léonard ou d’une madone de Raphaël.
Je ne me moque pas. Je lui demande de profiter
de ses maladresses. Il a envie de reprendre cette idée de scotch collé décollé
et transporté d’un papier sur l’autre.
Ça se complique, je crois qu’il est maintenant
en possession de quatre portraits plus ou moins mixés et arrachés. Quelquefois,
le ruban adhésif est ôté trop vite et le papier se déchire, il y a quelques
trous dans les papiers.
Il achète encore des rouleaux. Il emballe et
relie des petits objets entre eux. Il fait des binômes d’objets singuliers. Je
n’ose pas dire qu’il "enlace" deux objets, qu’il les
"étreint"; une pomme avec pinceau, une gomme et un paquet de cigarette,
etc.
Je passe près de lui et lui soulève le casque
écouteur de son lecteur de cassettes ;
- Elles
sont surprenantes tes "sculptures". Je te fais remarquer que tu
utilisais le scotch pour vous isoler et vous séparer et non pour vous relier
comme pour une pratique de bondage.
Je veux lui expliquer ce que c’est, il m’arrête,
il sait ; attacher son partenaire pour une relation érotique…
Il abandonne ses ligatures transparentes, c’est
dommage, je pense que c’est une piste à poursuivre.
Ce sont les quelques trous dans les feuilles qui
lui plaisent : ils sont dûs aux vifs décollements du scotch, il en obtient
toujours plus et il maîtrise mieux son geste. Il renforce les contrastes à la
mine de graphite 6B et avec différentes teintes de rouge à lèvres de tubes en
fin de vie que ses camarades intriguées lui fournissent. Il entreprend des
dessins différents, des variantes d’après photo, plus récentes.
Il photographie à la sauvette des couples qui
s’embrassent.
Coup de théâtre. Il décide de superposer les six
ou sept dessins et de travailler dans les trous. Un de ses copains expert à
suggérer les ombres et lumières lui fait le boulot. Il faut voir que certains
dessins sont si troués qu’ils sont des fenêtres ouvertes sur l’image suivante.
On ne sait plus qui est qui, lui ou sa sœur mais on distingue bien une féminité
et une tête grotesque de bonhomme. Que raconte Laurent, quelle histoire, ce
n’est pas clair ?
– Ça n’a pas à être clair.
Suis-je
obligé de répondre aux curieux qui n’ont pas suivi le projet. Laurent est
séduit par son propre travail qui alterne entre précision du dessin et
arrachage véhément. Quelques semaines plus tard je constate que son histoire de
pipi sur la cuvette et de scotch sur la bouche de sa sœur entreprenante est un
secret de polichinelle entre lui et moi, il a eu des fuites, c’est lui qui raconte
son chef-d’œuvre à ses amis.
Mon travail de prof s’arrête à l’expo. Bravo Laurent !
Je ne lui ai pas demandé si ce travail lui avait été utile pour regarder sa
sœur les yeux dans les yeux et rigoler ensemble de ce jeu d’adolescents.
Carton rouge : à la fin de sa lettre, il
écrit qu’une nuit avec sa sœur n’est pas inenvisageable. N’est-ce qu’une fanfaronnade ?
Laurent est homosexuel, il s’est affiché ainsi
dans la cabine Photomaton de la gare.
La sexualité s’est alambiquée, surtout au
commencement.
Idées
noires
- Cerise
et Merise, qu’ont-elles fait respectivement sur ce sujet ?
Je cherche quelques phrases commémoratives à
leur propos. C’est simple pour Cerise, elle n’a rien fichu durant le trimestre, je
lui ai tout de même mis une belle appréciation gonflée. Nous avons beaucoup
papoté en cours lors de nos entretiens, elle utilise souvent ce verbe. A chaque
fois elle s’engage à travailler mais rien, fidèle à elle même.
- Et Merise?
Merise a sans doute fait un travail impressionnant,
je n’en ai plus le souvenir, rien. J’ai bien essayé de repenser à son image de
départ, mission évocatoire impossible, il y a déni de souvenir, incroyable !
L’image incitatrice de Cerise est très drôle. Elle se
souvient d’avoir été envoyée chez le psychologue scolaire par sa maîtresse de
maternelle parce qu’elle ne dessinait qu’avec les feutres noirs… Elle a vécu
ces extractions temporaires de la classe comme des punitions. Elle se sentait
anormale. Elle n’a rien pu expliquer à ce psychologue qui lui demandait de
dessiner en couleur. Jusqu’ici, rien de particulier dans cette histoire: c’est
bien plus tard à la maison, que Cerise donne l’explication à sa Maman qui lui parle
posément de sa propension à ne vouloir dessiner les choses qu’en noir.
- Maman,
à l’école presque tous les feutres de couleurs sont un peu usés, émoussés et
défraichis, seuls les feutres noirs sont en pleine possession de leur capacité
graphique, alors je les prends, personne ne les veut, c’est tout…
Cerise a insisté sur ce traumatisme
qu’elle a vécu lorsqu’elle se rendait seule auprès de ce Sganarelle.
Mon premier maître de dessin
Avertissement ! Si les chapitres sans les
deux filles vous intéressent davantage que les autres, vous pouvez enjamber les
quatre chapitres qui suivent. Dans le cas contraire, si elles commencent à vous
gonfler, c’est ce genre de chapitre qu’il faut lire : que du pur jus de
prof.
Deuxième
avertissement ! Pour lire ce chapitre suppositoire[39]
il faut pouvoir s’imaginer des attitudes et des positions de personnages dans
le dessin des lettres écrites en capitales; le Z, est un personnage à genoux. Prêt
pour l’expédition ?
Mon prof d’arts
plastiques de collège est droit comme un I, je ne l’ai jamais vu L ni T et
encore moins S. Lorsque nous rentrons à la maison par le train avec mes deux
frères, il arrive que nous soyons dans le même wagon avec notre prof mais, pas
un mot. Il est H quand il est assis dans la micheline ; attention, un H
bas-de-casse donc h (ou dans l’autre sens suivant la banquette).
" – Ce professeur fut très important lorsque j’étais
gamin mais, avec le recul je le case dans la casse[40]
des caractères à refondre."
Au lycée, il nous
impose régulièrement la reproduction de ses bons dessins d’artistes à lui et ça
jusqu’en classe de troisième, rien au-delà de 1907[41],
excepté Jean Lurçat.
Je pense que c’était
au-dessus de son entendement. Collégien, j’y trouve
mon compte à chaque fois, c’est un grand plaisir, je n’y apprends rien…
Peut-être la précision ?
Alors que je peaufine
une minutieuse gouache sur format raisin : un hiératique chasseur I tiré
d’une image populaire yougoslave. Maladroitement, je fais une grosse tache
bleue claire aux pieds du chasseur…
Put’in ! Il va
falloir gratter avec une lame de taille-crayon. Parce qu’avec ce prof rien ne
doit dépasser, toutes les gouaches de la classe doivent se superposer.
J’appelle timidement
le prof I. BC, il considère la catastrophe (avec son stéthoscope) Y, il avise.
Et en quelques coups
de crayons astucieux, il Æncre adroitement ma tache en un énorme G (geai !)
tué au pied du chasseur bredouille l’arme aux pieds. V (victoire !) Le
chasseur est maintenant fier de son trophée.
Non d’un pinceau,
c’est la première leçon d’art que l’on me gifle et que je comprends : c’est
l’instant le plus important de ma scolarité de collégien gouacheur. Je vais
régulièrement réinvestir cet apport tout au long de ma croisière de prof.
Bien plus tard, je
découvre cette phrase de Francis Bacon ; "la peinture n’est qu’accident."
- …Et ce prof I ne se
souvient pas du tout de moi ; trop sérieux, trop amidonné… comme s’il
avait eu toute sa vie un manche à balai fixé dans le dos sur la colonne vertébrale.
- Comment tu l’sais
qu’il t’a oublié ?
- Parce
qu’il me l’a dit… Je lui succède au
collège, à son départ à la retraite, juste après que je me sois fait virer de
Marseille.
C’était improbable, presque un gag quand j’y
repense. Je le rencontre donc à la passation du pouvoir. Il n’a pas changé,
nous nous ressemblons un peu, émacié et chauve mais, je ne marche pas si droit que
lui et lorsque je suis assis je suis plus avachi que lui qui est h, moi je suis
grand dadais g cursif.
C’est dingue, il se
souvient bien du nom du deuxième prix en dessin de ma classe de collège, deux
ou trois ans de suite mais, pas du premier… Et c’était moi.
Je lui donne pourtant
une flopée de détails, j’en ai à revendre, ça ne lui fait pas retrouver
"ma" mémoire.
J’avais pourtant une
attirance tsunamiste retenue pour le dessin mais, ce prof vénéré, si, si, ne
m’a pas vu m’approcher de lui. Un, deux, trois, soleil. Je ne suis pas une
cerise.
Pas vraiment de
compétence à cet âge, ça s’est développé par la suite, tout doucement, bien
plus tard à Tahiti puis, aux Beaux-Arts en bossant comme Sisyphe.
Si vous croyez à la
science infuse, fermez ce grimoire informatique et oubliez ma saga de
professeur d’arts plastiques.
Si je ne crois pas moi,
à l’enseignement des arts plastiques, à quoi aurai-je servi toute ma carrière ?
Si vous êtes persuadés
que c’est dans les gènes, alors il me faut oublier mon envie de transmettre ce
que je sais des arts.
Vous semblez assurés
que dessiner, imaginer, créer est de l’ordre de l’essence divine, une idée de
Platon : l’artiste agirait sous la dictée des dieux. Tu parles !
Essayez de vous mettre à bonne distance de la voix divine, quelle est la bonne
fréquence. Non, j’vou’l’dis, que du taf … Pas de l’inspiration, que de la
transpiration.
Vous avez une deuxième
chance ; relevez l’écran de votre ordinateur portable et reprenez la
lecture, je vous taquine.
Ma marraine Suzanne a
exposé ce chasseur gouaché taché réparé avec le geai au pied. Format raisin 50x65,
le seul dessin de ce format. Elle l’a subtilisé sans me demander mon avis de
gamin. Une belle gouache dans l’esprit de Jean Lurçat. Elle l’a gardée jusqu’au
bout du rouleau (1927/2012) dans son salon. C’est le même clou qui a maintenu
l’œuvre. Elle y tenait beaucoup, le clou aussi.
Une étudiante, 25 ans,
à l’Iufm se souvient de moi :
- Vous étiez un prof rigoureux lorsque j’étais au collège,
(à 13 ans). Vous nous faisiez écrire notre nom, prénom et la classe au dos de
la gouache, entre deux traits légers de crayons tracés à la règle.
Elle dénonce
"mon" travers draconien devant toute la classe de stagiaires de
professeurs des écoles. Je suis surpris par sa déclaration, j’ai toujours fait
écrire le prénom suivi du nom au recto et non au verso. Je veux que le prénom
résonne sur la peinture comme une signature d’artiste, virevoltante, légère,
personnelle. Voyez celle d’Alechinsky, de Picasso ou la concision de celle de
Toulouse Lautrec. J’ai toujours fait signer ainsi en précisant ;
-… Pas une enseigne lumineuse s’il vous plaît!.
Pour moi, c’est bien
plus facile de noter les travaux de cette manière, je n’ai pas à retourner la
feuille.
Ma consigne de
signature entraîne l’élève à la légèreté, l’autre type de signature, de type
architecte, demande de la précision et de l’application, or toute ma carrière
je vise la stretzzatura (l’élégance) la décontraction ou du moins, donner
l’impression que l’on est à l’aise… Pour finir par l’être.
J’ai mis plusieurs
minutes à comprendre que cette étudiante ne parlait pas de moi mais, de mon
prédécesseur, le I. Elle nous confondait. Il avait fini sa carrière au collège
avec la génération de cette fille. Dix ans après, elle est étudiante à l’Iufm
et elle est avec moi. Comment diable a-t-elle pu me confondre avec lui ?
Les souvenirs de
classes peuvent être tenaces, ténus et infidèles.
Comment on grandit
"Vénérable maître, voilà longtemps que je voulais vous
écrire, pour vous donner de mes nouvelles et surtout pour vous remercier. Hé
oui ! On critique les profs, sur leur incompétence, leurs idéologies trop
extrêmes, leur pédagogie… mais on pense rarement à dire merci. Alors voilà,
merci M. Villemin, au nom de pas mal de stagiaires professeurs des écoles des
Vosges, pour nous avoir ouvert l’esprit. J’ose m’exprimer, m’éclater. Je me
fiche du "je ne sais pas dessiner, je n’ai pas d’idées, je ne suis pas
inspiré…" Ces deux années (1997/98) avec vous m’ont été utiles de deux
manières. Professionnellement : j’ai plein d’idées, un peu farfelues parfois
mais bon et d’un point de vue plus privé... Même si mes talents d’artistes ne
sont encore très peu reconnus, je produis. Aurore de Meuse. 2000. "
J’en fais quoi de
cette lettre ex-voto ?
Je crois repérer de
l’humour dans les mailles de sa lettre… ( Ecrire c’est tisser en Jacquart[42]. )
Qu’ai-je
répondu ?
Trois
ans après"… Grrr ! Le bébé qui
ne vient pas [… ] Opération prévue fin janvier début février puis tentative par
F.I.V [… ] Je suis entourée d'enfants, de femmes enceintes, de copines
enceintes [… ] deux ans de traitements
médicaux et stop ! l'adoption ? [… ] J'ai pleuré, nié mon ventre vide...
Plus tard. [… ] 4ème F.I.V !
Puis [… ] 2004, Noé est né 50 cm; 2kg 910"
Pourquoi insérer ces fragments
d’échange internet ? C’est d’un autre registre me suis-je dit. Pas si
sûr ! Aujourd’hui, je ne peux plus distinguer les différentes
conversations, c’est la même femme qui est mêlée (Imailé)
Je veux débrouiller ce
méli-mélo… Ici même, à cet instant précis, ci-dessous, je fais le point, je n’y
ai jamais réfléchi sérieusement avant, si, si… Comprendre le fossé qui sépare
une lettre de remerciement jusqu’au gué de cette intimité familiale dont elle
me fait part. Le fossé est-il seulement dû à la durée (1997/2004) qui installe
progressivement les relations de confiance ? Sans doute en partie mais, il
y a plus certainement le temps passé en cours à se décarcasser, à plâtrer,
lier, modeler, peindre, à s’encourager, à s’apitoyer, s’essouffler sur un
travail qui ne va pas tout droit, qui s’escabosse, se rastature, blémit,
s’échafouille et finalement s’expomire pour sceller le clan fier de ses actions
bellivoyantes.
Monsieur le curé de la
confesse[43],
ces bribes de lettres vous suffisent-elles pour vous convaincre que je
n’entretiens pas que des péchés méphistophéliques de chair avec les
élèves ? Vous en voulez d’autres des lettres comme celles-ci, sans FIV
bien sûr mais avec d’autres épices…
La première lettre de
remerciement d’Aurore me rappelle la question d’un proviseur de lycée qui en
conseil de classe, se tourne vers moi et "avec
vous, en dessin, il est propre cet élève ?"
Et pourquoi pas, "est-ce qu’il fait encore caca dans sa
couche ?" Aujourd’hui encore, 35 ans après, sa question
m’attriste. J’ai honte d’avoir eu à répondre à telle interrogation en conseil
de classe en France en 1975 et je me reproche encore de ne pas avoir défini ce
que peut être l’art devant l'assemblée des profs… Qui n’aurait pas, elle non
plus réagi.
- Alors ne regrette rien[44] !
L’importance des arts
plastiques, Aurore la pointe dans son billet. Par sa lettre, ce n’est pas tant
la flatterie à mon encontre que je tiens à rapporter mais plutôt, ce qu’elle
représente pour la compréhension des arts en général. Beaucoup croient que les
arts se limitent à un apprentissage de techniques variées… Pas vous qui lisez,
bien sûr, sinon, ça ferait quelques chapitres que vous auriez abrégé cette
longue croisière au cours de laquelle il est impossible de rétorquer.
Au collège, qu’on me
demande, comment se comporte un collégien dans mes cours, va-t-en-guerre, mais
penser que les arts plastiques sont le terrain vague fertile des allergiques
aux maths et aux français, non ! ça serait une revanche de cake pour les
élèves en échec mais, malheureusement ce sont souvent les mêmes qui cumulent.
Encenser le propre et
l’ordonné dans la pratique des arts, c’est respirer une agaçante odeur de
sainteté. Cette conception est complètement enfumée… Une fulgurance me vient à
l’esprit; je repère une collégienne qui se prend deux doigts dans son rouleau
de ruban adhésif en voulant en sectionner une languette pour fixer un truc maladroit
qu’elle venait de réaliser laborieusement… Je charge la mule. Elle s'entortille
dans sa propre toile comme une araignée maladroite qui n’existe pas. Je lui
explique tranquillement que ce défaut peut devenir une qualité.
- Laisse ton scotch aller où il veut, laisse le faire et
plaque ta guirlande collante avec les mèches folles, mets-en plusieurs les unes
sur les autres ça finira bien par tenir ton truc. Aplatis avec tes deux mains.
Elle ne me comprend
pas… Ah mais, ce n’est pas si simple l’éducation ! J’aimerais qu’elle
réussisse à donner la priorité à son cerveau plutôt qu’à ses mains. Ses proches
savent qu’elle est maladroite, on a du
lui dire tant de fois ! De plus elle est gauchère. Je le suis. C’est marrant
j’essaye de retrouver son prénom tout en tapant ces mots, je lance ma ligne…
C’est Christelle, Christelle comment ? Non, ma mémoire hameçon n’ira pas
jusque là. Je ne me souviens plus exactement de la suite de ce travail. Je la
vois sourire timidement à chaque fois que je passe près d’elle. Je me souviens,
qu’elle n’a plus peur de moi, que sa tête est droite et nettement moins enfoncée
dans son cou ou dans son col. Puis, nous nous sommes bien entendus jusqu’à la
fin de sa classe de troisième.
En l’encourageant à
entortiller et à matelasser ses rubans maléfiques je ne suis pas très loin de
Laurent ce garçon qui, à Marseille, va travailler à haute dose le ruban adhésif
pour revivre la situation ambigüe des
baisers séparés par du scotch. Même démarche. Que celui qui ne plisse jamais le
ruban adhésif lui jette son rouleau.
Une maghrébine
pratique passionnément les arts plastiques dans mes cours sans que je m’en
aperçoive, elle est discrète. La moitié de la classe est d’origine maghrébine,
la plupart était en classe de CM2 avec ma femme. Ces jeunes en gardent un très
bon souvenir, c’est alors la voie royale pour moi de faire un bout de chemin
avec elles et eux jusqu’à la classe de troisième. Ils ne sont pas dans une sage
classe de latinistes, il faut jongler avec eux, leur proposer des séances
variées et vivantes et garder les yeux ouverts.
Ce jour, à cette
heure, j’avais envie de me reposer devant une cassette vidéo d’Alain Jaubert,
la série Palette. Une demi-heure dans le noir devant un téléviseur judas de 60
centimètres de diagonale, fallait être motivé à cette époque pour clouer toute
une classe devant cette lucarne. Lors de la deuxième demi-heure, la classe
mijote devant une feuille blanche et tente de frire ce qu’elle a retenu de
cette excellente analyse du "Tricheur à l’as de carreau" de Georges
de la Tour.
- Quinze lignes ! En vrac si vous voulez mais faites
des phrases. Vos impressions, vos remarques.
Jusqu’ici tout va
bien. C’est la semaine suivante que ça cafouille lorsque je rends les notes. La
fervente collégienne dont il est question, vient discrètement et courageusement
me voir à la fin du cours avec une feuille de brouillon et un crayon en main,
elle me présente ses comptes d’apothicaire. Elle me fait remarquer la mine
dépitée que sa moyenne en arts plastiques vient de chuter aujourd’hui de deux ou trois points à cause
de son écrit. C’est en escaladant l’interminable côte abrupte de ma forêt dans
ma petite auto pourrie qui se lamente que je prends conscience de ma stupidité…
"- Quelle stupidité ?"
Au collège tout passe
par la rédaction et la lecture !
Je prends la
résolution de ne plus faire d’écrit noté avec les classes qui sont déjà si
souvent en échec. Je dois démarquer mon enseignement. Jusqu’à cette malheureuse
interrogation écrite, tout était visuel, les travaux, les notes étaient très
bonnes pas seulement pour elle, d’autres élèves sont dans son cas, elle est la
plus touchée. Je décide de ne plus jouer dans la même cour que les autres disciplines,
je dois rester dans le domaine de l’image, mon fief. Bien sûr, je continuerai à
montrer des cassettes vidéo d’art et autres apports culturels mais, plus
question d’en rendre compte par écrit. La plupart des élèves de cette classe
n’ont pas les moyens de faire sincèrement
part de leurs ressentis à l’écrit. Cette collégienne a bien vibré devant la
vidéo de cette œuvre caravagesque, j’ai pu le vérifier lors de notre courte
conversation.
En haut de la côte
hors de ma guimbarde, en faisant pipi, je décrète que je n’ai pas le droit de
juger la maladresse de qui que ce soit à rendre compte de ses émotions par des
mots. Avec moi ça ne se fera que par les images.
Encore des remarques
d’élèves ! Des remarques qui m’ont grandi ou qui m’ont fait changer mon
pinceau d’épaule, j’y suis j’y reste !
Il est 16 heures,
c’est une grosse journée, c’est ma dernière heure de cours. Je fais de l’endurance
ce mardi chargé, six ou sept heures de remplissage et de vidange d’élèves comme
d’une citerne d’eau. Nous sommes dehors sous le parc à vélo transformé en
atelier de sculpture. Trois classes de quatrième se relaient, il fait beau. Le
changement de classes se fait progressivement, je ne me rends compte de rien,
je passe d’élève à élève. Je sculpte tout l’après-midi avec eux. C’est la
fatigue qui m’incite à lorgner mon cadran plus que le changement de classe,
encore une heure à tenir. A un certain moment, un trop plein me fait brailler à
la cantonade ;
- Descendez la hauteur de vos chamailleries de deux crans parce
qu’à cette heure de la journée moi, je ne supporte plus les aiguës si haut
perché, je suis épuisé.
Une collégienne proche
de moi, me rétorque du tac au tac et presque dans l’oreille ;
- Monsieur, pour moi c’est ma
seule heure d’arts plastiques de la semaine !
Elle me cloue le bec.
Sa remarque s'immisce
chez moi comme un harpon. Cette fois, je n’ai pas besoin méditer dans de ma
petite auto pour décider de la pertinence de sa critique. Elle a droit à avoir
son heure et elle se fiche de ce que j’ai entassé comme fatigue avec les autres
classes. A seize heures, c’est elle et ses camarades qui comptent et je suis
payé pour cela. L'accumulation de mes heures de travail n’a pas à entrer en
ligne de compte, cette collégienne n’a pas à supporter ma mauvaise humeur de
fin de journée. Elle me renvoie à ma propre passion de lycéen à vouloir être
exclusif au cours de cette toute petite heure de bonheur hebdomadaire.
J’attendais moi aussi avec impatience ce cours. Toutefois, il y a une énorme
différence entre cette élève et moi ; jamais je n’aurais osé faire cette
remarque à mon prof droit comme un I en 1963. Bouh! Il ne se souvient même pas
de moi…
C’est la fin d’une
exceptionnelle séance de peinture avec une classe de cinquième, il faut que ça
sèche. Nous allons étendre au sol 25 feuilles grand aigle dans la salle de
vidéo vide, elle est située à quatre longueurs de salle. Chacun s’y rend avec
plus ou moins de précaution. Le mains en avant la feuille à plat sur les bras.
La précaution prise dépend du contentement et de la motivation. Je reste dans
la salle d’arts plastiques pour aider les derniers, Fatima fait irruption.
Yeton a marché sur sa peinture. J’y vais mécaniquement déplorer avec elle
l’étendue des semelles. Je houspille machinalement Yeton qui ne fait pas amende
honorable et qui esquive assez vite la remontrance. J’ai fait le minimum
syndical. Je rassure sincèrement l’élève ; c’est possible la semaine
prochaine de réparer cela, je sais faire, elle n’est pas convaincue, la trace
l’ennuie vraiment. Deux minutes plus tard Yasmina arrive en catastrophe,
quelqu’un a marché sur ma peinture. J’y retourne et j’apprends assez vite que
c’était encore Yeton.
Lecteur, ça te fait
sans doute sourire, moi, ce jour-là, je n’étais pas d’humeur comédien de circonstance
à prendre la chose avec circonspection comme tout pédagogue devrait le faire en
toutes circonstances.
Et vlan,
instinctivement, je flanque une gifle à ce grand gaillard frisé tout estomaqué
par mon action sans sommation. Il m’a regardé par dessous jusqu’au bout de sa
scolarité. Et moi je regrette encore de ne pas avoir été prêt à supporter deux
piétinements de peinture. Ce jour-là, ce fut un vaccin, il n’y a plus jamais eu
de gifle.
Néanmoins l’énervement
se tient à la lisière lorsque la fatigue des semaines s’accumule. Il me faut
une dose de forêt et de végétation purifiante et régénérante pour arriver comme
un canard en classe quelles que soient les circonstances. L’eau glisse sur les
plumes du canard… Personne chez moi les
week-end, chasse gardée, que la petite famille à trois. Presque toujours trois
puisque nos deux enfants sont espacés de neuf ans : aventures dans les
arbres, pique-niques de baroudeurs, cinés dérailleurs, télés coussins, contes
pour dormir, promenades.
Un prof doit jouer la
colère, jouer l’enthousiasme, jouer l’encouragement, ne jamais réellement vivre
ses sentiments viscéraux, va pour la joie mais, va pas pour la colère, en vrai,
il peut y avoir des dégâts. Les gronderies tonitruantes d’élèves doivent me
faire rire de l’intérieur. Lorsque l’organisme est régénéré, rugir c’est de la
dramatique de scène de théâtre. Ça ressemble au boniment du camelot.
Les épingles à têtes polychromes
J’ai quitté ma salle
de classe pour la retraite depuis deux ans…
"- La retraite, c’est bientôt la maison de
retraite…" Me fait remarquer malicieusement Malili,
qui essaye de donner du sens aux mots.
Au milieu de la nuit
noire du 20 juillet 2014, j’orchestre un ultime cours. Je marche de long en
large dans ma salle. J’ai beaucoup d’assurance en vitrine, je suis liquéfié
dans le magasin en constatant que ma salle est sens dessus dessous ; ça semble
pourtant plaire aux élèves.
J’ai des épingles à
têtes colorées dans la bouche. Elles ne m’empêchent pas de bien penser.
– Bon sang, aurais-je
omis de ranger ma salle de cours avant de la quitter après le cours de la
veille ? Je ne me souviens pas l’avoir laissée ainsi. Si c’est bien moi le
responsable, je me déçois. Trop de décontraction ces temps-ci, reprends-toi !
Une fulgurance, hier
soir j’ai tendu des fils au plafond jusqu’à très tard au lieu de ranger ma
salle. J’ai eu la sensation de soulager mes deux fils (fisses) en finissant ce
travail complexe de maillage. J’en avais
la conviction et l’obligation. Mes mains crochetaient les différents fils (files)
mécaniquement. Simultanément des épingles à têtes de couleurs se rangeaient
tête bêche dans ma bouche. Elles s’organisaient elles-mêmes comme des sardines
sans têtes avant fermeture de la boîte.
Ce matin en cours, ma
hantise est d’en avaler une par inadvertance en donnant oralement mes consignes
aux élèves. Ma deuxième angoisse est une terreur grandissante devant ce capharnaüm
sur les cent quatre vingt mètres carrés de ma salle ; un chambardement qui
aurait pu être sympa pour des étudiants habitués à travailler avec moi. Une
salle Ali Baba surchargée pour un travail avec des étudiants complices oui
mais, ils ne sont pas là ! Il n’y a que des débutants tout bleus récalcitrants…
Je rencontre cette
classe vivante pour la première fois, ce matin, à l’instant et je n’ai rien à
leur proposer, ils ne doivent pas soupçonner les épingles à têtes multicolores
rangées comme des allumettes dans ma bouche. Les deux affaires me semblent insurmontables ;
rien de préparé, rien de rangé. J’ai peur de tout rater.
Sur la scène, je souris,
les mots sont bien articulés, je parle sans effort, pourtant ma bouche est un
tabernacle.
Je fais le camelot en
espérant recouvrer le plus vite possible mes capacités à improviser un cours
sur une trame habituelle.
- Peinture grand format !
J’annonce cela avec
l’assurance d’une annonce publicitaire, intérieurement je mesure l’ampleur de
mon naufrage !
Je n’entends pas la
houle familière et bienveillante des anciens qui vantent la qualité de mes
cours d’arts plastiques à la bleusaille. Le bouche à oreille est une bonne
chaîne de transmission. Ce jour là un maillon semble brisé… Je ne réussis pas à
enjôler les bizuths, je ne sais plus agir...
Le cauchemar ne me le
dit pas clairement.
Les étudiants à l’envi
naviguent autant que moi dans la salle. Ils sont impatients de commencer cette
séance de peinture. Ils n’ont pas peint depuis si longtemps ! (Depuis
l’école maternelle pour certains, le collège pour d’autres.)
Mon coffre buccal est
toujours saturé d’épines métalliques;
- Par saint Sébastien criblé de flèches, je ne vois pas
mes bidons de gouache !
Sur un ton détaché,
voire enjoué, je les entraîne à les chercher avec moi sous les tables. Ils
furètent comme des enfants. Pour trouver, je devrais être seul, tranquille et
repasser mes moindres gestes pour remodeler la mémoire temporairement défaillante.
- Où est ce satané carton avec ma douzaine de pots de
gouache multicolores ! Je m’en suis servi il y a quelques jours.
C’est laborieux, tout
part en coquilles brisées menu sauf les aiguilles à têtes qui s’assouplissent,
elles deviennent nouilles noires réglisse entremêlées qui ne me gênent plus.
Ma parole vient
d’ailleurs.
In extremis, je finis
par retrouver les bidons sous une table qui n’avait pas été explorée. Je n’en
veux pas aux nouveaux, je ne les connais pas. Je leur reproche d’être des
gosses impatients.
Quatre filles
s’exilent dans la salle d’à côté pour être tranquilles sans moi. Je les agace,
ça se sent comme mon haleine de réglisse. Elles ne veulent pas de consignes
bloquées, la peinture c’est la liberté, je ne les intéresse pas. Elles ont
trouvé mes tubes acryliques que je ne voulais pas mettre dans l’arène. (J’y
tiens beaucoup, un groupe peut gâcher mon budget en quelques séances, la
gouache est bien meilleur marché que ma peinture acrylique.) D’habitude je mets
le holà, ce jour-là je suis une baudruche, je me dégonfle, je sens bien
qu’elles m’étriperaient, je les reconnais, elles ont des noms de petits fruits
ronds : Merise, Mirabelle, Brimbelle, Prunelle. Cerise n’est pas de cette rébellion.
- Où sont mes gigantesques feuilles ?
Pas même les formats
raisin, 220 gr, rien en au-dessus de 110 gr. Il y a pourtant des monceaux de
papier amoncelés sur les tables et sous les tables mais ils ne conviennent pas,
trop fins, trop chiffonnés, trop déchirés. Les élèves commencent à s’en servir,
s’ils peignent dessus, ça va être un défouloir, de la barbouille, un fiasco…
Tout va de Charybde en Scylla.
Je ne veux pas que
cela se passe ainsi, j’en pleurerais. J’aurais voulu qu’ils se surpassent avec
une belle peinture abstraite bien organisée, composée, rythmée ; de
l’Abstraction Lyrique, Bazaine, Atlan, Poliakoff, Bissière... Pour y arriver il faut des consignes et des
conseils, sans cela c’est du cacographique
visuel. J’aurais voulu qu’ils brandissent fièrement leurs peintures, qu’ils
aient envie de les épingler dans leur chambre, qu’ils en soient fiers ! … Le
hérisson d’aiguilles revient sur ma langue, surtout ne pas déglutir.
Ite missa est.
Les quatre revanchardes
installées au sol font des trucs plutôt bien. Je suis contrarié de ne leur
servir à rien. Ce quarteron de suffragettes que j’ai approché de très près, semble
vouloir me dépecer, alors je baisse la garde, je les félicite en faux cul.
Je constate
dédaigneusement sans le faire voir qu’elles peignent ce qu’elles savent faire
depuis leurs cours de terminale au lycée. Régulièrement, une fille forte tête,
je sais tout, casse-pied professionnelle me donne du fil à coudre, je n’en tire
rien. Mes méthodes de despote lui donnent envie de me contester, jusqu’à ce que
nous devenions inséparables à la fin des deux années.
Je sais que je peux
entrainer ce quatuor motivé bien au-delà de ce qu’il peint aujourd’hui mais, à
cet instant je suis inopérant, il y a trop de souvenirs communs qu’elle partagent
et qui me paralysent.
- Où est ma réserve de papier?
La phrase résonne dans
la forêt métallique de mon palais hallebardé...
Et j’atterris dans le
lit de Nemo[45].
L’homme damier.
Il est possible d’écrire
son cauchemar, il a eu sa pleine vie de nuit avec séquelles. C’est bien plus
difficile de faire naître ex-nihilo une abominable image[46] littéraire.
J’essaye. Donc, sans
Photo Shop, sans tablette graphique, seulement avec le clavier et mes deux
index, je vais défenestrer une image cousue de mots lambeaux profanés de mon
cimetière encéphalique ; verbes, adjectifs, noms, pronoms, articles,
conjonctions, que du souffre douleur... Je vais enfanter un sordide fait-divers,
un travail de killer soigné et sans bavure.
- Y aurait-t-il au XXe siècle des crimes plus sophistiqués
que ceux de notre chrétienté ? Me rétorques-tu
dubitatif.
Jette un œil sur le
mur du Jugement dernier de Michel-Ange à l’intérieur de la Chapelle Sixtine, il
y en a un beau répertoire. Rien de cruel sur la fresque, que de la suggestion,
à chacun d’imaginer à quoi a pu servir l’instrument, l’outil, le truc que tient
en main l’homme ou la femme. Cela va dépendre de tes connaissances en
iconographie chrétienne. Ils tiennent ostensiblement l’objet par lequel ils ont
été torturés et achevés : la roue hérissée de pointes, tu connais, c’est
pour sainte Catherine. Saint Laurent tient son gril, du coup, il est patron des
cuisiniers. Saint Barthélémy[47]
tient sa peau comme si c’était son vieux pull. Tous ces saints avec leur instrument
sur les nuages sont réunis pour la photo de groupe. Il y a une ribambelle de polyptiques
insupportables surtout avant le XVe mais, comme dit Francis Bacon à ceux qui
lui reprochent ses horreurs sur toile ; " Hé ho les gars ! Ce n’est que de la peinture. Que des pigments
et du liant acrylique, rien d’autre… C’est moi qui arrange ça aux pinceaux et à
la raclette..."
Le charcutier qui
squatte l’étage sous ma calotte crânienne et au-dessus de mes orbites rivées
sur le clavier, martèle le plancher. Cet assassin a surpassé les tortionnaires
de ces siècles religieux, à toi de juger. Jusqu’ici j’avais la certitude que
tout avait été déjà été essayé en matière de mise à mort programmée et calculée
par l’homo qui pense.
Mon (pronom) tueur
(nom) a composé (verbe) un damier avec les (articles) cubes de chair découpés
de sa victime (ça s’est un complément d’objet, non ? Je suis vraiment
plus à l’aise en dessin ! Mais le défi est intéressant ; décrire
l’image de ce macchabé qu’avec des mots en putréfaction pour rebuter.
Le martyrisé est comme
un gisant d’église, genre gruyère; un trou, un plein, un trou, tous de la même
taille. Ça ne doit pas être jojo côté pile…
Bon sang, le défunt ne
saigne plus ! Il n’est ni sanglant ni sanguinolent ni sans gland. Le
tripier n’a pas fait semblant. Dans le seau émaillé vert sans anse, coagulé,
rouge brique, c’est du sang[48].
En couleur sans blanc.
(Je pilonne le mot
"sang" trois fois par ligne pour écœurer mais, je me demande si ça ne
fait pas l’effet contraire ?)
Le gars ajouré en
damier est un bonhomme genre GI Joe (djiailledjo), il est nu, les muscles sont
saillants et fermes, il est vraiment parfait de corps, genre le David de
Michel-Ange. Son corps n’est pas flasque comme du rumsteak sur l’étal d’un
boucher, il est couché livide comme à la morgue, il en manque seulement la moitié.
Comment cet assassin
menuisier s’y est pris pour couper les cubes de manière si systématique ?
Il a sans doute découpé le bonhomme en morceaux de taille identiques puis, il
les a rassemblés et enlevé un morceau de barbaque sur deux. Avec cette méthode,
il pourrait y avoir deux gisants, le deuxième avec les pièces manquantes du premier,
logique puisqu’il garde un cube de viande sur deux.
Peut-être qu’il en a
mangé la moitié, ça arrive chez les killers bien azimutés. Les pectoraux ne
sont pas entiers, ils sont sectionnés tous les dix centimètres environ ;
une rangée de quatre trous carrés et cinq carrés de chair et ainsi de suite en
descendant, y compris la tête, pas facile pour les jambes et les pieds.
Ce David nu est comme
un claustra mais, au sol, tu ne peux rien voir à travers les trous du damier.
Si tu as des
difficultés à construire mentalement l’image[49],
imagine un jeu de cube en bois à plat de soixante pièces environ sur lequel tu
as collé la belle image imprimée d’un Apollon de gonflette grandeur nature. Tu
découpes précautionneusement au cutter les arêtes supérieures de chaque cube,
ce qui les sépare. Tu enlèves adroitement un cube sur deux en échiquier et tu
as sous les yeux un bel éphèbe à trous.
Ce qui me terrorise dans cette mise en scène,
c’est que le tueur raffiné a perforé un vrai bel homme… J’opte pour l’emporte
pièce, je ne vois pas d’autres outils puisque les morceaux ne sont pas séparés,
ils se rejoignent par les coins. Tu supposes comme moi qu’il a fait le travail
dans son atelier, grande verrière zénithale, la nuit plus près des étoiles pour
que tout cela ait du sens. Puis, il a glissé le corps ajouré sur une plateforme
à roulettes sans faire de bobo à l’athlète, aussi adroitement que les
brancardiers de l’hôpital lorsqu’ils t’envoient sur la table d’opération pour
t’enlever une saloperie dans le bide, tu y es déjà passé ?
T’en as marre de mes horreurs, je le perçois
presque à ton haleine. C’est p’tête pas l’horreur qui t'agace mais ma
littérature de peintre du dimanche… Heu, d’écrivain apprêté. T’en as assez, je
veux que tu cries grâce. Ras le bol des faits-divers nauséabonds dont on te régale
avec les media.
Tu veux que j’arrête ! Passe au paragraphe
suivant, cette histoire n’est pas faite pour les chochottes.
Tu me dis ; "- Où est la biographie, où est le fil conducteur ?"
"
L’image, dois-je te le rappeler, j’essaye de créer des images." Que
je te réponds louloute.
"
Tu préfères les aventures de Cerise et Merise… Oui, mais y’a plus, Y’a plus de ricochet :
mensurations… Compétitions… Félicité… Jalousies… Pleurs… Envie… Plouf !
J’ai
disséminé les chairs amoureuses dans les dix premiers chapitres pour te tenir écartelé
au milieu de la péda et dida. Je n’ai plus de galet plat, alors j’essaye
l’horreur, je vais bien garder quelques addicts."
Les sculpteurs des martyrs se sont adonnés à la
torture à fond les pointeroles et les burins. Leurs tympans d’église fichent encore
les jetons aux pauvres hères qui passent dessous se faire sermonner à
l’intérieur. Oyez celui de Conque, sur la droite en bas ; la porte de
l’enfer est étroite, une palanquée de bonhommes à poil braille à tout fendre,
un affreux gaillard de diable les attend de pieds fourchus…
Saint Barthélémy s’est fait dépecer, réussir à
le faire sans faire de trous dans la peau, faut l’coup d’main ! J’ai
suffisamment dépecé de lapins et de moutons pour l’affirmer. Toutefois,
éplucher quelqu’un me semble plus aisé que de le transformer en damier. Il y
une hiérarchie des difficultés.
Ecrire gore la nuit tout
seul sur le clavier, brruu !
Je ferme les rideaux
des fenêtres qui donnent sur la forêt. J’ai touché du doigt ma mort qui ne se
fera pas au couteaux éplucheurs. Rien ne dépasse pour moi cette torture sur
l’échelle de Richter. L’arrachage des ongles est compris dans le programme.
Je préfère et y’a pas
foto, écrire des séquences érotiques. Tu somnolais avant ce chapitre
d’horreur ? Avoue-le.
Je t’ai ragaillardi
avec cette histoire de monsieur damier.
Merci qui ?
- Bof, bof.
- Bin… Je voulais
seulement décrire dégoûtant qu’avec des mots. J’aimerais que ce roman soit
aussi une réflexion sur la façon dont on bâti mentalement les images.
S’il fait nuit ferme
bien ton velux, descends le store que tu ne puisses pas voir le visage qui s’y est
collé comme une limace.
L’amour dans le boudoir[50]
- Si tu as
zappé les quatre chapitres précédents, reprends ici.
Je n’ai pas tant eu
d’"amies-de-très-très-près-que-cela".
Pouh, pouh, c’est une figure de rhétorique que
je viens de faire, une ellipse ? Un euphémisme ? En fait j’ai peur
d’avouer quelque chose de plaisant, alors j’invente un mot à la Jankélévitch[51]
pour ne pas me vanter franchement d’avoir eu du bonheur de connaître quelques
maîtresses élèves.
Je tourne autour du pot pour commencer mon
chapitre, alors que l’idée principale du propos de cette partie est dans le
titre.
Bon parlons franchement : il y a eu Merise,
Mirabelle, Brimbelle, Prunelle qui m’ont serré de près.
Je cherche une image pour ne pas dire
"faire l’amour", "baiser". Baiser, jamais. Aimer, oui. Pas
non plus "aimer" comme quand on souhaite construire la vie avec sa
caryatide attitrée. Non, quatre filles aimées passagèrement le temps que ça
dépérisse… Hé, ho ! Ce n’est jamais moi qui flanche. A chaque fois, je
suis jeté quand elles hument que je suis trop foncièrement ancré dans ma vie
conjugale.
-
" je suis certain que tu vas crier sur tous les toits que tu t’es tapé une
jeune !" me dit Mirabelle sur la fin, pour
m’égratigner. Pas "crier" mais, ragaillardi, ça oui. Content
d’exister !
Faire l’amour dans le boudoir (la salle d’arts)
qui est équipée de grandes tables blanches, de hauts tabourets tournants,
de pots de peintures multicolores, de
matériels et matériaux indispensables ? Ma salle est super bien équipée,
c’est un autre chez moi. J’y ai tout, ma cafetière à thé, ma brosse à dents,
des vêtements de peinture, quelques provisions pour l’hypoglycémie, du
Doliprane 1000 et un savon laveur.
J’y mange assez souvent. Quelques étudiants
entrent avec leur pique-nique et ça respire le céleri rémoulade, le pain frais,
le chocolat, le jambon sous cellophane, tout en un. Ils savent me trouver. Ça
peut être le contraire, je peux avoir l’envie d’être seul. Je m’y retranche, ça
n’empêche pas les agréables intrusions. J’ai mis longtemps à concocter cette inscription
sur ma porte ; " Empêchez-moi
de vous parler plus de cinq minutes."
Ce papier
scotché sur la porte est ma meilleure auto-caricature. Ce papier est efficace
pour les élèves fouineurs, pour un tête-à-tête professionnel, pour ceux qui
s’ennuient. L’affichette n’est pas efficiente pour les quelques-unes qui
veulent faire déborder leur vie privée.
Je ne peux pas me contenter des seules
réalisations plastiques de mes élèves, j’aime savoir qui l’insuffle
viscéralement. Je crois avoir la capacité de percer vite qui est en face de moi
en favorisant la confidence.
-
" Tu n’étais pas sérieusement dans le travail ce matin. Tu avais la tête
ailleurs, tu pensais à quoi ? "
Hélène est venue régulièrement confier et
réfuter ses différents amoureux brouillés qui à chaque fois ne lui convenaient
pas. Elle a peur de rester vieille fille, j’éclate de rire elle a 24 ans, elle
est belle et surtout intelligente comme la plupart des garçons et des filles
que j’ai eu la chance de côtoyer.
J’ai l’impression que leurs mecs ne sont que des
lourdauds sans délicatesse envers elles. Ils n’agissent pas à la hauteur de ces
jeunes femmes dynamiques, entreprenantes, marrantes et enclines à gober la vie. J’ai vraiment de l’admiration pour
toutes celles qui m’ont confié un bout de leur existence nue. Ce n’est pas à
sens unique, elles s’intéressent à moi. Il arrive que je leur propose de lire
ma vie de fusilier marin que j’appelle
"Le Bleu". J’ai consigné des années de ma vie pour gagner du temps,
pour ne pas avoir à me répéter, pour mieux le consigner, l’exprimer.
J’ai eu aussi les confidences des garçons !
Ils ne sont représentés qu’à vingt pour cent dans cette école des
maîtres : mathématiquement, il est clair que j’en ai rencontré bien moins.
Je pense à Marc qui tourne autour du pot pour m’annoncer qu’il est homosexuel,
il ose le dire, il est heureux comme un pinson parce qu’enfin il sait ce qu’il
vaut. Nous buvons une bière en confiance réciproque, voilà, c’est tout. Par la
suite, il est venu régulièrement me raconter ses aventures de mousquetaires, je
ne connaissais pas les détails dissolus de cet univers.
Toutes ces paroles d’amour de la vie ont envoûté les murs et le plafond de ma
salle boudoir qui pourtant au début était plat. Une voûte de chapelle.
-
"Et l’amour dans ta salle voûtée, l’acte sexuel ? ça s’est
fait ?"
Non.
Il n’y a pas eu de scènes torrides dans mes
différentes salles, elles sont restées pures comme des fiancées. Déception pour
le lecteur… Et moi qui l’appâtais avec cela.
C’est surtout frustrant pour moi, non ?
Voici pourquoi.
Avoir une amie élève et faire l’amour avec elle,
va-encore, elles sont adultes mais, dans la salle de travail sacrée, alors-là,
je ne l’imagine pas.
Mais elles, elles y pensent…
Je suis estomaqué quatre fois, Merise,
Mirabelle, Brimbelle, Prunelle (sur vingt cinq ans de carrière, ça va, c’est
pas le trafic maritime du détroit de Gibraltar[52].)
Ce sont elles qui le souhaitent, qui en ont
l’envie. Lors de mes relations amoureuses camouflées bien entamées ce fut sympa
de faire l’amour un peu partout là où l’on pouvait suivant les circonstances de
notre nomadisation, forêt, haut d’une tour, parc du château, cité U, tente
scout…
-
"J’aimerais le faire dans le lieu où nous nous sommes découverts."
Je suis face à une supplique
déconcertante : pas dans mon église tout de même !
-
"Tu te souviens, je te disais, vous pouvez venir rectifier mes seins s’il
vous plaît."
Je me bidonne encore en entendant ce phylactère
passer entre les oreilles. Cette phrase ambiguë dite naturellement, préméditée
mais, sans doute décochée avec un humour sensuel calculé est envoyée à la
cantonade, ouïe de tous. Elle n’a absolument pas envie que je lui touche les
seins pour de bon, les siens, ceux qui sont enfermés, pas très gros, bien
fermes, j’ai eu l’occasion d’en profiter par la suite et même d’être encouragé
à caresser entre les deux, la zone érogène maxi que je n’aurais pas découvert
sans y être avisé… Lorsqu’elle souhaite que je m’occupe des ses seins, ce ne
sont pas les siens, ce sont les minuscules petits seins de son amas d’argile de
devant elle, duquel émerge un buste de femme flasque, magmatique, si loin de la
pétulante Iris de Rodin.
J’approche des deux filles, l’une d’argile
l’autre de vêtements, professionnellement, je m’assois à côté d’elles et lui
donne quelques conseils. Je rectifie le cou, la largeur des épaules, améliore
la symétrie puis, j’entreprends les
seins : je lui propose de prendre le droit, je m’occupe du gauche, nous
essayons de rectifier puis de lisser les galbes de manière symétrique. Tout est
fait très sérieusement, ça s’améliore et puis je les quitte et me déplace auprès
de la voisine qui elle non plus n’est pas très à l’aise avec la mollesse de
l’argile. Ils et elles débutent tous, il y a un plaisir à pétrir et à rivaliser
avec Pygmalion.
L’amour est dans
la salle d’arts plastiques… Je me suis dégonflé, trop risqué, le piège
d’être surpris le jour. Comment se faire enfermer une soirée dans les locaux, y
passer la nuit ? J’avais pourtant les clés et le digicode. Trop d’embûches
qui n’ont pas été surmontées. Je regrette de ne pas toujours être un
jusqu’auboutiste. Je déçois les caprices de ces jeunes femmes qui y tenaient.
J’avoue que ça m’a fichu un peu la trouille en
pensant à l’administration, aux autres, au colportage. Par-dessus tout, il y a
la dame omniprésente dans l’école qui rôde partout (nous avons le même défaut)
pas un cerbère, non, plutôt un zélé ange gardien de la sécurité des bâtiments,
sécurité morale aussi. Elle sait tout, elle ne quitte jamais l’école, elle ne
laisse rien sans réponse. Son intrusion est imprévisible. Ce n’est qu’après
avoir été bien rangé dans ses favoris que je me suis permis de transgresser son
règlement. Une lumière allumée dans une salle et elle y monte en féline, ouvre
la porte et s’intéresse au contenu de mes heures supplémentaires. Lui échapper
est mission impossible ?
Je sais qu’elle est très prude, alors je place
un papier sur la porte pour la claquemurer :
"Si
vous entrez, c’est à vos risques et périls nous peignons du nu."
Et
effectivement une fille est avec moi, pas une de la bande des quatre puisque,
comme je l’ai avoué, je me suis dégonflé à chaque fois, non, une autre, une
grande amie qui a envie de voir son corps peint d’un bout à l’autre… Et moi
aussi, j’ai envie de voir !
Je commence par en avoir vraiment marre du
papier, de l’argile. Peindre sur toile, ça va un moment, ça dure même toute une
vie chez certains, Renoir, Modigliani, très vite la matière inerte me déçoit
mais, alors peindre au pinceau sur de la peau lisse, mouais, avec un petit
grain, c’est d’une grande intensité. Il faut être super concentré, oublier le
corps et ne se préoccuper que des couleurs et du graphisme en fonction des
courbes, des monts de Vénus et autres dieux et déesses. Passer et repasser,
tourner autour d’une fesse, remonter par une belle arabesque jusqu’à la colonne
vertébrale ? Descendre sur le ventre, frôler une lèvre sans abîmer,
glisser sous l’aine, prolonger en spirale sous la cuisse, courir jusqu’aux
orteils. Reprendre sous le lobe d’une oreille, élargir la ligne rouge de
plusieurs centimètres, virevolter autour d’un mamelon. Trois, quatre heures,
sans reposer le pinceau, juste le tremper…Prendre des photos régulièrement.
L’odalisque est installée confortablement
couchée sur un tissu noir posé sur une
grande table. Le rideau remonte derrière comme dans un studio de photographe :
le magnifique corps ferme est entièrement sur fond noir.
On ne se parle pas beaucoup, ça la chatouille
quelques fois.
Je n’ai jamais eu l’occasion de traînailler mes
deux yeux ouverts si près d’un sexe de femme, j’y passe en douceur (épilé) j’y
suis précis, je brode avec finesse dans cette zone, je suis plus précautionneux
que lorsque je suis dans le dos et sur l’épaule. Les volumes peints sont
harmonieux, il est plus judicieux de parler de calligraphie que de
peinture : c’est enlevé, léger, ça circule comme de la belle écriture majuscule
du XVIIIe siècle. Beaucoup de lignes qui se côtoient qui s’amplifient, se
réduisent et puis, changent de sens et de couleur et qui vont se nicher en tout
petit près d’un point de mire du corps. La chair se meut et tout change, en
mouvement, elle tourne, se regroupe la métamorphose est troublante.
Je suis un pèlerin du corps peint des femmes.
Deux ans avant cette calligraphie, lors d’une
précédente séance, je suis entré dans l’essaim de couleurs et j’y ai laissé un
centimètre cube de non couleur[53]
dans un élan d’artifices.
Je fais moins le malin aujourd’hui avec le canal
déférent qui renvoie le blanc dans la vessie.
Queue
de poisson
(Epilogue… Il y en a cinq.)
Il y a une quinzaine
d’années je suis resté un mois à l’hôpital pour une appendicite gangrénée,
péritonite, septicémie... Quatre jours dans le coma pour commencer, pas certain
de revoir le jour. Le cœur a tenu, je suis là avec une grande balafre du plexus
jusqu’à la verge exclue.
Il y a trois ans, un
autre bon chirurgien m’a enchâssé une prothèse de hanche à la scie et au
marteau...
Cette semaine j’y suis
pour un rabotage de prostate, de la broutille. Je suis au bloc opératoire tout
neuf qui fiche les jetons tant il y a de machines improbables et de personnel
trop polis.
J’ai choisi une
péridurale, je suis donc parfaitement conscient.
Alors on me passe un
film.
Ça se passe sans doute
au fond d’un massif corallien de l’Océan Pacifique, les couleurs sont
magnifiques. Il y a des courants contradictoires ; la surface de la mer
doit être agitée.
Un plongeur sous-marin
surgit mais, je ne le vois pas. J’imagine qu’il a une caméra sur son masque qui
filme tout automatiquement comme beaucoup de sportifs le font.
Je suppose qu’il nage
très vite, je ne vois que l’extrémité de son fusil aquatique à droite.
Et hop ! Il se
met à dégommer tous les poissons qui sont dans le coin. Il les met en petites
charpies. Les débris suivent le courant, les lambeaux de poissons de chairs
blanches dégagent vers l’arrière. Les petits filets de sang forment de
magnifiques stratus rosés animés qui ne durent qu’un instant.
Le pêcheur sous-marin
semble être sûr de lui, il érafle tout.
Sa façon de faire n’a
vraiment rien d’une pêche écologique mais, c’est captivant.
Le lagon se trouble
par intermittence. La caméra se calme, recule et le pêcheur reprend de plus
belle. Il érafle tout ce qui est à portée de main à droite, à gauche en bas, en
haut, sans hésitation… Comme un pêcheur qui aurait perdu les pédales. Il change
trois fois d’outil, le troisième est une sorte de mirette à écorcher.
Chez ma dentiste,
c’est plus souvent la montagne, ici ce sont
les fonds sous-marin, ça me rappelle Tahiti ; qu’est-ce que j’ai
aimé nager dans le lagon à regarder les coraux, les poissons, les coquillages...
Bien sûr, je sais
bien que j’observe mon urètre au niveau
de la prostate : grossie une centaine de fois sur l’écran de l’urologue.
Train de nuit
(Deuxième épilogue)
Tu es tenace tu en es
à la cent trente septième page!
Depuis le début, je ne
dissèque que ma vie d’enseignant toutes épingles tendues. Je n’aborde pas mon
autre existence, sauf ces vingt lignes, là, à la suite.
Tous les quinze jours,
le vendredi matin aux aurores mon train de nuit marseillais me vomit dans
l’improbable gare déserte d’Aillevillers.
J’y retrouve ma femme
qui m’attend impatiemment pour fabriquer le deuxième enfant que l’on est super
content de féconder pas seulement par devoir, mais aussi par luxure, avidité, par
rendre dedans, plaisir de se reconquérir après mes quatre jours marseillais.
Notre condition financière est bien meilleure ! Plaisir de faire l’amour dehors
dans la forêt. Ce matin-là, c’est plus dans l’urgence, c’est l’ovulation qui
compte. On stoppe la voiture sur un chemin forestier, il est six heures trente
puis nous achetons du pain frais. A 8hoo, Monique est dans sa classe de CM2 et
moi je décompresse plusieurs jours au milieu des sapins.
Gibald nait. Couches,
caca, biberon, soupe moulinée maison. Nous ligaturons autant de branches de
cabanes dans les arbres et sur la terre ferme que j’en ai ligaturées avec
Gilémon… Legos, épées, pique-niques, histoires écrites exprès pour lui, tout pareil
qu’avec le premier…
Il s’est écoulé presque neuf ans entre les deux enfants.
J’aurais à parler du
duo de mes petits-enfants que je réécrirais cette même suite de plaisirs que
j’ai eus successivement avec mes deux gamins : hé, oui, trente ans plus
tard, je continue avec la génération suivante ; mes petits-enfants.
La vie qui est assez courte
peut-être quand même longue si l’on s’en donne vraiment la peine, surtout sur
la fin… C’est à bonne distance de la faucheuse qu’il faut redoubler d’astuces
pour faire durer la chevauchée le plus longtemps possible… Faire des zigzags !
Les zarts ont fait les choses comme il faut, bravo !
On en parle, on
suppose, on suppute, on imagine un scénario… On tire des plans sur la comète[54].
Tous les cerveaux ont une idée sur l’après mort. La mienne (idée) ou le mien
(cerveau) est simple, la plus simple : il n’y a rien après la mort.
Tu meurs, tu passes à
travers le rideau noir et hop plus rien qui vaille !
On ne traverse pas un
rideau rouge dans le sens scène noire du théâtre vers un chaleureux public en
pleine lumière, on franchit un rideau noir dans le sens spectateurs vers
l’estrade sans comédiens accueillants. De plus, on passe sans avoir la
possibilité de se retourner furtivement pour entrapercevoir le bas de l’ourlet
lesté de l’épaisse tenture en velours noir. Le verso du velours est banal ;
trame et chaine mais, ça donne une bonne idée de la manière dont est faite la
tenture.
Il n’était pas à
l’ordre du jour d’inspecter l’envers du décor lorsque je suis passé, j’avais
bien d’autres bousculades en tête. Je venais de mourir d’une mayonnaise
viscérale qui avait mobilisé mes anti corps huit jours, suite à une chute du
toit du Prieuré; je me suis étalé au sol comme une divine serpillière punie.
- "Chut ! Tu t’es approché trop près de Zeus, tu
n’es qu’un Prométhée d’opérette ! Tu racontes ta mort alors que tu n’es
plus là, tu es de l’autre côté du rideau noir."
Le rideau noir était,
mon image d’avant la mort, c’était l’idée que je me faisais du Styx, en réalité
ça ne se passe pas du tout comme ça…
(Au moment où je tape
cela, je flippe, parce que je ne sais pas du tout ce que je vais pouvoir
inventer pour m’en sortir. Hergé ne savait pas toujours comment il allait tirer
son héros de la dernière case du bas de page qu’il venait de dessiner. Il avait
une semaine pour s’en sortir. Je suis dans ce cas et pire encore, je glisse sur
cette piste de bandes dessinées.)
Haut de page de la
semaine suivante.
Le vestibule de la
mort, ça va, ça va, c’est cool sauf cette sensation dans les moelles
qu’auparavant je ne connaissais que par les livres de sciences, les chiens et
le pot au feu ; je me consume dans le crematorium.
Je ne dois pas me
plaindre, les grabataires qui, il y a quelques jours, étaient à mon étage, sont
encore entubés vivants dans leur lit d’hôpital, eux.
Ça fait une drôle de
sensation dans les os, je suis encore entier mais cassé. Je fais mentalement
l’inventaire de mes abattis sur mes doigts. Je suis convaincu que je ne suis
pas encore mort mais, je sens comme une admission. J’ai eu des avertissements
de mort, trois fois dans ma vie mais, ce n’est pas comparable à ce vestibule de
la mort. Sur le seuil tu auras la sensation que c’est vraiment fini pour
l’éternité qui est très loin surtout depuis tout ce que l’on sait sur la
distance des étoiles et des comètes.
La vraie vraie mort,
c’est juste après le vestibule dans lequel tu séjourneras trois ou quatre
jours.
Puis, le lendemain,
Tout sera très agité autour de ton âme libérée, ce sera agréable, tu te
sentiras idolâtré à en avoir les larmes aux yeux, le monde sera là pour moi.
Ce qui te sera
dommageable, c’est que tu n’auras plus la possibilité des larmes ; les
gouttes s’étoufferont. Dans la vie, tes larmes indiquent ton échelle de bouleversement
aux téléspectateurs[55],
là où tu seras il n’y a plus besoin de panneaux indicateurs … Tu encaisseras un
bonheur intense…
Flash-back.
J’aime beaucoup la
façon dont Christine a disparu après son désastreux accident de la route en
2004. C’est ma collègue prof d’histoire : sans cérémonie, sans couronne de
reine, sans repas de communion, sans messe latine… Que des pleurs, des regrets,
des pensées, de l’admiration en groupe à l’école, dans les couloirs, dans sa
maison, partout, longtemps, c’est beaucoup.
Le poster des zizis et
des zézettes, une centaine me semble-t-il… De tous les pays de toutes les couleurs
de toutes les formes : ah si tout les gars du monde voulaient se donner la
main ! Christine m’a fait cadeau de cette image sensationnelle de pub pour
Benetton. Je l’ai longtemps laissée affichée dans ma salle d’arts plastiques.
Elle n’était pas facile à dénicher, bien
intégrée sur mon mur cabinet de curiosité mais, l’œil est une tête chercheuse,
il repérait le polyptique.
À la mort de Christine,
j’ai exhumé cette affiche de mon capharnaüm pour l’exhiber sur la plus belle
cimaise du hall de l’école. J’y ai ajouté un cartouche commémoratif, une pensée
post mortem pour notre énergique et séduisante collègue aux cheveux bleus.
Quelques mois après le
décès de Jean-Marie un homme imprégné d’art contemporain, il a été organisé une
belle fête artistique en son honneur. Tous ses amis plus ou moins artistes ont
présenté une œuvre dans une grande salle. L’expo est restée en place une quinzaine de jours.
Mon clin d’œil
artistique à moi : j’ai pris trois
douves d’un gros tonneau de vin, un mètre de hauteur chacune. Deux se sont
retrouvées dans la situation de jambes/cuisses qui marchent et l’autre pour le
ventre, le sens bombé vers l’avant pour le gros ventre. Pas de tête. Les trois
douves de tonneaux sont reliées par une tige de fer à béton invisible, le tout
est suspendu au plafond par un gros fil nylon. Mon bonhomme a un côté
"homme qui marche" mi celui de
Giacometti, mi celui de Rodin. Rien de bien original, c’est le robinet en bois
que j’ai ajouté à la hauteur du bas-ventre pour le zizi qui donne du sens à
l’assemblage.
Jean-Marie aimait
boire dans son bistrot ; j’ai rassemblé le boire et le pipi. J’ai fait le
minimum. Il n’est pas que cela, les autres s’en sont chargé. Mon Jean-Marie en
suspension n’est pas resté longtemps debout, quelques heures seulement : à
minuit je l’ai remplacé par un petit tas de cendre au sol, exactement à
l’aplomb de la suspension.
Une jeune fille de 28
ans a disparu il y a deux ans. Nous sommes allés marcher jusqu’en haut du
rocher de Saint Amé pour revoir ce qu’elle aimait admirer, nous bavardions en
marchant, essoufflés, par petits groupes, une belle balade ; là-haut chacun
a pu lire ou dire ce qu’il avait à lui dire ce qu’elle n’a pas entendu. En bas,
une belle expo sur son cirque qu’elle aimait et des portraits photos d’elle sans
ses cheveux très noirs qui commençaient à repousser. Une fête émouvante par
intermittence, joyeuse aussi.
Une tombe, ne m’aide
pas à reconstituer l’image psycho3D de mes morts aimés de leur vivant, mon père
en premier. C’est ainsi pour moi, débrouillez-vous avec les vôtres : les
lettres, les mots, les lieux, les objets sont plus éloquents que le marbre pour
ressusciter une vie.
Les mordus
d’enterrements congestionnent les funérariums, les églises, les cimetières, ils
se repaissent de la mort des autres… Pour retarder la leur ?
Aimons l’être aimé
mort de son vivant et disons-le lui avant sa rigidité, il préférera cela à
l’empesé spectacle de son enterrement religieux rehaussé de faux culs au buis
béni…
Pour moi, c’était
super ! Directement au crématorium ! Pas d’exposition de corps couché
et décrépi qui à coup sûr aurait effrayé Malili et Mattan, mes petits enfants.
Malili déteste les cimetières autant que les courgettes ! Elle le dit
souvent.
Je n’ai donc pas été
zombi allongé mains jointes avec deux petits cylindres de coton blanc dans les
narines et six dans les joues, surtout les joues pour moi.
Bien sûr, pas de
messe, pas de verre de blanc à la sortie du cimetière, il n’y a que des cendres
d’os à ne pas récupérer au crématorium.
Pas de cercueil
prétentieux, le plus commun, pas de business pour les pompes funèbres,
puisqu’il sera brûlé. Pas de traces de corps, pas de tombe, un nulle part qui
laisse à chacun le soin de penser à moi si ça lui chante. Pas de réminiscences
par chrysanthèmes automnales. Celui que je n’émeus pas n’en saura rien.
Hier, on a brûlé mon corps, d’où cette sensation que
j’ai eue dans la moelle des os tout le temps de la combustion, aujourd’hui on célèbre
mon absence ; appelons cette solennité "vol au vent".
Ma cérémonie est mon
dernier spectacle théâtral. Je suis au premier rang, je reçois post-mortem les
postillons des acteurs. Les acteurs sont en grande majorité mes anciens élèves.
Savourer qu’on puisse
me regretter ne m’a jamais aidé à vivre de mon vivant valide… Allongé sur
mon lit médicalisé les derniers jours, encore moins. Les pensées vont à
l’essentiel, respirer, se gratter, essayer de bouger.
Regretté de ma
famille, bien sûr, de mes amis, of course, de mes anciens élèves ? J’ai
des doutes pour les ex-étudiants qui ne m’ont pas vu depuis des lustres.
Lors d’un joyeux repas
facétieux de fin de stage de travail artistiques, je comptais sur les doigts
une centaine d’anciens étudiants présents à mes funérailles, guère plus…
Aujourd’hui, je
n’imaginais pas voir défiler autant d’anciens élèves!
Ils sont tous là sauf
les culs de jatte, ça va de soi.
Une surprise totale,
ça me cloue. Cela signifie-t-il qu’ils pensent à moi lorsqu’ils entreprennent
un projet en arts plastiques dans leur vie professionnelle d’instit ?
Comment ces trois
mille personnes ont-elles été prévenues ? Le rassemblement tient à peine
sur le vaste emplacement de l’ancien verger des moines.
Dans ma réalité de
zombie, je vois quelqu’un fouiller dans la mémoire de mon ordinateur de bord…
On a la vue perçante
quand on est nouvellement mort, avec une acuité insoupçonnable, une vision à
360° dans le temps, ça dure environ trente six chandelles, clepsydre en main et
puis, pfouff, la faux, le flash terminal quand on ne s’y attend plus.
Je vois Gilémon qui
cherche mon carnet d’adresse avec spotlight. C’est Monique qui le lui demande.
Elle rédige un court message. Gilémon clique sur mes contacts à tous vents,
sans distinction, il ne connaît pas les noms amoncelés dans mon carnet
d’adresses, alors il sème à l’envi.
"Gilbert Villemin professeur agrégé émérite d’arts
plastiques est parti en fumée ce matin. Nous organisons un moment de vol au
vent au Prieuré d’Hérival.
Puisqu’il ne veut rien de rien mais alors rien, n’apportez
rien qui pourrait le contrarier, pas de fleurs de fleuristes, pas de citations
d’artistes, pas de pain ni de vin à multiplier. N’apportez rien que vous
n’auriez pas vous même fabriqué avec vos mains.
Montez à pied depuis le Breuil, descendez de la Croisette,
c’est à deux kilomètres en amont ou en aval : la vallée du Prieuré
d’Hérival est belle sans voiture. Ci-joint les coordonnées gépéesse de la
vallée."
En silence, à pied, en
chapelet de plus en plus tressées, à partir de 16hoo, les colonnes, les nuées,
montent ou descendent. Une impression de blockbusters lorsque les colonnes
d’androïdes surgissent de partout à l’horizon pour se combattre dans la plaine
pour la grande et ultime bataille. La même organisation que les grosses fourmis
rouges affairées de la forêt.
Certains élèves se
reconnaissent d’autres se questionnent : leurs âges ne correspondent pas,
trente ans d’élèves, une carrière, c’est plus qu’une génération. Les visages
commencent à se fourrager, quelques plis. Des crânes dégarnis, d’autres à zéro,
peu de garçons. Ceux de Marseille sont les plus nombreux, ils ont cinquante
ans ! À cette époque la parité filles et garçons existait. Ce n’est plus
le cas aujourd’hui : Il n’y avait que des filles[56]
dans ma dernière école, celle de professeures des écoles.
Donc beaucoup de
filles (de femmes !) montent dans la forêt d’Hérival. La plupart ont des
enfants, elles n’ont sans doute pas trouvé facilement à les faire garder.
L’info pour cette procession s’est propagée assez calmement finalement, de
essémesses en imèles, en fessebouc. Les enfants ignorent pourquoi ils sont dans
cette forêt sans cailloux blancs.
(En vérité, dans mon
film de mort, je ne vois pas les colonnes interminables monter de toutes part.
Ce n’est pas possible de voir de très haut les marcheurs dans la vallée à cause
des grands arbres de trente cinq mètres qui couvrent presque tout, les chemins
et les sentiers sont comme enfouis dans des galeries souterraines. C’est rigolo,
de là où je suis, entre l’ici-bas et l’au-delà, je raisonne encore comme un
acteur de vie du plancher des fourmis.)
La plupart des élèves
ont déjà arpenté cette vallée choisie par les moines au XIVe siècle. Je les y
ai conduis pour des journées de Land-Art. Un important site monacal qui fut
vendu et démonté pierre par pierre à la Révolution : ne subsiste qu’un cimetière
de pierres et un seul bâtiment qui est aussitôt transformé en ferme, c’est mon
habitation jusqu’à ma récente chute de toit… Si le paysan acquéreur avait transformé
l’église en étable, elle serait encore d'aplomb et sentirait la vache.
Il est 16 h oo, je
commence à avoir des fourmis dans les pieds.
La dernière queue de comète
de fantassins est enfin dans la cour du Prieuré.
Une jeune femme
attendait ce moment. Elle prend la
parole, elle donne une directive loufoque qui ne me surprend qu’à moitié. Je
reconnais la voix, c’est Sophie.
- "Choisissez un moellon dans ce cimetière de pierres,
le plus parallélipédique possible, ça ne va pas être facile, pas plus de quinze
kilos. Le père de Gilbert était maçon, Gilbert l’a été aussi assez souvent surtout
à Hérival."
(Je le suis encore de
manière posthume.)
Chers amis, vous êtes
sur un grand plateau d’herbes fauchées. Ce plateau a été fait à la brouette et
aux chars à bœufs par les moines : ils en ont fait un verger plat. Vous
êtes quelques milliers, les journaux écrivent quelques centaines, les témoins
rapportent à leurs proches le chiffre de "beaucoup trop".
A l’extrémité de cet
ex-verger en terre-plein, là en contrebas, il y a une mine de pierres à ciel
ouvert. C’est la démolition qui suit la Révolution, 1802 environ. Voyez ces
mètres cubes de pierres cassées, entassées. Repérez les nervures de colonnes
engagées et de voûtes gothiques cassées appartenant à l’église. Ce sont des
pierres difficiles à reprendre en maçonnerie pour un mur vertical. Les paysans
des environs, en 1802 ont choisi les parpaings les plus rectangulaires[57].
Pour ce que nous
allons construire, cette carrière devrait convenir.
Choisissez, attention
aux pieds et aux doigts, gare aux pinçons !
Je suis monté par beau
temps sur l’impressionnant toit d’ardoises. Mon intention était de restaurer la
piteuse corniche effritée de la massive cheminée.
Tout allait pour le
mieux, le soleil, mes cordes, mon assurance, mon envie d’être là-haut jusqu’au
moment où enivré par le viseur de mon smarphone, patatras ; un zoom
trompeur qui a trahi mon champ, j’ai voulu me lever pour ne plus voir le faîte
du toit sur l’écran, j’étais bridé par ma corde d’assurance, je "démousquetonne".
Il existe donc un bout
de film du haut du toit avant mon déséquilibre.
Il existe aussi le
film de ma chute qui ne donne aucune information sur les pensées de ces
quelques secondes de pesanteur ; je n’apparais que deux fois à l’écran, mal
cadré, mal rasé, grimaçant, assez flou comme un mannequin de film balancé de la
falaise.
En équilibre précaire
sans mon mousqueton, je filme la vallée à 360°, j’effarouche une ardoise
déclouée qui se plaint aux autres. Trois d’entre elles se dérobent sous mon
pied gauche ; je glisse, le droit va suivre et toute la chaîne des abattis
en cascade. Les crochets des ardoises qui dépassent me hérissent la cuisse et
le mollet. Je rencontre le pare neige, à peine bonjour, je ne peux pas
l’agripper, il me retourne comme une crêpe. Je roule sur le chaineau qui ne
m’est pas d’un grand secours, c’est pourtant le cas dans tous les films
d’action. Et hop jusqu’en bas, sept mètres d’ardoises plus dix mètres de vide
jusqu’à l’herbe dure.
A l’hôpital, j’ai à
peine la force d’avoir mon téléphone entre les mains. Le smartphone repasse le
film au ralenti[58].
Je n’ai rien de passionnant à filmer, alors j’y enregistre mes derniers
battements de cœur.
Retour sur terre et
pierres.
La bonne idée de
Gilémon fut de souffler à Sophie qu’il y avait des moellons à ciel ouvert.
Naturellement elle a
pris les commandes de la commémoration artistique et architecturale. Georges,
Hugues, Jibé et Cédric furent les maîtres d’œuvre indispensables des travaux.
- "Il y a un mamelon de verdure à cent mètres de
là."
Propose Sophie qui le
tenait de Georges à qui j’en avais parlé pour plaisanter lorsque nous
bûcheronnions dans cette langue de terre.
Tout le monde se
déplace avec une pierre. Quelques zélés transportent des parpaings de plus de
vingt kilos. Les prêtres hiérarchisent et classent les porteurs : trente
kilos jusqu’à cinq kilos, plus petits, on les prie d’y retourner, sauf les
enfants.
Il n’y a pas de
bousculades sur le vaste chantier temporaire tant les retrouvailles des uns et
des autres par affinités et par promotions sont accaparantes.
Les compagnons maçons
improvisés déposent et agencent côte à côte les gros moellons sur la base
inférieure du mamelon et ainsi de suite en cercles concentriques jusqu’en haut.
Beaucoup retournent rechercher des pierres. Certains mettent ainsi une dizaine
de pierres à l’édifice.
Tout se fait
tranquillement dans un bavardage incessant que je ne démêle pas de là où je
suis inexistant. Je dis que je vois mais, ce n’est pas la sensation
exacte : en fait, je me rends compte que ce n’est pas le sens de la vue
qui opère, c’est autre chose que je ne comprends pas…
Jibé et Hugues tapent
les moellons au marteau. Ils suppriment quelques oreilles qui dépassent de
certaines pierres biscornues. C’est important qu’elles soient serrées les unes
contre les autres.
Au bout de quelques heures,
à la nuit, le monticule de verdure de 6 mètres de diamètre est entièrement
recouvert de parpaings arête contre arête. L’ensemble des moellons forme comme
un casque.
- "Je comprends ce qu’ils veulent faire. Ils s’y
prennent très bien !"
C’est très beau vu du
dessus à quarante cinq degré sur la droite, c’est un énorme sein[59]
empierré.
Je suis content que ce
soit cette idée qui ait été choisie au débotté. Elle a rassemblé tout le monde
sur un projet qui résistera des années. Le pire aurait été que chacun apporte
un truc qui se rapporte aux arts plastiques même pas beau ! Un amoncellement
d’objets plus ou moins résistants aux intempéries, ça n’aurait pas été un cadeau
pour ma famille qui elle va continuer sa belle vie ici.
Quelques maçons d’un
jour vont revenir à Hérival, une dizaine pas plus. Ils couleront une chape pour
remplir et couvrir les joints d’entre les pierres. Ce shampoing de ciment va
combler les joints disparates. Tout le monde a compris que le mamelon herbeux
sert de cintre et de coffrage. Ils y noieront quelques méridiens de fil de fer
à béton de trois millimètres de section ; des méridiens et des cercles
concentriques en guise de ceinture pour éviter l’éclatement après le décoffrage.
La semaine suivante il
sera possible de décoffrer ce nougat et d’imaginer l’intérieur du dôme presque
hémisphérique.
Le décoffrage ne va
pas être une opération facile et je me demande qui va faire ce boulot ingrat.
La coupole est bien là, dessous, il faut maintenant évacuer la terre à la pelle
et à la pioche. Pouvoir être debout au milieu pour travailler mais, à genoux,
voire couché pour la périphérie.
Il est impensable de
soulever la calotte de pierres et de béton, à la grue, tout se désolidariserait …
Il faut creuser sous
le casque et enlever la terre. C’est ainsi que l’on faisait pour les caves
voûtées…
Les voûtes en arêtes
de la crypte de Remiremont ont été elles aussi réalisées ainsi au XIe siècle,
c’est le renouveau de la voute en Europe septentrionale. Le sarcophage
d’Engibalde, le premier moine d’Hérival est dans une des absidioles.
Je n’ai évidemment pas
assisté au bétonnage et encore moins au déblayage de la terre. Je me suis
volatilisé lorsque le mamelon coiffé de pierres en spirales fut couronné par
six clés de voûtes laissant en son centre un oculus.
Il y a eu tout de même
quelques notes individuelles cet après-midi là. Nicolas a jeté du toit un
mannequin habillé de mes habits griffés… Pas de méprise ; griffés par les
crochets d’ardoises.... Aurélien, a projeté le film de ma chute en boucle sur
le mur de la façade.
Jenny, Candice et
Marion ont fait déguster par petits bouts mes mains moulés et coulées en chocolat
noir 90%. Tout le monde n’en a pas mangé. Césare est monté sur le dôme et a
imité André Malraux ; "l’antre
est ici Gilbert Villemin…" c’était déconnant, une impro, deux minutes…
Renaud et sa copine pendant ce temps dessinaient les têtes des enfants qui
voulaient bien entrer dans leur cabine Maton à dessin en carton.
Il y avait bien trop
de monde pour jouer perso, de plus, je n’ai pas tout repéré. Il y a eu des
trucs plus timides par-ci par-là… Des filles qui moulinaient outrancièrement
des mains comme moi.
Sous notre cerisier vieillissant,
une femme voilée couleur grenat, elle reste seule, je veux que ce soit Merise…
Elle a une caméra à la main, c’est elle, enfin j’espère. Instinctivement, je pivote
ce qui me reste de tête et zoome sur le merisier de la cour, Cerise est dessous
pimpante en blanc comme une fleur. Se sont-elles organisées pour se placer
ainsi ? Deux belles femmes de 45 ans, je vois au travers les vêtements, c’est
beau la mort.
Heureusement, les
trois milles élèves n’ont pas fabriqué un truc de bric et de broc pour cette
fête ! Tout déposé dans la cour, une "installation" dans
l’esprit de ce que fait Handicap sans frontières lorsqu’ils font empiler
des chaussures pour méditer sur les mines anti personnelles de par le monde qui
pètent sous les pieds des enfants… Une montagne d’ex-voto… Du Boltanski quoi...
Mais qui aurait débarrassé cela par la suite ?
- "Laissez-moi votre chemise !"
Aurait pu être mon dernier sujet/incitation en arts plastiques ;
- "Bon travail et à bientôt !"
L’état de voyeur mort
ne dure que trois jours de terrien… Ensuite ; pfuu !
C’est dingue je
réussissais à distinguer les ailes immobiles des bourdons qui butinaient.
Sang et boue
Ça ne s’est passé pas
du tout comme je viens de l’écrire… Je ne suis pas tombé du toit. Ce fut moins
héroïque.
Fangy vient de
trébucher sur une pierre.
- "Pfou ! J’ai presque tombé pour faire du
sang."
Je suis avec le fils
de Fanny et de Gibald, trois ans et demi. 2021, j’ai 73 ans. Nous sommes en
face du prieuré à trois cents mètres à vol d’oiseau. J’améliore une des rigoles
d’écoulement des eaux à la hache à pré, tranquille, le paysage est beau, le
petit garçon est heureux de m’aider à sa manière et moi enchanté qu’il soit
avec moi. J’ai les pieds sur un sol bourbeux. Il me vient à l’idée de couper à
la serpe un arbuste qui s’est installé là, je maîtrise. Au moment où je lève le
bras et la serpe pour sectionner l’intrus, je suis gaucher, un de mes appuis
change, ma botte droite s’enfonce dans la boue jusqu’au genoux, la serpe
s’abat, tout est simultané. Le bec bien affuté de la serpe entame le muscle de
l’intérieur de la cuisse. Je constate qu’une petite rigole de sang passe par
là. Je ne peux pas retirer mon pied, ni l’enlever de ma botte, ça fait
ventouse, je suis bien décidé à ne pas irriguer ce ru de mon sang. Je ne peux
pas extraire ma jambe embourbée car j’ai ma prothèse intérieure de hanche qui
donne l’impression de se déboiter.
Fangy est à quelques
mètres de moi, je lui demande le plus calmement possible de retourner à la
maison et de faire venir quelqu’un à mon aide. On adore jouer aux
pompiers !
Le hic, est qu’il ne
doit pas reprendre le chemin de l’aller car c’est moi qui le portais pour
traverser la rivière furieuse. J’essaye de lui expliquer qu’il ne doit pas s’en
retourner en ligne droite mais remonter par le viaduc pont. Je lui indique
plusieurs fois le chemin de contournement avec le doigt. Le chemin est trois
fois plus long. Ça coule mais ce n’est pas un saignement puissant, j’appuie
avec le poing fermé.
Fangy, sans comprendre
la situation, me semble-t-il, retourne à la maison mais, il descend vers la
rivière. Bien sûr, il est bloqué sur la berge, sans oser la traverser et c’est
heureux. Il m’appelle. Je l’entends à peine. Il attend un moment, je le vois de
loin. Il longe la rivière en jouant avec les hautes herbes et moi je suis
toujours immobilisé dans la boue. Il n’y a que lui qui puisse m’aider.
J’ai peur, je pensais
que la peur démultipliait les forces mais, c’est le contraire, la frayeur tétanise.
Je garde par intermittence la main sur la plaie béante, elle est comme une
grande bouche ouverte sanguinolente. Je m’aide des deux mains pour tirer ma
jambe sans avoir à forcer sur l’attache artificielle du fémur et de la hanche.
L’autre botte s’enfonce, elle aussi forcément. Je me retrouve assis dans
l’herbe boueuse. Je ne suis pas dans des sables mouvants, ce n’est pas la
première fois que je m’enfonce mais, d’habitude je ne suis pas entaillé de la
sorte et je n’avais pas de prothèse de hanche.
Je n’ai jamais vu
l’intérieur de mon corps de cette manière, je sais que cette vision peut me
faire perdre connaissance, c’est déjà arrivé et moi qui aurais aimé être
chirurgien, c’est le moment de le prouver. Je dégage la boue avec la main, les
joncs, les touffes d’herbes, en vain, ce sont les vases communicants. Je ne
vois plus ma deuxième botte, tout fait ventouse dans cette boue argileuse rougeâtre.
Le petit bonhomme en
rouge est toujours au bord de l’eau, il remonte trop tranquillement le
ruisseau, il croit encore que la ligne droite est le meilleur chemin, il veut
couper, il ne peut pas traverser, tant mieux.…
J’ai tort de dévisager
ma plaie qui saigne toujours, ce qui me fait flipper, je n’ai pourtant pas mal,
je suis assis, les fesses mouillées, je sens que je tourne de l’œil …
Le soir, je suis dans
un funérarium de campagne, un truc moche et anonyme, ici c’est le degré zéro de
l’architecture mausoléenne. Comme si de nos jours nous devions payer la
démesure des prétentions funéraires des grands et prétentieux hommes et femmes
de l’histoire. Je paye pour les pyramides, le mausolée d’Halicarnasse, le
Panthéon, le Père Lachaise, les gisants d’églises, les catafalques des
cathédrales, l’orgue tonitruant, l’eau bénite…
Tout ici est
contraire, je ne vois que du carrelage, des chaises de grand-mère, un lit à
roulettes avec un frigo sous les fesses, la négation de l’architecture funéraire,
un pied de nez à ma vie d’artiste.
Puisque tout est
consommé, Mesdames messieurs je vous dis : allez faire la tournée des
boxons, je ne vais pas m’asseoir et m’écrier "coucou[60]"…
Ma blague frise le
mauvais goût.
Un petit coin de paradis
J'attends que l'averse
torrentielle s'atténue. Je me reproche d'être aussi con sans
"umbrella". Penaud, je me tiens sur le pas de la porte de la
Cinémathèque de Paris prêt à courir 700 m jusqu'à la mâchoire béante d'une
station... Que je ne sais même pas où elle est exactement.
Je maugrée un "
t'es vraiment con !" encourageant.
À cet instant, une
jeune fille se place exactement sur le même starter que moi, à ma droite, sur
le pas de la porte étroite, à la limite extrême du, très sec, très mouillé.
Elle tourne la tête vers mon interjection maugréeuse. Comme pour m'excuser, je
lui demande si le métro et plutôt par là, que par là.
Elle déploie
machinalement son grand "umbrella" en ne répondant qu'elle ne parle
pas français en anglais.
Néanmoins, elle
comprend que je veux une bouche (de métro).
"J'y vais."
dit-elle, sans doute, enfin, je crois ? Avec un sourire. Le sourire c'est
certain. "Profitez de mon "umbrella" !"
Je ne comprends que
"umbrella".
Je dis : " I can
be with you under ?" En pointant son parapluie.
"Yes" she said with a new pretty smile.
"Sans blague
?" Que je lui dis en français. Je
suis tellement estomaqué par cette proposition inenvisageable que j’en oublie
mon anglais de collège. Puis, je lui resaid: "Really ?" "Yes
!" She answers. "Bon d'accord !"
(j'oublie
d'ajouter "with pleasure." je
ne parle jamais anglais j'ai trop peur de m'emberlificoter dans les mots... Ce fut le cas plus de 10
minutes)
Moins de 30 secondes après
le départ à grands pas, épaule contre épaule, j'ai la présence d'esprit de
tenir moi-même "l'umbrella". Pour être franc, mon épaule droite était
mieux protégée que la gauche qui faisait éponge : la gouttière de trois
baleines. Lors du parcours, j'essaye de lui dire qu’une " french woman
girl never rent me un corner of umbrella." "Why?" "I think
she was afraid..."
"Really ? I study
movies... (then, I don't understood its phrases.")
Sans consultation nous
franchissons les caniveaux de la même jambe. Nous avions environ la même
taille, 1 m 76. Super souriante always.
Je rapporte cette
anecdote inattendue pour moi, alors qu'elle semble naturelle pour elle. Elle ne
relatera pas cela dans son journal de voyage.
Cela semblait si
charitablement partageant pour elle de ne pas quitter seule l’expo Antonioni
sous son "umbrella" rouge vif et
laisser ce pauvre chien courageux devant la chaussée inondée.
Je n’ai pas vu souvent
son visage: les flaques mobilisaient notre attention visuelle.
- Bien sûr qu'elle était belle comment pourrait-il en être autrement?
Ça me plairait que la
gentillesse de cette jeune américaine de 25 ans environ soit communicative.
Rien ne sert
d’être craintif il faut sourire et
parler à point. Bien sûr que j'ai encore pensé à Brassens vendeur de
paratonnerres !
Bouche de Bercy. Nous
nous quittons au sec devant le bruyant trident des avaleuses de tickets. Je
secoue de côté le parapluie fermé comme le fait un chien mouillé et le lui
rends.
En riant.
Gilbert Villemin à
Hérival 03/06/16 7:32 pm
[1]
Merisier" vient du
latin "Amarus cerasus", "cerise amère".
[2]
Prononcer le "quoique" comme
Raymond Devos. Il le fait suivre de quelques secondes de silence.
[3] Saul Steinberg
est un dessinateur de presse. On peut être désemparé devant ses audaces graphique…
Vérifiez sur la toile la folie graphique de mes quatre modèles de cette époque.
[4]
Je
nomme le mouvement artistique ; Support-Surface, pour les connaisseurs. Il
y a pas mal d’artistes de ce groupe à l’école. C’est super pour un artiste
d’être à la fois peintre et professeur fonctionnaire, ça assure les arrières.
Ne pas lire la suite, ça peut embrouiller l’esprit...
Pour eux, " L'objet de la peinture, c'est la peinture elle-même et les tableaux exposés
ne se rapportent qu'à eux-mêmes."
" Dezeuze
peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et
Saytour l'image du châssis sur la toile." Viallat.
[5]
Il est souvent question "de saccades" dans les textes des pro. Belle
image !
[6]
Mais postérieurement à Man Ray qui après
guerre s’y était adonné avec ses copains.
[8] Prononcez façon Giscard d’Estaing pour la
fin de son mandat.
[9]
La loge en principe, est un travail
réalisé enfermé. Les étudiants transportaient leurs dessins jusqu’aux
Beaux-Arts dans une charrette des quatre saisons, d’où l’expression "être charrette".
La légende dit qu’ils finissaient leur dessin sur le trajet. Nous faisions des
loges charettes aux beaux-Arts à Epinal en 1972.
[10]
Picasso estomaqué devant une peinture de Braque lui dit,
"c’est du pétrole que tu veux nous faire boire." Il parlait de sa
première peinture cubiste brune à facettes. C’est à ce moment que Pablo Picasso
se met à peindre cubiste de concert avec Georges Braque.
[11]
Je
n’utilise jamais cette expression.
[12]
Amens ; agité, fou, aberrant.
[13] Canots
pneumatiques de débarquement ; un pied à l’intérieur un pied à
l’extérieur, nous y sommes six ou huit.
[14]
Le lacs est un
lacet muni d’un nœud coulant.
(C’est un collet. Le mot s’écrit toujours avec
un "s", même au singulier. Il se prononce comme s’il s’écrivait
"lâ". Tomber dans le lacs,
c’est tomber dans un piège. Cette expression n’a pas de rapport avec être dans le lac, échouer, être tombé à
l’eau.)
J’adore les vieilles expressions que l’on a
oubliées, je pense à celle-ci ; Cette musique n’a pas l’heur de vous plaire. Un remède
de bonne fame. Faire des photos à
l’envi. Amusez-vous à les chercher… Avec cette orthographe, si, si. Bon,
j’en connais quelques-uns, des amis, que j’énerve ;
-
Arrête
de nous prendre pour des cons !
-
Oh !
Il n’y a pas que des lettrés amis qui me lisent, il y a aussi Denis-Georges.
Hi, hi…
… à l’aune
des courbes d’audience, foin de
regrets, c’est aujourd’hui qu’il faut agir !
En mon fort intérieur, je pense vous avoir instruit…
Pas fort mais, for !
-
ça
suffit !
[15]
Couéroge ;
c’est un mot patois vosgien qui signifie passer l’après-midi avec ses voisins.
Je suis surpris qu’il utilise ce mot que je connais bien.
[16] Chantez sur l’air ;
" le petit Prince m’a dit…"
[17]Persona est un film de
Bergman. Je ne me renseigne pas sur ce film, seulement le souvenir : dans
un ciné de Toulon, en 1967, un soir, je suis marin, j’entame un croque
monsieur. Dans la salle d’à côté, défile "La Canonnière du Yang Tsé".
Pourquoi avoir choisi le film en noir et blanc ? Je ne connais pas
Bergman. Les deux femmes de cette fiction m’intriguent. Tout les oppose :
une femme retenue, prude l’autre qui aime son corps. Y a-t-il une intrigue ? Je
n’en ai pas le souvenir. Le film est pesant, lent. Il y a une rivalité en huis
clos entre les deux femmes si différentes, j’aime les deux mais, j’en ai peur.
Un film sceau. Le mois suivant, toujours seul, je vois "Qui a peur de
Virginia Wolf ?"
[18]
Toutes
sortes d’images, celles des rêves et des cauchemars, celles des surfaces
réfléchissantes, les ombres, les dessins et peintures. D’après Platon.
[19] Suite à
mon succès à l’agrégation, Monique me donne sa bénédiction pour les deux
barbichettes, ce qui n’était pas le cas dix ans auparavant, elle m’avait sommé
de tout couper.
[20]
"La peinture n’est pas faite pour décorer les
appartements : c’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi." Pablo Picasso.
[21]
Aujourd’hui
on dit plutôt "les outils" que "les moyens". On peut dire
aussi "les clés".
[22]
C’est la préparation nécessaire pour une
étude plus approfondie qui se fera par eux, les barons, les spécialistes.
[23]
L'exécution du contumax a
lieu « par effigie » ; un tableau ou une image représentant le
condamné est apposé près de l'échafaud, et on procède solennellement à sa
pendaison ; un fac-similé du jugement était apposé près de l'échafaud.
[24]
Aphorisme imaginé
d’après un vers de l’Art poétique d’Horace. Le poète dit que telle œuvre
ne plaira qu’une fois, tandis que telle autre répétée dix fois plaira toujours.
[25]
La Mère douloureuse se
tenait debout…
[26]
Lapsus
volontaire très primaire.
[27]
Le" mal des
ardents" a sévi en Europe. Ces terribles épidémies sont dues à
l'alimentation misérable des populations lorsqu’elles mangent des farines contenant
de l'ergot de seigle : c’est un champignon, un parasite des graminées. Frissons,
chaleurs, délires, prostration, maux de tête et reins… Abcès, gangrène des
extrémités comme pour la lèpre. Les malades ont aussi des hallucinations qui
ressemblent à celles que déclenche le LSD.
[28]
Dans "l’œuvre au
Noir," Marguerite Yourcenar fait un mixte de quelques-unes de ses
personnalités ; elle en fait Zenon, vers
1600.
[29]
Un chamagnon est un
colporteur d’image d’Epinal originaire de Chamagne le village de naissance de
Claude Gellée. (C’est le
frère d’Annie qui s’est déguisé pour nous.)
[30]
Raymond Queneau décrit 99
fois la même scène en se mettant à la place des différents passagers d’un
autobus. Avec lui il y a une dimension humoristique que je ne peux pas rendre à
chaque fois, en revanche sa virtuosité technique à certains moments est possible.
[31] * Théorie et méthodes
visant à enseigner. Placé dans une phrase simple ça donne ceci ; "la
didactique de cet enseignant est à revoir puisque ces élèves ne comprennent
rien."
Ma définition aujourd’hui, est une tautologie ; ce n’est pas parce que
l’on est savant que l’on sait comment transmettre son savoir. Apprendre à
transmettre ses connaissances par petits bouts, est une science. Savoir
préparer et organiser le dosage de ce passage de savoir, c’est faire de la
didactique.
Plus savant, ça donne ceci : "Si la didactique s’intéresse à la logique des
apprentissages à partir de la logique des contenus, la pédagogie s’intéresse à
la logique des apprentissages à partir de la logique de la classe ; une
même visée donc, mais deux approches différentes et complémentaires pour
l’action d’enseignement." Michel Delevay.
[32]
Pas de note pour ce verbe. … J’ai pourtant remarqué que neuf professeurs des écoles stagiaires sur dix
ne connaissent pas ce mot… Je reviens régulièrement sur mes mots. Je considère
les mots comme des pierres précieuses coincées dans leurs supports métalliques.
J’utilise donc le verbe "enchâsser" parce qu’il est bien plus
judicieux que "coincer".
[33]
C’est le début de "La
recherche du temps perdu " de Marcel Proust. Je l’écris pour ceux qui ne
le savent pas, ça peut être utile, non ?
[34] Le lire à la Desproges
[35]
Revoir la note page 32 si
besoin.
[36] Je vois précisément la spirale sur le ventre
grotesque de ce personnage d’Alfred Jarry devenu le symbole de l’absurdité des
hiérarchies politiques.
[37] Harpo est
accusé de vol, il ouvre son manteau et quelques fourchettes et cuillères
tombent de ses manches. La scène dure un moment, plus il secoue, plus il en
tombe jusqu’à ce qu’il soit pris dans une pyramide d’argenterie volées. Sketch
à voir dans le film Animal Crakers.
[38]
On débute par de l’écrit et on finit par du
graphisme : "écrire et dessiner
sont identiques en leur fond ;" Paul Klee.
[39] Ce
chapitre est comme l’envoi d’un suppositoire, ça surprend…
[40]En
typographie, la casse (deux S) est un casier en bois qui contient tous les caractères
en plomb d’une même fonte.
[41] Il nie les Demoiselles d’Avignon et tout ce qui va suivre,
le cubisme, l’abstraction...
[42] Lorsque l’aiguille
se trouve en face d’un plein, l’aiguille horizontale qui tâte le carton est
poussée, celle-ci pousse l’aiguille verticale, ce qui décroche les petites
barres obliques, celles qui trouvent un trous restent solidaires de ces barres
obliques. L’ensemble des ces barres obliques ont un mouvement alternatif de
haut en bas pour réaliser la levée des fils de chaîne, les crochets solidaires
lèveront donc et ceux qui ont été poussés resteront sans bouger… C’est trop compliqué.
[43] Je m’adresse au curé,
si tu n’es pas dans les désordres de l’enseignement cette réflexion te concerne
aussi. Crois en ma bonne foi, nom de Dieu !
C’est dingue comme j’ai souvent l’impression
d’être au tribunal lorsque je réfléchis sur mon boulot de prof !
[44]
J’aime
bien entendre cette petite voix qui m’admoneste lorsque j’écris, j’ai
l’impression d’entendre ma petite-fille
Malili, 8 ans qui regimbe entre deux remarques d’un dialogue.
[45]
Winsor Mac Kay commence à dessiner Little Némo à Slumberland en
1905. Il publie une planche de B.D hebdomadaire. Sur la vignette finale
du réveil de chaque planche, l’enfant tombe du lit, c’est que le cauchemar ou
le rêve cesse.
[46]
Rappel, j’y tiens : « J'appelle images
d'abord les ombres, ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux, ou à la
surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations
semblables. » Platon, 5e siècle av JC. Il englobe
déjà la peinture, c’est certain. Puis, il y aura la photo, le cinéma, il ne
mentionne pas l’écriture parce qu’il se s’intéresse qu’aux yeux qui dialoguent
avec le cerveau. Le cerveau sans les yeux voit des images !
[47]
Las
des crucifixions et des décollations les bourreaux varient les plaisirs, saint
Pierre est crucifié la tête en bas ( à sa demande !) à l’intérieur de
quelques chapelles romanes Barthélémy est ligoté à un arbre, il a sa peau sur
le dos et il est tout rouge de son sang. Pas étonnant qu’il soit le patron des
bouchers, des charcutiers (des chirurgiens ?). Il y a d’autres belles
inventions, Sainte Marthe fut plongée la tête en bas dans un puits, quand à saint Cyr, c’est dans un chaudron
rempli de poix brûlante qu’il a vu sa fin.
[48]
En 1969, Michel Journiac
crée l’art corporel. Il présente "messe pour un corps", c’est un
happening au cours duquel il fait communier le public avec son sang préparé
sous forme de boudin. Il a même écrit la recette.
[49] je
ne dis pas que tu es un con sans imagination.
[50]
En
réalité, ce n’est pas un boudoir, c’est ma salle de cours.
[51] Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Ce
sont les titres de deux de ses bouquins.
[52]
Pour les flux gaziers par exemple : Ormuz : 33 Mds
m3/an. Bosphore : 3,9 Mds m3/an. Gibraltar : 14, 1 Mds m3/an. Il faut
multiplier ses chiffres par 25…Vingt cinq ans!
[53] *le
blanc n’est pas une couleur. "Newton a fait du blanc avec toutes les couleurs,
la belle affaire…" Goethe. Le blanc (crémeux !) est le mélange de
toutes les ondes électro magnétiques du spectre chromatique.
[54] Les hommes aiment les
étoiles, pas les comètes qui effrayent. Une comète est signe de catastrophes.
[55]
Le
présentateur lacrimophage d’un reality shows vous annonce qu’il vous a trouvé un
frère jumeau que vous ignoriez. "Il
est sur le plateau !" Vous vous liquéfiez en direct, le public
vous aime parce que vous êtes en pleurs, il est aux anges.
[56]
Beaucoup
de filles dans les écoles d’arts, les proportions ont changé en trente ans depuis
que je n’y enseigne plus, ça n’a pas de rapport…
Dans les lycées,
seules les filles choisissent l’option arts plastiques. Ajoutez-y une once de
garçons.
Ce changement n’est
pas bon signe pour elles. L’art est devenu un refuge comme pour les demoiselles
de la bourgeoisie au XIXe, qui y étaient pour les mêmes raisons, la déco de
leur intérieur... Je sens la régression. Déco mais aussi pour exister dans la
société par la culture artistique, ça s’est mieux !
Quand le groupe est
composé de deux garçons et de treize filles ; il est difficile de dire
"ils" quand on s’adressent à "elles".
[57]
(Il
est possible de se passer de la lecture attentive de mes notes… C’est ce que
vous faites depuis, le début… Ah ! Et vous comprenez tout ? Bravo !)
Quelques mois avant
mon ultime descente de toiture. Cédric* venait de foutre un grand bordel à
coups de godets dans cet immense éboulis. Il a dégagé les gazons et la terre
qui couvrait toutes ces pierres de construction mutilées. Elles embarrassaient
les paysans, elles ont été jetées par-dessus le grand mur de soutènement qui
finissait le verger. Je rêvais depuis longtemps de mettre à jour cet
endroit !
Ici il y a de
l’histoire architecturale du monastère à exhumer et à comprendre.
Je n’ai pas eu le
temps de trier ce tas de pierres et de commencer le grand Rubixcub, Dieu m’a
rappelé à son bon souvenir…
*Cédric, c’est le
garçon qui m’a offert mon deuxième chat sec, une mâchoire de crocodile trouvé
dans une poubelle de Remiremont, et bien d’autres curiosités...
[58]
Comme
l’os lancé en l’air par les primates dans 2001 l’Odyssée. Le tibia va se
confondre avec la navette spatiale. À revoir pour apprécier.
[59]
L’origine
de la coupole est selon une légende grecque, le moulage d’un sein d’Aphrodite.
L’idée de ce système de couverture n’arriva pas facilement en architecture,
c’est une prouesse technique.
[60]
*
Puisque c’est fini, ça serait une bonne idée de cliquer sur "Les
quat’z’arts" de Brassens. "La farce était bien bonne… Bravo !"