mardi 29 septembre 2020

Les 10 Maîtresses



 

 







« Lectrice[1]
lorsque tu auras éliminé l’impossible de ce roman, ce qui en restera, si improbable soit ce reliquat, il est la vérité. »

 

Sir Conan Doyle (ou presque).







 

 

 

 

 

 

Les dix maîtresses

 

 

 

 

 

 

 

 

Impossible de comprendre le sceau, jusqu’au dernier crime. Sur chaque lieu, il verrouille un cadenas à quatre numéros dans un grillage ou sur une barre métallique proche du délit. Il ajoute deux magnifiques mousquetons d’escalade fluo, prisonniers du cadenas. La signification est mystérieuse.

Il est facile de dégager les mousquetons puisqu’ils se dévissent. Trouver la combinaison du cadenas, mon cher, est élémentaire : le numéro de l’ordre des assassinats, donc pour le premier un, un, un, un, puis quatre deux pour le deuxième, quatre trois, etc.

C’est en m’assurant pour monter sur mon toit d’ardoises à 14 mètres de hauteur, en jetant un coup d’œil obligatoire sur mon mousqueton que j’ai la révélation : sous mes yeux ébaubis… L’image géniale d’un G au moment même où je l’engage dans l’anneau. Parfaitement, quand la partie mobile du mousqueton se rabat momentanément vers l’intérieur, je vois un G. G comme Guy. G comme Georges. Je lâche la partie mobile, l’anneau se referme grâce au ressort de rappel, une sécurité, c’est un O, un simple mousqueton. Je considère le cadenas différemment, il a la forme d’un D majuscule lorsqu’il est mis verticalement et à plat. D pour dire "deux"?

Deux G, Guy Georges[2].


Important! Je n'ai pas réussi à placer les notes en bas de chaque page, c'est regrettable. Elles sont toutes à la fin.



Si vous tenez à lire ce roman avec les notes proches de son numéro demandez-moi de vous envoyer la version pdf: 
herival.g@gmail.com


Les experts auraient pu déchiffrer ce monogramme[3], non ?

Je suis hyper fier d’avoir fait cette découverte tout là-haut sur mon toit… Qui ne m’entraîne nulle part, puisque cet égorgeur de femmes médite en prison centrale depuis plus de dix ans. La vie suit son cours pour tous sauf pour les défuntes.

 

Ailleurs.

Un acteur en pleurs annonce la mort de Turiddu[4] tué par un coup de feu. On a entendu le coup de feu dramatique et son triple écho dans la forêt. Les spectateurs se déplacent jusqu’à cinquante mètres du lieu. Ils regardent attristés le corps mort allongé du jeune homme dans l’herbe, puis nous retournons sur la place pour suivre l’épilogue de la pièce : le départ de la fiancée en effroyable deuil.

Une dizaine d’enfants de 3 à 10 ans reste sur place pour surveiller le mort. Ils sont eux aussi à cinquante mètres de distance sur la terrasse en hauteur. Ils analysent la situation, perturbant légèrement la suite du spectacle, ce qui nous amuse presque tous. Leurs discussions se conjuguent avec le drame sicilien. Ils supputent et font des allers et retours vers leurs parents comme des oiseaux. Turiddu mort, attend longtemps avant de se lever. Il entend les mômes discourir sur son sort : «… Il est mort ou pas mort ? » Qu’imaginent-ils ? Ils ne semblent pas alarmés, seulement curieux. Comme pour le père Noël, les cloches, les fantômes. Ils se relaient pour observer le mort qui ne bouge pas, il fulmine. Il tient à ce qu’on le croie mort. Les insectes commençaient à l’escalader, nous a-t-il rapportés. Quand il décide enfin à se lever, il le fallait. Les enfants très excités, reviennent en courant vers nous parents ou spectateurs et annoncent tout émoustillés à leurs amis restés au spectacle que le mort s’est levé et qu’il marche… Ils commentent le miracle[5] avec volubilité alors que la veuve noire pleure sur les planches.

 

Les dix maîtresses sont sur scène quatre jours par semaine, les nuits sont pour elles. Le jour, les deux pieds ancrés sur l’estrade et dans le dédale des tables… La salle de classe est un décor pour 25 observateurs exigeants et expéditifs !

Pas de projos, quelques néons ou le soleil.

Quoi, ma comparaison avec le théâtre fait sourire ! Parent, accompagne une classe lorsqu’elle se rend à la piscine profonde, visite une ferme à vaches, étale les beaux légumes de ton jardin devant les enfants massés autour de toi, présente une de tes spécialités culinaire. Demande, la maîtresse ne te dira pas non, ainsi tu feras une brève intrusion dans sa réalité théâtrale quotidienne.


 

 

19 septembre 2017

 

 

 

Elles tressaillent à dix jours de la rentrée. Oh, elles vont le passer, le gué, comme la plus grande partie des gnous africains. Eloignez-vous des crocodiles ! Partez loin quelques jours, en montagne pour dominer ou à la mer pour les déferlantes…

 

Le 09 novembre 2005 à 17:37, Émilie < emiliemob@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

«… Dix ans de métier d’instit, la routine c’est une horreur, ça tue la petite flamme qui brûle en nous. Je ne pensais pas me décourager si tôt. Il faut que je trouve autre chose. J’envie souvent mon ami qui ne gagne que 1400 € par mois, moi qui suis à peine à 1800 €, j’enrage. Il arrive le soir, frais comme un gardon alors que moi je suis essorée comme une limande. De plus, il s’endort sur le canapé alors que le matin nous avions projeté de faire l’amour et ce n’est pas la première fois que cela lui arrive, l’amour ça fait oublier… Je ne vais pas rester avec lui. Je suis déjà tombée sur un gars dont le zizi sentait le pipi, beurk ! À cette époque, je n’osais pas le lui dire, aujourd’hui, je lui dirais, c’était trop bête, il me plaisait bien, mieux que ce Rémi qui ronfle… Émilie. »

 

Le 19 septembre le nouveau feuillet du calendrier découvre la fête de la sainte patronne d’Émilie.

7h30.

Sa maman lui souhaite sa fête avant qu’elle ne démarre sa petite auto rouge.

9h00.

Maths, EPS, récré, français, Tupperware, histoire de France…

15h00.

Les feuilles mortes en automne se ramassent dans la cour de l’école. Les enfants les classent au sol par couleurs, en lignes, du jaune le plus tendre au brun le plus foncé, en rencontrant le vert, le carmin. Ils organisent quatre lignes différentes tant les couleurs sont subtiles. Certaines feuilles présentent des taches, ils ajustent un autre classement. Les enfants accroupis, par petits groupes, commentent et manipulent. Maîtresse Émilie debout, accroupie ou à genoux, filme certaines actions. Elle corrige, encourage, insiste, avec une belle exigence. Andy Goldsworthy[6] la guide.

16h45.

Elle est libérée de ses oiseaux. Elle retourne dans la cour pour photographier avec précision les dix lignes de feuilles mortes stabilisées : pas un souffle de vent, tout est silencieux, clic-clac.

 

17h15.

Elle retourne dans sa classe, s’installe devant son ordinateur, elle imprime ses meilleures photos pour ses élèves, les affiche dans la classe. Demain il pleuvra, les lignes de couleurs dans la cour se dilueront, le vent les emportera, les photos seront les seules traces de ce travail d’orfèvre.

 

18h15.

Émilie chantonne :

« Oh, je voudrais tant que tu souviennes que cette séance de Land Art est la tienne, celle que tu préfères. Ma chanson est monotone. Les feuilles meurent et ton souvenir s’estompe. En hiver, mon amour se terre et peu à peu je m’indiffère, à cela il n’y a rien à faire, il revivra avec les délicates feuilles fripées du mois de mai[7]. »

 

18h45.

Elle perçoit derrière elle une présence. Un souffle…

Un voile blanc tombe et l’enveloppe. Elle reconnaît un drap de lit. Une sangle lui soude les bras au corps. Elle ne voit que du blanc.

Une deuxième toile plus épaisse s’abat sur le drap. Elle peut encore respirer et crier trois fois, pas plus, étouffé et puis, une enveloppe de plastique, elle reconnaît la tonalité de cette matière, La terreur. Impossible de remplir les poumons. Elle tente de se lever de son siège confortable à roulettes. Une deuxième sangle la ceinture au niveau des avant-bras. Émilie, est sportive, puissante et vive mais la surprise l’a terrassée. La toile en polyuréthane enveloppe sa chaise. Sangle aux pieds, aux jambes. La présence humaine agit-elle seule, s’interroge-t-elle en fulgurance, finalement peu lui importe. Elle devient un paquet, elle devine l’emballage de l’intérieur, la sensation du cadeau caché. Le ruban adhésif fait un bruit déchirant, rapide, des mètres et des mètres sont dévidés, arrachés, coupés, croisés. Émilie halète, les épaisseurs sont des soupapes inutiles qui pénètrent dans la bouche et le nez. Effroi. Elle n’a qu’une pensée pour sa respiration qui s’éteint avec les feuilles en ce début d’automne avancé. Sous l’eau à l’entraînement, elle ne tient pas plus d’une minute dix, sous le plastique, elle ne bat pas son record.

 

Colis prêt, 19h15.

De l’extérieur, l’emballage ressemble à une œuvre de Christo à ses débuts dans les années soixante[8]. La criminelle se réfère aux origines de Christo. Le sait-elle ? Oui, sans l’ombre d’un scotch. Le paquet séduit par sa forme maniérée, la solidité de l’édifice ne mérite pas tant de nœuds entortillés. Cette méthode se rapproche plus du bondage que du paquet poste. Toutes ces cordelettes, elle ne les a pas vues… Entendues se nouer, peu de secondes, jusqu’à ce que tout devienne transparent.

 

Quelques jours plus tard, le meilleur ami d’Émilie doit répondre aux quatre gendarmes en carré.

En perquisitionnant chez lui, ils découvrent un texte de quatre pages tapé à la machine à écrire dans lequel est décrit un meurtre qui a quelques points communs avec celui d’Émilie : l’automne, l’amour des feuilles mortes, le ruban adhésif.

Le premier coup d’œil ne peut pas lire le texte.

« Je t’aixe xon axour xêxe en autoxne, les feuilles xortes te rappellent à xa xéxoire, alors je sèxe au vent. » Il y a trop de X dans ce texte de quatre pages.

- Le X remplace le M, s’exclame le plus jeune des gendarmes. Les trois autres le félicitent poliment alors qu’ils l’ont remarqué aussi gros qu’un nez au milieu de deux figues mûres.

Tap, tap, tap, le plus gradé constate qu’il manque la touche M sur la machine antédiluvienne. Le plus jeune vérifie en tapant le mot « femmes ».

Tap, tap, tap, tap, tap, tap : « fexxes »

-C’est trop chaud ! s’écrient-ils en bouches d’or et en traînant la phrase.

 

 

Ce tapuscrit est compromettant. Illico, le jeune homme est placé en garde à vue. Il avoue tout et surtout n’importe quoi. Il se chamaille souvent avec Émilie sur des idées importantes et notamment sur l’alimentation, elle est végétarienne, lui est végan.

« Ça devenait insupportable nous allions nous séparer, nous étions pourtant encore super-interactifs au lit, sur la descente de lit ou sur le canapé. Lorsque nous mangions après l’amour, les arguments voltigeaient dans la cuisine, tout retombait, le soja, le zizi… »

 

 

Après quelques heures de questions en zigzags et une analyse bactériologique, il sort libre de la gendarmerie. Son alibi en sanglier mariné l’innocente puisque au moment du meurtre, il mangeait de ce pourceau à son insu ! Chez son père qui lui s’en fiche de l’alimentation de son fils. L’analyse minutieuse des selles des deux carnivores le disculpe.

Naturellement, comme bien des prétentieux, l’ami d’Émilie a ébauché son thriller sur une machine à écrire par nostalgie d’une époque qu’il ne connaît pas : une Olivetti que lui a prêtée un ami qui en possède une quinzaine dont une Clark Nova, la même que celle du film « Le Festin nu[9] ».

… Ma foi, c’est bien vrai qu’il y a plus d’amoureux qui écrivent que d’enquêteurs qui lisent.

 

 


 

 

 

Chapitre

De l’avisé discours que tient l’écrivain à sa lectrice et des aventures qu’il va lui conter en neuf autres cadavres et singuliers incidents.

 

 

 

Les maîtresses d’école ne méritent pas plus d’être assassinées que les infirmières, les crémières ou les lavandières, c’est pourtant ce qui va leur arriver ». Chting[10] !

Sans assassinat, ces 230 pages auraient peu d’intérêt…

Une géniale sériale killer rôde et varie ses bonheurs pour mon plus grand plaisir de romancier. Elle opère selon le calendrier catholique des Saints prénoms des maîtresses choisies.

Yéliz ne risque rien avec un prénom d’origine turque.

 

Le 19 septembre, Émilie. C’est fait…

Le 27 octobre, Émeline.

Le 22 novembre, Céline.

Le 4 décembre, Barbara.

Le 5 janvier, Fanny ou le 27 janvier, Angèle.

Le 13 février, Béatrice.

Le 14 mars, Mathilde.

Le 2 avril, Sandrine ou le 7 avril, Valérie.

Le 5 mai, Judith.

Le 4 Juin, Clotilde.

Le 27 juillet, Christelle.

 

Oups ! J’ai tort de mentionner les dates de célébrations des fêtes patronales de mes héroïnes maîtresses ? Je donne des infos à la killeuse qui attend entre les pages que je lui donne les dates pour organiser ses meurtres mensuels ?

Je suis plutôt gêné envers toi lectrice attentive… Tu te doutes maintenant de la succession des méfaits au rythme du calendrier scolaire des prénoms de mes maîtresses : la sauvagerie « métronomique » de la killeuse commence en septembre et se terminera fin juin au solstice d’été, les cahiers au feu et la maîtresse au milieu, vacances pour tout le monde.

Examine ton calendrier sous-main professionnel cartonné. Tu remarques qu’il n’y a pas plus de deux ou trois possibilités de prénom de filles par mois. La criminelle n’a pas beaucoup le choix. Bien sûr, une quinzaine de prénoms de filles y figurent par mois, les Bernadette, Gisèle et Zita ne courent pas les cours de récré dans la tranche des jeunes femmes de 30 à 45 ans.

 

S’intéresser à la vie de ses dix maîtresses qui vont disparaître. Les rendre moins anonymes sans réciter leur oraison de curé en chaires funèbres.

Je pourrais inverser, les trucider puis parler d’elles. Ainsi tu pourrais refermer l’opus après les tueries sans t’intéresser à leur vie. Une enquête auprès d’un échantillon représentatif de ma population montre qu’on a bien plus d’empathie pour les meurtres des personnes que l’on l’aime, j’en profite.

Souvenir d’une de mes premières versions anglaises au collège : Une anglaise demande à sa voisine de lui tuer ses poules de façon à pouvoir les cuisiner aux petits oignons : on s’attache facilement à ses petites bêtes là. Ma mère tue ses propres poulets, elle ! Cching ! À la hache sur le billot.

Mes maîtresses pètent la santé ! Pas plus de quarante ans. Plus ça meurt jeune plus c’est apitoyant… Il pleuvra de la larme sur ce papier couché[11].

… En contrepartie, les femmes victimes des grands criminels enfermés à Ensisheim[12] ne nous émeuvent pas, on ne les connaît pas, c’est la barbarie de ses serials killers qui nous trouble.

 

L’intrigue ? Pas définie. Je ne sais pas encore qui sera ma meurtrière idéale, inattendue. Le suspense culminera jusqu’à la dernière ligne. Une surprise doit nous attendre à la fin, promis…

Pour moi, bien avant, je l’espère.

La découverte du moteur de la ribambelle de crimes mensuels surprendra, nous impliquera… Et je lèverai au moment importun le capot au contenu ragoûtant.

Tu ne seras pas écœurée par les odieux crimes qui arriveront pile poil aux dates patronales. Un crime par mois. Une maniaque.

Nonobstant, t’fais pa’trop de bile, tu ne refermeras pas cet opus sans les revoir, pimpantes, joyeuses, ces comédiennes d’écoles : les dix jeunes femmes maîtresses assassinées reviendront saluer sur ces pages typographiées. Tu es au théâtre ! Pas au ciné, elles existent en vrai, mes maîtresses. Tu pourras les toucher et faire pouët, pouët[13] ! Mon tragique roman refermé, elles poursuivront leur phylactère de vie.

 

 

Franchement, les assassiner ici dans ces pages macabres leur fera des vacances.

Mais je ne suis qu’un romancier noir en rodage : je n’assume pas mes meurtres… Je brave l’embarras, et pourtant, je n’en ai encore tué qu’une… Sur ce papier couché, je veux dire.

 

 

Propre, net, clean, nettoyée, chirurgical.

 

Toutes ces filles étudiantes stagiaires professeures des écoles une année ou l’autre de 1996 à 2009 ont connu Josiane. Son travail : professeure d’arts plastiques auprès de maîtresses.

Josiane est la pierre d’achoppement de mon roman : "pierre qui ne roule plus amasse mousse."

Sa vie est en pente raide, le temps du roman et puis s’en ira.

Elle est déjà un peu partie en balançant par la fenêtre son ordinateur, le clavier qui ne l’écoutait plus et vice et versa. Ils exultent dans le jardin sous les hautes orties urticantes d’un printemps humide. L’écran aussi.

J’ai débarrassé Josiane de ces oripeaux qui traînaient dans les orties. Le disque dur de la tour d’y voir de près pavane sur mon bureau encombré. Une amie remmailleuse de ventre d’ordis a réussi à le copier coller dans l’antre du mien. Exploration. Belle découverte ! Les toutes premières archives de cette proffe, quinze ans déjà…

 

Les imèles retiennent mon attention, ses cours, je m’en tape. Des centaines, de lettres reçues comme à l’époque des facteurs à vélo de Hulot, toutes exhumées du ventre dur du disque.

Je lis avec curiosité tout ce courriel envoyé par ces « filles ». Aujourd’hui, mes doigts rechignent à appeler ces maîtresses « femmes. » Josiane les appelait « filles ». Aujourd’hui, elles peuvent peser la quarantaine ou plus.

 

Comment cette vieille femme a-t-elle pu recevoir toute cette chaleureuse correspondance ?

C’est l’abîme entre ce qu’elle est, et ce qu’elle a été autrefois qui motive ma recherche : aujourd’hui, gagate la plupart du temps, étincelante à de trop brefs instants.

 

 

Elle est propriétaire d’une maison en pierres de taille à proximité de la bruyante voie express. Son temps lumineux s’écoule sous une véranda années cinquante. Le plafond est en verre granité, latéralement. Une verrière hyper propre à se cogner si par précaution elle n’avait pas collé des pictogrammes de zigounettes et de foufounes dans tous les sens à hauteur d’œil et à espacement régulier là ou d’autres collent des hirondelles.

Elle patiente semi-impotente sous sa véranda… Une autonomie de 700 mètres par jour, à petits pas, un maxi.

Elle nous fait face comme le Pape dans la célébrissime peinture de Francis Bacon[14] : prisonnière.

Elle y déraisonne en sirotant du thé fumé sans sucre lorsque le temps le permet. Elle ne craint pas le chaud.

Tout est clean chez elle comme si elle n’y habitait pas, chirurgical[15]. Elle s’y déplace mollement, transparente, sans rien déranger ni salir. Sauf dans la véranda.

Le coup de matraque de la retraite la sonne… Entre autres déboires, plus de personnel d’entretien pour la seconder, cela l’éprouve durement. Elle regrette souvent Célestine qui fut sa zélée femme d’entretien de la salle d’arts plastiques pendant vingt ans… Elle aussi finit par atteindre l’âge du remisage. Elle n’a pas souhaité remettre le couvert chez Josiane comme elle le lui proposait en complément de sa mini pension, dommage. Encore astiquer, jamais plus !

Alors, une dizaine d’anciennes élèves se relaient à l’envi pour garder nickel le sanctuaire.

Alitson[16] rend visite assez régulièrement à Josiane. Alitson est un pseudonyme, sans aucun doute la meilleure amie de la professeure d’arts plastiques. Je ne divulgue pas son vrai prénom elle est une des maîtresses annoncées. Alitson connaît Josiane de long en large et vice-versa, beaucoup plus que toutes les autres amalgamées, elle est son satellite.

 

Les incursions de ces filles pour le ménage de l’appartement de Josiane s’espacent de plus en plus, ce rituel devient une corvée pour toutes et puis, la vieille proffe ne salit plus beaucoup, les objets ne bougent plus. Quel changement si l’on compare le foutoir qu’elle générait dans sa salle avec les pastels, l’argile, le papier, les rognures de crayons, etc.

Les filles repoussent leurs visites d’habitudes pour un coup de plumeau, un coup d’éponge et quelques bavardages ondulatoires.

 

 

 


 

 

Chapitre

Où l’auteur fabrique dix maîtresses[17] en live sans filet et d’autres choses qui donneront agrément et bon passe-temps[18] à la lectrice.

 

 

 

Maîtresse Yéliz pourrait être grande et… Tonique… Surtout pas blonde, cheveux raides et soyeux. Elle ne réussirait pas le concours de professeur des écoles en juin, échec, alors qu’elle cartonne en maths, une matière qui compte. La combinaison de l’épreuve orale français et arts plastiques la plante alors qu’elle adore les arts, une déception d’autant plus grande… Miracle, Je la récupérerais sur la liste complémentaire, mi-juillet, je la nommerai début septembre pour la laisser dans l’incertitude tout l’été. Et hop ! En septembre parachutée dans un petit bled avec quatre niveaux de classe, CE1, CE2, CM1, CM2. Pour débuter, je ne l’aide pas[19] ! Elle ne sautera pas de joie comme une cabri.

 

Yéliz, belle grande fille tonique aux cheveux noirs et soyeux qu’elle relève en un chignon tiré arrière impeccable. Elle échoue au concours de professeur des écoles en juin, repêchée in extremis mi-août. Il manque tant de maîtresses dans le département qu’il faut fouiller la liste d’attente. Elle aurait bien aimé passer quelques jours en Turquie pour fêter son succès, trop tard, trop cher, trop stressée par sa rentrée risquée qu’elle va entreprendre en catastrophe. Repêchée sans nomination, elle n’apprend sa nomination que début septembre. Comme au bord d’un haut plongeoir, les quatre niveaux lui donnent le tournis.

Elle habite encore chez ses parents. Elle vient de s’acheter une petite voiture à crédit avec l’apport de la famille comblée de voir leur fille sur le piédestal des maîtresses d’école de France. Ils en rêvent depuis une trentaine d’années, date de leur arrivée. Yéliz distille son succès avec exaltation, ça ne se voit pas sur sa figure puisqu’elle se marre tout le temps, une joie de vivre permanente sur un visage aux sourcils marqués.

 

Béatrice se plaindra avec dignité. Sa rentrée des classes sera difficile, elle s’y attend… Ses filles surfent leur dernière année d’école, une belle satisfaction qu’elle apprécie. De plus, elle rencontre quelques hommes plus âgés alpagués facilement sur un site de rencontre. Elle est attirée par les hommes qui ont l’âge de son père.

Je garde tout ça.

Où installer Béatrice ? La placer sur la route de l’artiste tueuse. Combien de kilomètres par jour pour se rendre au boulot ? 90 kilomètres aller et au retour, c’est dur et ses deux filles affamées qui l’attendent à la maison… Le nom du village m’importe peu, la tueuse ne dessine pas une figure ésotérique sur la carte des Vosges. Ni les sciences occultes, ni la géométrie ne l’intéressent, seul son calendrier la fait vibrer… Vraiment !

Disons, à 45 kilomètres de la maison avec une vieille bagnole non équipée d’audio nouvelle génération… Je charge le plateau de la barque de Béatrice : je vous mets une responsabilité de directrice parce que zêtes bonne cliente. Par-dessus le marché bio, dans une zone sensible. J’ajoute, que votre ex-mari vous casse les pieds pour le partage des dépenses. Un médiateur de la loi ne fera pas vraiment avancer les choses. Sur l’autre plateau et pour compenser, son salaire sera supérieur à celui du géniteur de ses deux filles, il est facteur en camionnette.

Vous avez votre compte ma petite dame, vos nuits seront plus agitées que vos journées.

 

Une clameur au loin trouble mon laboratoire d’écriture.

Clotilde sera la maîtresse la plus gentille, la plus belle, tous ses élèves le lui disent et le lui écrivent avec des cœurs et des fleurs et dessins culs-culs la praline. Tiendrais-je plus de deux pages avec si peu de défauts ?

Si elle l’assassine, elle s’en occupera le 4 juin au soir. En juin il fait chaud et la nuit tombe tardivement. Je vais réserver un emploi particulier à Clotilde : le rôle de l’affriolante chèvre de Monsieur Seguin[20]

 

Ça vient du coin de la rue en contrebas. J’en perds ma concentration.

 

Je sème Christelle en bas du monde sur l’île de la Réunion ou à Mayotte, le vent décidera. On lui fait sa fête le 24 juillet, fin de la série de meurtres en juin. De toute manière notre proficide n’a pas les sous pour se payer l’aller et retour. Christelle n’en saura rien et repos coagulé pour tout le monde… Surtout pour notre besogneuse assassine de roman que je vais confiner à l’ombre d’un cachot.

 

La clameur devient audible : « On n’a pas le temps de les aimer ! Les maîtresses, on ne veut que les crimes, on veut des œuvres d’art ! »

 

Seulement quatre présentations ! J’en ai une douzaine à enfanter, la clameur ne me laisse pas concocter tranquillement mes portraits… De quoi ils se mêlent ces gens-là, sous la fenêtre ?

 

« - Les crimes, on veut lire les crimes… »

 

Je laisse tomber mes portraits, ma tête est partie de leur côté, ils ne me laissent pas le choix. Tant pis, tu découvriras mes maîtresses au fur et à mesure des meurtres.

Je vais tout de même en urgence énumérer les liens qui les unissent : leur jeunesse/leur métier/les arts plastiques/leur assassinat durant cette année scolaire 2017/18.

 

« Les crimes, les crimes ! »

 

Elles sont toutes responsables d’une classe d’écoliers quatre jours par semaine entre 7 h 30 et 16 h 30 minimum, puis elles préparent la journée du lendemain, plus ou moins.

Les enfants/la ténacité/l’intelligence/la facétie/leurs sourdes rivalités/les chats et le chocolat noir les distinguent.

 

« Les crimes, les crimes, c’est tout ce que l’on veut ! »

 

Ils me poussent aux crimes alors que je ne connais pas encore mes nouvelles créatures sur le bout des ongles et de la langue. Assimiler le particularisme de chacune des filles raccordées me demande un effort soutenu de mémoire.

 

Clap fugace de fin de réflexion : dans mon esprit, Judith intègre une partie d’Hélène modelée avec Stéphanie et Sabrina. J’entremêle les quatre à cinq caractéristiques qui forment une même maîtresse de roman. Quel mic mac ! D’autant plus, j’ne veux pas qu’elles se reconnaissent dans ce saladier de prénoms. Certaines pourraient se fâcher à la lecture, j’fais de la psychologie avec des mots qui peuvent égratigner. On doit les aimer, toi au cours de cette lecture, et moi au long cours de l’écriture. Fin de cette pensée fulgurante.

 

« On est pressés, on n’a ni le temps de les connaître ni le temps de les aimer ! On s’en fout, on veut les crimes, on veut les œuvres d’art ! »

 

Ils défilent en bas dans la rue avec leurs faux, leurs crécelles, leurs soutanes et leurs chapeaux pointus blancs. Je crois distinguer des têtes sur leurs pics.

Boum, boum, ma porte cède… Allez, je leur balance mes crimes à la fenêtre.

« Elles sont toutes là, j’entends vos cris, elles doivent mourir les nanaaas ! », que je leur crie.

Cependant, des doutes subsistent quant à ma capacité à imbriquer savamment mes crimes, à monter une intrigue en mayonnaise… La tenir à bout d’plume comme la grande Agatha Christie.

Je me blinde. J’dois réussir à trucider dix filles. Atchik atchik aïe aïe aïe !

Ils perquisitionnent, parlent trop fort, boivent le meilleur vin de ma cave.

Il faut que l’auteur rapetisse[21].


 

 

 

Le 27 octobre 2017 au soir, jour de Sainte Émeline

 

La meurtrière maraîchère ou l’inverse…

 

 

 

Septembre, Émilie (des feuilles mortes et de l’emballage.) Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle. Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, Sandrine, Valérie. Mai, Judith. Juin, Clotilde.

 

 

Le 16 février 2007 à 17h17, Émeline < aimelire@Yahoo. fr > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Les après-midi sont toujours plus longs que les matins. Les conversations des enfants plus fatigantes que celles du matin.

À 16h30, les enfants quittent l’école trop vite, ils emportent l’agitation de cette fin d’après-midi. Ils laissent dans la classe des mots qui flottent, des rires qui résonnent, qui résonnent.

À 16h40, la classe vide sent la craie et la sueur, surtout la sueur : odeur douceâtre du travail mêlée à celle plus âcre du temps qui passe, qui passe. J’ouvre les fenêtres, l’air frais s’invite. Je suis assise à mon bureau, je fouille dans mon sac à la recherche de l’antidote dont j’ai besoin à ce moment de la journée. Je le soulève religieusement, j’écarte délicatement son habit d’or, la puissance de son odeur m’émeut déjà, ramène à ma mémoire une foultitude de souvenirs olfactifs et visuels, surtout olfactifs. Je pose avec solennité un morceau de ce condensé de saveur sur ma langue et je le laisse fondre tandis qu’une chaleur bienfaisante m’envahit tout le corps. Plus le carré se délite libérant sa force et plus mon énergie se canalise et en même temps, je m’apaise, je m’adoucis. Les yeux fermés, les yeux mi-clos, je savoure ce moment de pur bonheur en solitaire sur mon fauteuil.

Mes forces sont réunifiées et tandis que je m’attaque à ma pile de cahiers à corriger, l’arôme du chocolat reste longtemps dans ma bouche alors que la nuit descend doucement, tout doucement. Émeline. »

 

Toc, toc, une livraison de fruits et légumes, beaucoup trop pour une soupe et pour une salade de fruits. Assez pour toute la classe d’Émeline et même pour l’ensemble de cette petite école de campagne. Une livraison si importante, au pied levé, le soir, alors qu’Émeline seule rescapée s’apprête à quitter l’école et retrouver sa petite fille de huit ans, le temps passe…

 

La dame au chapeau de paille, tablier bleu et brouette débarque avec ses cagettes de courgettes, poireaux, tomates, aubergines, j’en passe et des meilleures, huit cagettes bien garnies gerbées les unes sur les autres en plein milieu de la salle de classe. Émeline reste plantée là comme deux ronds de flan. Il n’y a pas de facture à signer, le supermarché du coin est généreux avec ses invendus.

« Ah bon ! » répète inlassablement Émeline immobile, les bras ballants, qui ne pense qu’à rentrer chez elle à cette heure…

 

Je ne dois pas rendre les maîtresses trop naïves et surtout pas Émeline. La responsabilité d’une classe demande des compétences, faut pas qu’elle soit trop conne pour faire ce boulot.

 

Émeline s’interpose arrogante devant la dame soi-disant maraîchère :

« Holla ! Mâdame, pourquoi autant de fruitzet de légumes ? Qui vous a mandâté pour cette mission dont je n’ai eu cure ? Que diâble, pârlez, je vous en conjure. »

Ce sont les seules phrases qu’elle prononce.

Elle gît à terre, overdosée au chloroforme[22] avec le mouchoir de la maraîchère… Qui n’est d’autre que notre seriale killer présente à l’heure dite du jour J de sainte Émeline du calendrier grégorien.

 

La robuste maraîchère usurpatrice de la fonction relève le corps d’Émeline, le déshabille sans malice, constate sans s’y attarder que le pubis est épilé, ce que je n’ai jamais osé tenter, pense-t-elle. Elle débarrasse les tables et les chaises environnantes pour y voir plus clair. Elle réussit avec effort à mettre la gisante roidie assise sur sa chaise de bureau, en plein milieu. Le travail sérieux peut commencer.

 

Elle couvre la tête d’un gros chou écervelé au couteau de cuisine. Les belles grosses feuilles frisées tiennent seules comme une perruque. Tente d’enfiler une tomate évidée sur le nez, trop mûre, elle tombe à terre : peste soit ma maladresse ! Elle savait que ce travail demande de l’entraînement, les tentatives non concluantes sur son mannequin de couture ne l’ont pas découragée. Les feuilles d’artichaut détachées collent bien sur les épaules. Le seul moyen de fixer les pièces entre elles est d’avoir recours aux cure-dents. Les trois petits fagots prévus dans la poche se manifestent. De petites feuilles résistantes maintenues par ses petites épingles discrètes, en grosses feuilles fragiles, l’oiseau fait son nid.

Deux courgettes creusées à leurs extrémités s’enfilent autour des avant-bras d’Émeline, des avant-bras d’une belle finesse, des poignets fragiles, des mains for délicates, ongles décorés de petites têtes grotesques, beau boulot, le moral reprend.

Déjà 22 heures.

Puisque les feuilles d’artichaut tiennent en guirlande et en bandes sur les volumes de la fille raide, l’artiste peut facilement réinsérer sa tomate sur le nez par-dessus les feuilles. La première tomate est abîmée, une autre tomate prend le relais, plus ferme, bien rouge et oh miracle, elle tient ! La citrouille excavée et découpée en plaques curvilignes de différentes tailles s’adaptent assez bien aux épaules, aux seins, aux fesses. Il n’y a pas assez de morceaux pour les genoux, les grosses feuilles de chou font tout aussi bien l’affaire.

L’artiste maraîchère démasquée a placé son appareil photo sur pied, elle appuie toutes les trois minutes sur le déclencheur depuis le début du travail. Elle espère un film en accéléré. Son but : participer au festival du film de moins d’une minute à Zürich, en août.

À minuit, elle croque une grosse carotte et une poire. Les pommees, les poirees et les scoubidous wouah, n’adhèrent pas. Les carottes encore moins, une carotte pour le nez, l’idée est idiote. Elle coupe quelques carottes en fines lamelles qu’elle applique sur les plus grandes surfaces de la peau, ce qui forme un tuilage rythmé assez proche de ce que sont les beaux toits de Franche Comté. Elle en place partout où il y a des surplombs du corps et notamment sous les seins. Elle a cru un moment qu’elle n’arriverait pas à y placer quoi que ce soit.

La tomate sur nez la rend trop clown, elle l’enlève et essaye d’autres morceaux de fruits. Elle conserve la bonne idée de tout découper en lamelles, en morceaux, en bouts fins et humides, du coup, pas du tout comme Arcimboldo qui est bien évidemment la référence qui l’inspire largement, plus en tout cas que Léonard et sa Mona Lisa.

L’artiste a une pensée pour la maîtresse sous les lambeaux de légumes, elle regrette presque de ne pas l’avoir mise en scène comme Madame Joconde. Mais, techniquement, elle ne s’en est pas sentie capable, surtout le sfumato[23], une technique compliquée qu’elle compare à l’apprentissage du chinois… Picasso goguenard lui répondrait que le chinois s’apprend. Il a rétorqué cet argument à une dame qui s’agaçait de ne pas comprendre sa peinture cabossée. Apprendre le sfumato ? Elle songe à son travail ménager qui l’attend à la maison.

La faussaire croit toujours que quelqu’un se cache sous les fruits et légumes de ce peintre de la fin du seizième : pas du tout, il n’y a rien en dessous ! Arcimboldo n’a jamais manipulé de fruits et de légumes, seulement de la peinture sur du bois. Il était peut-être nul en épluchage pour la soupe.

Le résultat donne une charmante impression de sculpture pauvre. Notre seriale killeuse artiste pseudo-maraîchère réalise une sculpture et non une peinture. Et franchement, ça commence à captiver l’attention !

Deux heures du mat, déjà !

Les pieds, le creux de reins, le dos, elle s’applique aux moindres détails et pourtant les photos ne montreront pas l’arrière de la sculpture puisque son appareil est placé de trois-quarts face.

Les couleurs éclatent sous les néons !

 

Une jeune femme à l’intérieur de ce bel échafaudage… C’est le point noir de cette affaire. Une maîtresse qui ne demandait rien à cette maraîchère improvisée. L’artiste n’a pas cherché une fille modèle vivant comme support, son objectif est totalement autre. Raphaëlle, Laurence aurait été partantes.

Pourquoi prendre la vie de cette femme sans envie de mort et de postérité ?

Lectrice, sa motivation te désorientera. Patience.

 

Cinq heures, Paris s’éveille, elle se mijote une soupe à l’oignon…

Les oignons qui n’ont pas trouvé leur place dans cette fragile installation juteuse, fraîche et champêtre.

L’heure d’aller se coucher. Sur les rotules, ce qui se comprend : l’art est bien plus fatiguant qu’on se l’imagine tant qu’on n’a pas réalisé soi-même une œuvre marathon.

 

Maîtresse Sandrine aussi artiste que notre Arcimboldo du dimanche explique :

 

Le 25 décembre 2006 à 04h57, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Pour créer, je dois être agitée comme un serpent dans la main d’une pythonisse, me relever la nuit en transpiration et c’est un grand bonheur. Quand j’ai le délire d’une composition le matin à mon atelier, j’ai des maux de ventres. Il faut être hors de soi pour être tout ce qu’on peut être. Je n’aime vraiment pas l’art raisonnable [24]. Sandrine »

 

Les élèves ont bien aimé cette belle sculpture fraîche et appétissante. Ils ont su citer tous les noms de légumes et fruits. Le personnel de service a lui aussi été émerveillé par cette statue variée et colorée comme un cadeau venu du ciel. Personne n’ose la toucher avant midi, heure à laquelle les feuilles de salade ont commencé à se friper. En effeuillant paresseusement les parties défraîchies de cette marguerite la dame de service prend soudain conscience que maîtresse Émeline est plantureusement impliquée dans cette affaire. On la croyait en panne de réveil…

 

L’après-midi de la mise en terre, les quatre gendarmes girouettes surveillent le cimetière. Deux viennent du sud de funeste époque des nudistes. Les deux autres sont originaires de Bourgogne et du Berry.

Ils musardent dans les allées parmi les affligés et les couronnes. Ils sondent les conversations et scrutent les attitudes suspectes. Le meurtrier est toujours présent à l’arrière, ça, ils le savent. Commode de reconnaître les quatre espions, la marque du képi sur le front[25] les trahit, d’autant plus que trois d’entre eux ont des crânes neufs.

 

Ci-gît

 

Cette nuit j’ai eu le rêve fondateur du roman :

Je tondais machinalement ma pelouse en ligne droite qui n’en finissait pas, quand dix filles se placent bravement devant moi[26] pour soulever ma tondeuse d’un commun effort en saisissant le carter avant. Je ne suis pas bien disposé envers elles et d’une détente du pied gauche dans le lit, je les envoie toutes balader comme des pommes de pin regroupées. Elles sont éjectées si loin qu’elles réduisent de taille, jusqu’à devenir des personnages en plastiques Playmobil. Les minuscules filles très énervées reviennent vers moi avec rage, face à la tondeuse qui avance vitesse tortue. La faucheuse les engloutit et les éjecte en une sorte d’herbe rouge mâchouillée. Je n’ai jamais tué autant de femmes à la fois… La tondeuse vrombissante en mains, la honte me tétanise. Réveil.

Assis sur la cuvette des wc, je pense au roman qui gît ici, écrit laborieusement, et à mon petit-fils qui règne chaque soir sur son monde de Lilliputiens en revenant de l’école.

 


 

 

Chapitre

Où se montre le point extrême qu’atteignit et put atteindre le courage inouï de l’auteur à se rendre en Alsace pour y rencontrer par hasard le serpent, et l’heureuse issue de l’aventure avec un chou à la crème en main.

 

 

Ma vie ne se limite pas aux pages de ce roman : je jardine, je dors, croque du chocolat, collectionne les revues anciennes. Je cueille pour les confitures… Et aussi ! J’enseigne à l’intérieur de la Centrale d’Ensisheim.

Je pratique la peinture grand format avec les détenus volontaires.

Je m’y rends une fois par mois de septembre 2017 à juin 2018, dix mois. Je scande mes visites en écrivant un crime absurde à chacun de mes retours de prison, comme ça pour la détente et le plaisir de tuer.

 

Le gymnase transformé en hall d’exposition de peintures pour la remise annuelle des diplômes, une occasion pour moi de bavarder avec la trentaine de récompensés. Les 150 autres pensionnaires ne sont plus intéressés par notre planète, pour eux cette cérémonie n’évolue plus dans leur système solaire. Les primés, eux, vivent encore dans notre sphère, certains peuvent être très bavards, Quelques-uns, exposent leurs peintures. Le directeur que je ne peux pas distinguer d’un premier tour d’œil entame un discours humaniste et sincère :

« Vous montrez que vous avez un cœur, une tête, etc. »

Quelques-uns ont réussi des concours, franchis des étapes et des barrières scolaires.

Applaudissements, puis nous buvons un jus de fruit avec des bons gros gâteaux crémeux autour d’un modeste buffet.

Vient le moment de commenter les œuvres par petits groupes. Je commence le tour des artistes qui ont les honneurs des cimaises. L’installation du premier est un chantier avec du ruban de chantier rouge et blanc, il le veut ainsi : « Je ne veux plus que les choses soient dans l’ordre. » Il présente des peintures abstraites.

Il m’annonce fièrement qu’il va bientôt sortir, il a acheté un camping-car, il va aider ses parents âgés à médicaliser leur maison, ils comptent sur lui. Sortir lui fait peur. Il demeurera seul encore deux ans puisqu’un de ses amis d’ici, a l’intention de vivre avec lui quand il sortira : « Je pense que ce sera bien de vieillir en amitié. »

Le directeur de l’école me révèle qu’il affabule… Il n’en avait pas de signes ostensibles pour moi. Tout peut changer avec les élections. Ils savent qu’ils ne doivent compter sur rien. La sortie, la sortie, il répète tranquillement ce mot, il la prépare depuis longtemps. Tous ici sont enfermés pour 18 ans au moins, et perpétuité pour certains.

 

Un grand maigre, bien plus maigre que moi, plus jeune, « 34 ans de placard », me tient une conversation franche.

« Je ne veux pas te raconter ma vie, je suis revenu pour récidive. » Deux fois 17 ans. « On s’habitue à tout, si si ! Nos conditions n’ont rien à voir avec celles des camps de concentration, nous sommes presque heureux ici. D’année en année, je suis de plus en plus convaincu que l’homme peut vivre dans n’importe quelle condition, la preuve, il en est revenu des camps. » J’en conviens.

« Et puis, je viens de te rencontrer, on rencontre des gens très bien ici. »

Nous parlons de peinture, il ne peint pas, cependant sa culture artistique est ordonnée. Je passe à l’artiste suivant.

Suivant, puis suivant, une douzaine de peintres.

Je travaille intra muros surtout pour un détenu que je connais depuis huit ans dont trois ans à Épinal. Antoine résistait obstinément au quartier isolement, une sorte de cachot des temps modernes, je le voyais donc seul à seul. Il réalisait brillamment chaque semaine tous les exercices de dessin que je lui proposais. Il a épuisé ma réserve de professeur, un fou furieux de travail. Un jour, il propose de peindre l’amphithéâtre de la maison d’arrêt, un prétexte pour circuler dans un espace tellement plus grand que celui de sa cellule, je l’aide à réaliser son projet. C’est un bon graphiste au corps sportif et musclé. Ce Michel-Ange peint toutes les surfaces disponibles de cette arène.

Je lui rends visite tous les mois ici en Alsace, là où il a été transféré après son jugement. Trente ans enfermés pour la peine. Il espère sortir à quinze ans. Il y croit, il a intérêt à y croire, il ne baisse jamais la garde, il échafaude toujours des projets… Il peint et dessine toujours en forcené, personne ne peut l’arrêter. L’an dernier il a obtenu une licence d’arts plastiques en trois ans.

«- Qui est ce gars avec tu sembles très bien t’entendre ? »

Je pose rarement ce genre de question, d’habitude je m’en fiche, je ne suis pas ici pour interroger qui que ce soit.

« - Guy Georges. »

C’est le deuxième détenu à qui je peux donner un nom à ce jour alors que je me rends mensuellement dans cette forteresse depuis cinq ans. Je suis un artiste pas un journaliste, je n’essaye pas de savoir qui sont ces hommes… Ils ont déjà été jugés, je n’ai rien à ajouter.

Antoine me commente leur duo de rigolades :

« - Moi ici, peu importe ce que le gars a fait, je vois un type qui ne se laisse pas aller qui est critique, qui ne se plaint pas… Ras-le-bol de ceux qui viennent à la bibliothèque et essayent de me raconter leurs déboires, je les remballe… Lui pas du tout, il y vient pour déconner tranquillement. »

Ils vivent à fond la prison pour ne pas sombrer dans la folie.

« Il est là depuis plus longtemps que moi et il y restera sans doute jusqu’à ce qu’il soit grabataire. »

Guy Georges, un homme de taille moyenne bedonnant, rond de partout, plutôt chauve étincelant, habillé punk légers, superbe tee-shirt métal ou hard rock ? Au cou, une petite tête de mort en collier. Il me semble qu’un serpent s’enroule dans la tête ? Je vérifierai la prochaine fois. Il est en short flottant, une belle peau café au lait, un gaillard souriant, ses yeux pétillent.

Il ricane avec Antoine en écoutant les discours officiels. Ils ont un regard amusé sur la galerie des éclopés de la vie et les ratatinés des médocs… Ils ne sont qu’une trentaine à ne pas se laisser porter par le train-train des closes journées répétitives, à combattre les intempéries des journées zombies.

 

« J’ai passé une année assez difficile. Je n’ai pas beaucoup peint », me dit Guy Georges avec retenue.

Sa retenue ne se lit pas sur son visage malin, c’est son ton de voix qui le trahit. Ses quelques hors-d’œuvre de peintures ne retiennent pas beaucoup mon attention. Ce ne sont que des petits formats abstraits et maladroits de peintres du dimanche qui méritent d’exister. Ça ne le dérange pas que je ne lui fasse aucun commentaire. Il semble ne pas être dupe, contrairement aux autres peintres exposés qui veulent absolument entendre mes louanges… Je suis un expert, c’est ainsi que l’on m’a présenté aux peintres.

 

Ma règle générale est d’encourager toute personne qui peint, même mal. Je loue toute tentative d’expression que ce soit l’écriture, la musique, le théâtre, la cuisine, etc. J’encourage tout passage à l’acte. C’est lorsqu’il y a de la prétention que je me moque. J’ironise et j’en cause avec le paon en roue si j’estime qu’il peut entendre.

 

Au retour en voiture, curieux d’en apprendre plus sur ce Guy Georges qui a défrayé la chronique… Je n’en ai pas le souvenir… Comme piqué par une mouche de nuit, je stoppe sur le bas-côté pour consulter Google. Je veux connaître ses crimes et les confronter à cette image de débonnaire bedonnant… Un homme qui, cet après-midi, m’a laissé l’impression d’un brave convalescent dans ce vieil hôpital de jour alsacien.

Je ne m’intéresse pas outre mesure aux assassins de femmes et encore moins à leur mode opératoire.

 

Bien garé dans le noir sur le bord de la route, je consulte quelques sites… Me vient une question : Combien à eux tous ont-ils tué de femmes, de filles ?

 

Je suppose. Certains n’ont tué que des hommes ou des enfants, ce sont les femmes qui l’emportent haut la main. Peut-être deux cent cinquante, je pense ? Si je comptabilise tous les détenus, ils sont environ 200. Guy Georges en a déjà tué 7 avoués, je suis peut-être en dessous du chiffre…

 

Lorsque je buvais mon jus de goyave, chou à la crème à l’autre main, je n’avais aucune raison de comptabiliser. C’est au retour, après avoir parcouru quelques chroniques sur le Net que je me suis mis à mesurer l’abîme entre les deux situations.

Comment peut-on être cordial avec eux et eux avec nous ?

 

Les photos de Guy Georges sur Internet. Beaucoup, souvent les mêmes : l’accusé semble coincé dans sa loggia en bois parmi des juges, avocats et gendarmes. Il paraît arrogant, vindicatif, un homme robuste, encore jeune, visage énergique et front dégagé. Bien plus noir de peau qu’aujourd’hui, c’est sans doute une impression, 20 ans s’écoulent.

Il me faut de l’imagination pour admettre que l’homme avec qui je viens de trinquer quelques heures auparavant est celui des photos de la salle d’audience… Je n’y arrive pas. Finalement, je n’ai plus du tout la certitude d’avoir bavardé avec ce tueur en photo sur mon petit écran.

Impossible de douter, je suis dans la prison des plus grands meurtriers.

 

Je scrute à nouveau les nombreuses photos de ce gaillard assez impressionnant, j’en cherche une qui ne soit pas trop ancienne. Entre les années quatre-vingt-dix et aujourd’hui, je n’en trouve aucune. Ce qui ne m’aide toujours pas à télescoper les deux images calques sur la même personne.

Ça me donnerait presque envie de prendre une photo de lui la prochaine fois pour l’ajouter sur internet, impensable, on n’entre pas avec un smartphone en prison.

 

Lors de notre conversation à trois, Antoine, Guy et moi, dissertons à propos des familles et amis qui, de l’extérieur, soutiennent les emmurés, ce qui donne une certaine force à ceux qui en bénéficient. Antoine, pas de problème, sa femme et son fils, nous les connaissons bien. Ils viennent chez moi une fois par an, son fils dessine très bien comme son père, c’est un garçon poli, gentil, curieux qui travaille à l’école avec des résultats moyens. Sa femme a étudié aux Arts déco, cependant elle ne réussit plus à gagner sa vie de cette manière, alors avec une énergie enviable, elle entreprend à trente-cinq ans une formation de peintre en bâtiment. Elle côtoie des drôles de peintres qui préfèrent manger dans les garages plutôt que s’installer face aux montagnes des Vosges. Martine possède une vieille bagnole, pas de bol, elle vient de heurter un sanglier qui, lui, poursuit son chemin de traverse.

Bref, Antoine est soutenu, je le sais. Je me tourne vers Guy :

« Et toi, ça va, tu as des contacts avec l’extérieur ? »

Ici, je l’appelle « Guy », mais lorsque je discutais avec lui, je ne savais pas qui il était, ça peut changer la compréhension. Il me répond tranquillement :

« Oui, j’ai des potes. »

Rien de plus.

Je ne vais pas plus loin, je suis ici pour parler peinture.

Dans ma voiture en survolant ses crimes, j’imagine la difficulté d’avoir encore des potes dehors quan’t’es là-d’dans pour si longtemps.

En lisant j’apprends, alors qu’il est déjà prison, que des filles, des femmes lui écrivent… Une sorte de fascination note le chroniqueur ? Une femme a longtemps correspondu longtemps avec ce prisonnier number one ! Les crocodiles ne se rendent pas eux-mêmes chez le maroquinier. Je constate aussi que beaucoup de journalistes, de psychiatres et autres curieux se sont intéressés à ce héros[27].

C’est fou ce que l’on peut trouver sur ce tueur.

J’arrête là ma recherche, j’allume mes phares et reprends ma route.

Il en a tout de même violé sept et puis tué, de sûr ! Peut-être dix ? Quelle peut-être la fascination ?

Tué, de quelle manière ?

 

«… Ça passe et repasse entre l’intérieur de mon bas-ventre et la surface extérieure. Je sens par intermittence deux mains qui touchent, effleurent ma peau du ventre, ça vient aussi de l’intérieur, je sens l’intérieur. Dessus comme dedans, oui dedans ! Ce sont des douleurs insoutenables, insoutenables. Je ne peux pas bouger. J’essaye d’imaginer ce qu’il me fait : il tire, puis il attache, c’est ça ? Il suture. J’ai l’abdomen ouvert ?

Je gémis que j’ai mal, pourquoi il ne me croit pas ? Ne me croit pas…

Cette douleur… Faut qu’elle s’arrête ! Ça me tape dans les tempes, j’arrive plus à parler, je respire, j’inspire…

Je sens du chaud, j’essaye de transporter la douleur mentalement ailleurs en rassemblent mes rudiments d’exercices de méditation bouddhique qui ne font pas long feu. Des fourmis me dévorent puis s’en vont. Je suis en transe, je ne contrôle plus mon corps. Mon rythme cardiaque s’accélère, je respire trop fort, là j’ai peur, j’ai très peur. Je pleure…

 

J’ai cru un moment que ce récit était le témoignage confidentiel d’une femme assassinée laissé pour morte : l’acharnement et la méticulosité de mon GG...

Pas du tout, c’est maîtresse Fanny qui a envoyé ce compte rendu à Josiane.

 

On me caresse le front : « ça va aller. »

Je répète faiblement :

« J’ai très mal là, ici, je sens tout, pourquoi vous ne me croyez pas ? »

Je peux décrire tous leurs gestes par leurs sons.

Des screuuuuchs, ça tire. Tssi, rrreer… Je ne réussis pas à transcrire les bruitages. Aucun essai de transcription d’onomatopée n’est à la hauteur du souvenir de ma caisse de résonance.

Quelqu’un tire fort, un autre appuie tout aussi fort sur mon ventre.

Ce qui me donne encore aujourd’hui la chair de poule, c’est le temps qu’ils ont mis à me croire : je n’étais plus sous anesthésie, j’en suis certaine, vraiment certaine.

Je regarde mon compagnon, mes jambes sont des fourmis. Je souris, grimace. Lui me sourit, penaud. Je lui confie que je sens mes jambes.

Là, je comprends qu’il va y avoir un souci car j’ai encore le bas-ventre ouvert sur douze centimètres de largeur. Ce que me confirme l’anesthésiste avec humour : « ce n’est pas fini… »

Je n’en veux pas au gynéco qui n’a pas entendu ma détresse, il était hyper concentré à sortir le bébé puis, à me recoudre. C’est son collègue le marchand de sable que je haïrai ad vitam, jusqu’à la fin de je ne sais pas quoi.

Le bonimenteur n’admet pas. Avant la césarienne, il me dit :

« Je ne vais pas vous anesthésier complètement, vous ne pourriez pas profiter de votre petit bout. »

En salle de réveil, sa blaguounette :

« Avec le ventre à l’air c’est normal d’avoir mal ! Hahahha ! »

Cependant, il n’en mène pas large ; je me souviens de son regard fuyant qui zigzaguait. Pas si tranquille que ça, je me dis.

 

Il y a bien eu anesthésie : évaporée au bon moment. Bruu, chair de poule… Des larmes qu’il n’y a pas à bouter pour qu’elles chutent par-dessus les paupières et couler crocodiles comme celles de Marie au pied de la croix à remplir un lacrymal en moins de temps qu’il ne faut pour cuire un œuf à la coque.

 

L’accouchement en live est oublié. Entre-temps un autre bébé a eu moins d’intérêt au passage de la frontière.

Ce récit est envoyé à ses amies sauf à Judith qui ne veut pas avoir de marmot, et qui plus est, n’a pas envie de souffrir martyr sur lecture.

 

Je culpabilise encore d’avoir recousu entre elles cette cinquantaine de filles pour n’en obtenir qu’une dizaine émiettée dans ces pages.

Quelle réaction auront-elles en reconnaissant au passage un quartier de leurs travers, une tranche de leurs qualités, un de leurs cheveux, le bout du nez, le sexe, les yeux, un bras, une cicatrice[28] ?

 

À l’issue de cette exposition carcérale, une sorte de vernissage, nous avons bavardé en toute mondanité… Un homme élégant en nœud papillon et costume que je prends pour le directeur de la prison, est en réalité un nouveau diplômé. Il a fabriqué son superbe nœud orange, très réussi. Il vient chercher son papier officiel avec circonstances.

Un des peintres me présente une photo, je pense qu’il me présente son coquet petit appartement d’avant son incarcération…

« Pas du tout, c’est ma cellule. »

Des tissus fleuris partout, de la décoration propre et agréable, tout fait main. Antoine me précise que la plupart des cellules n’ont pas cet aspect, surtout celles de ceux qui ne tournent plus rond avec nous dans notre monde.

Sans que je m’en rende compte l’expo disparaît, la salle redevient le gymnaste couvert avec ses résonances.

Antoine et moi, nous décampons à quelques portes de là pour batailler au pinceau sur un grand morceau de carton blanc préparé, dans le silence de la peinture accordée… Que des têtes de morts colorées et rigolotes dans tous les sens… Je peins un serpent qui s’enroule dans les orbites d’une tête. Pendant deux heures.

La plupart des détenus sont chez eux, en cellule.


 

 

Novembre

Céline L.H.O.O.Q

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle. Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, SandrineValérie. Mai, Judith. Juin, Clotilde.

 

Céline renvoie sa vie port payé.

 

Le 08 mars 2007 à 20h32, Céline < celine.lairino4@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Je suis sortie avec mes louloutes et loulous la semaine dernière pour voir les pachydermes et les temples. En fait, ce qui en ressort de cette sortie c’est le train ! Ben ouais, j’ai des campagnards donc aucun ne connaissait le train ! J’aurais dû y penser !

Ils me fatiguent en ce moment, que serait-on sans la fatigue ?

[…] Je voudrais changer de travail… M’ouvrir l’esprit faire une licence d’Arts. Il y a quelque temps, tu m’as écrit qu’on devait "vivre ses rêves" et pas seulement baver en y pensant eh bien, je veux suivre tes sages conseils ! Céline. »

 

Les élèves n’aiment pas Céline et c’est réciproque, conséquemment la coexistence est belliqueuse. En tant qu’amie, collègue, femme, tous l’apprécient Félicie aussi. Dans son institut spécialisé, ses élèves sont triés sur le volet. Elle a choisi ce boulot, j’ignore sa motivation, elle a même obtenu une spécialisation.

 

Le 13 mars 2008 à 13:25, Céline < riririrat@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« J’ai un pauvre gosse avec la mucoviscidose, le kiné vient à l’école tous les jours. Un autre, les yeux hagards, il se couche sur la table et bave… Une souillonne qui ne trouve pas sa bouche ; sa mère l’appelle "ma princesse". Elle me répond par des cris et me détruit mes livres…. Le juge des tutelles la suit et me consulte régulièrement, la retirer de sous la mère qui a trois filles. La première est placée dans une autre famille. La deuxième, même état de lobotomisation. La mère essaye une fécondation in vitro avec son énième et nouveau compagnon pour le quatrième. Si, si, je t’assure, on apprend toutes ces histoires quand on est maîtresse directrice !

Moi qui essaye aussi ce type de fécondation, j’avoue que quand j’ai appris ça, j’ai juste eu envie de lui foutre mon maigre poing sur la gueule.

Petite et moyenne section à l’école maternelle, quartier mixte. Je te passe les problématiques gardes d’enfants, les règlements de compte entre les parents, à l’école : lequel va payer le spectacle de 4 euros, ça s’est la routine.

Un morveux se fait des tartines de morve ! Sur son pain et étale le tout sur son visage, me pique tout ce qu’il trouve. C’est un manouche, j’espère que ce n’est qu’une question d’éducation ! Ses poches sont une caverne d’Ali Baba, toujours en mouvement, en bruitage. Jusqu’à présent, sa vie scolaire se résume à faire des trous dans les feuilles et continuer sur la table et terminer au feutre sur la chaise… Un artiste, ce p’tit là !!!

Je poursuis sa cour des miracles en note de bas de page. Si le cœur t’en dit, pas obligatoire, ceci dit, elle en a seize[29] !

Ma classe me rappelle tragiquement "Freaks"…

Rassure-toi Josiane, j’en souris.

Céline. »

 

"Freaks" est un film de Tod Browning, 1932. Des êtres difformes s’exhibent dans un célèbre cirque en tant que phénomènes de foire.

Extrait : le présentateur fait face à son public. Le spectateur de ciné que je suis ne le voit pas.

Le présentateur nous dit :

 

« Nous vous avons annoncé des monstres et vous avez vu des monstres ! Ils vous ont fait rire… et trembler. Pourtant, si le hasard l’avait voulu, vous pourriez être l’un d’eux. Ils n’ont pas demandé à naître. Mais, ils sont nés, et ils vivent. Ils ont leurs codes et leurs lois. Offenser l’un d’eux, c’est les offenser tous. Maintenant, si vous voulez bien me suivre, nous allons voir la créature la plus monstrueuse de tous les temps. » Les gens s’approchent d’un enclos et poussent des cris d’épouvante…

 

http://www.youtube.com/watch?v=vJVXTKkjsxA

 

Sans rapport direct avec la classe composite de cette maîtresse, la proficide s’abat sur Céline le soir du 22 novembre, le jour de son patronyme.

Troisième quartier de lune descendant.

L’artiste surprit la maîtresse alors qu’elle sortait confuse des toilettes.

La masse puissante de la proficide hissée sur une table d’école en contre-jour et contre-plongée la fit reculer et choir avec fracas sur l’urinoir mitoyen de la cuvette des wc. Elle rendit ses dernières buées sur le miroir brisé au sol. Multi fracture du crâne, le cœur bloqua sur 18h 23. Pas de sang, un peu aux oreilles, pas de quoi sortir éponges et serpillières.

La meurtrière fut la dubitative spectatrice de la vie expirante de Céline. Satisfaction, elle n’eut pas à cogner ou autre moyen barbare avec pic à glace pour en arriver au même résultat ; claquemurée en quelques secondes.

Et doit se mettre à l’œuvre.

Elle a toute la soirée pour arriver à une réalisation dont elle doit absolument être fière. L’artiste n’a pas de plan d’action, seulement une vague guidée… Comme bien des artistes.

Elle s’en roule une tranquille, la grille.

Roule, roule… Sa bicyclette bleue !

Elle la cherche dehors.

Lidée est là, elle la tient !

Déroulement des opérations : elle eut l’heureuse zidée de fixer à l’envers dans le trou d’un tabouret d’école, la roue et la fourche du vélo de maîtresse Céline. Elle eut cette tidée seulement pour l’admirer tourner sans le pneu, sans sa chambre à air. D’un coup vif du bout des doigts, les rayons disparaissaient avec la vitesse de rotation. Toute la soirée, elle ne se lassera pas de ce spectacle hypnotisant[30] : la jante alu de la roue semblait être en lévitation sur son moyeu, posé sur la fourche retournée, le guidon enfoncé dans le trou d’un tabouret de la salle de classe.

 

Après un temps de réflexion, élu la bonne nidée de maquiller Céline pour arriver à une sorte de Joconde défaite. Elle regretta de ne pas avoir prémédité ce portrait, elle se serait procuré une robe décolletée en U comme cela se faisait à Florence au XIVe. Alors, elle taillada aux ciseaux le pull léger de la bienheureuse, ce qui dégagea le cou, les clavicules et une partie du sternum, les seins arrivèrent en quatrième position. Elle remarqua son cathéter au travers de sa peau sous la clavicule droite. Elle portait une perruque. Une Joconde du XXIe siècle.

éluencore la bonne zidée de lui dessiner des moustaches. Ce qui, dans un premier temps ne se remarqua pas. Deux mèches de ses cheveux améliorèrent les bacchantes, elle commençait à bien créer. Une fille avec des moustaches de mousquetaire. Comme celle de Dali. Une Joconde défigurée qui la fit rire aux éclats quelques gouttes tant qu’elle perdit temporairement ses zidées et la raison de son intrusion dans la salle de classe désertée à la nuit tombante.

 

J’arrête avec mon passé simple… mais pas léidées.

 

Une nidée en entraîne une autre… Qu’est-ce qu’elle a commidée géniales ce soir ! Ça la toque de placer la maîtresse à son bureau, assise à surveiller sa classe fantôme, les deux mains l’une sur l’autre, la gauche sur la droite ou l’inverse.

Encore une : elle désosse l’urinoir, puisque c’est l’arme du crime.

Ce qui l’entraîne à installer cette céramique blanche au pied de l’estrade et l’appeler « Fontaine[31] ».

Rien bu, rien fumé avant de venir, tout dans le ciboulot comme en ésotérisme.

C’est la fête, elle hisse le tabouret en teck, la fourche en alliage léger et la roue en alu sur le bureau en bois massif, à gauche de la maîtresse. L’ensemble lui convient, Elle a moins envie de déconner, la tempête s’essouffle.

Y manque-t-il quelque chose ?

Alors qu’elle est vautrée au fond de la classe à analyser son œuvre en fermant alternativement un œil, puis l’autre pour en jauger l’effet esthétique en sirotant à la paille un grand verre d’eau fraîche lui parvient la dernière bonne nidée.

Un cartel !

Il manque la petite pancarte explicative. Lui vient à l’esprit un chapelet de bouts de phrases paillardes à laquelle elle n’adhère pas. Elle ne résiste pas à sa dernière trouvaille : au marqueur, en gros, lettres onciales : « Céline a eu chaud », qui devient au deuxième essai : « Céline a chaud aux miches », puis : « elle a chaud au cul ! »

Elle ne sait pas pourquoi elle écrit ces mots, puisqu’elle ne connaît pas la vie sexuelle de Maîtresse Céline. Elle baise comme tout le monde, se dit-elle pour se rasséréner… Elle éclate de rire et encore quelques gouttes lorsqu’elle découvre qu’il est possible d’écrire la même phrase de cette façon :

« L.H.O.O.Q ».

Quelle belle soirée !

Atteindre la perfection ! Elle doit parfaire son organisation d’objets manufacturés : ajouter une pelle à neige et puis non ! L’art à pelle attire neige, neige dit manteau, manteau crie fourrure… Placer sous le bureau un porte-bouteilles, très près des belles jambes de la maîtresse immobile et puis non, porte-bouteilles impose porte-jarretelles, jarretelles parle bas, bas les pattes ! Dans un dernier sursaut didée, elle coince une pelote de ficelle entre deux plaques de laiton[32], une incongruité qui ne nuit pas à l’ensemble foutraque, hop, sur le bureau et stop.

Une pichenette sur la roue et elle se hâte de reprendre sa place au fond avec toujours autant de plaisir, elle aime se faire magnétiser. Même effet que lorsque est en face d’une chute d’eau…

Au travers d’une feuille trouée d’un rectangle pour cadrer, elle examine une dernière fois l’ensemble avec l’œil gauche, puis le droit et ainsi de suite.

Vu des angles de la salle l’ensemble fascine la spectatrice, Céline la fixe quelque soit l’endroit où elle se place. Il n’y a aucune rancune sur les lèvres de la chaude Joconde…

 

Fière d’avoir promu ces humbles ustensiles usuels à la dignité d’objet d’art par son simple choix d’artiste extrémiste, l’artiste comblée décide d’aller se coucher avec la satisfaction du choix judicieux de ses objets inanimés avec âme.

 

À 8h30, les enfants découvrent la scène au fur et à mesure de leur arrivée. Aucun d’entre eux n’a visité Pompidou Paris, aucun ne connaît les installations de ce Marcel dadaïste.

Étant eux-mêmes dadaïstes par nature, cette mise en scène ridicule et divertissante ne les déroute pas. Leur attention est fugace, une maîtresse spécialisée vient à la rescousse et les prend en charge dans la salle d’à côté. Elle les écoute bavarder entre eux. Peu de mots de regrets, deux ou trois ricanent, ils semblent bien débarrassés de leur maîtresse énervée. Une petite fille grogne « Je ne l’aimais pas ». Elle lui pinçait les joues quand elle avait trop de mie de pain dans la bouche.

« Elle est plus belle comme ça avec des moustaches. » On entend cette phrase se propager entre les tabourets.

Plus drôle : « C’est dommage pour son vélo bleu cuvette chiotte, il était trop beau ! »

 

Dans l’après-midi, le quarteron de gendarmes déboule sur les lieux du crime sur leurs deux tandems. Ils n’ont pas envie de rigoler quelques gouttes, ils ont les visages gommés, les mâchoires serrées, les képis vissés… Les yeux concentrés sur leurs carnets à spirale à petits carreaux. Chacun imagine, écrit et dessine sa version, de façon à pouvoir s’injurier en table ronde à la gendarmerie.

Le plus scrupuleux exige que l’on remonte le vélo pour le photographier et vérifier que la fourche et la roue appartenaient bien à la victime et ne provient pas de Régine Desforges. L’adjoint au maire en bon bricoleur s’en tire bien sauf avec les freins et le dérailleur. L’enquête progresse un pneu.


 

 

 

Décembre

Barbara la vierge rafraîchie.

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline.

 

Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle. Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, SandrineValérie. Mai, Judith. Juin, ClotildeChristelle, juillet. Yéliz, qui n’a pas de sainte patronne.

 

On regrette déjà Barbara…

 

Le 13 octobre 2008 à15h35, Barbara < rocher_ beni@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Je te raconte une anecdote qui est comme une catharsis pour moi : Eliott se fabrique un téléphone portable en papier. Y dessine des chiffres en miroir. Clic, il discute très fort.

Il est en formule 1, les mains sur un volant, les lèvres vibrent et les joues gonflent. En Ferrari, passe la ligne d’arrivée sous les applaudissements ou alors se crashe. L’ambulance, il faut l’extraire de l’habitacle ; tape ses mains sur la tête, torse, table… Psalmodie, crie, gesticule, jette les affaires des autres à terre ; injurie…. Je vais acheter des revues d’automobile… Ça le fera peut-être lire ?

On vit toute la journée avec lui : addition, groupe sujet, infinitif, multiplication, soustraction, symétrie, polygones… Boumboum-boumboumboumboum !

Mais tout va bien ma très chère Josiane. Barbara. »

 

 

Le 16 mai 2008 à 00h34, Barbara < rocher_ beni@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« T’ai-je parlé de cette journée appelée "la grande lessive" ?

Nous nous intéressons à la Chine, on a décidé de fabriquer un grand dragon rouge. J’ai voulu garder l’idée du fil à linge tendu en rapport avec le titre de l’opération. Sur chaque linge blanc côte à côte, il y en avait vingt-cinq, un par élève, était dessiné en rouge une partie du dragon comme les parties d’une crevette ou plutôt d’un mille-pattes. Tous les linges accrochés se complétaient. Toute la classe s’est assise à une vingtaine de mètres de cette grande ligne et nous avons regardé la bête s’animer au léger souffle du vent. C’était fantastique ! Le lendemain, les parents invités ne se sont même pas attardés sur l’installation alors que les enfants ont passé pratiquement une journée à peindre et je ne parle pas de mon temps à moi en amont… Puis, il s’est mis à pleuvoir ; le rouge s’est mis à baver, à couler comme un dragon blessé à mort. Dégoûtée.

Le lendemain, on a décroché les tissus tachés et chacun est reparti avec son étendard rouge délavé et sec. Josiane je t’envoie ces photos parce que je veux partager avec quelqu’un. Barbara. »

 

Le père de Barbara enferme sa fille en haut de la plus haute tour qui domine Épinal, comme dans les contes. Ainsi personne ne peut la séduire.

Du vingtième étage, elle entrevoit le reflet de Dieu dans l’architecture environnante.

Conséquemment, elle parvient à la connaissance intégrale et ne s’émeut plus que pour l’époux céleste.

Pour son confort, son père fait construire un pédiluve au pied de la tour et ne laisse ouvertes que deux fenêtres. Barbara en cachette commande aux ouvriers d’en ouvrir une troisième, pour que le péristyle de la tour soit éclairé par le symbole de la triple lumière du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Lorsqu’il s’en rend compte, l’odieux père s’emporte contre la jeune fille. Elle lui hurle aux tympans qu’elle va consacrer sa virginité rafraîchie au Christ et elle lui brandit ses trois doigts réunis : « Père délictueux, c’est par cette lumière que toute la création est illuminée ».

Le père veut lui trancher la tête avec son épée.

La vierge s’échappe en riant et se réfugie dans la montagne, où un gentil rocher se fend en deux pour l’abriter.

L’obstiné père la retrouve. Il la moleste, je crois qu’ils s’y mettent à plusieurs… Sa chair est déchirée à coups d’épingles, ses côtés brûlés et sa tête cabossée par de grosses pierres, jusqu’à ce que son corps ne soit plus qu’une plaie sanglante qu’ils déposent sur le sol d’une cellule.

La nuit, Jésus-Christ lui apparaît tout lumineux comme couvert par trois ou quatre guirlandes emberlificotées de Noël qui clignotent… Il lui guérit toutes ses plaies et lui assure qu’elle peut compter sur lui.
Le lendemain, le papa tyran est émerveillé de la voir si soudainement rétablie. Alors, il décide de frapper plus fort, toute la journée, avec cette fois des épingles rouillées, vrillées et plus longues. Pour finir, braise sur le téton, il ordonne de la livrer nue à la risée publique, le pire des avilissements pour elle, vierge renouvelée.

Jésus revient, il avait promis, il lui refile sa brassée de guirlandes intermittentes, ce qui recouvre la jeune martyre d’un magnifique vêtement de lumière aveuglant.

 

 

 

 

 

Nous sommes fin novembre, sainte Barbara la cabossée se fête le 4 décembre 2017.

Maîtresse Barbara, j’en fais quoi ?

 

Judith s’est séparée de Barbara parce qu’elle voulait mordicus un bébé, ce qui ne m’aide pas pour écrire la suite.

 

L’artiste pour sa quatrième œuvre est déconcertée.

Elle a planifié la liste de celles qui passent à la casserole chaque mois, par contre, elle n’a pas anticipé toutes ses actions. De plus, elle n’aime pas se répéter comme certains artistes qui en font leurs marques de fabrique : les rayures de Buren, les néons de Dan Flavin, les filaments de peinture de Pollock… Ce qu’elle aime, c’est faire des clins d’œil aux grands artistes, des coups de chapeau…

Elle a pensé la ratatiner nue sur une toile en écho à Francis Bacon, comme son modèle passé sous un rouleau compresseur. Elle ne veut pas voir de sang dégouliner de la toile. Elle sait pourtant, comme pour minimiser sa folie macabre, que Bacon répondait à ses détracteurs qu’il n’y avait que de la peinture rouge sur ses toiles, pas de sang. Notre artiste ne supporte pas de voir le corps se vider et même pas la sauce tomate hors d’une assiette. Jamais elle n’aurait pu faire le métier de chirurgien abdominal. Des arrêts cardiaques oui, mais pas d’atrocité.

Elle pense à la période cubiste de Braque, donc cabosser Barbara comme sa sainte patronne déposée comme une plaie bleuâtre sur le sol de sa cellule. C’est logique et de bon aloi dans l’esprit artistique d’un beau tableau cubiste à facettes : Barbara au premier plan, un compotier sur la droite, un cendrier devant elle, un journal, un violon entre les mains. Elle joue du violon, une belle nature vivante avant de la momifier. Des coups de scie sauteuse pour organiser un désordre visible à droite et à gauche et regarder l’ensemble de face. Le spectateur aurait l’impression d’être partout à la fois. Comme une toile à la Braque et Picasso bons amis de peinture. Très sombre, tout repeindre en tons rompus de bruns, ocres, sépia.

 

Elle abandonne cette œuvre potentielle, par la suite, peut-être ?

Momifier la môme !

 

Une piqûre dans l’épaule par-derrière. Arriver comme un félin derrière Barbara qui corrige son dernier cahier en soupirant. « J’aurais dû débuter par ce cahier », elle se le dit à chaque fois. Sarbacane, pfou et piaf ! Elle tombe sur son pupitre comme une pomme blette.

La momifier, ça, elle ne sait pas le faire. Peu de sites Internet donnent des conseils.

Lire la recette l’écœure : faire une belle coupe du cou jusqu’en bas des fesses pour retirer la peau. Déshydrater l’enveloppe charnelle avec du sel ou du borax et laissez reposer 24 à 48 heures. Pas facile et hyper long. Mettre la peau au frais et sec, si possible fermé et sans lumière pour en extraire toute l’eau, la couenne ne doit pas se décomposer.

Pendant ce temps, tu fabriques un mannequin en fil de fer de Barbara. Tu cherches une position caractéristique de son environnement : Puisqu’elle est violoniste, pourquoi pas la placer en position d’attaque avec son archet.

Recouvrir le mannequin de l’enveloppe et coudre avec un fil résistant quasi invisible, puis tu procèdes à la partie la plus compliquée, lui donner une apparence vivante : placer des yeux, et une bouche synthétique et retoucher la couleur des zones endommagées.

Placer le spécimen allégé de Barbara devant la table, cendrier, cruche, quelques pommes, nappe, jou[33]… tout peint en bruns sépia par facettes.

Et puis, non !

L’artiste se ravise, qui aimerait cette œuvre cubiste ? Elle laisse tomber ce projet nase, qui la dégoûte… Enfant, au Louvre, les antiquités égyptiennes l’ont effrayée.

 

Notre proficide change d’artiste et entreprend radicalement une autre méthode pour liquider Barbara, un geste artistique bien plus radical que cubiste.

Une œuvre minimaliste[34] ! Barbara au sol non retouchée comme elle est tombée, au milieu de sa classe, rien de plus, c’est déjà beaucoup. La perfide ne garde que l’idée de la sarbacane et du poison.

 

Ni les collègues ni les gendarmes ne voient l’œuvre d’art, seulement un crime banal ce qui déroute. La PJ met plus de moyens en œuvre : les enquêteurs obtiennent neuf sténodactylos et des carnets à spirale neufs, une caisse entière.

 


 

 

Janvier

La mèche de Fanny

 

 

 

Le 14 janvier 2008 à 19:33, Fanny < epiphanie-roi@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« C’est quoi les Nouveaux Programmes ?

Encore une élucubration de ministre qui tient à rester dans ma mémoire. Faudrait que j’me r’mette en questions, j’bosse comme quatre, j’oublie, qu’on est mal payé, qu’on est des fonctionnaires qui foutent rien avec leurs plus de vacances que de jour de taffe… Ils s’plaignent encore ! Faut trouver des solutions pour tous ces mômes qui feront la France de demain…. Allons zenfants…

Parfois, ça m’inquiète jusqu’à l’urticaire…. Fanny. »

 

J’espère qu’elle n’écrit pas de cette manière au tableau ! Et pis Fanny se fête le 6 janvier, le jour de l’Épiphanie et de la galette…

 

Le 4 janvier 2018, Fanny arrive au bungalow vers 21h30 dégagée de ses préoccupations de classe pour le lendemain. Ses cahiers du jour sont corrigés et rangés dans son sac Spiderman qu’elle laisse sur son bureau et basta.

… Elle est accueillie par un homme qu’elle a rencontré la veille sur les réseaux sociaux et qui lui a promis de lui expliquer simplement ce que proposent les Nouveaux Programmes et qu’on s’en arrête là.

Dès le début de leur entretien, Fanny remarque ses manières étranges, en tout cas différentes de ce qu’elle espère. La peur l’envahit et elle commence à regretter d’avoir accepté ce rendez-vous, les programmes pourraient attendre. Après un souper très simple, préparé au micro-ondes dans sa garçonnière, l’homme suggère une petite promenade. Les nouveaux textes passent à la trappe ? La jeune femme accepte, il l’emmène le long de la route, puis sur le sentier qui traverse une partie du terrain de golf. Au moment où ils dépassent le 7e trou, il devient subitement fou. Il sort un truc, il le brandit, il déclare qu’il est au bout du rouleau, que tout doit finir, car il est irrémédiablement ruiné. Il ajoute : « vous me suivrez, Fanny, je vous ferai un truc d’abord, puis je me ferai un autre truc ! On trouvera nos deux trucs au matin l’un près de l’autre… Unis dans la mort ! »

Il tient Fanny par le bras. Elle s’efforce de s’arracher à son étreinte ou de lui enlever son truc. Ils luttent sauvagement, il l’empoigne par les cheveux et accroche sa robe. Dans un ultime effort, elle parvient à se libérer et à s’enfuir pieds nus. À chaque battement de cœur elle s’attend à recevoir son truc dans le dos.

La police recueille très peu d’indices pour aller de l’avant : une poignée de cheveux blonds trouvée dans la main du mort, je dis bien " du mort," et quelques brins de laine rouge accrochée à un bouton de sa veste bleue.

 

Pour connaître la suite de cette nouvelle, lis « Le crime est notre affaire[35] » d’Agatha Christie. Je n’ai fait que recopier la page 38 mise au présent et changée quelques mots dont « truc ».

En jugeant promptement, je trouve qu’Agatha ou le traducteur est comme moi, pas très bon, peu d’adjectifs, pas de verbes complexes, beaucoup de c’est, ça, sont… Conséquemment, c’est facile à lire, en une soirée je liquide son polar écrit en 1929, ceci explique peut-être cela.

Fanny a suivi ce type du roman d’Agatha Christie, elle a réussi à s’enfuir. Il s’en est fallu de quelques cheveux. Ses ennuis débutent ici.

Au début de l’enquête la police ne découvre pas l’ombre d’un mobile pour ce crime. Les premiers jours, elle n’avance pas, comme de coutume elle est critiquée pour son indolence… de la façon la plus injuste d’ailleurs[36], ainsi que l’avenir de ce roman va le démontrer. Lorsque enfin, un enquêteur découvre que la petite touffe de cheveux appartient à Fanny et non à l’épouse du défunt, les policiers exultent. Nous tenons l’assassin de ce prétendu vulgarisateur de programmes scolaires au profil de tueur en série : C’est Fanny !

Pas si simple, ce mort n’est qu’un maniaque qui semble n’être sorti de ses gonds que pour les très beaux yeux de Fanny, jusqu’à vouloir l’entraîner dans la tombe avec lui, même scénar qu’Héloïse et Abélard[37]. Les nouveaux programmes de l’école, il les avait parcourus d’un derrière distrait.

Elle repense souvent au dernier acte de cette aventure avec toujours la même sensation de gâchis dans la bouche.

Sa lettre le prouve. Extrait.

 

« Quand cet odieux bonhomme rencontré sur les réseaux sociaux… Quelle conne j’ai été ! C’est pas vrai d’être bête à ce point ! Quand il ressent la grande douleur finale, jamais il n’en a eu et jamais il n’y en aura de plus grande, j’en suis certaine. I’se tourne vers le mur, j’suis plaquée contre les pierres sèches qui s’impriment dans mon dos. I’me dit : " Que Dieu nous sauve, Fanny ! Puisque vous ne voulez pas venir à moi, votre haine me tue. Je ne peux plus retenir ma vie. Je meurs pour vous, Fanny, ma belle amie. Vous n’avez pas pitié de ma souffrance, de plus, vous n’éprouverez pas la douleur de ma mort. Mon amie, ce n’est vraiment pas un grand réconfort que de savoir que vous ne pleurerez pas ma mort ".

I’me répète trois fois " Amie Fanny ", à la quatrième il rend l’esprit[38], l’âme, son dernier repas et tout le reste. Tant mieux !

Fanny. »

Fanny se remet de cette course-poursuite sur le dixième trou, légitime défense ! Sa touffe de cheveux finit par repousser. Depuis cette aventure, elle teinte une mèche de couleur garance et chaque matin. Elle se débarbouille le visage à l’eau glacée pour ne pas oublier qu’elle a failli y laisser sa peau de vie.

 

Pas de bol pour les gendarmes, ce maniaque crématisé n’est pas l’affreux jojo qui rôde dans les écoles après 16 heures 30. Sa mort ne met pas fin à la série couperet des saintes fêtes patronales. L’Épiphanie est le 6, nous sommes le 5 au matin, Fanny est bien vivante…

 

L’artiste détraquée ne s’intéresse pas à Fanny, le 6 jouxte la rentrée scolaire des vacances de Noël, trop proche. Angèle est surlignée au fluo sur le calendrier Mgen de la criminelle, le 27 janvier, mais ça personne ne peut le savoir.

 

Avec ce meurtre fausse piste les gendarmes ne piétinent pas, ils s’enlisent.

 

 

 

 

Janvier Les fringues d’Angèle.

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle.

Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, SandrineValérie. Mai, Judith. Juin, ClotildeChristelle, juillet. Yéliz.

Angèle est la cinquième maîtresse vosgienne qui redonne sa vie à chai pas qui.

Le temps se lit sur le visage de sainte Angèle et elle n’a pas encore réalisé ce que le Seigneur lui a demandé dans sa jeunesse, elle a mangé la commission : fonder une compagnie de femmes qui veulent se consacrer au Seigneur Jésus. La mémoire lui revient, elle a la bonne idée de laisser vivre les femmes volontaires là où elles sont, donc, sans leur demander de se retirer de leur lieu de vie. « Vivez de prière et soyez attentives aux besoins des autres. » Angèle ne donne que cette consigne à ses filles. Régulièrement elle leur file rencard quelque part pour communier comme des sœurs. Sainte Angèle tête en l’air peut oublier le rendez-vous. Cette liberté d’habiter là où elles veulent ne dure pas. Le Pape somme Angèle et ses sœurs de vivre cloîtrées… Ce qui change la donne.

Le 17 février 2005 à 12h33, Angèle < angeloterie@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Josiane, tu sais que je n’ai pas de mémoire et que je suis distraite, ça t’a toujours amusé, moi non. Je ne retrouve jamais mes affaires, j’égare mes vêtements, j’en oublie en classe, à la pharmacie, chez le dentiste. J’ai bien du acheter six ou sept bonnets, les écharpes, idem. Je devrais être plus sur terre et moins sur la lune. Lundi, j’ai oublié de mettre mon soutif. Ce matin Hugo me dit : Maîtresse, il faut que tu remontes ton pantalon, on voit ta culotte…

La plupart de mes amies apprennent vite les prénoms de leurs élèves, moi je n’y arrive pas, je n’ai pas de neurones, toute l’année je vais confondre les jumeaux, les deux amies, les trois du fond, la sœur de celle de l’an dernier. Une d’elle, Huguette ou Mariette… heu, c’est plutôt Juliette, n’a pas sa langue dans son cartable. Elle se moque de moi, toute la classe rit. Je m’excuse à chaque fois, elles rient de plus belle. C’est pourtant très important pour le travail d’appeler un chat un chat, j’aimerais pouvoir le faire. Il y a une forme de souveraineté à appeler les enfants par leur prénom. Le môme sait qu’il est vivant parce que je connais son petit nom, oui mais je me trompe. Alors, je perds ma crédibilité, j’en suis désolée. J’essaye d’apprendre avec les photos d’identité… En classe, je trouve que la photo ne correspond pas. Je leur demande d’écrire leur prénom sur la table, ils les intervertissent pour me faire marcher, j’en ris mais, ça m’attriste quand même. Angèle. »

Le soir du 27 janvier par moins quinze, un grand artiste qui se les gèle frappe à la porte d’Angèle qui lui ouvre sans défiance. Pourquoi être précautionneuse ? Elle accueille le bonhomme qui lui annonce être Christian Boltanski en personne. Elle ne remet pas en cause son identité vu qu’elle ne connaît pas cet artiste mondialement connu pour ces installations angoissantes. Il est amical, il lui dit qu’il vient l’aider à ranger son appartement. Elle y pensait justement, elle n’avait pas le courage de commencer. Ils se mettent au travail, Angèle n’est pas sur ses gardes, pourquoi le serait-elle ?

Ce type n’est pas Boltanski mais chut, je ne dois pas l’écrire à Angèle qui le pousserait dehors dans la froidure et ça couperait net le coup pendard qu’il a préparé qui vaut la peine d’être raconté ici.

J’imagine ce qu’a pu dire notre faux Boltanski à la crédule Angèle après qu’ils aient rassemblé en vrac tous les vêtements de la maison dans trois housses de couettes bien gonflées.

Boltanski - « Ce qui m’intéresse, Angèle, c’est que tes élèves ne soient pas placés devant une œuvre, j’aimerais qu’ils pénètrent à l’intérieur de l’œuvre. Tes élèves se retrouveront demain à marcher sur tous tes vêtements posés par terre. Ce qui donnera, j’en suis certain, l’impression d’un cimetière, d’un camp de réfugié, d’un camp d’extermination. Ils vont entrer dedans. »

Angèle trouve l’idée intéressante et surprenante, elle n’a pas vraiment le temps de réfléchir. Boltanski continue avec assurance.

Boltanski - L’idéal serait d’installer des enceintes accrochées aux poteaux de la salle des fêtes du village. On y entendrait résonner très fort les battements de ton cœur que je vais enregistrer si tu veux bien. Le vêtement est un matériau-clé comme du papier vélin, de la peinture à l’huile. Toutes ces fringues colorées, tu aimes la couleur, viendront doucement se substituer à ton portrait photographique. Je trouve que c’est une autre manière de parler de toi aux enfants, à la fois anonyme et singulière. Tes différentes panoplies seront demain comme ton empreinte fantomatique.

Je sais que tu n’as pas d’ordre que tu es étourdie, distraite. Dans cette salle des fêtes, tes vêtements seront enfin ordonnés au cordeau, comme pour une revue militaire. On assistera à ton effeuillage : chemisier, jupe, culotte, chaque étoffe, chaque couleur.

L’usurpateur d’identité sort son engin, demande à Angèle de soulever son pull, il le lui plaque entre les seins, elle porte une nuisette, elle a un mouvement de recul, c’est chaud, clic, l’enregistrement se fait. Ils réécoutent ensemble, ça ne bat pas la chamade[39], ni la retraite… 65 tocs.

Boltanski - On pourrait aussi installer une pince mécanique à une hauteur de 6 mètres sous le plafond. Une pince robotisée qui attraperait tes nippes et les relâcherait par intermittence. Imagine le doigt de Dieu qui prend la vie, qui tape au hasard… C’est très lié à Dante et aux cercles de l’enfer. La maîtresse est morte, elle vit encore par ses costumes vides !

Et c’est ce qu’il fit ! Après avoir gerbé les trois baluchons de frusques dans sa fourgonnette, ils éteignent les lumières et là, l’usurpateur empêche Angèle de respirer d’une manière ou d’une autre en moins de deux. Elle ne pouvait pas s’y attendre, c’est aussi bien pour elle, ainsi la criminelle n’a pas l’impression de l’avoir tué, pas de sang. Il faut qu’elle soit morte : elle n’aime pas prononcer le mot extrême, ça l’énerve, ça la déconcentre. Son unique but est de l’étendre inerte et nue en bas à gauche de son installation dans la salle des fêtes, tout est programmé.

La dame qui découvre le tableau au sol le lendemain matin n’apprécie pas tout de suite la qualité du travail et sa teneur symbolique, ni les gendarmes d’ailleurs, qui arrivent une demi-heure plus tard. Aucun ne fait la relation avec Christian Boltanski, ils n’y voient qu’un odieux crime.

Ce matin-là les enfants n’entrent pas en classe tout de suite, le cœur n’y est plus. Plus tard, la remplaçante qui a quelques connaissances en art contemporain déplace la classe en bon ordre pour voir l’installation, la maîtresse n’y était plus, bien sûr. Les enfants ont reconnu presque tous ses vêtements sauf les sous-vêtements, jamais vus. « C’est la jupe qu’elle avait hier, et ça, c’est ses baskets de sport ! » Ils ont marché dans les allées comme dans un labyrinthe de tissus. La maîtresse remplaçante prend de belles photos avec les enfants qui prennent toutes sortes de pauses rigolotes dans l’installation. Interdiction de toucher aux affaires de la maîtresse, les jumeaux n’ont pas pu s’empêcher de toucher un soutien-gorge rouge, ils se sont fait rouspéter.

Les gendarmes font irruption dans la classe comme au saloon. Pas de préambule, ils espèrent le flagrant délit…

Le tableau qu’ils découvrent ressemble à une ravageuse inspection de sac militaire[40]. Ça ne les met pas de bon poil de voir cette exposition soi-disant artistique comme on le leur dira dans les déclarations.

Le 22 septembre 2007 à 10h33, Angèle < angeloterie@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« J’avais commencé cette bafouille, il y a... Quand déjà ? J’ai envie que le temps se suspende et de pouvoir ressentir pleinement les secondes. Elles glissent entre les doigts. Je donnerais beaucoup pour n’avoir rien à faire, pour ne pas avoir le sentiment que tant de choses dépendent de moi. Ah ! Comme il est loin, ce temps-là, vide.

Tu l’auras compris, je suis en pleine nostalgie. Je m’interroge beaucoup sur cette profession qui nous happe, nous secoue, nous remue et nous grappille beaucoup de temps. Ce n’est pas possible de tant donner alors que ce que l’on reçoit n’est jamais dans la proportion de ce que l’on donne.

Il va falloir mettre le holà. Mais dans quel sens ?

Angèle. »


 

Le 13 février 2018

La douche de Béatrice

 

Septembre, Emilie. Octobre, Emeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle.

Février, Béatrice.

Mars, Mathilde. Avril, SandrineValérie. Mai Judith. Juin ClotildeChristelle, juillet. Yéliz, de sainte patronne, elle n’a pas.

Béatrice, sixième maîtresse vosgienne consommée.

Le 10 aout 2007 à23h30, Béatrice < béatrice.fleurot@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

« Hello Josiane, ma sœur me prête son appartement de Juan-les-Pins, c’est gentil. Nous partons dans une semaine, mes deux filles et un boy friend. À quatre dans ma Twingo pour revenir la semaine juste avant la rentrée. Ça va me/nous faire un bien fou ! Les finances sont au plus bas après mon déménagement mais on n’a pas besoin de grand-chose pour être dépaysé… j’ai embarqué un stock de livres pour recharger les batteries avant de reprendre l’école… Puis c’est préparation. C’est bien beau d’être directrice mais ça fait double boulot avant la rentrée. Bon, c’est ma 3ème année, y’a déjà des choses à refaire qui roulent et d’autres qui patinent… J’ai pas réussi cette année à optimiser mon classement de documents dans mon ordi… Je me suis améliorée un peu grâce à toi. Avant de te connaître, je ne savais pas ce que signifiait le terme rentabilité ! Bises Béatrice. »

Le 01 octobre 2007 à 22h34, Béatrice < béatrice.fleurot@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

« Le premier jour de la rentrée nous arrive une quarantaine d’enfants allophones, j’avais déjà envie de repartir dans le Sud avec mes deux filles.

On ne me l’a dit que la veille. Les 2 maîtres du Rased (Réseau d’Aides Spécialisées aux Élèves en Difficultés) et le psychologue scolaire ont été sollicités pour évaluer les enfants, j’avais pour consigne de trier les enfants en trois groupes pour mardi midi. Nous nous sommes partagé ces enfants dans nos classes pendant 15 jours… Quinze jours ! Enfin, deux maîtresses nommées pour ce boulot prennent en charge ces 40 élèves. Chouette ! Je vais respirer. Rechute… Ces filles ne sont pas des vraies UPE2A (Unité Pédagogique pour Élèves Allophones Arrivants)

Dernier coup de massue, je ne peux pas prétendre à un deuxième jour de décharge en tant que directrice puisque ces deux classes sont des classes-fantôme… Alors je flanche et résiste secondée par une EVS énergique sans expérience (Emploi Vie Scolaire).

Ces enfants ont rencontré quatre maîtresses en quelques jours dont moi, ils étaient perdus, mais patients. J’ai enfin ma vraie classe, je découvre que 4 à 5 élèves de CM2 ont un niveau CE1, je ne vais pas faire des étincelles.

Je suis déjà lessivée, et je cuis vingt minutes les pâtes pour mes filles le soir, vivement la Toussaint.

Béatrice. »

 

 

 

Les encres colorées du vortex

 

La killeuse tueuse est à poil sous la douche avec Béatrice bien refroidie.

 

Cette fois, il faut que ce soit fait sur un mode impressionniste, alors l’artiste procède par petites touches, par petites pressions sur le front, le nez, les pieds, sur le dos d’une main, sur les parties du buste. Elle fragmente ses actions, il y en a soixante-dix-huit. 78 plans et cinquante-deux coupes. Elle réalise un film de quelques minutes, très haché. Trois minutes, alors qu’elle a tourné autour d’elle dans le mini-bac à douche pendant neuf jours. Elle se lâche au montage, tout est dans le désordre temporel. Elle transgresse les règles classiques de la grammaire cinématographique. Elle filme tout avec son téléphone, le montage est réalisé avec l’excellent logiciel DaVinci Resolve, gratuit.

L’artiste enchaîne des vues subjectives à 360 degrés autour de maîtresse Béatrice. Certaines coupes sont agressives, jumps cuts, voire plans flous, pour provoquer la désorientation des spectateurs. Elle abuse sans doute des rimes visuelles vertigineuses sur la bonde.

Dans la salle de bains, la vulnérabilité de Béatrice est visible, on sent qu’elle va subir. Toute la séquence de la cinéaste repose sur l’illusion cinématographique et le hors-champ. Tu crois assister à un meurtre, mais en réalité aucun couteau ne touche la chair de Béatrice. Il n’y a aucun outil contondant, que de l’encre rouge, bleu ou jaune qui coule sur les parties du corps. Séparément, une partie après l’autre, et jamais de la même couleur. Cinq flacons d’encre de qualité attendent dans le porte-savon. Des couleurs qui se mélangent parfaitement pour réaliser les tons secondaires, tertiaires, des camaïeux. Chaque flacon est muni d’une petite pipette. Il suffit d’appuyer sur le caoutchouc et bop, l’encre coule. Elle ouvre ou ferme le mitigeur de la douche de l’autre main. Le calcul du débit de l’eau froide est subtil de manière à saturer la couleur au moment où elle fait bop. Elle se dilue et s’étale en s’écoulant le long du corps pour finir en une eau teintée dans la bonde aux pieds.

 

L’objectif suit le ruissellement jusqu’au vortex.

Pipette bleue sur l’épaule droite, sur la joue et ainsi de suite…

Au montage elle panachera les différentes opérations.

Elle combine trois choses, le robinet, les pipettes et le film : l’artiste abandonne la pipette, contrôle le robinet et saisit le smartphone pour filmer le ruissellement de l’eau chamarrée sur tout le parcours. Son œil gauche est souvent derrière l’appareil, le droit prépare l’opération colorée suivante.

Elle sait que le montage posera des problèmes notamment, la couleur de la peau nue de Béatrice. Les premiers jours, la couleur de la peau donnait l’impression qu’elle était encore vivante sous la douche, la carnation était belle, d’un beau beige saumoné, très clair, pas blanc, pas laiteux. L’eau ruisselante rendait vivante sa peau. Le huitième jour, la proficide ne filme plus que les pieds qui ont gardé leur coloration d’origine… Le haut du corps n’est plus très filmable[41]

Au montage, elle étalonne les couleurs pour préserver l’aspect chatoyant de ses encres de qualité.

On ne distingue jamais la pipette à l’exception du plan 56 : sur ce plan, elle appuie fortement sur le ventre avec le tube de verre. On discerne bien le nombril au milieu de l’image. La vision d’un nombril féminin est osée pour l’époque. Elle retire la pipette, puis monte la séquence à l’envers, ce qui donne l’impression d’une pénétration : comme une seringue qu’on retire vivement du ventre.

Le son strident qui revient régulièrement est réalisé avec une cocotte-minute. Elle enregistre les bouillons de sa soupe sur le feu pour le bruitage. Il n’y a aucun commentaire pour augmenter le faux drame qui se joue.

Elle poste le film de trois minutes sur Dtube. Il est vu presque 60 000 mille fois… Satisfaction !

Elle allume un cierge pour Alfred Hitchcock… C’est clairement un plagiat coloré.

Les couleurs sont brumeuses, fumeuses, nuageuses elles se mixent en mouvement comme un ciel d’Afrique accéléré quand les gnous attendent impatients l’orage. Les mélanges forment des papillons multicolores, des taches de Rorschach, des animaux fantastiques, des êtres qui se contorsionnent et qui s’échappent et se réfugient dans le vortex du bac à douche.

Bien sûr qu’il aurait été plus écologique de travailler avec une poupée gonflable. Nonobstant, oser pasticher le maître de Psychose avec une fille réellement assassinée est bien plus pertinent pour la seriale artiste !

C’est cocasse de penser que son actrice héroïne Janet Leigh[42] est sortie tranquillement lavée, rincée, essuyée, donc indemne… Et pourtant, nous avons vu Anthony Perkins la poignarder.

La maîtresse actrice de notre meurtrier est froide, bleuissante, morte de chez morte… Ça n’a pas dû être facile de ressortir Béatrice du bac à douche, le carrelage, ça glisse… Elle est inerte depuis neuf jours, depuis la date de sa fête patronale. Stabilisée dans sa salle de classe vers 18h00.

Notre artiste est allé au bout de l’idée, Hitchcock ne l’a pas fait. Il s’est dégonflé… On peut le dire comme cela, non ?

 

Les quatre gendarmes visionnent le film 13 fois pour le besoin de l’enquête, en accéléré, surtout au ralenti, sur le vidéoprojecteur de l’école, se demandent comment cette criminelle a pu faire tenir debout huit jours la maîtresse dans sa propre cabine de douche à l’italienne ? Ont aussi voulu savoir comment elle l’a amené morte à cet endroit à trente kilomètres de sa classe ? Ont voulu comprendre comment elle a été tuée ?

 

L’artiste a fini par se faire pincer…

Un rapport restitue ses aveux :

« Je m’époumone à vous répéter que je ne l’ai pas tué, il n’y a pas de sang… Pas de sang, pas de meurtre, pas de chocolat. À un moment donné, elle n’a plus respiré. Ça n’a pas d’importance, c’est mon travail sous la douche qui compte ? Je ne vous donnerai pas les détails de sa mort. Seul compte mon action artistique ! »

 

Les gendarmes n’ont jamais eu la réponse à leurs interrogations. Ils ont élaboré chacun leur version, l’ont tirée à la courte paille et consignée dans un grand cahier. Le texte élu est sans intérêt, il n’y a pas à développer.

 

Alitson, une des dix, rend trimestriellement visite à Josiane : corvée, bonne action ?

Cet après-midi-là elle relit pour Josiane, qui le lui demande, quelques lettres choisies reçues il y a une quinzaine d’années dont une de Béatrice.

Josiane en a-t-elle le souvenir ?

Voyons.

« J’ai vu cette semaine la maman d’une de mes élèves en difficultés qui elle-même ne savait pas écrire le prénom de sa fille… »

Sa lecture saoule Josiane… Faut dire qu’Alitson n’est pas comédienne, elle sait pourtant rendre attrayantes les histoires pour ses élèves. Pour Josiane, elle ne fait aucun effort.

« Vendredi matin, règlement de comptes entre bandes rivales juste en face de l’école. On tire sur un homme à proximité. »

Alitson ajoute un « Pan ! », Josiane sursaute dans son demi-sommeil, du coup la lectrice monte le son et puis sa voix plonge encore plus bas :

« Branle-bas de campagne, policiers, pompiers et même la balistique déboulent.

Quelques filles ne voulaient pas rentrer chez elles à midi… Au retour à 13 h 30, il a fallu régir les crises de larmes des enfants qui connaissaient celui qui a servi de cible… blessé au ventre, c’est réglé pour lui. Un petit véhicule de la mairie arrive en toussotant, trois ou quatre aller et retours et le sang est lavé.

Je comprends enfin que le gravement blessé est le cousin de la moitié des enfants de l’école… Voilà, c’est notre quotidien de maîtresses qui forment une équipe formidable et soudée prête à se tirer dans les pattes ! Vivement la Toussaint ! Béatrice[43]. »

 

La vieille professeure baille et rebaille sous ses corbeaux[44] de véranda.

La lettre fait sourire Alitson tant Béa se plaint.

Béatrice lui a rappelé le parfum suranné de quelques-unes de ses classes.

Il fait encore neille début septembre, le soleil est chou cas. Les noires phrases amicales et ailées de Béatrice entraînent Josiane sur la piste de son cirque avec le dodo clown, les griffons musiciens, les acrobates, elle y est vivante. Sous le chapiteau, elle découvre de merveilleuses animations, les jongleurs sont plus ou moins adroits avec leurs quatre oiseaux, les magiciens éclipsent avec adresse les cornets de cerises. Elle en ressort chavirée, heureuse de ne pas vivre dans la roulotte avec les artistes habillés de blanc. Elle veut bien travailler pour eux mais, ne lui demandez pas de vivre avec eux[45]. Josiane s’est endormie et rêve…

 

 

 


 

 

 

Mars 2018

Mathilde en croûte

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle. Février, Béatrice.

 

Mars, Mathilde. Avril, Sandrine, Valérie. Mai, Judith. Juin, ClotildeChristelle, juillet. Pour Yéliz on verra.

 

Il y a dix quinze ans, mentore Josiane s’était égarée dans le dédale de la cinquantaine de bébés de jeunes femmes stagiaires. Futures professeures des écoles qui l’informaient de leur maternité par courrier imagé.

Submergée de centimètres, de kilogrammes, de grammes et de prénoms, la prof règle cette affaire de politesse en écrivant une très longue circulaire détaillée à tous les bébés à la fois. En un seul clic, les bébés en sont tous destinataires.

 

 

Le 22 mars 2008 à 11h32, Mathilde < maquille.rage@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Josiane, même si je ne réponds pas toujours, recevoir tes conseils est toujours une aventure littéraire et émotionnelle ! C’est touchant de repérer le prénom de ma fille Olga dans ta lettre qui parle à tous les bébés des maîtresses comme moi qui ont eu des enfants ces dernières années.

Mon amie Marjorie t’a-t-elle parlé de moi récemment ? Deux ans de bonheur avec un enfant peuvent aussi être accompagnés de durs moments, je me suis séparée de mon mec, eh oui un de plus, hélas, la vie commune était devenue trop difficile, JE RÉSUME : Après un hiver difficile à cohabiter dans la maison de nos rêves, qui n’en était plus une.., me voilà repartie sur une pente plus douce. Heureusement, les amies comme Marjorie, Perrine, y sont pour beaucoup… Le printemps, le soleil, les fleurs, les arbres, le sport, toutes ces petites choses futiles, vitales, y ont contribué. Seule ombre au tableau, je ne vis plus seule, il y a Olga à préserver au mieux…

Mathilde. »

 

La prof répond à Mathilde qu’elle ne comprend pas lorsqu’elle écrit « je résume. »

Sa réaction est prompte, elle s’en tire par une pirouette en recopiant mot pour mot le couplet d’une chanson.

 

 

Le 26 mars 2008 à 07h18, Mathilde < maquille.rage@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Du temps de nos scènes de ménage,

J’avais pas besoin de maquillage,

Vu que tu me faisais tous les soirs

Les yeux au beurre noir.

Qu’il fasse beau, qu’il fasse mauvais,

Tous les jours, les coups pleuvaient,

Maintenant je dois me faire une raison,

Y’a plus de saisons[46]. »

Mathilde, essuie des coups mais pas trop, elle en trouve un autre qui la cogne encore un peu et puis le suivant bien moins et ainsi de suite. Heureusement, elle en change ! Ses cinq hommes frappeurs decrescendo l’amènent huit ans plus tard, donc un peu plus d’une année à chaque fois avec des bleus plus ou moins visibles qu’elle camoufle ou invente des explications d’anguille, sauf pour ses meilleures amies auxquelles elle se confie.

 

Pour la fête de Mathilde le 14 mars 2018, la tueuse félonne s’est procuré deux cents kilos d’argile. Vingt pains de dix kilos à cinq euros pièce bien emballés dans des sacs en plastique. Ça ne lui fait pas une grosse facture pour célébrer la fête de notre maîtresse très absorbée dans ses préps.

Une école n’est pas aussi bien gardée que l’entrée d’un musée ou d’une prison. Par-derrière, il y a une porte fermée à clé franchissable et ouvrable de l’intérieur pour une cambrioleuse. Notre gaillarde semble bien connaître la maison[47].

La veille, le 13 en fin d’après-midi, la fourbe s’introduit et cache les mottes de terre rouge de Provence dans le grenier au deuxième étage de l’école. Dix allers et retours tout de même sans être repérée.

Le 14 au soir, alors que Mathilde boucle son sac de classe avec la certitude du travail non fini : ras le bol, fatiguée et l’unique envie de retrouver son mari qui a préparé pour elle et sa petite fille de six ans, des spaghettis à la sauce tomate en pot à l’estragon. La touche personnelle de son chéri frappeur mais pas toujours : du persil frais émincé sur les trois assiettes. Pour l’apéritif : une bonne bière brune artisanale 33 cl.

Ce soir-là, elle ne verra jamais le houblon et le persil finement haché qui chapeaute le bel entrelacs de ses nouilles.

La mégère planquée quelques heures dans le grenier maugrée et malaxe avec force son argile désempaquetée afin de la rendre très souple prête à son emploi. Un petit peu d’eau pour chaque motte.

 

Enfin, soudain, il était temps, les nerfs à vif, tendue, elle perçoit les crissements d’une chaise… La maîtresse se lève, soupire et ferme son sac. Clic !

Elle descend l’escalier sur la pointe des pieds en chaussettes. Elle, pas la maîtresse ! La dingue. Une belle ombre démesurée sur le mur par un éclairage en contre-plongée[48] glisse et augmente sa taille…

Proche de l’oiseau qu’elle convoite, elle avance comme une chatte, une patte, l’autre, le corps toujours à la même hauteur, les yeux rivés sur la proie. Décision, elle fonce sur elle avec une double motte bien molle portée sur les avant-bras et la lui balance violemment dans le ventre… Mathilde perd l’équilibre, tombe comme coupée en deux, le souffle court et les bras en balancier inutile, doigts écartés.

Les cahiers giclent du sac et se dispersent[49] :

Emboîtées les unes dans les autres par la page du jour, les vingt-six soucoupes volantes uniformisées par leur protection plastique rouge cadmium se séparent et coulent sur le parquet.

Mathilde aussi.

Elle n’a pas le temps d’évaluer la situation incongrue que 10 autres kilos d’argile souple lui arrivent sur le visage. Sans doute assommée à ce moment-là ou après puisque les mottes arrivent comme lancés par un lance patate ?

 

Le plus mou lui recouvre le visage et épouse presque son relief. Par réflexe, des deux mains, elle tente d’arracher le masque de beauté. Dix autres boules flasques confirment la première arrivée. On en est à onze. Les neuf derniers pains arrivent encore plus vite. Ils se soudent grossièrement les uns aux autres comme des tuiles épaisses.

 

Ce n’est guère possible qu’une seule personne puisse transporter aussi vite tant d’argile et les lancer comme des boules de neige et encore moins de descendre les escaliers en catimini avec toute cette matière pâteuse ! Je crois qu’il faut imaginer les vingt pains sur un guéridon à roulettes de cantine à la portée des mains de la lanceuse. Ma tueuse sera costaude. Et aussi supprimer l’escalier trop casse-gueule… Elle attend dans le grand placard à balais au fond du couloir avec le chariot à roulettes et se lance comme un bolide elle-même jumelée au bolide. Se lance vers une Mathilde épuisée, au moment où elle sort avec sa pile de cahiers, son sac en bandoulière et ses lunettes de soleil… Je garde la suite.

 

Les deux cents kilos d’argile malléable finissent par recouvrir presque entièrement Mathilde à terre depuis le début du lancer. C’est le moment pour l’artiste de bondir et de bloquer définitivement cette Golem au sol entre ses genoux. Elle est cuisses écartées à cheval sur Mathilde qui tente quelques reptations sous sa couche. Elle appuie, malaxe, les couches se tuilent, s’épaississent et réussissent par caparaçonner la maîtresse. Elle consolide ce qui se fissure. Mathilde ne remue plus sauf les méninges : elle a la fulgurance d’une mauvaise blague de ses proches. Ces amis veulent lui souhaiter sa fête, c’est ça, ça passe en un éclair. L’éclair suivant, c’est une peur bleue. Plus précisément indigo fosses marines, au plus profond.

 

Le matin même de cette triste soirée encroûtée, toute la classe est assise en U étudie le calendrier et la météo.

Maîtresse Mathilde est debout, bien placée pour ne pas éclipser les tableaux. L’enfant héros du jour, qui ne sait pas lire, se lève et arrache délicatement la petite feuille fine de la veille un peu à la manière de la reine d’Angleterre qui dans sa vie a du dévoiler un millier de panneaux de commémoration. L’enfant héros fixe la nouvelle feuille d’une façon inattendue : sous le majestueux 14, il visualise un prénom. Il ne sait pas lire mais, il sait repérer, écrire et retrouver son prénom et d’autres :

« Mais maîtresse, c’est ton prénom qui écrit sur la feuille ! »

Mathilde sourit et lui répond qu’elle ne s’en doutait pas et que c’était plaisant qu’il s’en rende compte.

« Bravo Yoan ! » Elle ajoute, après un temps d’arrêt : « Tu sais, aujourd’hui, on ne fête pas souvent les saints patrons. Tout le monde est beaucoup plus intéressé par la date d’anniversaire et les cadeaux. On souhaite toujours les anniversaires des enfants en classe. Tous les enfants ont leur jour d’anniversaire dans l’année alors que vos prénoms ne sont pas tous sur le calendrier, j’en suis certaine… J’ai une idée, à partir d’aujourd’hui nous allons garder les feuillets blancs et nous vérifierons en fin d’année qui n’a pas sa fête sur le calendrier : Samir, Yola, Vous avez peu de chance d’y être, dit la maîtresse en riant. C’est très bien que l’on ne s’occupe pas de la fête des prénoms, ça ferait des jaloux. »

- Maîtresse, j’ai mis les feuilles d’avant dans ma boîte de collection.

- Qu’est-ce que tu as fait Natan ?

- Bin, j’ai gardé toutes les feuilles.

- Tu as fait cela Natan ?

- Bin oui, j’aime bien les gros chiffres Didot noirs XVIIIe.

- Alors, c’est toi qui continueras à collectionner les feuillets que l’on regardera en juin. Je crois qu’il y aura peu de prénoms d’enfants de la classe.

 

Mathilde est dans sa gangue épaisse avec sa dernière frayeur. Un bleu de Prusse des océans abyssaux derrière les paupières closes qui l’empêche de voir la surface… Et de respirer ce qui est bien plus important que la vue dans cette circonstance. Elle ne peut plus ouvrir la bouche pour un dernier mot. L’épaisseur qui lui enserre le visage la soude au sol et l’empêche de faire le moindre mouvement de la tête.

Cela fait maintenant deux minutes que le combat inégal a débuté.

 

Personne pour filmer l’événement ! C’eût été une bonne idée qu’elle ait une complice pour cette performance. Une associée qui aurait pu l’aider à transporter l’argile et à l’approvisionner en pains comme pour un chamboule tout. Magnifiques images non filmées de cette femme bien faite de sa personne qui se fait encroûter et saler comme une poule au four.

Cette abominable modeleuse est l’anti Pygmalion : elle veut la femme figée et inerte dans l’argile, sans vie, morte quoi… Alors que Pygmalion sculpte lascivement la femme en espérant l’emporter vivante dans son loft lorsqu’il aura fini le boulot. Hop, elle est à lui pour son profit personnel.

Dans ce combat d’école, la situation est inverse, Mathilde s’étouffe à petit feu alors que Galatée se meut petit à petit, l’une sort de sa gangue, l’autre y est emmurée.

Qu’est-ce qui peut bien pousser cette maniaque à préférer cette femme enrobée alors qu’elle aurait sans doute pu abuser d’elle comme toutes bonnes tueuses de femmes qui ne se respectent pas ?

Elle étouffe, elle a le loisir de percevoir ses chairs épousées par l’argile. Elle perçoit son corps par son contour, elle se perçoit négative, comme l’intérieur vide d’un bronze.

Notre héroïne s’affaire, elle est toujours vautrée sur Mathilde, elle malaxe l’énorme langue molle et rouge brique qui recouvre la jeune femme qui n’a plus, et déjà depuis le début, de pensée pour sa bière artisanale.

L’artiste virevolte de droite à gauche, elle corrige. Ses mains ardentes sont toujours en action. Elle rythme ses gestes en accord avec une musique qu’elle a entre les oreilles, le quatrième mouvement de la neuvième de Beethoven. Celle choisit par Kubrick pour Orange Mécanique, la forte femme en est fan. C’est un indice musical pour toi lectrice mais nos quatre gendarmes enquêteurs, eux, n’en ont cure, ils n’ont retrouvé ni l’Iphone, ni le répertoire de la tueuse. Ils n’ont pas pu pénétrer son univers musical.

 

Mathilde a eu le temps de reconnaître la robuste femme. Elle ne la connaissait pas du tout sous cet angle, en contre-plongée ! Au moment où elle la reconnut, elle cessa de le savoir…

 

La femme lisse à l’éponge humide la surface de son beau modelage, elle prend son temps et son pied. À partir de et instant, impossible d’imaginer qu’il y a une femme nue dans cet étrange gisant en argile, bras en croix[50].

Plus d’un quart d’heure elle peaufine… L’artiste ivre d’argile et d’épiderme lustre les formes. Elle améliore les galbes, ajoute des appendices, darde des bosses, restaure une tête, guidée par les formes vivantes du dessous, menton, pommettes.

Mathilde est dans de beaux draps, l’artiste s’en lave les mains barbouillées de boue.

Le téléphone esseulé de Mathilde agonise sur le parquet avec tous les cahiers et sa trousse intacte : on ne saura pas ce qu’elle contient, ce qui ne nous avancerait guère pour l’enquête qui n’a pas encore commencé puisque la nouvelle n’arrivera que le lendemain aux oreilles des quatre gendarmes spécialistes de meurtres crapuleux.

Le téléphone carillonne, une réplique de « Touche pas au grisbi », la sonnerie de Mathilde. C’est Aurélien, son mari cogneur d’occasion qui n’obtient aucune réponse. Anxieux, il dérange la directrice qui dîne aux chandelles à trois encablures de l’école. Cinq minutes plus tard, ils découvrent le pot aux roses en argile dans l’école.

Aurélien reconnaît les deux dômes nus[51] de sa femme très bien mis en valeur par le modeleur mental et aliénable en urgence.

 

Les quatre gendarmes débarquent en pyjama à rayures, à fleurs ou à pois, pourquoi en pyjama ? Aurélien s’essouffle à les convaincre que sa femme est à l’intérieur de ce poulpe d’argile à l’avantageuse poitrine[52] :

« - Ce n’est pas un céphalopode, je vous assure que ce n’est pas une œuvre d’art réalisée par la classe de CM2 de ma femme ! »

Les deux beaux seins sont seulement barbouillés d’argile, pas recouverts d’une épaisse croûte craquelée comme les autres parties du corps. Ils ont été longuement caressés, brassés, sucés par la maniaque, les traces en témoignent, les aréoles sont blanches[53].

 

La tueuse n’a pas de travers pervers… Que des meurtres propres, elle doit s’y tenir, ne pas transposer d’envies personnelles d’auteur…

De la tête et des seins partent huit importants membres ou bras en argile couverts de petits volcans qui font penser à des ventouses de pieuvre.

La directrice et le mari insistent pour que les gendarmes désincarcèrent la maîtresse. Eux n’ont pas le courage de le faire. Les quatre gendarmes sont des professionnels, ils ne mouftent pas, ils détachent la matière raffermie par poignées et l’entassent en un monticule informe sans calcul… Qui finalement est apparenté à une grossière sculpture d’Eugène Dodeigne[54].

Les deux plus jeunes gendarmes ne peuvent s’empêcher de rire sous cape et képi tant la situation est équivoque.

Ensuite, ils analysent :

« Surtout ne pas négliger un détail, chef ! »

« Un coup fumant d’un parent d’élève pas content, c’est certain ! », décide le chef.

Mathilde a peu d’opposants. Quelle colère pousserait certains parents d’élèves à surgir comme des guignols désarticulés devant son bureau ? Pour la mauvaise note d’un devoir… Se prendre pour Zorro pour venger les vingt tours de cour de son trésor. Mathilde a déjà essuyé quelques noms d’oiseaux. Les gendarmes étudient cette piste jusqu’à ce que la corde rompe.

Le meurtre d’enseignant est rarissime en France, il n’y en aurait que quatre en trente ans, cinq avec celui d’Albi, une maîtresse de maternelle poignardée dans sa classe en avril, par une mère d’élève comme Molière mort sur scène. Lui victime d’un malaise…

Quatre meurtres seulement mais alors, un crachin d’agressions verbales sévères ou physiques. En 2016, un enseignant sur deux est malmené. Cependant tout n’est pas noir, il existe des écoliers de campagne aussi décoratifs que des images, il faut même les asticoter pour ne pas s’ennuyer.

 

La génuflexion

 

Dix ans avant le meurtre, Josiane reçoit cette lettre de Mathilde… Ci-dessous. Un imèle surprenant, elle semble anticiper le magma d’argile qui l’a encroûté au sol.

 

Le 26 mars 2008 à 07h18, Mathilde < maquille.rage@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Je le confesse, le moulage n’est pas mon fort, bien que certains habits me moulent de très près à l’approche de la saison froide. Je suis une piètre sculpture. Ma vie est pleine de vide.

C’est pourquoi hier, par provocation, parce que je cherchais ma voie et attendais de savoir ce que le saint d’esprit a prévu pour moi, je me suis agenouillée, par défiance, sur un morceau de verre pilé.

Cinq longs centimètres plus tard et un checking de mon dernier rappel DTPolio, un éclair de lumière divine m’a ébloui. Ou plutôt deux : le premier provenait du projecteur de la salle des urgences, le second a jailli de mon membre souffreteux. De ma pieuse génuflexion s’est inscrit un étrange stigmate : trois points de sutures (symboles de La Trinité) qui ont inscrit sur le pansement souillé la forme d’un sourire. Mon saint suaire en sparadrap m’a alors donné un indice du chemin à suivre : un chemin de croix et de points (mais pas de points de croix) qu’il me reste à gravir : te faire modestement sourire et progresser en modelage.
Ces plaies ont donné un sens à ma vie. À l’image de ce rictus qui m’oblige à grimacer en montant les escaliers, je serrerai les poings et célébrerai les trois plaies, en convainquant les Thomas incrédules par un "Mets ici ton doigt…" provocateur (Je cite ici l’Évangile et le tableau du Caravage s’impose).

Puisque je suis momentanément en arrêt maladie et assignée à résidence, je prêche la bonne parole via Internet.
Paix et amour.

Mathilde. »


 

 

Le 2 avril pour Sandrine

Caca, balles, maïs, croix, coquilles…

 

 

Septembre, Émilie (emballée au ruban adhésif).

Octobre, Émeline (fruits et légumes).

Novembre, Céline (lhooq).

Décembre, Barbara (pas cubisme, pas momie, Minimal-art).

Janvier, FannyAngèle (vêtements pliés).

Février, Béatrice (la douche colorée).

Mars, Mathilde (la gangue d’argile).

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Avril, SandrineValérie. Laquelle va-t-elle choisir ?

Mai, Sandra et Judith.

Juin, Clotilde.

Christelle, juillet.

Pour Yéliz on verra.

 

 

Le 25 décembre 2007 à 01h57, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :


« Comment tu vas Josiane ? Moi ça valse ! Aujourd’hui c’est le jour de la Nakba, la catastrophe, où plus de 800 000 Palestiniens ont été chassés d’Israël.

J’repars en Palestine pendant les grandes vacances, j’adore trop l’ambiance hardcore de l’occupation !

Je suis allée faire un tour à Calais, et bin Calais c’est la Palestine, c’est impressionnant tous ces milliers d’immigrés et ce millier de CRS qui leur tapent dessus, franchement, faut que tu ailles voir ça si jamais tu passes dans le coin !

Ton pote est-il sorti du quartier isolement ?

Je réponds à ton deal, non, je ne viendrai pas à l’expo de Pompidou Metz, j’ai la flemme et en plus j’suis fâchée au moins pour 100 ans avec ce zigoto fouteur de gueule !!!

SANGdrine. »

 

Sandrine la plus soldatesque d’entre toutes ces maîtresses, perdra une phalange au large des côtes de Turquie ou en face de la bande de Gaza, j’ai un doute… Une balle en caoutchouc à bout portant.

 

Le 22 janvier 2008 à 09h34, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Salut Proffe, dans ma précédente t’ai-je dis que je ne barbouillais plus à la sanguine mais que je peignais avec mon sang.[55] SANGdrine. »

Sandrine est peut-être la sixième maîtresse vosgienne qui va se dérégler…

 

Je dépose les dix maîtresses vosgiennes à droite et à gauche de la Moselle, de la Meurthe, aux sources de la Saône, de la Meuse, à la limite de la Haute-Marne, au petit bonheur la chance.

Le Périgord m’aurait bien plu !

Région ouest de la France que je ne connais pas assez pour fabriquer un long plan séquence pittoresque et poétique… Le héros seul sur un carrefour entouré de champs de maïs à perte de vue, la caméra joue, ça dure, ça dure, c’est long, jusqu’à la surprise : un avion pique sur lui[56] ! Le paysage est longuement présenté, la tension monte… Admiration ! Je ne saurais pas décrire un paysage du Périgord… Et puis, les paysages périgourdins ont bien changé depuis Jacquou le Croquant 1830, que je viens de refermer hier soir…

Dois-je garder l’unité de temps et d’action dans cet élément de littérature ? Mes précédents romans se battaient les coquilles[57] de la temporalité[58]… Ça m’est reproché par une dizaine de mes lecteurs… Sur les 53, ça va ! Mais bon, je vais me tenir à l’année scolaire 2017- 2018.

Le Périgord. Le Périgord, j’y place tout de même Sandrine qui, quand elle ne poireaute pas face à Israël, peint avec le sang de ses règles avec une phalange en moins sectionnée par une balle en caoutchouc au large de la Turquie.

Elle s’emporte, elle engueule Brigitte par Josiane interposée… Josiane partage souvent les lettres qu’elle reçoit, elle reste au milieu de la discussion.

 

Le 22 brumaire de l’an 2 à 01h57, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Ton amie Brigitte ne se torcherait même pas le c.. avec le Coran ? Et ben, je pense qu’elle amalgame les islamistes et les musulmans comme ces millions de débiles qui votent FN et qui lisent Charlie Hebdo. Les islamistes ne connaissent pas le Coran, ne le respectent pas, ce ne sont pas des musulmans !

Et oui, quant à Charlie Hebdo ça fait bien longtemps qu’ils ne me font pas rire du tout… Si à la suite des caricatures de Mahomet ils avaient dessiné la vierge en train de sucer des bites et de se faire enculer par Jéhovah, j’aurais pu trouver ça drôle. Mais ils ne l’ont pas fait, non ? Alors traiter le Coran de merde qui n’arrête pas les balles… Je trouve facile de remuer le caca puant dans la gamelle de Marine. Quant aux tueurs, s’ils avaient pu s’en prendre à quelques racistes français influents ils auraient rendu un grand service à l’humanité !

Sangdrine. »

 

La réponse entière de Sandrine est plus longue.

Josiane lui met les points sur les I.

 

Le 28 brumaire de l’an 2 à 07 h 32, Josiane < josianekub2@hotmail.fr > : a écrit à Sandrine < sang-avecung@hotmail.com >

 

« Sandrine, ne t’énerve pas, l’histoire de Brigitte est compliquée. Son père était pilote de chasse pour le FLN, il en a eu marre, il a déserté, il a pris ses cliques et ses claques avec sa femme et leur fille Noura sous le bras et hop la France terre d’accueil, on les naturalise assez facilement et ils renomment leur fille Brigitte pour être tranquille. Voilà pour Brigitte. Je crois comprendre que tu as cru qu’elle était vosgienne de souche sûre. Josiane. »

 

Sandrine s’excite souvent le soir sur son clavier, la nuit, en été lorsqu’elle n’est plus maîtresse de jour. En classe elle est calme, déterminée et attentionnée envers ses élèves qui l’aiment beaucoup. Elle est cool, disent les parents… Certains parents, pas tous. Tous sont surpris par son franc-parler.

 

Élancée, peu de seins, ce qui accentue sa verticalité, les bras le long du corps, Sandrine est roseau. Les bras étendus, il ne reste plus grand-chose… Ses cheveux mi-longs raides tombent roides, pas de cou. Elle a trente-deux ans en vrai… Pour se moquer, bien plus. Dans une dizaine années, elle ressemblera à une grand-mère sèche si elle ne corrige pas sa dégaine. Je l’ai vue une seule fois en robe, maquillée et coiffée pour une fête, fabriquée. J’ai repéré qu’elle était bien regardée pour son éclat.

La semaine, elle habite dans sa caravane sur le terrain de camping de la ville. Elle se rend en mobylette pour huit heures à l’école du centre. Une vieille 50 cm3 qui entrera dans la collection d’un amoureux de mob. Elle est nommée loin de sa résidence, alors par économie elle loge avec les gens qui voyagent, elle se cogne souvent dans l’encadrement de sa porte trop basse.

 

Le 16 mars 2006 à 03 h 57, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Josiane, j’achète depuis quelques années les crucifix de chez Emmaüs. J’en ai récupéré presque deux cents, je ne les ai pas comptés, ça te plairait.

Des crucifix de chambres de personnes âgées. Trois ou quatre par maison, sans doute. Les enfants qui ne veulent pas s’enquiquiner avec ces vieilleries s’adressent à Emmaüs : dégagez-nous tout ce bordel.

Aujourd’hui, y a pus de crucifix, pus d’eau bénite dans nos salons pour notre préservation. Sur une des croix, au verso la date d’achat à Rome en 1932 fait foi. La poussière, le buis sec coincé entre le Christ et la petite croix de bois témoignent la scansion d’une vie.

Chez moi, les lots de Christs côte à côte forment une armée émouvante de clones.

Ça m’a toqué de rassembler tous ces crucifix en épis pêle-mêle autour d’un tube en métal de deux mètres de hauteur. Tous les Jésus sont verticaux, debout, le torse bombé face à l’extérieur. Tu crois que l’idée est une bonne ? Fixés tous l’un à l’autre pour former une queue de comète. Ligaturés avec du fil aciéré. Les bouts non coupés. Ils tire-bouchonnent, se hérissent : t’approche pas ! Pas touche aux croix !

L’ensemble est un porc-épic. Un repoussoir de croix qui pèse cinquante kilos. C’est presque toujours le même modèle de Christ, tête penchée à gauche, le perizonium sur les hanches, un repose-pieds pour le confort. Il y en a des gris, des bruns, des blancs. Rien à voir avec l’image du Christ d’Issenheim tout vérolé et sanguinolent coagulé qu’on a vu avec toi.

J’ai repéré un tas des petites différences de moulage, pas énorme. En les fixant, je me faisais piquer les doigts par les fils de fer, j’ai eu le temps de les observer…

Je pense que mon épi de croix te plaira. Un totem…

Ce n’est pas une sculpture iconoclaste. J’ai réellement une pensée cérémonieuse pour ces gens crédules décédés qui accrochaient ces fétiches dans leurs chambres de vie. Sangdrine. »

 

 

Les Gorgones

 

Le 25 mai 2008 à 19 h 45, Sandrine < sang-avecung@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Josiane, tu me demandes ce que je peins avec mon sang d’entre les cuisses. Toujours des têtes de Gorgones, tu en as souvent reçu en pièces jointes : des cheveux serpents qui grouillent, tête vue de dos, de côté, des dreadlocks enchevêtrés surabondants qui, ondulent et bondissent hors de la feuille. Je peins aussi des femmes prêtent à agir, tendues comme des arcs.

Mon sang ? C’est mon sablier. J’ai un calendrier perso qui compte mes menstrues. Je compte depuis mes premières règles à 12 ans, j’en suis à 247.

Il y a des cons et connes qui trouvent que c’est dégueulasse, que je suis zarbi. À mon expo au Bailli à Épinal, je me marrais en repérant les femmes plus dégoûtées que les hommes. Elles voient leur intimité exposée. Je parie qu’elles ne récupéreraient jamais leur sang, moi je le réceptionne sans problème : je presse mon tampax dans une assiette à dessert, puis je verse le liquide dans une saucière grand-mère, couvercle et hop dans le frigo[59]. Moins il y a d’air, mieux c’est, il reste rouge. Je peux le conserver trois semaines maxi.

Je me repose une semaine en attendant mes nouvelles règles. Hé, hé, t’en revient pas, hein ! On a pas fait de trucs comme ça en cours avec toi, tu te serais fait virer, non ?

Moi, je suis convaincue que l’art me met en phase avec mon corps. Je veux que les gens jugent mes sanguines avant de penser que je peins avec mes règles. Je dis ça, et dans le fond ça me plaît bien de déranger les gens qui causent.

Je retourne en Palestine dans quinze jours, je t’en reparlerai, j’espère qu’ils ne me refouleront pas cette fois.

SANGdrine. »

 

 

Dix ans plus tard, le 2 avril 2018, elle meurt d’être mitraillée… Photographiée, par l’assassine qui l’a fait courir comme un hamster sur son tapis roulant de salle de sport de son salon. Elle la veut en action, en sueur, à bout de souffle, sans possibilité de pause de manière à l’immobiliser photographiquement en pleine action, cheveux au vent. Comme Marey et Muybridge[60] le faisaient…

 

Stop ! Je coupe, on s’emballe pas ! Pour la faire courir sans cesse, il faudrait qu’il y ait un obstacle devant elle, un obstacle redoutable sur lequel il ne fait pas bon se heurter.

 

Sandrine en sueur, la cigarette aux lèvres, en marcel et en culotte de sport, une tache entre les cuisses, détendue, court à fond, sur place, sur le tapis caoutchouté pour éviter la planche 200x100, verticale placée devant elle à un mètre. Une planche de fakir à épingle à têtes. Piquants face à face.

 

Coupez ! Je préfère installer un réseau de fils rougeoyants devant elle sur la plaque, comme un gros radiateur.

 

L’artiste préfère la brûlure au deuxième degré aux multiples saignements d’aiguilles sang. Elle ne veut pas de sang, il y en a trop eu depuis 1914… L’artiste ne veut pas voir le sang couler, ça la dégoûte.

La détraquée ne veut pas martyriser ses victimes, elle veut abroger leurs vies assez vite : le poison violent, le coup derrière la tête, la pendaison, la piqûre, quelque chose dans ce goût-là…

 

Oh, et puis zut, je ne touche pas à Sandrine… Pas de tapis roulant infernal pour elle et pas de photos mitraillette à la Muybridge. J’avais oublié qu’elle habite hors des Vosges, dans le Périgord, la tueuse ne s’y rend pas.

Sandrine et Valérie ont leurs fêtes patronales au mois d’avril, respectivement, le 2 et le 8. Je choisis de toucher aux cheveux de Valérie.

Va, cours, vole pour la huitième !

 


 

 

Petit chapitre prétentieux

Où l’auteur complète les conseils relatifs à la lecture de son fameux roman sur les crimes et les lettres des maîtresses.

 

 

Quoi ? Tu te lasses de ces dix petits meurtres aigres[61] que tu sais imaginés… Imaginés, donc pas attractifs comme les vrais meurtres live de GG ?

J’aimerais pouvoir préciser : « inspiré de faits réels ! » Bin non !

 

Émilie emballée, Émeline lardée de légumes, Mathilde croûtée dans l’argile, tu n’y crois pas ?

 

Puisque je suis dans le papotage, j’avoue, d’un air malin mais sans arrogance, qu’à cette étape de mon premier roman polar… J’avoue que je ne sais pas encore qui est la meurtrière…

Eh oui…

Je dois en trouver une pour atterrir en chat de gouttière sur les dernières pages.

Récemment sur France Inter, une auteure avouait construire ses romans sans avoir tout prévu… Son témoignage m’a galvanisé, je mange dans toutes les gamelles[62]. Sans sa déclaration, j’arrêtais tout ici, tout laisser en plan, là. Dégoûté par ma mécanique branlante et empirique… Je me suis repris à bras-le-corps, électrolysé, je continue.

Allez !

Quand j’aurai trouvé qui est la seriale killer et surtout le mobile de cette série de crimes, je serai tout de même bien soulagé.

Je ne divulguerai surtout pas le prénom en dernière page… Surtout pas ! J’ai peur que tu t’y rendes brusquement aimanté et alors, balayée ma belle toile d’araignée d’intrigues, tu refermes le bouquin qui meurt.

Ne pas pouvoir deviner qui est l’assassine avant d’avoir repêché « la bouteille »… « La bouteille » ne peut se comprendre qu’après avoir lu la note 61.

Mes indices sont parfaitement amenés. Je ne voudrais pour rien au monde que ce sujet me soye soufflé. C’est du pain pour un siècle entier de littérature. C’est le prix Goncourt 2020 dans un fauteuil pour l’heureux éditeur qui saura retenir cette œuvre sans pareil, ce moment capital de la nature humaine[63]

Tu es ma seule lectrice Goncourt, je ne connais pas encore ton prénom, tu as un prénom chrétien, je crois ?

Ce tapuscrit relié ne se lègue pas, je l’écris pour toi. Tu peux l’écorner, le raturer, y laisser des traces d’huile d’olive, de chocolat… Allume le feu avec si tu veux, j’aimerais que tu n’en conseilles la lecture à personne. Attends la fin pour comprendre.

Tu lis sur ton écran, ta liseuse ou plus certainement le nez dans ce bouquin écorné, jauni, tiré en 100 000 exemplaires, tous cramés sauf le tien…

Une bande-son entre les oreilles pour appuyer les crimes, c’est bien, de la musique dramatique, des rires ajoutés… Oui, des rires à chaque fois qu’y a un truc marrant !

Des smileys[64] ! Quelle belle scansion des phrases ! Un roman avec une ribambelle de smileys qui smilent, qui wipent, laughtent, toute la gamme des faciès.

Y a-t-il un éditeur qui fleurit son times roman de smileys ? J’suis overbooké et n’ai pas feuilleté les 460 romans de la sortie littéraire, le mien qui n’sortira que l’an prochain ! Je tiens à mon idée de smiley. Puisque tout le monde en sème, ça va arriver sur les bouquins, c’est sûr, j’veux être le prem’s. J’ai le pif qui anticipe. Je vais apprendre l’alphabet smileys, lol.

J’alignerai jusqu’à treize têtes icones de suite avec toutes sortes d’expressions, un castelet à treize spectateurs.

Je dois compter avec l’inertie entre le temps d’écriture et l’édition dans un fauteuil. Comment anticiper ? Si j’envoie ce roman fin 2018, il sera lu au printemps 2019… ça ira vite puisqu’il fera le tour de la rédaction en quelques jours :

« Une vraie bombe de littérature, un ovni inclassable qui se fiche des règles de la littérature comme les musiciens du début du XXe qui s’en battaient les coquilles de l’accord parfait. » Chantent-ils en tuilage à la rédaction parodiant Jacques Demy.

Je déroge à quelle règle de littérature ?

Quelles sont-elles ? C’est quoi, ces règles ? La chronologie ? Un fil conducteur ? Le respect du langage ? Les accords parfaits[65] ? Le réalisme ?

Au ciné, les réalisateurs aujourd’hui ne s’emmerdent pas. Ils découpent le saucisson dans tous les sens, rondelles fines, larges, de travers, en biais et ils commencent par la fin, à toi dans ton fauteuil avec ton pop-corn de reconstruire le puzzle. Et puis, dans les séries télévisées, trois, quatre saucissons, cinq histoires zappées se montent parallèlement pour finir par se retrouver en une seule quand tu te couches chamboulé.

 

Moi, je fais simple, je tresse dix vies de maîtresses, une seule a des tresses. J’entrelace leurs vies, deux ont des lacets. Je mixe leurs déboires, trois possèdent des dès pour boire. Leurs expériences sont aussi émouvantes que les sables mouvants. Je décide du cidre, je ne maintiens pas ma main… Je mixe, les tresses, les lacets, les dès, le cidre, ma mixture préférée… Santé ! Campé ! En mandarin, miaulé.

 

Jeu poétique raté à revoir ou à empirer.

 

 


 

7 Avril 2018

Une gangue de plâtre pour Valérie

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, FannyAngèle. Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, SandrineValérie. Mai, Judith. Juin, ClotildeChristelle, juillet. Pour Yéliz Je ne sais pas encore.

 

 

Le 16 septembre 2007 à 02h27, Valérie < retourenvoyeur@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Cette année, je suis nommée in extremis dans une école près de chez moi. Quartier mixte, une des deux classes ferme bientôt, c’est moi l’heureuse gagnante. J’y reste ! Au boulot tout me fait grimper aux rideaux comme une alpiniste de l’Everest.

Ma vie câline et dodo est enfin stabilisée ! Même homme, gentil, celui de ma vie, c’est déjà ça, maison petite sympa avec de la forêt partout autour proche des commodités. Ce qui me préoccupe c’est le bébé qui ne vient pas et ça bouleverse extrêmement ma vie. J’avoue qu’être entourée d’enfants, de femmes enceintes, de copines enceintes c’est extrêmement dur pour mon moral.

Valérie. »

 

 

Le 16 février 2008 à 14h27, Valérie < retourenvoyeur@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« J’ai bien reçu tes différents envois, merci.

Le rythme est extrême ces derniers temps… Je viens d’être inspectée, une conne, un gros coup au moral : tant de labeur pour quoi, qui ? Je ne parle pas du boulot fait spécialement pour cette inspectrice mais de celui dans la durée… Pour me retrouver le jour J à vivre un cauchemar, cinq sur l’échelle dix : une séance médiocre, des élèves assez agités et moi qui craque. Heureusement l’entretien s’est très bien passé ! Il n’empêche que si je peux en rire aujourd’hui, ça m’a extrêmement déstabilisée. Je pensais vraiment avoir franchi un cap et me voilà infantilisée. Tout ça à cause d’une pression excessive et irrationnelle ! Bref. Inutile de dire que si je te le raconte à toi, je ne m’en vante pas… Ce n’est pas après cette inspection perturbante que je vais pouvoir avoir le bébé qui ne vient toujours pas.

J’ai vu que tu avais vécu des vacances superchouettes aux alentours de Carnac. Valérie. »

 

 

Dix ans plus tard, Valérie n’a toujours pas d’enfant… Tant pis.

Elle inspire et expire ses derniers mètres cubes d’air. Elle aurait mieux fait d’aller respirer en Périgord comme Sandrine qui pour cette raison passe entre les mailles…

 

Bien des années après cette dernière lettre[66], c’est-à-dire récemment, j’ai la curiosité d’interroger cette inspectrice de l’enseignement primaire chez elle. Je lui annonce la mort récente de Valérie.

 

Je tombe sur une jeune retraitée. Son mari est un tapir dans son ombre ou l’inverse. Elle a une mine de gros bébé crayonné, c’est tout ce qu’elle a d’une pouponne. De belles courbes molles complètent sa tête rondouillarde mais pas autant que la Vénus de Lespugue. Courte sur sol sans estrade, large sur balance numérique. Elle a peu de cheveux, elle se brushe aéré, sel sans poivre. Elle s’appelle Jeanne. Elle est née à Domrémy dans les Vosges au Nord Ouest.

 

Jeanne m’explique :

En tailleur de jour, je prenais quotidiennement mille petites décisions professionnelles, deux ou trois décisions importantes : j’agissais avec discernement avec le poids du petit pouvoir autour du cou. La nuit, j’étais un nourrisson.

Fin juin, on m’a offert une image d’Épinal récente passe partout et trois places d’opéra et dégage de là, six puisque ce sont des billets de couples. Je salue tout ce monde improvisé, je suis remplacée, je le renifle. Chavirée, de retour chez moi, j’enlève mon chic tailleur et tout remonte comme un hoquet jusqu’à la trompe de la culpabilité…

Comment ai-je pu faire peur à ces filles et en particulier à Valérie, qui présentaient le meilleur et le pire d’elle-même ?

Néanmoins, le corps libéré du corset de précaution de ma très sérieuse fonction ne laisse pas tout remonter à la surface. Toutes mes inspections ne font pas de remous de surface. Il y a comme un anneau coupe sincérité installé à la sortie du diaphragme. Mes bouillonnements se synchronisent à ceux de la confiture de groseilles en ébullition qui émergent douloureusement du fond de la marmite en cuivre.

 

Lorsque je quitte Jeanne, elle n’est "plus celle" de mon arrivée…

Avant de disparaître, je l’observe quelques secondes, elle retourne hésitante à son jardin potager, son mari toujours tapi, dort. C’est la fin de l’été, les légumes marquent une pause, sauf les choux, ça va de soi. Les journées racornissent. Sur l’étroit chemin défoncé de la courte descente, j’imagine Jeanne buttant ses navets de France, la manche retroussée. Je l’imagine semant la mâche à la volée, allumant le feu de bois sec de ses patates. Puis, elle rangera son armure, se versera un grand verre d’eau titubera jusqu’à son bureau qu’elle considérera comme un grand corps étranger qui n’est plus son épée de travail. Elle chevauchera son fauteuil élimé, cadeau de son tapir, très confortable, protégé par l’ancienne enveloppe d’oreiller de sa fille : Tom et Jerry imprimés côte à côte, chat et souris, écrasés chacun par une grosse fesse. La taie est maintenue sur le siège par trois étendards de couleurs vives. Dans la cour, ses moutons déguerpissent, aveuglés par les reflets de son heaume de jardinière, un tempétueux verre d’eau fraîche à la main.

Assise et immobile, elle n’a plus de conversation possible avec ses compagnons de bataille, mulot, clé ussebé, clavier et ordinateur. Elle attend que les souvenirs de l’inspection de Valérie remontent à la surface. À sept heures, son mari mouline sans passion une soupe de légumes d’automne…

 

Son fumet me donne envie… Me distrait.

Je ne sais plus que faire de Jeanne, elle n’est pas un personnage sur laquelle on peut s’étendre.

Un soir, une idée me vient pour prolonger sa vie.

J’entends sa voix…

 

« Les huit maîtresses, oui, je les ai portées quelque temps sous mes ailes certaines enseignaient dans ma circonscription. Valérie, je me souviens bien d’elle !»

 

Ce soir, quinze ans après le malheureux rapport d’inspection, Jeanne prend la décision d’écrire à Valérie qui est aux cieux :

Poussay, le 15 mai 2018

Bonne éternité Valérie,

Je vous écris… Je, je culpabilise, c’est trop tard bien sûr, bien que vous ayez l’éternité devant vous si longue que je ne peux pas vous laisser dans cet état infini de déception.

Voilà, j’ai sous-estimé le tort que je vous ai causé ce jour-là quand vous avez loupé votre séance de maths, d’EPS et de lecture. On néglige le tort que l’on cause aux autres. Et pourtant, je me souviens d’une remarque positive. Je nouais mon écharpe par-dessus le col de mon manteau, juste avant de vous quitter en larmes ! Je ne sais plus très bien quelle flatterie : un cahier bien tenu qui a vaguement retenu mon attention ou c’était à propos de votre pull, c’était petit et sincère.

 

Voici les détails de votre fin tragicomique.

Un trou béant, genre piège à éléphant sur le pas de votre porte, le grand paillasson remis à sa place masque le trou, pas une miette de terre et de béton, nickel. Vous en doutiez-vous en avançant prudemment avec la clé en main ? Vous étiez attentive, trop attentive à la serrure. Il faut toujours se méfier de son pas-de-porte comme de son propre ami. Crac ! Happer par le sol, disparue d’un coup… Comme vous avez dû être surprise !

Vous aviez déjà vécu un anniversaire dément : la clé dans la serrure, la main cherche l’interrupteur et toute une meute de loups-garous en face de vous à hurler HAPPY BEURrFFeDEILLE !… Que des amis venus vous honorer, mais quelle peur, une fraction de battement. Vous jurez que l’on ne vous y reprendrait plus, le cœur a ses limites, les côtes.

 

Vous auriez dû vous méfier, vous vous méfiez toujours de la porte, jamais du paillasson.

Vous auriez dû regarder le paillasson, l’inscription ne disait plus « emoclew » retourné mais welcome. La chasseresse a omis ce détail. Vous, vous le mettiez toujours dans l’autre sens. Avez-vous crié, personne ne le sait, beaucoup, pas longtemps puisque vous avez été inondée par cinquante litres d’eau et aussitôt par deux cents kilos de plâtre en poudre venu du ciel. Vous vous êtes débattue, vous auriez dû vous débattre aussi lorsque autrefois, je vous ai douchée avec toutes mes remarques négatives, il y a quinze ans, vous vous êtes laissé tondre la laine, des larmes pour seules revendications. Gigoter dans l’eau et le plâtre a formé une pâte à beignet qui s’est échauffée et qui a durci en moins de dix minutes.

Vous avez cessé de respirer bien avant, j’imagine… Une minute trente, tout au plus, bonne nageuse. Vous étiez figée dans le monde de la gangue quand l’artiste a hissé le bloc de plâtre hors du trou. Elle avait prévu un sac, genre sac à gravats à quatre poignées. Un palan sort de la trappe du grenier juste au-dessus du trou et hop, elle retire le cube blanc grisâtre de trois cents kilos environ. Le plâtre frais est ferme, il n’a pas encore la puissance d’un plâtre sec et très blanc. L’artiste est impatiente, elle dépose le fardeau sur quatre systèmes à roulettes à déplacer les meubles. En tête à tête, elle pousse le bloc dans le salon de Valérie, sa caisse à outils en bandoulière qui tintinnabule. Elle en extrait un maillet, un burin, un tablier bleu à poche kangourou de jardinier, un petit carnet de notes et enfin ses petites lunettes de glacier.

Elle relit l’anecdote sur Michel-Ange avant de commencer le travail d’atelier. Du coup, elle relève ses lunettes articulées :

 

« Maître ! Maître, comment avez-vous deviné qu’il y avait un esclave dans ce gigantesque bloc de marbre ?

Élémentaire, j’ai choisi ce bloc de marbre, parce que je savais qu’il s’y était fourré et je n’ai fait que le dégager au burin et au maillet. »

La réponse apocryphe de Michel-Ange laisse les sculpteurs sans voix et sur le cul.

Giuseppe Penone pratique un peu de même, il sculpte au ciseau, à la gouge. Il finit par tailler de l’intérieur de l’immense tronc de platane centenaire de Versailles après la tempête de 2000. Il ne garde que l’arbre initial d’une dizaine d’années avec ses petites branches, un travail minutieux ! Le platane de dix ans habite donc à l’intérieur du contour tronc du centenaire. Il faut voir une photo de l’œuvre pour comprendre.

 

L’artiste plâtrière pratique différemment avec toi.

Tac, tac, tac, comme un pic-vert elle attaque le plâtre avec frénésie, il en tombe sur la moquette, la matière est encore pâteuse, ça colle aux pattes. Elle atteint facilement un coude, un genou, il ne faut pas aller plus loin. Laisser un socle épais. Arriver à un non-finito. Elle a pour point de mire l’esclave de Michel-Ange, il est toujours dans la gangue de marbre au Louvre[67], tellement plus dure que le plâtre frais ! Son but ? Aboutir à un résultat similaire : dégager ton corps mais pas tout, pas trop.

Laisser une impression d’inachevé, d’un work in progress pour apprécier tes parties polies, douces et fines, ton épaule droite blanche, tes seins blancs, une hanche, le visage… Seulement la moitié du visage.

Elle est excitée, elle fouille vite, elle squatte tout de même un café sur ton compte. Émerveillée, quelques morceaux de chocolat noir préemptés dans ton placard du 80 %.

Jamais elle n’a travaillé avec autant de fièvre. Aucune fille depuis septembre n’a mérité autant d’égard que toi. Le résultat est magnifique ! Jamais elle n’aurait obtenu ce résultat dans un bloc de plâtre intégral.

C’est si difficile de savoir s’arrêter de creuser le marbre au niveau d’un doigt tendu, du nez, pas à la portée de notre plâtrière. Plus personne ne sait le faire.

Quelques heures et cinq tasses de café plus tard, toute barbouillée de blanc, notre artiste apaisée sur un tabouret se détend cigarette aux doigts tombants, elle admire son œuvre… Ne fait aucune réserve : parfait.

 

Valérie, s’est fait moucher le 7 avril 2018.

« Que les violettes de Parme, au lieu des tristes fleurs des morts où chaque perle est une larme, pleurent en bouquets sur ton corps ! Et que l’on te dépose avec ta gangue, tombeau blanc et doux, où à la nuit close, j’irai prier à deux genoux[68]. » Jeanne.

 

L’assassine te contemple longuement…

Ta position est idéale, ce n’était pas gagné, tu aurais pu te laisser choir dans le trou comme les personnages pétrifiés de Pompéi[69]. Tu as une position tonique, un peu celle du discobole de Milon.

 

L’artiste prend des photos de toi sous tous les angles. Michel-Ange pratiquait ainsi en amont, des dizaines de dessins avant d’entreprendre la taille de son bloc de marbre. Il tournait autour de sa sculpture avant qu’elle existe, un véritable ordinateur, il avait une représentation de l’espace aussi précise qu’un logiciel de 3D d’aujourd’hui.

 

 

Lorsque l’on découvre le corps blanc dans le bloc blanc chez elle le surlendemain, la "police artistique" saisit l’enquête en main de maître. Cette police spécialisée n’est autre que notre quarteron de gendarmes. Ils viennent de suivre un stage forcené de trois semaines, au musée avec le conservateur qui les a initiés à l’Art Contemporain. Ils ont souvent eu à étouffer leurs moqueries envers cette récente période. Le Conservateur au catogan, était à la hauteur : il les a évangélisés. Ils nomment cette série de meurtres : "Meurtres d’Art Tard le soir".

Nos gendarmes recyclés entrent sur les lieux avec d’autres yeux et un cerveau révisé. Face au bloc hiératique, ils font tout naturellement une relation avec l’œuvre de Georges Segal et celle de Diane Hanson. Le plus jeune a d’abord pensé à Ron Mueck, cet artiste australien qui réalise des personnages en silicone deux ou trois fois plus grands et plus vrais que nature.

Nonobstant leurs pertinentes relations d’experts ne les aident pas à en déduire le nom de l’ingénieuse assassine. Ils imaginaient pourtant naïvement son portrait-robot suite à leur formation au cours de laquelle on leur avait promis la lune : l’artiste touche à toutes les démarches d’artistes du XXe est aussi déroutante qu’une androïde aspirateur dans une salle de restauration rapide.

 

 


 

 

 

Une Nana pour Sandra

 

 

Une Nana colorée pour Sandra trône dans la clairière, très près du ruisseau sur un socle en pierres de forêt. Des pierres très anguleuses que toute sa famille a rassemblées et arrangées en quelques heures. Cette sculpture d’au moins cent dix kilos est transportée sur la remorque d’un 4x4. Sur la route cahoteuse, l’opération s’avère périlleuse, deux personnes doivent tenir l’équilibre de cette grosse dame assise bras levé, l’index indique le soleil. Les couleurs vives accentuent les rondeurs du béton granulé. Sur le dessus de la poitrine jusqu’à l’épaule, Karine a calligraphié en noir le prénom et la date de naissance et de décès :

« À Sandra, 1982/2016, ses amies. »

Un cancer du sein.

Quatre de ces amies veulent lui rendre hommage en déposant sur sa tombe une sculpture dans l’esprit de celles de Niki de Saint Phalle. Sandra aimait beaucoup cette artiste. Pour preuve une queue de trois heures au Grand Palais pour vivre sa fabuleuse rétrospective 2015. Le cimetière gagnerait de la prestance avec cet ex-voto. Les trois enfants de Sandra sont séduits et ok pour y déposer l’hommage de béton. Le caveau familial fissuré rechigne, personne ne veut voir disparaître la Nana dans le fond avec les squelettes des ancêtres.

À l’unanimité la forêt, Sandra y vivra sa longue vie méditative. Toute la famille transporte : les enfants, les tantes, la petite famille de ses amies. Une nana de plus de cent kilos ! Il faut choisir l’endroit, on se met d’accord, nous organisons une chaîne qui rassemble la tonne de pierres qui finissent par aménager le piédestal. La besogne finie, nous improvisons un goûter sur la marche, la Nana dans les dos.

Le modelage sonne le creux, il n’y a bien sûr personne à l’intérieur, rien à voir avec sainte Valérie du mois d’avril.

 

Marie prend une pause dynamique, comme pour travailler avec un pantographe[70]. Les trois filles la reproduisent en volume en utilisant des matériaux très légers : des bouteilles et des pots en plastique de différentes tailles reliés au large ruban adhésif. Quelques découpes et arrangements pour obtenir double de Marie en poly-chlorure de vinyl. Elle quitte la pause pour mettre en place le réseau de fils de fer et les deux couches de grillage à poussin comprimées. Il faut attendre la semaine suivante pour enduire la Maja nue[71] de sa première couche de mortier. Gants de protection obligatoire. Le samedi suivant, deuxième couche lissée. Avant dernière séance, la peinture, dernière, le cortège pour le transport à l’orée de la clairière.

 

Sandra et moi, nous nous sommes rapprochés par la prison. Son mari purgeait une petite peine pour conduite en état d’ivresse et récidive, je crois, je ne sais plus exactement. On se fiche du délit, la prison l’impressionne. Elle voulait m’entendre dire l’écho de cet univers. J’y entrais, j’y travaillais, elle voulait éprouver la vie de cet espace impénétrable.

 

Le 16 février 2005 à 21 h 07, Sandra < thiriet-sandra@Yahoo. fr > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Tu me demandes, je te réponds. Oui, ma classe est difficile à gérer… Tu me connais Josiane, j’ai la voix qui porte et je prends des décisions énergiques. Ma première réaction a été de me remettre en question, je me suis sentie mal. Heureusement que je ne débute pas. Je n’arrive pas à mener cette classe, pourtant il faut que j’aille au boulot tous les jours quand même, alors autant faire des choses qui me plaisent. La révélation ! J’ai repensé à ta phrase, celle qui était au-dessus de ton tableau velléda. Une phrase de Goethe, je crois : « nous parlons trop, nous devrions moins parler et plus dessiner… »

J’ai pris cette phrase à bras-le-corps, littéralement. Je ne te dis pas que maintenant c’est parfait. Ils m’ont quand même fait rater des séances bien préparées, notamment certaines séances de biologie au cours desquelles nous avons dessiné des petites mousses, des détails de végétaux, en fractal. Ce n’est pas grave, je continue et je me rends compte qu’ils me suivent mieux comme ça. Quand je travaille égoïstement, j’ai de meilleurs résultats que quand j’essaye de leur inculquer les sacro-saintes règles de l’école qu’ils continuent à ne pas respecter. Je m’accroche. Je t’embrasse. Sandra. »

 


 

5 mai 2018

Judith aux dix fausses couches.

 

 

 

Septembre, Émilie (emballée au ruban adhésif).

Octobre, Émeline (fruits et légumes).

Novembre, Céline (lhooq).

Décembre, Barbara (pas cubisme, pas momie, minimal-art).

Janvier, FannyAngèle (vêtements pliés).

Février, Béatrice (la douche colorée).

Mars, Mathilde (la gangue).

Avril, Sandrine (effet stroboscopique : mort annulée), Valérie (statue de plâtre).

Mai, Sandra (en Nana, c’est pas moi qui l’ai fait mourir, c’est son cancer.)

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Et Judith ?

Juin, Clotilde

Christelle, juillet (vive les vacances !)

Pour Yéliz tu verras.

Huit maîtresses ont déposé leur vie entre ces pages.

 

 

Le 30 juillet 2007 à 23h30, Judith < judith. clavier@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > 

 

… « J’ai eu bein du mal à me déconnecter de l’école ! Jsuqu’au 20 jiullelt evniron je n’arrêtais pas de rvêer de la rnertée ! Salelté de mtéier. Judith. »… qui tape plus vite que son clavier n’en veut.

 

Le 16 novembre 2006 à 23h37, Judith < judith. clavier@hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Dans ma prcéédente vie, celle de mes années comumnes avec Barbara cetraines heures carillonnaient moches dans le coulpe, il fallait que les fausess notes cessent. C’est une compagne valerueuse qui n’entrave pas mes evnies mais, je dois me construire seule, je le sens. Alors, stop. Je ferraille plsuieurs mois avec elle. Barbara est admirarble (bis), elle ne souhaite pas cette bifurcation, elle m’aime (ter).

Le délcencheur ? C’est son envie d’un enafnt (quatre fois).

Je gambergeais quand elle me le demadnait (mille fois). Ce bébé est une fausse piste, je ne veux pas encore être dans la case "femme/maison/bébé". Je le percevais au plus prfoond de moi.

Barbara me demandait un enfant alors, nous ne faisions déjà plus très souvent l’amour. Alors ? Un truc s’était érodé, imperceptilbement.

Je vivais une intiution de "prison".

Et patatras, me voilà, seule dans la vie, avide de liebrté… Je ne pouvais pas lui imopser le report d’un enfnat qu’elle n’aurait pas avec moi.

C’est finaelment son désir qui m’a réveillée de ce pseudo-confort de couple ! J’ai enfin pu me psoer la quetsion : "Suis-je bien à ma place avec elle ?"

"Non ! "Judith. »

 

Elle a 34 ans en 2006… Ah ah ! Elle peut encore changer d’avis. Elle soutient que non. Ma tante, 92 ans le 15 août n’en a jamais eu. Elle affirme que s’être abandonnée os et chairs aux enfants sans mère vivante après les couches est une forme de maternité… Directrice d’un orphelinat dans les années cinquante avec coiffe, mentonnière et habit noir. Le Christ choisit ses enfants.

 

Et maintenant, en 2018, c’est fini, c’est certain, Judith n’aura plus d’enfant.

 

J’ai non seulement extrait tout le courriel des maîtresses attitrées de Josiane, j’ai aussi récupéré deux cahiers qui contiennent plus de dessins que d’écrits. Les écrits envahis par de magnifiques enluminures fantomatiques au crayon de couleur engagent la lecture.

Du premier cahier, j’extrais une curieuse conversation réécrite à ma sauce.

 

Reflet

 

Il y a une quinzaine d’années Josiane mijotait dans le volcan de la formation professionnelle, les huit femmes assassinées y mitonnaient aussi : ses étudiantes à cette époque dont Alitson.

Aujourd’hui elle rend visite à Josiane.

Elle déplore la crasse sur les carreaux granités de la véranda. Autant le salon brille nickel, chirurgical, autant la véranda donne le haut-le-cœur…

Josiane y est assise telle la papesse, elle questionne Alitson.

«- Tu en dis quoi de tous ces assassinats ? »

Alitson semble ignorer ces meurtres.

Josiane insiste.

«- Sur quelle planète tu vis ? Qui ignore l’Affaire Grégory, le tueur de l’Est parisien G.G, l’affaire Dominici, celle du médecin Godard, Estelle Mouzin ? »

Belle mémoire !

Alitson feint d’ignorer les huit meurtres artistiques, elle esquive.

« - Je n’ai ni la télé, ni la radio dans ma voiture, je n’écoute que du rock américain des années cinquante, Eddie Cochran, Chuck Berry… En boucle, avec eux j’ai mon énergie. »

 

Depuis le début, Alitson tourne le dos à sa proffe qui remonte nerveusement sa couverture à carreaux élimés sur ses cuisses comme un rideau de scène. S’ensuit cette conversation emportée sous la bay-window.

- Hé bien, Alitson que te suggère ce pinceau ?

Elle lui tourne le dos et ne fait rien qui puisse renseigner Josiane sur son occupation.

- Comment savez-vous que j’examine ce long pinceau, vous avez des yeux derrière la tête ?

- Non, j’ai en face de moi ton reflet sur la vitre malpropre de ma véranda[72].

Je lui fais part d’un certain nombre de déductions. Elle se décarcasse afin de ne plus lui apparaître comme sa curieuse ingénue lorsqu’elle l’a remarqué en formation : elle avec son savoir liquide et elle un vase vide et percé.

Parler le plus longtemps possible à propos d’un objet. Nous y jouions les soirs d’automne jusqu’à ce qu’il soit l’heure de s’endormir chacun de notre côté d’un lit trop mou qui nous ramenait au milieu.

Elle recule son fauteuil en osier Emmanuelle et déballe un chewing-gum plat à la chlorophylle.

- Alitson tu te surpasses, commence-t-elle en roulant sur elle-même la plaquette avec la langue. Che me chouviens lors de nos fabuleuses soirées d’automne, elle immobilise la spirale entre deux molaires, un pont… Tu me donnais toujours ta langue pour le chat. Je ne t’ai pas assez rendu justice, tu étais souvent très près de la vérité. Bon, tu n’es pas lumineuse par toi-même, mais tu es une excellente conductrice de lumière !

Il existe des gens qui, sans avoir du génie, possèdent le talent de le stimuler chez autrui. Je confesse aujourd’hui, ma chère amie, que je suis ton obligée.

Ces louages lui font le plus grand plaisir, car, jusqu’alors, son indifférence aussi bien que son admiration pour ses efforts tentés en vain, la vexaient[73].

Ce soir, elle est fière de s’être assimilé à son système de déduction au point de mériter son approbation.

 

À partir d’ici j’écris "je", "me","mon", pour Alitson.

 

Elle me prend le pinceau brosse des mains et l’examine à son tour pendant quelques minutes. Elle veut toujours en faire des caisses pour m’épater. Elle colle viscéralement son chewing-gum sous ses fesses, sous sa chaise[74].

Elle se lève difficilement, se rapproche de la vitre, prend sa grosse loupe et ausculte les poils du pinceau.

- Professeure, ce n’est pas juste, je n’ai examiné ce large pinceau qu’avec mes petits yeux de myope, vous prenez une loupe tellement grossissante que vous allez découvrir plus d’information que moi sur cet objet. Laissez-moi examiner le pinceau avec votre grosse loupe avant que vous ne le fassiez à votre tour, s’il vous plaît.

Je ne suis plus ton ingénue. J’enseigne à des enfants de Cours Moyen depuis dix ans !

 

En fait, ce retournement de situation n’est pas exprimé dans les premières pages du chien de Baskerville. Dans ce chef-d’œuvre, Watson va être laminé comme d’hab par Sherlock…

 

La loupe en main droite proche de l’œil gauche, le pinceau dans l’autre main, ma professeure est gauchère… Après trois minutes de silence voilé seulement par les souris grises de la cage en hauteur qui se chamaillent pour un brin de paille.

J’en ai soupé de l’entendre en ajouter plus que moi sur l’objet examiné. Une forme de lucidité intellectuelle que je supporte de moins en moins de la part de cette femme ex-maproffe…

 

Sur quelle planète tu vis, m’a-t-elle demandé ?

Et bien, ma chère Josiane, ma planète, c’est la pédagogie !

« Ton obligée », m’a-t-elle répondu. Oui, par pour longtemps si je la laisse me ridiculiser avec sa loupe. Je la lui prends des mains en la rétrocédant d’un aussi large sourire que celui de Jack Nicholson dans Shining. Mon rictus ne l’effraie pas, elle ne s’offusque pas.

- Bien sûr, me dit-elle, allez-y, ma petite détective.

Elle m’énerve !

Trente secondes de silence et de concentration et je déduis avec un plaisir non dissimulé.

Mon ton de narration devient arrogant.

Le pinceau a été acheté en 2007 sur Amazon. Une offre publicitaire d’automne si j’en juge les spores de cèpes insérés dans la virole de métal blanc.

Le vernis du manche mute mat à la place du pouce et de l’index : un droitier le tient en main. Il reste des pigments incrustés entre les fibres : après son dernier usage, le pinceau n’est pas lavé au savon de Marseille, sans doute seulement à l’eau minérale de Vittel ou Contrexéville, difficile de trancher sans analyse de laboratoire. La plupart des couleurs sont décelables entre les poils de marte, sauf la laque de garance et le bleu de Prusse. Les pigments amoncelés élargissent progressivement la base. Dix largeurs avec d’infimes différences.

Ce pinceau à bout de souffle biseauté à droite s’use constamment par l’emploi systématique de la touche de gauche à droite sur une surface plutôt lisse.

J’accuse ! Le peintre a peint avec la même touche que certains grands peintres des musées parisiens.

Aucun doute pour la touche de Gauguin à sa période marquisienne. Il manquait de peinture, pour l’économiser, il la tirait au maxi sur la toile… Cependant le support sur lequel agit ce pinceau, n’est pas une toile.

Le support semble bien plus souple qu’une toile apprêtée !

Le peintre peint de dix styles différents. Les pigments l’attestent. Les séances de peinture semblent très rapprochées.

L’extrémité du manche en bois sert à peindre, à gratter, à creuser des sillons dans la peinture fraîche. Turner pratiquait ainsi, Rembrandt aussi.

J’accuse, une seule personne a tenu le pinceau : la petite odeur d’urine que je renifle ne provient que d’une seule vessie. Elle peint huit à dix heures par séance, un véritable marathon. Elle a dû ingurgiter quelques sandwichs au pâté que je ne perçois pas.

Ce peintre n’est pas un amateur.

Fin de mon raisonnement.

 

La prof silencieuse tout le temps de la déduction est fascinée par ses progrès. Invente-t-elle ? Elle félicite son élève avec condescendance en masquant son léger doute. Comme pour en découdre elle sort une plus grosse loupe d’un grand tiroir proche de son fauteuil englué de chewing-gum[75].

Dix lourdes minutes de silence avant qu’Alitson se fasse abattre par les déductions de Josiane.

Elle déduit d’un ton badin. Je résonne comme une peau de tambour lorsqu’elle enchaîne les détails que je n’avais fait qu’entrevoir. Pour me taquiner ou pour m’humilier ?

- La date ? Le 5 mai. Ce peintre commence à peindre sa première couche le 5 mai. Chaque jour il recouvre d’une nouvelle couche la précédente.

- Comment pouvez-vous en être certain ?

- Les cristaux de silice de cette loupe, une amande de verre de 30 centimètres de diamètre, présentent de petites bosses très serrées, ainsi la réfraction se concentre sur les sommets des minuscules protubérances et donne un spectre coloré proche de celui qui permet le calcul de la teneur en gaz des galaxies en astrophysique. Cela facilite la lecture du temps d’exposition des pigments à la lumière du jour et surtout, permet de déterminer leur orientation. J’en déduis que ce pinceau brosse a toujours été posé sur le flanc droit. Les premiers pigments, ceux qui ont servi à peindre comme Gauguin date du premier jour. Le lendemain, l’artiste peint dans l’esprit d’un autre grand maître, Cézanne et ainsi de suite pendant dix jours.

Un cri aigu frictionne les vitres.

- Hiiiii[76], ma chère ex-étudiante Alitson je viens de découvrir quel est le support de ce peintre, je veux dire sur quoi il peint. Ça me glace.

- Sur quoi ?

- C’est assez facile : d’infimes traces de cellules desquamées adhèrent à la virole du pinceau…

Il peint sur un corps, j’en mettrais ma main gauche au feu !

Mamamia, ce corps est celui d’une femme de ton âge environ.

Je peux certifier qu’elle n’est douchée que de la veille du premier jour de peinture. Le pinceau passe sous les aisselles, entre les fesses, les seins en veux-tu, ça laisse des traces…

Elle est sous son charme.

- Vous êtes en train de me dire, ma très chère professeure qu’elle sentait fort, qu’elle se négligeait.

- Non ! Un bain avant de se coucher sans doute : nuit, lever et en classe pour la journée. Vers 17 h 00, préparation du travail pour le lendemain, le peintre agit lorsque la nuit commence à tomber sans le consentement de la maîtresse, je présume.

- On peut peindre le corps d’une personne comme on peint une Polynésienne sur une toile, sur la peau même, sans son consentement ?

- C’est ce que je constate. Les jours suivants, idem.

- Je comprends pas l’enchaînement de ces peintures successives, est-ce toujours sur le même corps ?

- Oui, oui, j’en arrive naturellement à cela.

 

La professeure est déconcertée par ses trouvailles. Elle tire les épingles de son chignon comme pour se donner du répit. Ses longs cheveux gris tombent sur son châle crocheté ce qui la rend plus séduisante. Après un temps de désarroi, elle poursuit.

- Je crois qu’elle en est morte.

- Morte d’être peinte ?

- Oui, je compte dix couches différentes très exactement.

Un temps d’assimilation.

- Je ne comprends pas comment et pourquoi vous êtes en possession de ce pinceau si bavard ?

- Comment, naturellement par la poste, le pourquoi m’est encore inexpliqué. Un petit paquet ce matin m’attendait sur le palier de ma porte en nature morte avec le journal et ma bouteille de lait. Je l’ai ouvert peu avant ton arrivée sachant que tu ne manquerais pas de reprendre le jeu qui nous enchantait les soirs d’automne sur notre couche.

 

Ces longues soirées à jouer aux détectives furent nos jeux d’amour et de hasard, j’y pense souvent Alitson, et vous, y pensez-vous ? Dites-moi oui, dites-le sans hésiter, s’il vous plaît.

- Bien sûr !

- Alitson, nous ne jouons pas à « ni oui ni non », dites franchement oui.

- Ouiiii… Oui, il y a longtemps et vous devriez l’oublier, cela vous fait mal, je le vois : votre bouche a une forme de sourire que votre mental ne souhaite pas et vos beaux yeux accompagnent l’hésitation de vos lèvres. Et vos mains… J’arrête, je vois que je vous fais du mal dedans.

 

- Tu regrettes ces soirées ?

- Bien sûr que non, c’était avant, lorsque vous étiez encore entourée par des nuées d’autres filles papillons de nuit. Nos soirées ensorcelantes, seules à se réjouir, à retrouver les itinéraires des objets de votre salon ou de ceux que nous achetions chacun de notre côté dans les brocantes. J’ai beaucoup appris avec vous.

 

Je plane lorsque je me remémore ces brefs instants quand nous nous pincions les aréoles[77] chaque fois que l’une de nous donnait la bonne indication sur l’objet. Vous m’avez dactylographié les tétons plus qu’à mon tour, vous étiez si forte.

- Simultanément les autres filles de ta promotion se couchaient seules, j’imagine et je l’espère, avec leurs poupées, leurs doudous.

- Oui, j’étais hyper fière seule avec vous sans ces refoulées, perdantes, bannies. Les objets s’entassaient au bord du lit de soirées en soirées, à droite pour moi, à gauche pour vous. Nous avions convenu de ne pas dépasser une taille d’objet pour préserver notre espace de déplacement dans la nuit surtout vous qui alliez grignoter et faire pipi si souvent. Un soir, j’ai dérogé à notre règle, oh sans malice de ma part, par étourderie sans doute, Un soir, les bras chargés, presque cachée derrière un adorable petit fauteuil aux pattes très ouvragées, vous m’avez grondé… Vous en souvenez-vous ?

- Alitson, ne me triturez pas les mauvais souvenirs de la sorte, vous semblez encore m’en vouloir. J’aimais vos déductions ingénues, quels progrès et à ce moment-là, brutalement vous m’avez quitté pour Hélène.

 

Oh, oh ! Il faut les rappeler à l’ordre ces deux-là.

Hé, oh, vous oubliez la défunte peinturlurée ! Revenez à votre enquête, vos démêlés sentimentaux n’intéressent pas la lectrice qui, si elle le pouvait sauterait ces pages de bavardages, arrivez-en à votre déduction ultime, brûlez les étapes inutiles, allez droit au but, bon sang !

 

- Professeur, vos beaux cheveux dégringolent en cascades sur vos épaules. Vous les laisserez pousser jusqu’où ?

- Ils poussent depuis tout ce temps, ils ont le temps de notre séparation.

 

On s’en tape de ses cheveux grisonnants qui s’allongent, revenez à la peinture !

 

- C’est Judith !

 

Judtith est la maîtersse qui ne veut pas qu’on la basisne avec les bébés et qiu télescope els lettres.

Douze ans plus tard, Judith n’a toujours pas d’enfant. Il est trop tard… ça lui est égal. Les autres autant qu’ils veulent, tant mieux pour elles, qu’elle dit.

 

- Judith, quoi ?

- C’est Judith qui a été peinte. Elle a disparu depuis le 5 mai.

- Nous sommes le 15.

- Première couche le 5, les neuf autres couches, une par jour, ça nous amène au 14. Le pinceau a été déposé ce matin certainement par l’assassin ou quelqu’un proche des petits papiers de cet artiste.

- Que veut-il vous faire savoir ?

- Je suis une professeure perspicace, celui ou celle qui a déposé le pinceau et la palette savait que je pourrais lire l’itinéraire de ces deux objets.

- La palette maculée aussi !

- Oui, je ne te l’ai pas montrée, trop fastoche de lire une palette. Ahahah !

- Je suis certaine que l’on ne fera pas de déduction meilleure que les vôtres en 2500, même avec l’intelligence artificielle galopante. Ahahah !

 

Les neuf autres couches me sidèrent. La troisième fausse couche celle qui transforme Judith en un Matisse a dû être magnifique.. L’artiste a dû garder des épreuves de ces différentes étapes, je l’espère pour nous, je donnerais cher pour voir les clichés.

- Etes-vous certaine que c’est un artiste talentueux ?

- Pas « un » artiste, « une » artiste.

La professeure aux cheveux poivre et sel de guerre lasse détourne la conversation.

- La tendance dominante de la couleur doit servir le mieux possible l’expression, disait Matisse. Le choix de mes couleurs dépend des sentiments que je veux exprimer et de l’expérience de ma sensibilité : Henri rêve d’équilibre, de pureté, de tranquillité, comme d’un bon fauteuil sous une véranda ensoleillée. Cette femme connaît ce point de vue, elle s’y est tenue. Une femme, oui, je peux l’affirmer comme si je lisais une échographie. Neuf fausses couches, impressionnant !

- Dix œuvres et une seule visible, quel gâchis !

- Savez-vous qu’un peintre grec a peint un support en bois de dix couches les unes sur les autres, toujours la même. Il pensait ainsi réaliser une peinture immortelle puisque à chaque fois qu’une couche se sera fatiguée, celle du dessous aura pris le relais et ainsi de suite.

- Qui était ce peintre de légende ?

- je ne m’en souviens plus et je n’ai plus de batterie.[78]

 

Le quarteron de gendarmes collés sur affaire comme sur une spirale tue-mouche, découvre le corps quelques jours plus tard. Il ne voit sur ce corps que barbouillage. Expressionnisme abstrait américain années soixante, De Kooning, etc.. Ni le plus vif, ni les trois autres n’ont l’idée de nettoyer méticuleusement les fausses couches successives pour identifier les noms des différents artistes honorés. C’eut été un travail pour un expert du Louvre.

Un professionnel de la mort débarbouille Judith, ça dégouline en gris vert sur le carrelage de la morgue. Essuyée par sa mère éplorée et habillée en tailleur Chanel qui ne lui va pas du tout et hop dans l’incinérateur, ce qui règle l’affaire du look.

 

Mais, que fait notre brillante peintresse maniaque ? Elle s’informe, elle s’intéresse, personne n’en doute.

 

Les quatre gendarmes imaginent que c’est une jeune artiste internationale montante. Une fille issue d’une école d’art de pointe d’un pays émergeant. La Chine ? La Birmanie ?

Ils observent sur le net les facteurs objectifs qui incitent les femmes à valoriser leur formation supérieure, par rapport aux hommes issus des mêmes écoles… Les femmes sont bien moins reconnues sur le marché de l’art.

Nos quatre érudits sont devant cette évidence que la femme artiste doit jouer des coudes, se battre pour exister, lutter, mordre, coups de pied dans les coquilles…

Toutes ces heures, ces jours sur le net, une partie des nuits, au bord de la conjonctivite pour cette tautologie…

 


 

 

 

Chapitre

Où l’auteur bavarde et ne fait pas avantageusement progresser l’incroyable aventure de notre héroïne killeuse qui pendant ce temps expérimente imperturbablement d’autres techniques artistiques pouvant entraîner la mort.

Elle bosse dans sa cave.

 

 

 

 

Dernière visite de courtoisie d’Alitson chez son ancienne amie professeure. Alitson est laquelle des dix maîtresses ? On ne le sait toujours pas.

Elle vient pour un coup de balai d’une heure puis s’asseoir un quart d’heure avec une tasse de thé fumé, ya que ça. Franchement, sa robe n’est pas une tenue pour tordre la serpillière !

Elle découvre Josiane esseulée sous sa véranda qui fait pitié, vivement la fin du roman.

« L’appétit vient en se rongeant les sangs. » Tracé avec l’index sur quatre vitres contiguës, rouge groseille, de la confiture ? Elle est là comme un géranium qu’on aurait oublié, condamné à ne pas être rentré pour l’hiver.

Avec le thé tiède, la conversation décousue dérive encore vers les méfaits artistiques qui défrisent la chronique vosgienne autant que l’affaire Grégory en son temps.

Pas facile de la comprendre avec son rhumatisme de mâchoire. Les phrases n’avancent pas. Sans lien, un fragment de lune apparaît à travers la marquise.

En éclatant de rire avec postillons avant coureurs :

«… Ch’est une chalouse maniaque… Ch’ai l’intime convicchion qu’elle a trop aimé ches huit filles… Je finis pour elle…et qu’elle ne supporte pas les vies amoureuses qu’elles mènent avec leur homme respectif. Ahahah ! »

In petto, peut-être une inspectrice qui a dû se morfondre pour ces maîtresses… Une inspectrice aux superpouvoirs, genre la Veuve noire[79] ? Elles étaient sous son autorité. Des ouailles qu’elle n’a jamais pu réduire en esclaves d’amour.

Alitson donne un avis banal pour s’en défaire : « une plasticienne qui ne connaît pas du tout le métier d’instits, elle repère la lumière de ces lucioles solitaires le soir dans les écoles de campagne ? »

La facilité qui incite cette béguine à s’attaquer à du gibier esseulé. Bien plus aisé que de traquer le troupeau entier en plein jour et d’en isoler une. L’artiste serait donc une couarde, une chiffe molle, une donzelle à tirer dans le dos et à tricher lors d’un duel de rue dans un western. Tout ce que je déteste.

Avant de partir, d’un air sévère, Josiane demande à Alitson de vérifier l’année de promotion de chacune des huit maîtresses stagiaires mises sur gisants. Elle lui avoue contrite ne plus en être capable de mémoire, ce que Alitson constate régulièrement depuis quelques années : « ça se tournicote dans ma sphère. Une brebis ne retrouverait pas ses cabris c’est finiiii… »

Encore sous l’influence de sa proffe, pas encore sevrée, elle enquête mécaniquement et à reculons dans son école universitaire de formation. Quinze ans qu’elle n’y a pas mis les pieds.

 

On soupçonne difficilement une enquêteuse ?

 

En par-dessus beige, large chapeau à visière baissée et fausse moustache. Gabardine dépenaillée, ceinture pendouillante, un sac Tati dans la main pour ne pas éveiller les soupçons[80]. À la cafétéria de la fac, personne ne s’intéresse à elle, alors elle s’incruste incognito dans avec un petit groupe de filles stressées en première et deuxième années master… Des fillesassez semblables à celles qui trépassent tous les mois, en plus jeunes… Pressées, forcément, les épreuves pour le concours de professeur des écoles sont imminentes, elles lévitent. Celles qui échoueront tomberont de haut et vivront une belle dépression d’automne.

Alitson n’apprend rien d’elles.

Le lendemain, elle bigophone à la secrétaire mère supérieure de l’université qui n’y voit aucune ruse de sa part. Alitson obtient ses informations et lui assure qu’elle lui apportera le pot de beurre et la galette promis pour ce service rendu : Sandrine 2009, Mathilde 2010, Émeline 2007, etc. Une stagiaire maîtresse par année, une assassinée par mois.

C’est une première clé !

Le hic, est que son vrai prénom, figure dans la liste ! Alitson est son pseudo…

La meurtrière va jusqu’aux vacances de juillet, ya plus de doute là-dessus ! Elle va encore opérer en mai et Juin, personne n’en doute.

 

Ne pas me faire influencer par ses suppositions. C’est moi le führer qui forge l’identité de « l’artiste proficide ». Un point c’est tout. C’est encore moi qui fabrique le Mobile… Je ne parle pas des ferrailles de Calder[81]… Une idée d’œuvre à ne pas donner à l’artiste polyvalente qui se tapit quelque part dans ma sphère cérébrale et qui commence à trop empiéter mon espace pariétal.

 

Lectrice, pose ce bouquin, regarde derrière toi, éteint tes lampes, tu es trop vulnérable de l’extérieur même avec tes portes verrouillées et éloigne-toi des fenêtres.

Installe-toi sur ton canapé. Une série télé retrace le véritable parcours d’un serial killer : 

Défilent en gros plans bien peignés, les différentes personnes plus ou moins impliquées dans l’affaire : un voisin, un psychiatre, l’avocat, le procureur, une dermato, la Maman et la Putain, etc.

Tu es scotché à ta télé sur cette affaire, l’histoire est véridique, tu t’absorbes. Tu veux trouver le coupable et le coller en taule pour perpète…

Cette curiosité visuelle est-elle du même ordre pour la lecture de mon enquête, ci-gît ?

Je l’espère, sinon, arrêtons tous les deux immédiatement, moi d’écrire et toi de me lire.

… Sur l’écran, la Maman pleurniche assise sur le bord du lit de son fils multi-assassin. Elle nomme par leurs prénoms les doudous poussiéreux de son fils qui n’ont jamais changé de place sur le grand couvre-lit en carrés camaïeux tricotés main avec de la laine multicolore de récup.

Un verre de vermouth en main, tu pronostiques avec la même fièvre que les jurés conditionnés sur l’écran… Tu lui colles trente ans de placard… Bravo ! Le verdict, vingt-cinq ans. Cinq ans de gagné.

 

Par ces temps qui bourrent, les maîtresses du département des Vosges se rendent à leur école le matin en faisant des détours compliqués, changent leurs habitudes vestimentaires, échangent leur auto : le bonnet enfoncé, rouge à lèvres discret, boucles d’oreilles mi-longues et ternes, piercing du sourcil discret…

En duo, trio, quatuor, lors des récréations, au supermarché, elles ne commentent pas les assassinats en toutes les langues, sur tous les toits, en changeant de ton. Ça en devient même pénible pour ceux dont ce n’est pas le métier, pour ceux qui ne sont intéressés que par leurs querelles interprofessionnelles.

 

La criminelle n’incise jamais ! Elle ne se fait jamais de mauvais sang qui coule. Elle y est si bombinette qu’elle cherrerait en syncope[82].

Toutefois, même sans dégoulinures ses crimes sont odieux ! Il n’y a de hiérarchie ni à l’hémoglobine ni à la souffrance.

C’est quoi sa soif créatrice ? Ça vient d’où.

De quelle manière on préférerait être assassinée ? Que choisir ? L’oreiller, la baignoire, la corde à sauter, le pistolet, le feu, l’argile, l’égorgement… Non, pas le feu ! La mort la plus redoutée, les statistiques le disent. Cette panoplie ne présente que des variantes d’agonies, à quelques minutes près. Proche de la fin, on aimerait avoir à compter peu de moutons au bout du rouleau. Ne pas trouver le temps long à ce moment-là…

 

Je bavarde, je bavarde, on se rapproche des vacances d’été. Encore deux mois, les plus difficiles, en mai juin les enfants ne sont plus dans le froid qui calme les esprits vifs.

 

Mes réflexions et remarques d’écrivain qui réfléchit à hautes touches de clavier ont-elles de l’intérêt dans ce parcours de 223 pages ? Marguerite Yourcenar, elle, rassemble toutes ses idées plus ou moins avortées à la fin de son roman « L’œuvre au noir ». La première fois, je ne consulte pas ses dizaines de pages de notes et puis, bien plus tard, à la relecture, je les découvre et c’est comme si j’avais le making off du roman. Je me souviens bien de son hésitation quant à la manière de liquider son héros[83]. Ça m’avait épaté et rassuré lorsque j’ai compris pourquoi elle a choisi le suicide plutôt que l’échafaud : un écrivain japonais se suicide cette année-là. Mishima, je crois.

Autrement dit lectrice si tu es pressée, laisse tomber mes paragraphes hésitatoires. Ton train est à quelle heure ?

Les notes en bas de pages… Ne les examine pas, ça marche sans cela, elles sont destinées à te ralentir comme un frein, comme ça pour être un peu plus longtemps dans ton dos ailes repliées.

Encore un aveu : les e-mails des maîtresses ne t’aident pas à comprendre les méfaits de notre plasticienne, n’est-ce pas ? Il n’y a aucun indice dans leurs lettres, tu as compris qu’elles ont été écrites bien antérieurement à cette série noire de meurtres artistiques. P’têt bien que tout ce qui est en italique est inutile.

Ne garde que les narrations des meurtres.

J’aurais pu l’dire plus tôt.

 

 

 

 

 

 

 

L’empreinte du vent

 

 

 

Septembre, Émilie. Octobre, Émeline. Novembre, Céline. Décembre, Barbara. Janvier, Fanny, Angèle. Février, Béatrice. Mars, Mathilde. Avril, Sandrine, Valérie. Mai, Sandra et Judith. Juin, Clotilde. Christelle, juillet.

Pour Yéliz, on y va tout de suite.

 

Maîtresse Yéliz… Elle a fait un signe de la main au début du roman, pas grave d’avoir la mémoire d’un poisson rouge comme disent certaines maîtresses à leurs élèves, ça ne vexe pas, moins que d’être traité d’âne bâté. Demain le poisson rouge sera-t-il l’âne d’aujourd’hui ?

Maîtresse Yéliz mène une séance de biologie avec des élèves pas faciles. Audacieuse pour sa première année d’enseignement. Elle conduit quatre niveaux dans cette petite école de campagne plutôt perdue. "La reproduction chez les animaux".

 

Le 13 mars 2009 à 21 h 37, Yéliz < ventenpoupe@wanadoo.fr > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Horreur ! Je ne savais pas que les garçons étaient déjà si bêtes à cet âge-là ! J’ai pensé qu’il était important d’aborder ce sujet avec eux et peut-être de poursuivre avec l’homme et la femme. J’ai eu tort ! Je ne suis pas aguerrie pour faire bouclier à leurs questions et surtout à leurs remarques idiotes et déconcertantes. Dimitri me raconte que sa maman lui a donné un dévédé pour qu’il lui fiche la paix devant la télé… Sa maman s’est trompée, c’était un film de fesses !

- Tu ne l’as pas regardé tout de même ?

- Ben si, c’était rigolo !"

Quelques jours plus tard, Théo ramène un catalogue sur lequel se vendent de curieux appareils indispensables pour allonger le sexe d’un homme, cette andouille de CM2 brandit fièrement la page du magazine dans le bus à mes petits CE1 ! Je lui ai passé un sacré savon, sans vraiment savoir quoi lui dire. Je sentais la pesanteur des parents derrière ces agissements.

Encore Dimitri, il écrabouille sa banane à la récréation, il l’ouvre et s’écrie :

- Ah, on dirait du sperme !

Hugo lui demande ce qu’est du sperme.

- Tu sais pas c’que c’est ! Ah ah ah, t’es pas un homme alors !

- Ah… si, si,…. je sais.

Une dernière. Nous étudions le squelette, je demande aux enfants de dessiner des os là où ils pensaient qu’il y en avait dans une silhouette esquissée sur une feuille.

- Maîtresse, Rémi il a dessiné un truc entre les jambes du bonhomme, et ya même pas d’os là !

Rémi - ben si hein !

Moi - Non c’est tout mou !

Remi - Et ben des fois ça devient dur ! hein maîtresse ?"

 

Mes parents ne maîtrisent pas l’éducation sexuelle de leurs enfants et sans doute difficilement la leur. Mes réponses sont faites à l’arrache, je ne suis pas préparé à ça… » Yéliz.

 

La maniaque du calendrier se penche sur le prénom Yéliz qui phonétiquement ressemble à Elise.

Céline et Elise sont des saintes du mois de novembre, respectivement, 17 et 21. L’artiste pense un moment n’en faire qu’une seule bouchée d’art.

L’artiste scrupuleuse abandonne cette idée siamoise lorsqu’en cherchant l’origine de ce prénom turc, elle découvre qu’il n’a rien à voir avec Elise ! Ce prénom signifie « empreinte du vent » ou « marquée par le vent ». Que veux-tu faire avec… Rien à voir avec une martyre chrétienne.

 

Empreinte du vent est une farceuse qui aime Liu Bolin. Les photos de ses œuvres circulent sur le net en queues de comètes comme à une autre époque les powerpoints de chatons, de fleurs, de mauvais œil et autres casserole qu’on se refile par amitié sans se mouiller.

Liu Bolin lui donne une drôle idée : se cacher de ses élèves pour les surprendre et surtout pour rigoler et tenter le même mimétisme que ce chinois invisible. Elle demande à la maîtresse du cours moyen de l’aider. Nadège n’est pas certaine d’être à la hauteur. Elle lui répète sur tous les tons :

« Tu m’en crois capable ? »

La veille elles préparent les couleurs, le matériel. Elles vont commencer de bonne heure, à six du mat pour être exact de façon à pouvoir finir pour 8h30, l’heure de rentrée en classe de ses élèves.

« T’es sûr que ce n’est pas une bêtise ? Allez, ne le fait pas. »

Pas tout à fait encore réveillée, Yéliz se place derrière son bureau, il n’y aura pas la partie inférieure du corps à peindre. Derrière elle, une carte de France ancienne avec relief, des bruns des verts des fleuves bleus. Nadège a photographié la carte avant que Yéliz s’y installe pour un bon bout de temps. Cette photographie prise du milieu de la classe va l’aider à peindre Yéliz qui est maintenant placé devant la carte. Elle s’est habillée d’une combinaison blanche jetable de peintre en bâtiment, sauf le visage. Pour peindre en suivant scrupuleusement la photographie Nadège se place parfaitement dans l’axe d’entrée des élèves qui devraient ne pas voir Yéliz si sa peinture est minutieusement faite.

« Tu crois que je vais y arriver ? » toutes les minutes.

Soixante minutes de travail, Yéliz se détend puis reprend sa pose en I comme se met en scène la plupart du temps Liu aux différents endroits du globe. C’est le visage qui pose le plus de problèmes, entièrement peint, la Seine en lacet lui passe à travers le visage.

Huit heures trente.

Durée, deux heures, Nadège finit en marmonnant : « T’croikej’vaiy arrivé »

Le résultat est bluffant, ses cent vingt doutes ont payé !

Nadège, une sacrée comédienne, invite le cours élémentaire de Yéliz à entrer dans leur classe en précisant que leur maîtresse est en retard :

« Asseyez-vous, attendez. »

 

« Je les observe entrer l’un après l’autre assez pressé, ils sont surpris par la grande carte de France qui n’est pas là habituellement. Ils la voient sans la voir. Ils se demandent peut-être quelle est la leçon d’aujourd’hui, pas certain, la plupart du temps, ils prennent ce qui vient ou ne prennent pas. Ils ne sont pas du tout silencieux, ils parlent, se retournent, s’installent. Je crains les élèves placés sur les côtés, je ne suis pas au milieu de la carte pour eux. Heureusement Nadège a peint aussi la droite et la gauche de ma combinaison blanche, Ça semble ne pas les gêner, ils ne regardent plus dans cette direction, le bureau, la carte puis ils prennent leur place assise. Un brouhaha qui m’empêche de distinguer de belles phrases à répéter ici. Je décide de leur dire de sortir leur cahier du jour. Quelques-uns dressent l’oreille, la plupart n’entendent rien. Un de ceux qui a écouté, se demande s’il a réellement entendu sa maîtresse absente ? Il jette un œil vers le bureau, coup de chance, c’est un élève du milieu, je suis dans l’axe. Il se retourne comme ça pour rien me semble-t-il.

Je fais un « Hé, ho, je suis là ! » Très court. Sa tête revient de face. Beaucoup entendent ma voix, tentent de trouver le point de départ de la voix connue. Un garçon placé bien à gauche voit un truc brun, vert marbré de bleu qui ne devrait pas être là.

Il est estomaqué, il s’écrie : « C’est toi maîtresse ! » Ils ont tous le visage relevé, le cou tendu. Ils me découvrent tous assez rapidement, ahuris.

Je veux déplacer un pied et lever les deux bras pour me manifester. Je me sens collé au sol à cause sans doute de la peinture dégoulinante qui a séché. Lever les bras mission impossible, le corps et les bras tout est soudé. Je rassemble mes forces et tout cède d’un coup… Ma main droite heurte le globe terrestre placé sur le haut de l’armoire juste derrière moi, il me tombe sur la tête. C’est l’océan Pacifique et ses fosses abyssales qui me fracturent. En quelle matière est ce globe ? En granit j’imagine. Quelle idée de fabriquer des sphères en cette matière ? Pour respecter la teneur de la terre. Et pourquoi n’y aurait-il pas aussi le noyau central incandescent ? Sans blague. Voilà comment s’est finie la vie de Yéliz empreinte du vent.

Je leur fais signe de mes mains et j’enlève calmement la combinaison croûte de peinture, seul mon visage reste peint avec le mot Paris écrit en petit et la Seine bleue qui y serpente.

Ils sont excités et veulent presque tous se peindre mutuellement de cette manière. Je galère à leur expliquer que c’est long et complexe. Par la suite nous avons réalisé avec brio un exercice moins ambitieux, seulement la main peinte placée dans un endroit choisi. La main doit disparaître, se confondre avec la plaque, d’égout, le tronc d’un arbre, le logo de la poubelle, etc. »

 


 

 

Happy birthday Josiane !

 

 

Ce qui suit se déroule deux mois avant mon premier jour à Ensisheim et le premier assassinat de maîtresse : 14 juillet 2017.

 

Un anniversaire à reculons. Un compte rond.

Les dix maîtresses se sont péniblement mobilisées pour adorer leur ex-proffe. Ce rituel pèse. Elle n’est plus que l’ombre de son aura. Pique-nique sous véranda, nappe sur guéridon, dépôt d’offrandes sur nappe : tartes aux groseilles, taboulé à la menthe, deux bocaux d’un pâté de lapin à saliver…

La véranda résiste aux fesses aux seins qui se tamponnent en fou rire. Émeline avec ses hauts et bas coussins fume dans l’encadrement de la porte. Sangdrine sans tampon se meut facilement.

« Clotilde… »

La coexistence est harmonieuse : certaines papotent extra vitro, d’autres grignotent intra vitro en alternance. Josiane est à toutes.

À un moment trop arrosé de cet entrechoquant repas à quatre-vingts bougies soufflées, la papesse de Francis Bacon[84]pète les plombs dans sa cage :

« Émeline ferme les yeux, empoigne la poignée de la porte et guide-la Clotilde. Oui, celle-ci, elle est cylindrique.

Notre point commun c’est le vagin ! Tu la tiens bien, la poignée dans ta paume ?

Émeline, tu maintiens une forme cylindrique froide, la clenche. Ta paume a pris une forme concave. Tu me suis ? Fais coulisser la poignée dans ta main. Retire ta main, tes doigts gardent la forme du tube.

Vous me suivez…

Emeline, ton cerveau te joue un tour : ton toucher est concave, alors que tu perçois du convexe.

Je t’ai demandé de prendre la poignée parce que l’on n’a pas de bite sous la main. Si l’on avait un bonhomme sous la main, on lui dirait de mettre sa bite en érection dans un tube… Un tube en carton de rouleau vide de papier toilette. Il percevrait non pas sa bite, bon si tout de même, il sentirait surtout le tour de sa bite grâce au carton si elle le lui permet, ah, ah !

Tu vois où je veux en venir :

C’est bien le vagin qui permet aux mecs de savoir qu’ils ont une bite cylindrique… Ou leur main. Ah ah !

Nous, on perçoit non pas le tour de notre vagin mais la forme de la bite du mec qui s’y aventure… ou nos deux doigts. Ah, ah, ah, ah !

Du coup, on a plutôt une bite, Non ? Et le mâle un vagin qui perçoit le contour de son saucisson.

L’écrou distingue son pas de vis par son boulon et l’inverse ? »

On rit pour lui faire plaisir. On ne commente plus ses louvoiements.

Déjà lorsqu’elle était proffe, Josiane nous bassinait avec cette problématique des vides et des pleins en sculpture de manière plus technique. On ne suivait pas facilement.

Elles nous faisaient remarquer que certaines sculptures cubistes érotiques de Picasso ne présentent que des surfaces concaves et convexes qui se contredisent : ventre convexe, seins concaves. Les yeux, le nez et la bouche sont taillés en relief dans la surface concave du visage, l’inverse, donc[85] !

Une entreprise désespérée qu’il taille dans le bois peu de temps après son grand bordel philosophique "Les Demoiselles d’Avignon[86]". « On retrouvera Picasso pendu derrière. » Dit un de ses amis.

 

« Je déteste voir un sexe de mec ! » Brame Josiane en regardant la clenche de la porte d’un ton qui ne permet à aucune des maîtresses présentes de réfléchir à quoi ce soit.

« Fanny ferme la porte de la véranda. » Elle crispe les yeux. Ça lui fait toute une série de plis en arc de cercles sur les tempes qui se rejoignent à l’extrémité des yeux.

Elle desserre les étaux.

« J’aimais encore bien le sentir faire ses allers et retours effrénés le soir dans le noir, mais le voir sous les yeux, non merci. Et depuis longtemps, je ne supporte plus que l’on puisse jouer avec un truc si moche. J’aime le beau. Et si l’on pouvait couper tout au ras de la bedaine[87] et n’avoir que des doigts au bout de la main, ça nous irait très bien, n’est-ce pas les filles ? Même un seul doigt ! Ah, ah, ah ! »

Elles ne sont pas toutes de son avis, ça ne se voit pas. Elle poursuit.

« Je ne peux pas voir les bites en peinture. »

Regardez le couple Adam et Ève peint par Dürer, Cranach, Masolino et autres hommes à pinceaux… Cherchez les poils, il n’y en a pas ou si peu. Une exception pour le premier couple de l’histoire de l’humanité chassé du Paradis, celui peint par Masaccio en 1425. Adam a presque un zizi d’homme. Le prépuce est légèrement décalotté, on discerne le renflement du gland sous la peau, la longueur est correcte, les testicules ont leur taille… Sacré bonhomme que ce peintre mort à 28 ans !

Josiane brandit un poster.

Franchement, qu’y a-t-il de plus moche que les testicules : de la peau fine froissée et flasque couverte de poils hirsutes comme une vieille besace trop grosse pour les deux malheureux melons qu’elle contient…

Je parle de melons parce que le cliché qu’elle brandit est de taille !

Au toucher, je pourrais parler d’un disgracieux sachet de tissu fripé en toile de jute contenant deux noix, l’ensemble couvert de poils indomptés et vagabonds. Comparez cette horrible zone aux autres zones riches en muscles ou à un visage, à une main d’homme… Excepté l’oreille qui arrive en deuxième position après les testicules. Que fiche ce double gousset à cet endroit, en plein milieu d’un corps si tonique. Tellement pendouillard que les peintres y ont fait pousser des feuillages improbables plus ou moins fournis pour taire ces recoins poilus.pauser

Les peintres renaissants découvrent la peinture à l’huile qui permet de lisser les corps, le sfumato, les dégradés subtils de la peau et paf ! En plein milieu comme un nez au milieu d’un visage se gondole un triangle immonde, un macaroni ramolli, une gourde flasque, le tout gribouillé de gris… Je parle de peinture : le pinceau agile grisaille la zone exhibée chez Masaccio. Néanmoins, chez lui comme chez tous les autres, rien sous les bras, rien sur la poitrine.

Et elle se met à chanter faux et fort.

« Moche, moche le cou de poulet, laide la chaussette défraîchie qui tombe sur la cheville, dégueulasse la vieille serpillière ratatinée, dégoûtant ce vieux rat mort, affligeante cette cheminée affaissée, navrante ta banane oubliée, outil du siècle dernier, queue de sanglier, bijoux de famille, je préfère mon clito ! »

 

La proffe ne parle plus comme lorsqu’elle était l’idole des jeunes maîtresses enflammées, là ses tirades sont ses feux de détresse…

Ce langage cru est une illumination récente résultat de son état de professeure émérite qui fout le camp. Depuis qu’elle ne travaille plus avec sa marée humaine estudiantine modelable, elle dérive au large.

Les filles n’aiment pas cette dégénérescence chez elle. Elles l’ont admiré pour son enseignement, sceau indélébile. Vingt ans après, ça tire en longueur. Elles passent difficilement sur ses délires verbaux.

Elles trouvent pitoyable son aigreur envers le mâle.

Josiane la décrépie se raidit sur ses accoudoirs lorsqu’elle pense à ces "filles de cours d’écoles" qui font leur chemin "enchaînées à leurs affreux bonshommes à couilles pleines" comme elle dit.

Comédie…

Ces institutrices murmurent que ça peut être elle la meurtrière des maîtresses fauchées comme des bleuets dans un champ de blé le matin à la rosée ou le soir, peu importe…

Elles la soupçonnent sans lui en tenir rigueur, un dérapage.

Elles l’imaginent louve garou…

 

Merde et flûte! … Elles ne peuvent pas la soupçonner puisque nous sommes en juillet, le 14 et aucun meurtre n’a encore été perpétré !

 

Josiane déteste leurs conjoints, elle ne les connaît pourtant pas. Ça lui hérisse les poils du dos et de la queue rien que de penser à leurs baisers de couple et "à leurs baises". Excuse cette expression sur mon clavier, elles l’ont entendue prononcer plusieurs fois !

L’érudition de La proffe en art ne les hypnotise plus du tout, c’est du passé antérieur, on en parle plus. Sa curiosité artistique a fondu comme un glaçon en sommeil. Elle devient tatillonne chiante. Elle remarque tout, trop, elle répète.

Oui, quelques fois, Josiane les effraye…

Elle leur pose cette navrante devinette :

« - Quel est le point commun entre un professeur qui part à la retraite et un tampax ? »

Elle n’a plus son self contrôle de professeure… Ce qui n’est pas si grave puisqu’elle est rayée, tamponnée du corps enseignant[88].

Elle n’a plus ses ragnagnas…

Elle déteste ce mot qui a la consonance de gnangnan alors que pour elle ce sang se rapporte à un acte guerrier, de puissance : je me sens une guerrière avec ma blessure régulière, Je suis indisposée bien animée.

« J’ai mes réglos, je paye mon tribut à la une, je touche ma paye en rubis, j’écrase mes tomates, je mange de l’onglet, je mange de la tarte aux fraises, je traverse la mer rouge, je relis poil de carotte, je cuisine le rouget. Je joue à cache-tampon, je lève le drapeau du chef de gare, j’appelle les pompiers, je nourris le traître, je fais relâche, je reçois ma famille. »

Ce qui n’est plus cas pour elle depuis vingt-sept ans ce qui n’est pas une raison pour ne pas en parler.

 

Elle est capable de chanter toute cette suite en rap en s’accompagnant du fond de sa chaise en contreplaqué comme tambour.

Les expressions qui suivent sont de son tonneau.

C’est mes jours du dindon. Mon rouge à lèvres outrepasse. Je bois du bordeaux. Je n’ai pas de vert alors je peins en rouge (Picasso). J’adhère au parti communiste ! J’ai mon nez de clown. Je suis Stendhal, tendance rouge. Je suis bloqué aux feux rouges. Il n’y a pas qu’Aristide Briand qui porte l’écharpe rouge. Je suis assise sur du velours rouge.

Son arrière-grand-mère Marguerite lui racontait que les jours de ses règles, elle avait des pouvoirs incroyables !

Elle faisait, aigrir le vin doux, stériliser les céréales, rater les greffes d’arbres ces jours-là. Si elle allait dans le jardin elle faisait brûler les plants. Ses parents l’enfermaient dans la cave. Elle ne s’asseyait jamais contre un arbre fruitier, les fruits tomberaient flétris, elle aimait trop les fruits. Elle ne s’approchait pas des miroirs parce que son regard pouvait attaquer le poli de l’acier et l’éclat de l’ivoire. Les abeilles, n’en parlons même pas… À quelques mètres des ruches, Elle peut faire périr la reine dans sa ruche, elle aime le miel. Durant cette période, le fer rouillait et une odeur fétide s’en exhalait. A la cave pendant trois jours ! Les chiens ont goûté de son sang. Ah, lala ! Ils sont devenus enragés et leurs morsures ont inoculé un poison au facteur que rien n’a pu guérir[89].


 

 

 

 

Chapelet de paragraphes consacré à Clotilde

où l’on raconte en détail le piège des gendarmes et ce qu’il advient de la seriale killeuse en juin 2018.

 

 

 

Mi-mai, après la mort de Judith… Neuf de trop… Admettons que le premier meurtre était imparable mais les huit autres, faut pas déconner !

Les quatre gendarmes enchaînés à cette série de meurtres, artistiques finissent pour harponner la harpie[90] en juin. Une idée démesurée, il était temps !

Comment leur est venue l’idée extravagante qu’ils ont trouvé sous le sabot d’un cheval ?

Un hasard d’une lecture : la femme du plus grand képi, fait les devoirs avec sa cadette. Sa maîtresse est Yéliz. La petite lit à haute voix un extrait d’un manuel de chasse de la fin du XIXe : « dès que l’on est incommodé par le voisinage des loups, attacher à un pieu ou mettre dans une cage une vieille brebis ou une vieille chèvre. La meilleure saison pour tendre ce piège c’est l’hiver quand il gèle bien. »

Le mari gendarme qui somnole lève la tête de son Code civil.

Il entend : « Il l’attacha à un pieu au plus bel endroit du pré[91]… »

L’idée est là, appâter la louve avec une belle chèvre. Ne pas attendre l’hiver.

Maintenant !

 

La louve surveille Clotilde depuis sa voiture, elle repère les habitudes de sa dixième victime. Elle finit son travail de l’année scolaire et vive les vacances, tant mieux !

Elle passe tous les soirs vers dix-neuf heures devant l’école, une habitude qu’elle prend, elle est sereine. À cet horaire-là, elle sait que Clotilde est là sur le point de sortir.

Clotilde sort en trombe… Elle ouvre la portière de la voiture de celle qui la piste.

« Donne-moi ta place au volant ! »

Interloquée, la sentinelle de la mort prochaine lui donne le volant.

Oh, ça te fait rigoler ! Parce que tu penses qu’avec sa taille et ses muscles la proficide aurait pu rembarrer cette donzelle. Tu ne l’aurais pas fait non plus après avoir vu la bouche de cette fille et l’aspect que sa figure avait dans cette voiture. Blanche comme un cadavre, et ce trou noir[92]

La sentinelle déboutée regarde de côté, elle ne dit rien, ses yeux surveillent. Clotilde n’aimerait pas qu’un voisin les repère à deux devant. Dans cette bourgade, le peu de monde qu’il peut y avoir après une certaine heure la tranquillise.

Clotilde est en pantalon ce soir-là.

Par la suite, ils ont dit aussi dans les journaux qu’elle était lesbienne. Ce n’est pas parce qu’elle a embrassé et enlacé l’espionne… C’était un lâché prise, après une journée chargée, je pense… Son profond baiser, c’est comme le chocolat pour Emeline, elle en suçote deux carrés à 16 h 45, du 90 % ou un bon verre de blanc sec d’Alsace pour Judith, à 19 h 30 chez elle.

Qu’est-ce qui a bien pu l’inciter à grimper dans la bagnole de la tueuse alors que celle-ci ne faisait que la surveiller de près et discrètement. Clotilde s’en doutait-elle.

La tueuse en est à sa dixième filature, elle a de l’expérience. L’auto de la maîtresse était garée à vingt mètres de sa mienne. Rouge aussi, mais pas la même marque, pas de confusion possible, j’en suis certain. Il commence à faire nuit. Clotilde l’a choisie, c’est sûr et sans le savoir. Bon sang, la sentinelle sait rester discrète devant les écoles, elle en a donné la preuve, de plus aujourd’hui le temps est gris. Bien sûr, elle avait l’intention de la tuer, pas ce soir-là, ce n’est pas encore sa fête.

Clotilde doit attendre le 4 juin 22 heures, nous ne sommes que le 22 mai ! Elle vient à peine de terminer avec Judith, sa neuvième, le 5 mai, dix fausses couches de peinture. Un travail d’expert qui nécessite du repos entre les deux opérations. Clotilde arrive trop tôt, elle est prise au dépourvu.

 

Son pantalon on ne peut plus moulant contraste avec son haut. Le plafonnier de sa bagnole la montre nue sous son manteau de fourrure[93]… La bouche cernée de noir. La proficide a de quoi être choquée et séduite par cette image et cette audace.

Quelle maîtresse peut sortir de sa classe de cette manière ? Ce n’est pas le look de la jeune femme réservée qu’elle observait à la sauvette depuis une quinzaine. Jamais elle ne l’a vu sortir en trombe et surtout pas dans cette tenue… Après ses corrections et ses préparations, c’est inconcevable. S’est-elle apprêtée pour une soirée très privée ?

Cette femme en fourrure synthétique ours polaire n’est peut-être pas maîtresse Clotilde qui doit finir en feu d’artifice la semaine prochaine, juste avant les vacances d’été ?

 

Insertion

 

L’auteur escamoteur propose un jeu à la lectrice qui ne lui fera rien gagner et ne lui donnera aucun gage à exécuter :

Ce roman peut se vivre comme une sorte de jeu littéraire. Si mes notes étaient à la fin du bouquin, tu aurais pu compter tes points en fonction des différentes références repérées : écrivains, artistes plasticiens singés, plagiés, caricaturés.

J’aurais dû écrire la solution à l’envers en bas de la page comme dans les Pifs carrés en noir et blanc des années quatre-vingt que je feuillette ces jours-ci aux wc…

Quoi, tu es déçue de savoir que je ne suis pas capable d’imaginer des situations intéressantes sans avoir à piocher chez les grands maîtres du meurtre, Vian, Conan Doyle, Agatha.. Tu me prends pour un piteux voleur colleur. Je ne serais pour toi qu’un as du montage avec ciseaux et colle, c’est pas beau, c’est du vilain, du vol.

"Si ce sont les plumes qui font le plumage, ce n’est pas la colle qui fait le collage." Presque mot à mot Max Ernst, affiché dans la salle de la proffe Josiane.

Mon souhait serait qu’en collant et maquillant, je puisse te donner l’envie de lire et regarder les bouquins et les peintures cités, ces chefs-d’œuvre que tu n’as pas encore lus. Ou peut-être flatter ton ego si tu les reconnais au passage. Je t’en réserve encore quelques-uns et notamment un Frédérico Garcia Marquez, là c’est du haut vol. Je te laisse le plaisir de t’en rendre compte au passage… Et aussi un passage du « Journal d’une femme de chambre » d’Octave Mirbeau et d’autres…

 

Fin de l’insertion

 

Clotilde, c’est la maîtresse très belle et très gentille du début, page 20. Je pensais n’avoir rien à dire sur elle tant elle est parfaite.

 

Clotilde vire la sentinelle de son siège et devient chauffeur et l’autre devient passagère et puis hop, à l’arrière. Elle doit basculer en catastrophe par-dessus les sièges avant sans avoir sept ans de réflexion. Clotilde la pousse aux fesses des deux mains, sa tête ne lui donne pas envie de rire, ses superbes seins fermes, les images sont furtives. La guetteuse démasquée et désorientée doit se rétablir à l’arrière.

Elle embraye et force la première, le choc les décollent. Pas plus de cinq minutes. La tueuse en série perd sa partie de chasse. D’habitude les maîtresses ne réagissent pas comme des vamps, ça la déconcentre. C’est plaisant de se laisser conduire et à la fois ça l’effraie. La tueuse contrariée ne résiste pas à la poitrine de son chauffeur… Pas non plus à sa chevelure courte, très courte ce qui lui fait une tête de GI, vue du siège arrière.

Elle freine in extremis devant la porte en métal ondulé d’une vieille usine textile oubliée, une porte bascule et présente sa grande gueule noire édentée. Tous feux éteints.

Elle s’y engouffre. Le moteur se tait, la ventilation sous le capot souffle. Tout est ténèbres. Elle perçoit et entend Clotilde basculer lestement sur la banquette arrière, la tête en avance sur les fesses et tout le reste qui se met en place à son côté. La porte du garage se referme comme les fanons d’une baleine. Jusqu’ici elle n’ose pas intervenir, comment le pourrait-elle, elle l’a pris en traîtresse.

La seriale a préféré attendre que de favoriser l’accident. Bon Dieu qu’elle roulait vite !

L’artiste flouée ne conduit pas si pro, la situation est presque envieuse, pas d’arme, pas de couteau à proximité, enfin elle le croit. Pourtant elle est piégée alors qu’elle voulait piéger… C’est tout de même elle l’artiste !

 

Les pensées de la sentinelle boutée sont aimantées par ce corps sous le manteau grand ouvert. Elle aimerait le toucher, la maîtresse veut le lui faire voir, ya pa’doute. Sa plastique à elle n’a rien à voir avec celle de Clotilde. Bon, c’est vrai qu’elle n’est pas dans la même tenue.

L’artiste faisait sa filature avec son large chapeau, sa gabardine beige flottante, rien d’affriolant. Elle suppose que la maîtresse en fourrure la prend pour un mec, tant mieux.

Clouée et malmenée, l’artiste n’a plus le réflexe de protester. Et hop, Clotilde est contre elle, se vautre contre l’assassine, extirpe sa gabardine comme une peau de lapin. Elle extrait la ceinture par la tête comme elle délogerait un serpent de son repaire. Idem pour la fermeture éclair. Clotilde plonge deux doigts bien mouillés dans le " ? " du harponné sur le siège arrière. Elle sursaute, impossible d’anticiper quoique ce soit, comme un accident de la route, personne n’y est prêt. Ses doigts sont lisses mais très froids. C’est sans doute la main levée qui a écrit le texte du lendemain au tableau noir[94].

 

Clotilde ne connaît pas le sexe du méprisant personnage de la banquette !

« - Anus ou vagin ? »

La proficide non identifiée agrippe la main de Clotilde qui furète et l’autre se crispe sur la fourrure de l’ours. Elle ne conçoit pas ce qu’elle tient. Un coup de coude lui renvoie la main le long du corps, tandis que l’autre accompagne, bien malgré elle, les allers retours violents qui la mettent dans des états contradictoires et simultanés : peur, plaisir, cruauté, malaise.

La maîtresse a plus de conviction qu’elle. Elle lui tenaille la main libre, lui fiche une claque à écrabouiller une souris hésitante sur un tapis d’ordinateur. Et sa bouche qui se plaque sur la sienne comme une capsule spatiale qui rencontre son vaisseau mère. La piégée s’encolle au rouge à lèvres noir de son chauffeur, elle qui ne se maquille jamais. La langue est aussi intrusive dans sa bouche que sa ceinture fut extrudée de ses huit passants.

 

Jusqu’ici tout va bien, L’artiste rêvait d’une séance de sexualité bien accrochée, elle l’a, ne pas se plaindre, profiter. Profiter et rassembler ses esprits au cas où cette séance sado dégénère. Sois zen, mobilise tes pensées comme lorsque tu dois tuer. Tu l’as déjà fait neuf fois, tu vas le refaire encore une fois et puis stop, tant pis pour la date, n’attends pas, sinon c’est elle qui va te la prendre ta vie, elle a le dessus. Beaucoup se laisseraient faire… Que diable, tu es l’assassine ! C’est ancré en toi, neuf déjà, tu dois retourner la situation, j’ai promis dix. Elle doit casser le fluide de cette sorcière tentatrice !

 

Le 30 juillet 2007 à 04 h 30, Clotilde < tildeguerre @hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Josiane, lis-moi avant de consulter la coupure de journal ci-jointe, je te raconte mon aventure.

Je suis contente d’avoir fait cela, je ne m’en croyais pas capable, tu sais comme je suis timide. Jeudi soir je préviens mes élèves de CM1 que je ne me sens pas très bien, je serai peut-être absente demain et remplacée. Effectivement, je ne suis pas là à huit heures trente. La directrice prévient les enfants et elle attend avec eux la remplaçante, qui arrive quelques minutes plus tard. La maîtresse remplaçante n’enlève pas son chapeau, elle a une grande robe noire qui tombe assez bas sur le dessus des chaussures à gros talons qui martèlent le sol. Cette remplaçante en noir a un sac, genre besace du siècle dernier à soufflet. Les enfants sont mitigés, certains ont des sourires d’hésitations. Ils ont la mine dubitative lorsqu’elle passe dans les rangs, ils se méfient. Mathématiques, ils sortent leur matériel toujours en ayant un œil sur moi. Je sens bien qu’ils essayent de savoir qui est sous cet accoutrement, ils ne croient plus au père Noël. Ils ne mouftent pas, obéissent comme si c’eût été moi. Certains reconnaissent ma voix que j’ai pourtant aggravée. Je ne prête pas attention à leurs remarques feutrées. Un quart d’heure plus tard, le plus hardi de la classe ou le plus inconscient, s’exclame ; « maîtresse, je reconnais ta montre, c’est toi ! »

Et là j’éclate de rire. Je décide de ne rien enlever, je continue toute la journée à faire classe dans cette tenue.

À l’initiative d’une maman, une journaliste correspondante locale vient nous rendre visite l’après-midi pour une photo de classe avec la sorcière au chapeau pointu… Vive la journée Halloween.

J’espère t’avoir fait sourire… Sans toi, je ne serais jamais arrivée à oser faire une telle farce à mes élèves que j’adore… Pourtant leurs parents votent à 40 % pour le front national, ça m’a fichu un coup après les élections. Un si petit village vosgien, de si agréables enfants qui vont peut-être bientôt reprendre le flambeau de leurs parents.

Bises, je passerai te voir vendredi soir, puis, je rentre à Metz chez ma mère pour la fin de semaine. Clotilde. »

 

 

Nous sommes dans le vestibule d’un Sabbat.

Clotilde veut lui faire mal ou la faire jouir ?

 

Pour être franc, ça dépend de moi, de mes deux doigts sur le clavier.

 

Si la seriale artiste ne devait pas tuer Clotilde, elle aurait parlementé mais elle a la ferme envie de finir sa série. Si elle laisse faire cette maîtresse aguichante, elle n’aura plus cette possibilité. Elle aurait l’air fine de se poster devant sa classe en gabardine et de l’observer depuis sa bagnole après ce qui est en train de se passer sous le manteau.

La seriale n’a pas encore la bonne idée de meurtre pour elle. Elle observe les maîtresses, de leurs habitudes lui vient ses fantaisies de meurtres. Pour Clotilde, il pourrait y avoir du sable fin pour sa fin… Clotilde collectionne les échantillons de sable de partout, elle en a des dizaines. Les échantillons lui rappellent ses voyages et ceux de ses amies.

 

Le 22 juin 2004 à 10h30, Josiane < josiane2kub @hotmail.com > a écrit à Alitson < conanledoyle @free.fr >

 

« Clotilde m’a fasciné en appliquant son oreille sur une assiette de sable très fin. Son oreille imprimée là, déposée sur l’assiette en négatif. Sur une autre assiette son nez, une autre, sa bouche… De la poésie fine à 90 % comme du chocolat. J’en avais la chair de poule, te connaissant tu aurais été ému. Chaque étudiante présentait son œuvre… Plus aucun souvenir des autres, gommés. Je ne me souviens que de son fragile visage qui, avec d’infinies précautions, se dédoublait en puzzle dans le sable. Je sais que chez elle, dans le noir en frontale, elle fait le tour du monde en tenant tour à tour ses verrines de sable à hauteur d’œil. Bonne soirée. Josiane 2004. »


 

 

 

Chapitre

Où l’on entend le chant du monde, où l’on apprend à trier les hameçons par la curieuse habitude de l’auteur à se rendre en prison et y rencontrer de surprenants gaillards au hasard des couloirs.

 

 

 

Jean-Marie

 

Nous sommes en cercle, chacun avec un petit instrument à percussion différent. Un pro nous donne à entendre des échantillons de musique du monde sur son tambour. Chacun tente d’en retenir un, celui qui semble nous appeler. 2G[95] a deux bonnes oreilles.

Il retient et joue cinq secondes de percussions polynésiennes, un tamouré. L’un d’entre nous tente de répondre à 2G avec quelques sonorités d’une partie géographique assez proche du précédent si possible. Je reconnais quelques sonorités balinaises que l’animateur a présentées. Plusieurs peuvent répondre ensemble. Notre concert de percussions discussions du monde est plutôt réussi. Je me surprends à aimer ce jeu difficile, moi qui recule toujours devant le mur du son.

Mon voisin, Jean-Marie, n’est pas bavard avec son tambour. Il réussit tout de même par rythmer quelques notes japonaises qu’il répète de temps en temps.

Il répond à mes questions lorsque, à la pause pâtisserie, je lui demande pourquoi il a le bout des doigts martyrisés de la sorte.

« Je trie des hameçons, c’est vendredi, ça va guérir ce week-end. Je les ensache, je porte des gants. Lorsque l’on accélère pour faire une bonne paye, il arrive qu’ils accrochent le bout des doigts. On reçoit un assortiment d’hameçons gros comme un ballon de handball et il faut se débrouiller avec cela. »

Son travail est improbable, je ris.

2G, ne fait pas la même activité, il emboîte des prises dans des tourets électriques. Ainsi les détenus, se payent leurs frais de vie entre les murs et remboursent progressivement et en très petites parties les familles meurtries.

« Je suis ici depuis 34 ans. »

Je lui fais répéter le nombre d’années. Jusqu’à aujourd’hui, je crois que les peines à perpétuité se finissent au pire à 22 ans. 34 ans, Jean-Marie n’a pas cinquante ans. Il a le bras et l’avant-bras couvert de cicatrices horizontales énigmatiques. Je ne le questionne pas, je déguste une généreuse part de gâteau aux pommes caramélisées en sirotant un nescafé bien trop sucré, ce n’est pas moi qui ai mis les sucres.

 

Pinceaux en mains, Antoine me parle de Jean-Marie qu’il aide depuis quelques mois, ce gars plein de qualité humaine et si peu bavard.

Jean-Marie en permission, alors qu’il était très près de la sortie, n’est pas rentré le soir. Il est resté cloîtré dans une chambre d’hôtel. Il ne connaît personne dehors. L’idée de rentrer le soir l’a tétanisé, il n’a pas bougé. Les gendarmes le lendemain, le délogent et le charroient manu militari. Et ce maladroit désorienté ne donne aux juges aucune explication à sa conduite, ils les envoient chier avec colère au lieu d’expliquer son désarroi. Mutisme, du coup, il en reprend pour cinq ans. Pas prêt de sortir en semi.

Imagine t’es dehors et on te dit, n’oublie pas de rentrer ce soir. Pas facile, non ?

À mon retour en voiture lors d’une pause d’élongation des jambes, bonsoir Google, je dicte "plus longue peine de France". Je connais son nom et prénom, il n’apparaît pas en lice. 13ème recherche tous azimuts, toujours rien. J’aurais voulu comme pour 2G, établir une correspondance équivoque entre cet homme discret aux hameçons et ses meurtres d’il y a 34 ans[96]. Bredouille. Je ne lui demanderai pas la prochaine fois que je le verrai.

 

Fred

 

J’ai connu Fred qui attendait son jugement en Maison de Détention… Donc pas encore en Centrale.

Un élève modèle de l’école intra muros.

Debout, il copie avec réflexion une toile de Joan Miro qu’il admire. Tout en badigeonnant le fond ad hoc, il me raconte qu’il est blanc dans son affaire. Je ne lui demandais rien.

« - Les matons se foutent de moi, ils me répètent en rigolant qu’il n’y a que des innocents en prison, ça les plie… Ok pour les autres mais moi j’ai pas tué ma femme… »

Sur fond jaune, il trace au pinceau noir les lignes de « Femme oiseau au clair de lune », une peinture de 1949.

 

Trois mois plus tard, il finit « Homme et femme devant un tas d’excrément » 1935[97]. Fred me confie d’un ton calme que la justice admet enfin qu’elle s’est trompée :

« - La PJ a retrouvé un témoin oculaire de la scène de la voiture en feu dans laquelle a brûlé ma femme déjà morte. Un témoin a vu l’homme qui était à proximité de la voiture à la nuit tombante : un homme assez grand, au visage émacié… »

L’appellation des peintures de Miro est surprenante mais comme souvent on ne voit rien de ce qu’il énonce par son titre.

« - Bin, tu l’es un peu… »

Fred copie conforme Miro mais ne reprend jamais le titre original. Celui-ci, il l’appelle « Couple à la guitare jaune. »

« - Je ne suis pas émacié. » Après quelques secondes comme pour mieux me faire comprendre la méprise de la justice.

« - C’est quoi émacié ? »

« - C’est avoir le visage fin, osseux et maigre… Tu l’es. »

Il me regarde dubitatif. Je n’insiste pas.

 

Six mois plus tard, je retrouve Fred à Ensisheim lors de la remise des prix.

Ça a fichu un coup à ma compréhension des cerveaux joueurs de tours, de dénis, de mensonges gommés, vitrifiés, si falsifiés, ressassé que ça devient sincère.

Je pense à ce vétéran GI qui a assisté tous les ans aux commémorations annuelles du Débarquement. Il a fini par croire à sa barge… Avant de craquer cette année et d’avouer qu’il n’était pas sur les côtes normandes en juin 1944.

 

 

 

Patrick

 

« Perforations des poumons et du foie… Je n’ai pas anticipé, bon, je reconnais que je me suis un peu acharné, n’empêche que le procureur demande la préméditation : 25 ans. Si, cet après-midi-là, un ami m’avait dit, viens, faisons une partie d’échecs, un tour de vélo, on se fait un De Funès ou les Tontons flingueurs.

Je te le dis, le lendemain, je me serais fait à l’idée que ma femme puisse baiser avec qui elle veut. Quelques heures de pression et j’en prends pour 25 ans de peinture. »

 

« - Vou mancher des bons décherres, y a des pâtissiers de métier, je vois. » En savourant mon crumble.

« - Non, que de l’industriel, les carottes sont râpées, en boîte les œufs en poudre, etc. Comme dans les cantines.

- Vous pourriez éplucher les légumes, vous apprécieriez plus.

- Bien sûr mais, imagine qu’il y ait un type à la cuisine pas propre, dégueu et pis encore, il y a de drôles de gars ici. Je préfère manger ce qui est tout prêt plutôt que d’être empoisonné temporaire ou définitif. »

Patrick peint beaucoup, il a épuisé Modigliani, Van Gogh, Lautrec, que des belles copies un peu raides, pas de quoi passer pour un faussaire…

 

5 octobre 2018

 

- Ah, tu es Brésilien… Tu voterais quoi dimanche ?

- Blanc.

- Tu n’as pas une préférence ?

- Qui s’intéresse aux pauvres ?

- Celui qui a le vent en poupe ? 
- Le vent en poupe ?

- Celui de l’extrême droite, il avance.

- Oui.

Il est jeune, son balai est contre la table, quelques tatouages, souriant. Cernés par quatre étagères de livres, on sirote un café.

J’essaye encore.

- 60 000 homicides par an dans le pays, c’est ça ?

- Pas confondre homicides et meurtres.

Il connaît la situation.

- Un bon bandit est un bandit mort, port d’arme : c’est facile.

- Comme dans les westerns, lui dis-je.

Il fait la moue.

- Il faudrait bombarder les favelas, j’assène cette phrase choc entendue ce matin.

Il sourit, goguenard, sympa.

On finit notre café. Je sors, lui y reste.

 

Sur la route du retour dans le noir de ma voiture, je tape : "brésilien-meurtrier-français"

À l’écran, apparaît mon Brésilien ! Des orpailleurs ont assassiné deux gendarmes en Guyane Française. Il est le chef du gang.

 

Antoine & Jean-Marie.

 

« Yen a marre de son sifflet. Toujours le même, c’est un tic, ses collègues ne lui disent pas, je suis sûr que ça les emmerde aussi, c’est dingue. Un jour c’est moi qui le lui dirai. C’est vrai que ça me démange moi aussi. C’est crispant à la fin. Tous les jours et il ne répète que le début, il est heureux mais on s’en fout, c’est pour nous faire chier ou quoi, il est malade ce type. Je suis certain qu’il s’en rend compte, il sait que ça nous énerve, moi je ne supporte plus. Un jour je suis remonté en cellule parce qu’un radiateur goutait dans la salle de cours : floc, floc, floc, toutes les trois secondes, je serai devenu fou, je suis remonté dans ma cellule pour ne plus entendre ce flocflocfloc. »

C’est un échange entre eux deux que je ne comprends pas, nous peignons genre Bacon, Le Gréco de concert sur un grand contre-plaqué apprêté :

« Vous parlez de quoi ? »

« D’un surveillant casse-couilles qui siffle toujours dans les couloirs. »

« À ce point-là ? »

« Oui, c’est un nouveau, ça fait un mois qu’il est là. Le Pont de la rivière Kwaï. Ça donne pas envie de revoir le film. »


 

 

Chapitre

Où l’on apprend que la killeuse n’a pas tué pour souffrir de ses meurtres

 

 

Septembre, Émilie (emballée au ruban adhésif).

Octobre, Émeline (fruits et légumes).

Novembre, Céline (lhooq).

Décembre, Barbara (pas cubisme, pas momie, Minimal-art).

Janvier, FannyAngèle (vêtements pliés).

Février, Béatrice (la douche colorée).

Mars, Mathilde (la gangue d’argile).

Avril, Sandrine (effet stroboscopique : mort annulée), Valérie (statue de plâtre).

Mai, Sandra (en Nana) et Judith (dix couches de peinture).

 

Juin, Clotilde (toujours en vie !)

Christelle, juillet (les cahiers au feu, la maîtresse au milieu).

Yéliz est vivante, Liu Bolin le mimétisme en peinture avec la carte de France.

 

 

Clotilde courbe ses deux doigts qui vont chercher loin à l’intérieur, derrière la symphyse pubienne. Il y a chez notre artiste piégée une zone privilégiée qu’une seule personne connaît.

Elle suppose alors que la maîtresse en fourrure sait ce qui peut lui procurer une grande jouissance. Comment est-ce possible ? Cette zone ne fonctionne pas pour toutes.

 

Elle-même, y fourre rarement ses doigts. C’est profond, doux et ça la fait s’arc-bouter à chaque fois qu’elle atteint ce fond de galerie presque inaccessible sans artifice. Tu peux penser que son état psychique n’était pas à la jouissance sexuelle, c’est vrai, seulement à moitié vrai. Ce qu’elle endure est proche d’un viol de la torture… Oui mais elle le désirait presque. Tendue comme un arc en bois, elle est démunie. Impossible de rassembler ses forces et de la bouter hors d’elle. Sa main lui serre le poignet aussi puissamment qu’elle le peut, ce qui ne la trouble pas. C’est mécanique, en trente ou quarante descentes aux enfers, vous imaginez bien qu’elle ne comptait pas, elle la fait hurler de plaisir ou de douleur. Le tréfonds de son vagin détermine toutes ses réactions, son cerveau n’est plus qu’un organe annexe qui n’a plus la parole : il enregistre et se souvient c’est tout.

 

Oui, je sais bien que cette séquence de viol pour la bonne cause n’est guère plausible dans une bagnole. Et alors ? La vraie vie je la vis, je ne l’écris pas. Nonobstant, cette zone érogène existe !

J’y retourne.

 

À ce moment-là, comme une conjugaison à sa jouissance apocalyptique de la lumière jaillit de partout comme un grand coup derrière la crête. Un big bang rien que pour elle. Ça n’explose pas dans sa tête, c’est le vaste hall d’usine qui s’allume de partout comme un feu d’artifice. Elle n’est pas encore remise de la résonance de son bas-ventre qu’elle comprend : elles ne sont pas seules toutes les deux dans ce hangar désaffecté tout illuminé.

 

Elle est face à un public. Des paires d’yeux partout. Une fanfare sicilienne s’exécute, ce n’est pas son autoradio qui déconne, ça résonne dans tout le hall. Un tintamarre qui ne donne pas l’imposante impression d’une nef d’église avec orgue ronflant. Une résonance proche de la sonorité d’un orchestre de percussion ghanéen dans un croisement des couloirs de métro. Le volume est trop puissant, ça lui agace les oreilles et pourtant la musique est harmonieuse.

 

Bien après, elle comprend et analyse.

Elle a le temps devant elle, elle est en prison peinarde dans sa cellule avec son ordinateur, au quartier isolement. Une prison dans la prison pour l’éloigner des autres qui pourraient l’écharper…

 

Une fanfare installée sur une haute estrade métallique referme le piège… De la musique ronflante pour alpaguer la géniale seriale killeuse.

Les maîtresses s’auto-congratulent pour leur mobilisation générale… Tellement plus générale qu’à la préfecture l’an dernier pour une pauvre loi sur la formation au métier ! La killeuse est flattée de reconnaître que les musiciennes sont ces filles, elle a toujours dit les filles. Coiffées d’un bonnet d’âne blanc brodé retro comme elles l’auraient porté pour le mariage d’une collègue. Idée saugrenue ?

 

De l’intérieur de sa voiture comme au drive-in, elle se focalise sur l’entonnoir du trombone par-dessus la douzaine d’autres instruments à peine indentifiables. Pour elle ce gros pavillon est l’âme du chœur.

La vamp est une sangsue calme collée à la meurtrière, immobilisée. Sa bouche noire la regarde et lui sourit. La piégée, bouche bée, noire délavée après le baiser de Juda est aussi désarçonnée que si on lui offrait un billet aller pour mars. Elle déteste ce genre de surprise.

Autour de la voiture, les ombres des nez, marquées par des éclairages rasants et violents : à cause des projecteurs installés au sol sans doute. Elles ont encore toutes les deux une sensibilité visuelle de nyctalope. Elles découvrent progressivement que tous ces gens leur sourient. La tueuse en a la mémoire, cependant à cet instant de jouissance finissante et de lumière féerique, elle a perdu de vue qu’elle est l’artiste aux neuf maîtresses…

Pour être sincère, ce hobby de tueur ne l’obsède pas. Elle fait bien autre chose de ses journées ; soupe de légumes, repassage de ses robes d’été, maintien méticuleux de sa grande maison, coup de balai devant sa porte. Comme presque tout le monde, elle n’aime pas penser au travail hors du travail, trop y penser la dégoûterait de sévir. Et puis, elle passe tant de temps à concevoir ses œuvres artistiques sans penser aux crimes : recherche sur internet, schémas, croquis, expérimentations, simulations. Elle convoque sa conscience professionnelle sans la        moindre culpabilité, ce qui est la condition sine qua non, rapportera-t-elle à son procès.

Lorsqu’elle était bergère, ça n’a duré que deux ans, elle devait tuer ses moutons pour les acheteurs, qui les voulaient nickel pour la broche. Elle fut bien obligée de les égorger… Ce n’est pas là qu’elle a pris goût pour le crime, crois-moi ! Elle dépeçait avec application, une amie bouchère l’a chaperonné pour le premier bélier de quatre-vingt-dix kilos pendu vivant par les deux pattes arrière et puis, zou l’artère jugulaire et passez muscade… Elle sait plonger le bras dans le ventre ouvert et remonter dans la cage thoracique pour saisir la trachée-artère et de l’autre main, en aveugle, le couteau qui coupe tout ce qui gêne au passage pour descendre le tout, poumons, tripailles dans le panier au sol. Tout tombait d’un coup, il faut avoir le coup de main. Deux décennies plus tard, le sang la dégoûte. Elle n’a plus envie de voir du sang couler. On se lasse de tout.

 

Notre prisonnière en cellule descend chaque soir ces pages word dans le puits de son ordi car elle sait que l’on peut lire son courrier. Elle n’imprime surtout pas ses pages… En prison, on ne peut pas tout dire sur une lettre papier expédiée, surtout lorsque l’on est l’ennemi public comme elle…

"Number one", ce n’est pas moi qui l’appelle ainsi. Elle soutient qu’elle n’est qu’une meurtrière occasionnelle. Elle n’aurait jamais recommencé l’année suivante, j’en mets ma main d’écrivain au feu, ils n’ont pas voulu l’entendre à son procès. Le tueur de l’Est parisien n’avait pas l’intention d’arrêter lui, elle si, ça devait compter au procès, bon sang ! Néanmoins, elle reconnaît que ces jeux de filature étaient passionnants et qu’ils lui manqueront.

 

L’âme de la fanfare entame maintenant un morceau dépressif. Elle n’a pas à être certifiée pythie pour comprendre la situation. Elle embrasse du regard les visages de femmes présentes autour de la voiture, ce sont "les filles" qu’elle connaît. Il y a aussi sans doute des villageois, des enfants, quelques hommes, peu. Une bonne centaine de maîtresses : Lise, Candice, Gny, Marion, Élise, deux Aurélie, Laurence, Élodie, Marie, Élise. Elle ne se souvient pas de tous les prénoms… J’arrête ici les présentations, les choses se précipitent.

La voiture se fait secouer, Clotilde déclenche les vitres électriques de deux coups de doigt secs. Est-ce vraiment Clotilde[98] ?

 

 

Clotilde, la chèvre, pousse la louve hors de sa propre voiture, oui, de sa voiture. Elle l’évacue dans la foule qui sourit de tous ses yeux et dents éclairées. Là, je peux vous le dire, ça lui est revenu qu’elle avait supprimé neuf d’entre elles. Jusqu’ici ses meurtres artistiques ne la préoccupent pas plus qu’il ne faut, là, elle se dit : il y a anguille sous roche. Ils ne sont pas dans cet immense hall pour me faire une haie d’honneur… Eh bien si ! Elles forment une allée, elles se font face. Il a du y avoir des répétitions avec Anne scénographe se dit-elle subrepticement.

Une allée, Clotilde lui agrippe la main. La professeure des écoles chèvre l’entraîne en courant comme vers une allée de platanes meurtriers[99].

 

Je raconte et imagine à sa place, du coup je ne peux pas rapporter toutes ses sensations, je n’ai pas vécu cette situation, je ne suis pas Proust… Je me fie à son fichier de confidences.

 

La proficide commence par avoir des sueurs froides suintantes.

Elle n’a pas tué pour souffrir de ses meurtres !

Ça, elle l’a écrit : « J’ai pas œuvré pour souffrir. » Noir sur blanc.

Et là, elle se sent coincé dans une nasse, une souricière. Elle n’avait pas prévu de se faire cueillir ainsi. Elle n’avait d’ailleurs rien prévu… Ceci dit elle préfère cette manière que bêtement, le matin aux aurores, une estafette de flics devant chez elle qui l’embarque au saut du lit.

Ça aussi elle l’écrit. « Une estafette, non ! »

Je vous rappelle qu’elle vient de jouir à s’en décrocher la mâchoire, ça ne s’oublie pas comme ça en relevant fièrement la tête sous cette haie de bras levés qui oscillent comme le chœur du Palais Garnier pour un opéra de Verdi. De plus, elles chantent ou plutôt gémissent comme le vent:

« Elle a assassiné, elle a offensé, elle connaissait la salle de cours[100]. »

Ah, cet agréable tuilage de voix féminines !… Genre ondes sur la peau d’une baleine échouée. Entendre cette vérité la récompense. Elles sont toutes là, lalala. Bon, elle aurait préféré qu’elles soient lalala pour lui dire :

« On t’aime fort, lui faire des cœurs avec les doigts. »

Bien sûr, cela aurait été préférable, cette haie d’honneur c’est la classe, tellement plus mémorable qu’une arrestation au petit matin.

 

« Il arrive menotté au 36 quai des Orfèvres. Il remonte l’escalier principal. Toute la Crim' est massée sur le côté des marches, fascinée de voir enfin le visage de celui qu’ils ont tant traqué. Une sorte de "haie d’honneur", que l’on voit dans la bande-annonce du film "L'affaire SK1", et qui choque encore aujourd’hui. J’avais envie de l’appeler "la haie de l’horreur", parce qu’à chaque marche défilait une fille, une des victimes de Guy Georges.[101]"

 

 

 

 

La cellule du shérif

 

 

Une haie d’honneur !

L’artiste en rêvait.

Pour son mariage, les huit pompiers du village en habits dépareillés étaient au garde à vous. Alignés en dents de scie, l’intention était louable, la mariée ne se moqua pas, elle espérait mieux.

Ce soir, à droite et à gauche, vingt mètres de têtes de femmes plus ou moins connues guident le duo vers une estrade qu’elles ne peuvent pas encore comprendre…

 

Ici, j’en appelle à Caroll… Au secours ! Je parle à Lewis Caroll ! J’ai suivi le lapin blanc jusqu’ici que peut-il arriver à ce couple incongru, dis-moi ? Aide-moi grand Lewis !

 

Clotilde lui lâche la main et s’éclipse.

Sans politesse, la proficide se retrouve les quatre fers en l’air. Elle n’a plus l’esprit enjoué de la tueuse dilettante qu’elle avait été jusqu’ici…

Ensuite…

Re-panne sèche d’idée géniale…

Je jette un œil désespéré vers un petit tas de feuillets à ma gauche. Quelques repros d’œuvres d’art gisent là par ennui. La première image se tait, la deuxième tourne les talons, la troisième me fait rire…

Un shérif pourrait la tirer de là au dernier moment et la protéger dans la cellule qui jouxterait son bureau.

Ainsi, elle pourrait s’endormir sur la paillasse en espérant que les coquins de dehors, hors d’eux, ne dégotent pas quatre chevaux flegmatiques prêts à désosser les cinq barreaux extérieurs de sa cellule protectrice… La libérer pour la lapider avec enthousiasme pendant que le shérif ronronnerait sur le devoir accompli, les pieds sur le bureau, le trousseau de clés à la ceinture et le pistolet indolent sur le ventre, fier d’avoir subtilisé une vie précieuse à la horde de hyènes dont il est le représentant de la loi d’État[102].

Dans sa cellule définitive qui n’est pas celle de ce western le temps s’égrène long et large. Le matelas est rembourré, les draps brodés sont propres, rapiécés, c’est un plaisir pour elle d’écrire assise appuyée au mur, l’oreiller famélique et ses deux polaires dans le dos, pas de codétenue pour la distraire. Des voisines qui tapent aux murs. Meurtrières, elles aussi mais pas plus de deux chacune, des mâles… Leurs maris peuvent être sous les massifs de dahlias ou sous d’autres fleurs à racines profondes.

Les meurtres de notre artiste n’ont rien à voir avec ces petits faits divers !

Les tueuses de son envergure ne courent pas les rues. Et puis, la plupart du temps, les seriales killeuses sont des mères de famille qui étouffent leurs enfants ou des infirmières qui profitent de la situation[103].

Notre prisonnière commence à admettre progressivement l’appellation "meurtrière", ça n’a pas été simple.


 

 

 

La Sixtine

 

 

 

La murderess est menottée…

Et chevillée mais pas de shérif en vue. La haie d’honneur est derrière elle. On s’affaire autour d’elle. Elles sont venues, elles sont toutes là, elle va mourir la nana… Elles la transportent et l’installent sur une table de ping-pong sans le filet central, en croix. Un bandeau sur les yeux. La table branle.

Un silence de studios de l’IRCAM[104] s’ensuit.

Elle sent bien que sa vie se compromet.

Lorsqu’elle tricotait bien au chaud des chandails, futurs cadeaux de Noël 2017, à peine trois meurtres, jamais elle ne se serait imaginée être alpaguée de cette manière. Elle prévoyait de partir en Corse en juillet chez des amis.

Ça sent le crottin de cheval ! On entend des hennissements au loin…

Ils ne vont pas la hisser sur un cheval les yeux bandés pour un petit tour de manège ? Elle échafaude quelques scénarios noirs. Elle comprend que la foule puisse être en pétard et qu’elle a besoin d’une grande fête macabre pour repartir apaisée.

 

La murderess plaquée énergiquement le dos sur la table vert tableau d’école attend la fin du film. Elles la maintiennent, à huit, deux par membre, on lui enlève le bandeau bleu, bleu Air France. Une seule maîtresse reste debout immobile.

La suppliciée distingue des ombres, des formes, l’image n’est pas circonscrite puisque le plafond n’est pas régulier. Elle s’habitue à la lumière, le temps s’allonge. Ce fatras de lumières au plafond ressemble à une image de chambre claire qui se complexifie. L’image fouille entre les poutres métalliques. L’attachée est toujours habillée, elle n’en était pas certaine. Sa situation lui fait perdre le chrono et la sensation de son enveloppe organique.

Impossible de vérifier tout à la fois mais il lui semble qu’on ne la touche pas. En haut, l’image devient identifiable : le Christ en Majesté, très musclé, la Vierge à sa gauche, des torses, des cuisses, des pectoraux, une revue de body-building. Du bleu un peu partout, les personnages voltigent partout dans le ciel. Elle reconnaît le Jugement Dernier de Michel Ange. L’effet est grandiose, les personnages tressaillent, les fumigènes donnent cet effet. La coupable n’est pas anesthésiée, elle comprend la symbolique de leurs choix d’images.

Ça n’a rien de champêtre comme du Poussin[105] qu’elle préfère. Elle explore cette fresque céleste qu’elle n’a jamais observée en vrai à la Sixtine… Seulement le magnifique poster de Josiane dans sa salle d’histoire de l’art[106]. Toutes ces créatures sont trop musclées. Certaines affublées de leur instrument de torture, une roue de vélo, un grill pain, des palmes, des torches allumées, un couteau de cuisine, une moulinette, un fer à repasser, un économe à patate, un pistolet à gaufres[107]. L’image est magnifique mais elle n’a plus du tout la tête à leur fête.

 

Elles relient ses quatre bracelets à quatre cordes qu’elles fixent à quatre chevaux, deux blancs deux noirs. Elle a une vision à 180°. Elle a très peur… Elles lui imposent le requiem de Berlioz[108], quand les cuivres sont au maxi.

 

« Enfin on l’écartela. Cette dernière opération fut très longue, parce que les chevaux dont on se servait n’étaient pas accoutumés à tirer ; en sorte qu’au lieu de quatre, il en fallut mettre six ; et cela ne suffisait pas encore, on fut obligé pour démembrer les cuisses du malheureux, de lui couper les nerfs et de lui hacher les jointures… »

 

Pas de panique, il ne s’agit pas de notre artiste sorcière sans son balai ! Bien évidemment puisqu’elle est incarcérée, donc vivante. Je viens de citer un extrait de la gazette de 1757 qui commente la torture du régicide Damien.

 

Chapeau la mise en scène ! Maintenant on lui projette sa propre image filmée en direct là-haut, pas au ciel, sous le plafond en tôles grises.

Elle se reconnaît difficilement là-haut. Filmée, vue aérienne comme il est impossible qu’elle se voit réellement puisqu’elle ne peut pas bouger la tête, attachée en croix. Cette transmission en direct de la fête filmée au grand-angle est belle. On distingue les six chevaux, un à chaque bras et deux par jambes. Des chevaux de traits remarquables, pommelés, de solides gaillards, les conductrices habillées de rouges avec des chapeaux à crêtes et à turban. Elles chevauchent fièrement ces forces vives. Elles sont quatre avec des fouets et ne s’en privent pas. La suppliciée se voit crier, ça l’étonne à peine, il y a de quoi crier.

 

Elles l’ont accoutrée d’une étrange manière, elle ne porte plus son pantalon, ni son jogging rose à capuche et sa gabardine a disparu.

Les chevaux tirent plus forts, la diablesse est en ixsse, ça tire plus à droite qu’à gauche mais ce n’est pas insupportable. C’est sa jambe gauche qui grimace un peu mais pas autant qu’elle pourrait s’y attendre.

Dans sa situation, elle doit s’attendre à souffrir beaucoup, non ? Eh bien, pas elle, elle n’est pourtant pas habituée à la douleur. La douleur, c’est autrement plus douloureux, une sensation que l’on découvre exceptionnellement.

Se faire écarteler… Si on te demande : « Est-ce que ça fait mal un écartèlement ? » Tu réponds : « Oui à perdre conscience tant ça doit être dingue de se faire séparer en cinq morceaux, en comptant le tronc et thorax qui ne font qu’un. »

Les yeux rivés au plafond, elle remarque horrifiée que ses coutures de vêtements commencent à lâcher, aux aisselles, aux aines. Tout cède, ça gicle de partout, des filets de sang. Les chevaux sont surpris, ils n’ont plus d’effort à faire, ils ont fini leur boulot de trait. Ils trottent avec chacun leur morceau qui traîne au sol en laissant derrière eux une trace rouge vif.

Et elle ?

Elle est toujours vivante.

Elle en est certaine : « sans mes membres ? »

 

La confesseuse s’approche et lui dit à l’oreille :

« Célé tu es morte… »

 

Saperlipopette, le prénom de la meurtrière m’a échappé…

 

La vérité est que la confesseuse voit la suppliciée s’agiter et la mâchoire inférieure aller et venir comme si elle parlait. Deux ou trois maîtresses curieuses en relevant le tronc du corps pour le jeter sur le bûcher disent qu’elle est encore vivante. Les quatre membres détachés des cordages des chevaux sont jetés sur un bûcher en forme d’arc de triomphe préparé comme pour la Saint Jean. Le tout est recouvert de fagots, et le feu mis dans la paille mêlée à ce bois…

Encore pour le régicide.

 

Vivante, elle est persuadée être vivante… Si c’est ça la mort ? On saigne et hop quand il n’y en a plus dans l’enveloppe, hop, on n’est plus avec la foule en liesse.

Elles applaudissent. La mort serait-elle pire que la vie qui fout le camp ? Oui, si l’on reste témoin de la suite des événements, l’odeur, le trou. Déposée dans le trou, la terre sur le couvercle, les yeux sous le couvercle, les oreilles dans la caisse de résonance, la montre tic-tac… Jusqu’ici, elle pensait que c’est fini quand on est mort.

 

Et puis, les maîtresses se mettent toutes à rigoler.

Elles rient de concert comme après chaque nouvelle tirade de Fernandel : « Le coupable doit avoir la tête coupée. »

Elles s’approchent de ce qui reste de leur proie. Elles la touchent du bout des doigts et puis elles la portent en triomphe.

En triomphe !

Ses bras, ses jambes, tout est là. Elles l’ont bernée. Entière, la suppliciée comprend que les maîtresses lui ont projeté un film de fiction bien bricolé et synchronisé tip top… La proie se sent couillonne de s’être fait abuser comme une bleue bite lors de son exécution. Il n’y a que dans les films que la révocation de la sentence arrive au moment où on passe la corde au cou de l’innocent. Elle est dans ce cas !

À cet instant elle pense : « ça s’est une belle substitution d’exécution, les Djiadistes feraient bien de s’en inspirer pour leur propagande. »

 

Rappelle-toi, lorsque j’étais en panne sèche… J’ai jeté un coup œil désespéré vers un petit tas de feuillets à ma gauche, des repros d’œuvres d’art. La première image fermait les yeux, la deuxième détournait les yeux, la troisième se montre intéressée… C’est la peinture d’un peintre primitif Néerlandais pas très connu, Dirk Bouts le Vieux 1415-1475. Un plan presque aérien d’un jeune homme en perizonium[109] qui se fait écarteler par quatre chevaux. Je ne sais pas qui est ce martyr. Ma description de cette scène de martyr est partie de cette image…


 

 

La chèvre nue

 

 

Ok, les quatre gendarmes ont l’idée du piège suite à la lecture de Monsieur Séguin mais ça s’arrête là… Il faut rendre à Clotilde ce qui est de son piquet. C’est bien elle et elle seule qui attire la louve dans le lacs[110]. Pour être juste, c’est une œuvre d’équipe puisque toutes les maitresses répondent présent pour ce simulacre de lynchage. Elles organisent ce carnaval sans les quatre artistes en képi qu’elles envoient sur une fausse piste dans le Périgord au croisement de deux routes en plein milieu des champs de maïs[111].

 

Toute la France a pu voir à la télé et sur les réseaux sociaux le visage de cette "proficide" !

Chapeau bas à la facétieuse chèvre Clotilde. Une belle leurre qui s’est jetée dans la bagnole du loup et l’a ridiculisée la main dans le sac. Clotilde raconte aux médias, en se marrant à tous bouts de phrases :

« J’ai repéré la planque de ce personnage en imperméable et large chapeau tapi au volant de sa voiture depuis quelques jours toutes les fins d’après-midi devant l’école (rires). Elle crépite sa salive : l’arroseur arrosé. Il était là à m’observer et établir des plans, j’en étais certaine (rires). Ma fête est en juin, nous sommes fin mai, depuis novembre toutes les maîtresses, les médias et moi-même faisons le rapprochement entre la fête patronale et l’assassinat (rires). Ce n’est pas pour autant que l’on m’a assujetti un beau garde au corps musclé (rires). Voici comment ça s’est passé : Les gendarmes me convoquent à un rendez-vous sur le seul banc public du village pour ne pas attirer l’attention et surtout pas dans ma classe (rires). Ils sont en civil du dimanche.

On nous a dit que vous avez été une sorcière crédible devant vos élèves avec les honneurs des deux journaux. Accepteriez-vous d’être attachée à votre bureau pour attirer la bête humaine ?

J’ai pensé qu’ils blaguaient, pas du tout, ils prennent le conte aux pieds de la chèvre. Ça va pas la tête !

Ce cinglé me voulait en œuvre d’art compressée… Je l’ai su par la suite, un César[112] de chair et d’os et… Je devrais bêler, faire confiance et patienter ?

« Oui ! » En chœur pour donner plus de poids à leur intention.

Je réfléchis trois secondes : leur idée est bonne mais pas sous cette forme… Je leur rétorque avec l’aplomb d’un de leur supérieur :

« Ce n’est pas moi la suivante, la suivante est Sandrine la périgourdine d’adoption. Allez-y faites-en votre chèvre ! J’invente des détails crédibles sans hésiter. C’est urgent, dans quelques jours la meurtrière veut faire du boudin[113] de Sangdrine. »

Comme des daltons, ils prennent le premier bus de nuit à Neufchâteau. Bon débarras !

En séminaire avec les copines, nous élaborons le scénario : une punkette, vamp, désirable, croqueuse… Sa voiture Cheval de Troie. »

Ça ne pouvait être que moi… J’ai vite compris que c’était le rôle de ma vie. Ah, ah, ah ! »

 

… La suite : le baiser, la main entre les cuisses, les doigts profonds, la jouissance, les projecteurs, la fanfare des policiers. La reconstitution du Jugement dernier de Michel-Ange. L’écartèlement avec les quatre chevaux de trait pommelés[114], puis l’émiettement par contumace du corps dans les égouts de Rome.[115] Le synopsis est crayonné en vignettes par Nat qui a un bon coup de crayon de la gauche.

 

Lorsque les deux doigts de Clotilde comme deux suppositoires jumelés se fourrent sous l’entrejambe de l’assassine. Doigts bien beurrés[116], deux doigts peuvent s’enfiler n’importe où, homme ou femme. Les hommes sont obnubilés par leur anus. Le mot « Enculé » est dans la bouche de la plupart des mecs. Il ne se passe un jour à la télé dans une émission de variété ou ailleurs sans qu’un humoriste, amuseur ne le prononce en rigolant comme une baleine. Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec leur trou du cul[117] ?

Clotilde est persuadée que les hommes sont des femmes frustrées de ne pas avoir de vagin. Le plus souvent, ils se le cachent en lançant des vannes de faux homosexuels. Non, pas des homos refoulés, plutôt des femmes sans vagin… Ils rêvent d’être une femme au moins une fois pour voir comme au poker. Ok, se dit Clotilde, qu’il soit homme ou femme, je lui rentre dedans et profondément.

Pile ou face[118]. Ce fut face, une femme.

 

 

 

 

Ave Maria très pure !

 

 

 

Un filet de sang s’égoutte sous la chaise de Josiane qui donne une leçon de dessin à Clotilde. Le filet décrit une large courbe pour éviter la table de la salle à manger, traverse le salon en rasant les murs pour ne pas tacher les tapis, passe sous la porte close, sort sous la véranda embuée aux bégonias et poursuit sa route par le perron, sort dans la rue, tourne à angle droit devant la maison des voisins, puis un autre à gauche, prend un tournant à droite, longe la rue aux Turcs, descend des escaliers et remonte des parapets, prend le plus court chemin pour aller où[119] ?

Le sang de Josiane recouvrerait-il sa liberté ?

La proffe, serait une louve garou, une Dracula ?

J’y songe…

Sa vie de sang sortirait-elle hors d’elle-même en fin d’après-midi pour atteindre les classes des maîtresses ?

J’ai remarqué qu’elle perd les pédales à certains moments : elle répète en marmonnant à ses visiteuses que c’est elle qui a créé ces dix maîtresses de ses propres préceptes et qu’elle a le droit d’en faire ce que bon lui semble, mais de là à passer à l’acte !

 

La gentille créature du comte de Frankenstein n’a pas de conjointe. Elle supplie le Comte d’aller au cimetière, de glaner quelques beaux lambeaux divers et variés de femmes pour lui en rabouter une, peu importe qu’elle soit ou non canon. Le Comte dit non ! Il refuse de faire un doublon, il redoute les rejetons qu’engendreraient ces affreux.

Face à ce niet catégorique, la créature, bien intentionnée jusqu’ici, par dépit, par solitude, se déchaîne… Les gens effrayés s’enfuient quand ils la voient si moche et en colère comme Hulk. On est moche lorsque l’on pète les plombs. Franchement, on peut comprendre qu’il ait envie d’une copine pour jouer avec ses atours.

Josiane serait-elle atteinte du même tourment ?

 

Je crois pouvoir démêler l’affaire : les maîtresses ont chacune un conjoint ou une conjointe, ce qui contrarie notre proffe émérite depuis longtemps. Le contraire de ce qu’elles étaient pour elle lorsqu’elles étaient stagiaires célibataires et toutes à elle.

 

Oui, on peut l’excuser, comme la créature du comte mais, quant à occire les neuf filles par jalousie, il y a un abîme.

Notre vénérable proffe cacochyme sur son fauteuil ne peut pas commettre ces forfaits…

Toutefois, elle peut déléguer sa jalousie à deux mains gaillardes… Je n’y crois pas beaucoup.

 

 

 

 

 

 

Noirs et Blancs et Mecs et Meufs

 

 

 

Le tribunal est conçu pour que des générations de représentants du ministère public et d’avocats puissent sentir leur moral remonter en flèche en circulant dans l’antre de la justice.

Ici la justice sera rendue !

Au tribunal, le boulot des quatre enquêteurs exécuté dans les entrailles du Far West vosgien se transformera en un verdict propre de culpabilité. Un jury de douze hommes et femmes respectueux et diligents va, au nom de la loi se lever de conserve, et rendre le verdict à cette harpie malfaisante…

…Il est difficile de trouver un juré juste mais en trouver douze pour un jugement relève du miracle : des femmes et des hommes. Dans la machine judiciaire, le genre influence le jury !

Bien sûr, dans la vaste majorité des cas de violence se sont des crimes perpétrés par les hommes contre des femmes et le réservoir de jurés femmes possible ne dépasse pas 60 à 70 %. Les procureurs amènent presque toutes les affaires devant la cour avec la certitude que le crime sera considéré comme sexiste. La communauté féministe le sait bien, le service de police et du système pénal est sous domination masculine.

La proportion des femmes a augmenté, ok mais, il serait faux de penser que les jurys sont devenus plus cléments simplement parce que la proportion de femmes y a augmenté. La communauté féminine soupçonne le système judiciaire, c’est évident.

Les anciens du parquet confirment que les meilleurs jurys qu’ils ont rencontrés, étaient cent pour cent féminins… Les jurys les plus médiocres et indifférents étaient à majorité masculine. Mais, bien plus que le sexisme, ce qui paralyse le système des jurys populaire, c’est la télévision[120]

La plupart des gens qui entrent dans une salle de délibération n’ont pour connaissance sur les raffinements du crime que ce qu’ils ont glané sur un écran plasma de 60 pouces au moins.

C’est la télé, pas le procureur, pas l’avocat de la défense, pas les preuves, qui donne aux jurés leur état d’esprit.

La télévision entraîne le jury criminel vers une attente ridicule. Comme à la télé, les jurés veulent voir le meurtre, le voir dérouler sous leurs yeux, en vidéo cassette, au ralenti. Le minimum est de voir le coupable tomber à genoux à la barre en implorant pitié.

Le juré moyen veut des empreintes sur le revolver, des empreintes sur le couteau, des empreintes sur toutes les poignées de portes. Le juré veut voir des cheveux, des traces de pas et toute la technologie scientifique qu’il a aimée lors de redifs d’Hawai police d’état. Les jurés exigent un mobile, une raison, une signification à tous les meurtres de maîtresses, meurtres qui pourtant ont été prouvés.

Les jurés doivent être convaincus que c’est bien la bonne cliente qui a été arrêtée grâce à Clotilde pour les neuf meurtres artistiques. Ils veulent être convaincus que l’accusée est vraiment la créature malfaisante et que ça ne fait pas d’elles jurées, des vilaines pour l’avoir condamnée à mort neuf fois.

L’avocat de la défense - « Vous n’avez jamais retrouvé les neuf armes des neuf crimes ! Le jury va condamner ma cliente sans avoir vu les armes du crime. Vous voulez dire qu’il n’y a pas eu d’armes ! Dans Colombo, le revolver se trouve toujours dans l’armoire à liqueur derrière le vermouth.

Je parierai que personne n’a regardé derrière la bouteille de vermouth de Célestine ?

Votre honneur, je propose que nous ôtions les fers à cette pauvre enfant innocente et que nous la renvoyions à sa maison accueillante[121]. »

 

Son avocat n’a pas convaincu. "Elle" est incarcérée fin juin 2018.

"Elle" passe à la chaise, le 13 juillet 2026 !

 

Bon sang, qui est-ce "elle", "Célestine"?

 

 

 

 

 

Balai-arts

 

 

 

La profession de la meurtrière est dans ce chapeau, plié en deux.

La proficide est…

L’artiste est… l’ancienne agent de service de Professeure Josiane !

Inimaginable !

La femme qui faisait le ménage dans sa salle ! La trentaine en arrivant puis, vingt-cinq ans de balai art… Plus du tout motivée, enfin la retraite.

Ni les maîtresses, encore moins les gendarmes qui ont tant d’autres affaires à fouetter n’ont imaginé la double vie de cette femme d’entretien qui a jeté son balai aux orties il y a quelques années[122].

 

Moi, jamais sous ma plume je n’aurais imaginé que ça puisse être Célestine.  …

Quand j’y repense, j’ai soupçonné la professeure Josiane d’être une louve garou, un docteur Hyde… Un peu déçu tout de même, ça aurait été comparable à du Stephen King. La vieille demoiselle se déplace difficilement de son fauteuil à son lit, elle ne pouvait pas mettre au point cette dizaine de stratagèmes qui demandent de l’énergie. Avec un peu de surnaturel, c’était possible.

 

Alitson, franchement, j’ai pensé que c’était elle puisqu’on ne sait toujours pas laquelle des dix maîtresses elle est. Et pourquoi ne tient-elle pas à divulguer son prénom ? Un pseudonyme dans ce roman, pourquoi ?

Autant le dire tout de suite, pour peu de choses… Pour sa maman et son père, séparés, qui ne doivent pas savoir qu’elle écrit des romans érotiques et même un peu plus et vu de plus près, de très près… Des trucs qu’elle teste pour mieux en parler. Elle espère le grand prix du jury dans le milieu du porno avec ses écrits et non avec ses ébats. Elle est maîtresse en cours moyen, ça ne doit pas se savoir. Imagine si tout le village le colportait sous les portes cochères.

 

Bon, ça aurait pu être aussi le narrateur le criminel, ça se fait. Je dis oui mais j’en ai déjà zigouillé neuf pour rigoler dans ces pages, je ne crois pas pouvoir faire aussi bien pour de vrai… Autant rester sur de bonnes images.

 

Le balai, ça m’est venu comme ça sur la fin, un souffle. Je commençais à craindre de ne trouver personne au casting. Il me fallait repérer une femme qui gravitait autour de la proffe et des maîtresses. Elle était là, à la portée de ma pensée et je n’ai percé l’abricot mûr qu’à l’instant.

Je suis content ! Le plus difficile reste à faire : comment rendre plausible et réaliste cette histoire de balayage ?

 

 

 

 

XL, XXL

 

 

 

Célestine observe les étudiantes de l’institution. Elle est agréable avec toutes. Elle est la fille au balai, l’intime confidente des couloirs à l’écoute de leurs futilités de circonstance. Elles l’appellent Célé.

Josiane est immergée dans ses préparations, dans ses rangements et ne voit que ses élèves.

La jeune femme au balai n’a pas possibilité de perturber la proffe ancrée à son travail, elle fait quelques tentatives. Elle déboule quelquefois en cours, jette un oeil inquisiteur en traversant la grande salle pour chercher une bricole à nettoyer. Prétexte !

En fait, elle est souvent dans les pattes de Josiane… Qui ne s’en aperçoit pas.

Célestine s’est dissoute, c’est un fait établi.

 

Elle devient envieuse de la vie de ces futures maîtresses, de leur métier. Des filles qui n’auront jamais à torsader la serpillière dégoulinante, pas de manche à balai pour bavarder. À dire vrai, en étant attentif, il est possible de percevoir sa jalousie. Oh, des doses correctes de jalousie, pas d’overdose, le visage reste poupin mais tortillé de l’intérieur, ça se voit à une aile du nez frissonnante.

Peu d’étudiantes remarquent sa jalousie d’aile.

Josiane bien moins que les autres.

 

Les maîtresses qui pénètrent dans sa salle sont presque toutes parcourues par les arts plastiques, pas Célestine. Elle n’est pas artiste pour un seau, ya pas de doute là-dessus, elle n’est que la madame propre de la salle : j’essuie les vitres, au fond du café, je retourne les tabourets sur les tables pour donner plus d’aisance au balai, j’y vois un hérisson, j’ai rien d’autre à faire pour pouvoir rêver. Dans ce décor banal à pleurer, il me semble la voir arriver l’air émerveillé[123] et puis, je les remets sur pieds.

Josiane y tient, ça lui ficherait le cafard de voir des piquants de hérissons sur les tables à son arrivée le matin… Célestine veut sa considération, que nenni : sept fois trente tabourets multipliés par deux, en haut, en bas, 420 kilos pour commencer la journée, pour avoir sa grâce. Seulement pour cette salle, dans les autres salles elle laisse les hérissons !

 

« Tu me fais quoi Josiane aujourd’hui, ça sera sale demain matin ? »

« Du pastel à l’huile. »

Elle est heureuse quand Josiane lui annonce une séance de pastels gras.

« Tu leur diras que si des miettes tombent sur le sol. C’est pas grave. »

« M’enfin Célé tu sais qu’elles sont précautionneuses. Elles demanderont à leurs écoliers l’an prochain de ne pas en faire tomber. Si un bâton ou des pelures de pastels gras tombent au sol, ça arrive, elles ramassent. »

« J’aime bien quand il y en a beaucoup au sol… » Elle ne dit pas cette remarque à haute voix.

Elle aime passer du temps dans cette salle pendant que Josiane s’organise, prépare. Elles se parlent peu, quand Josiane lui parle elle ne la voit pas… Pour la proffe, Célestine n’est qu’un morceau du puzzle de la salle.

Dans le couloir, Célestine incite les filles à laisser tomber au sol des miettes de pastels, elles ne s’en privent pas.

Lors des séances de manipulation d’argile avec les étudiantes, elle est aux anges. Elle tire en longueur le ménage de la salle. Et aussi de longues pauses devant un des écrans de la salle, s’y égare, s’y complaît, c’est nouveau. C’est beau l’internet.

 

Célestine s’est progressivement aliénée à la proffe. Tous les ans un peu plus sans que Josiane s’en doute. Elle est comme un meuble à roulettes dans la salle, Josiane le sait. Elle ne voit pas poindre l’admiration de sa "femme de ménage". Elle ne s’intéresse pas à elle, seulement une coexistence diaphane.

Josiane se croit seule dans ce grand espace tapissé d’œuvres toutes catégories confondues, elle y reçoit ses étudiantes. Chaque année une fille sort du chapeau, Célestine redoute ce moment. L’élue se confie, de filles en anguilles elle devient naturellement la préférée de la professeure.

Josiane a un philtre sur les yeux, elle ne peut pas remarquer la noire jalousie de l’aile du nez de sa balayeuse.

 

Célé reste dans l’ombre.

Célé n’a pas la possibilité de couper l’herbe sous les yeux des maîtresses débutantes, elle ne doit pas secouer la branche sur laquelle elle est sise. Elle éponge sa jalousie rampante dans des mouchoirs en cellophane qu’elle enfouit dans la grosse poche kangourou de son tablier bleu clair à rayures blanches assez moche.

Célé habite l’ombre.

Lentement, elle engrange une rancœur en dents de requin scie. Elle bavarde et rit avec les filles, y compris avec la préférée de la proffe aveugle, c’est gonflé. Pas plus agréable avec la chouchoute mais, pas moins non plus, c’est son plan : Mata Hari.

 

Célé se terre dans l’ombre.

Balayer jusqu’à dix-sept heures peut être l’enfer pour elle. Le nez par-dessus le judas œil-de-bœuf de la porte, elle frémit en voyant les étudiantes se régaler d’argile, d’acrylique, de mine de graphite et d’autres agapes artistiques…

Avec ou sans balai, elle bave…

 

Cette femme ronde qui astique l’atelier d’arts plastiques en pince pour la proffe Josiane sans que cela se voie.

C’est inouï !

Sans jamais l’avouer à qui que ce soit de peur de ramasser une gamelle.

Je compare Célestine à une cocotte-minute, un furoncle prêt à éclater, une force de la nature.

XL, peut-être XXL depuis la retraite ?

Les tabourets de la salle étaient ses apéricubes. Elle déplace sa commode du salon seule, ce qu’elle fait tous les soirs. Elle la pousse devant sa porte qui n’a pas verrou sérieux : les rôdeurs. Elle se tient à ce rituel depuis que trois braqueurs corses en fuite ont défrayé la chronique en plein mois de janvier par moins 20. Cette cavale relayée toutes les heures sur les ondes lui a fichu les jetons. Bien sûr, elle ne supporterait pas l’architrave d’un temple grec mais elle est balèze et finalement, ce n’est pas étonnant qu’elle ait pu étouffer et recouvrir une maîtresse sous 200 kg d’argile à elle toute seule.

Le désœuvrement et sa mise hors circuit ont fabriqué sa haine, proche de l’amour si on les regarde comme un anneau de Möbius[124].

Le mari insignifiant de Célestine est mort sans suite de l’amiante ou du glyphosate ou des deux ou d’un cancer de la gorge, de plus il fumait en pyromane dans un abri de cigare en fibro ciment et entrepôt de désherbant.

Et puis leurs jumeaux overdosés par ses remontrances de mère casse coquilles s’éparpillent. De fil en épée, elle devient agressive, se brouille avec ses voisins pour une histoire de poubelles d’objets encombrants stockés présomptueusement sur l’extrême limite de son terrain à orties qu’elle n’entretient même pas.

« Tu deviens conne en devenant vieille ! » l’injurie sa voisine.

Et c’est vrai, elle le devient, elle ne s’en rendait pas compte. Ce camouflet de voisinage lui ouvre les yeux.

 

Depuis cette querelle, elle entame une profonde introspection spéléologique du ventre de sa mère. Elle ne retient plus sa langue qui se répand chez quelques amies de téléphone et lui montent le bourrichon en retour de bâton. Sa rancœur tourne en boucle avec du venin qui monte en épingle. C’est l’escalade. De là-haut elle déverse sa surabondance de jalousie obsessionnelle pour ses jeunes et belles rivales. Gerber toute cette charge quelque part avant de s’embringuer dans ce fol amour de saintes patronnes chrétiennes, sa vengeance différée. Elle a choisi, passer aux représailles. Ne jamais regretter, on doit toujours être contente de ce que l’on fait sinon, vaut mieux abroger.

Elle parle bien trop fort, elle postillonne, Josiane le sait, à l’époque, elle s’en contrefichait.

 

Célé attrape le taureau par les cornes et autres protubérances : elle plonge dans le l’art comme d’autres entrent en désordre. Ras le balai des intermédiaires qui donnent à l’envi leur avis perso sur ses tourments ! Elle se met à taper dans la moelle de pierre de Moselle qui est assez tendre, afin relativement, il faut tout de même de bons burins et de fines pointeroles affutées. Il en sort des formes biscornues qui se comprennent. Ces résultats désopilants et sa dépense énergétique la boostent. Et l’entraîne de fils en harpons à pratiquer le modelage de chair comme Camille Claudel… Qui devient sa sculptrice de référence et même sa modéliste ! Elles finissent toutes les deux bien perturbées[125].

Déjà, lorsqu’elle balayait en dilettante, Célé s’est mise furtivement à la sculpture, au modelage, à l’histoire de l’art, au dessin. Un décrassage, une certaine décontraction, un niveau à ne pas casser des briquettes, un premier palier ignoré de tout le monde puis stop.

Quelques années plus tard elle rr’ouvre la brèche arts. Cette fois elle casse une briquette, ses modelages ressemblent moins à des colombins en spirale. Son savon sculpté peut attirer l’attention d’une débutante. Sa peinture est faussement instinctive, il y a du Karel Appel[126] sur ses cartons. Et puis plus résolue, elle commence à copier toutes les sentences affichées régulièrement dans la salle d’art pla sur un carnet qu’elle nomme " Calepeint " Elle ne comprend pas toutes les réflexions, tant pis. Par exemple, celle-ci soulignée et rayée puis réécrite ailleurs en italique :

 

« Les arts, comme les sciences doivent leur naissance à nos vices : nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus » Jean-Jacques Rousseau.

 

C’est encore une velléité qui part en vrille en juin. Elle enterre tout dans le bac à sable du saut en longueur de l’école, sauf le carnet… Rien ne pousse.

Jusqu’à ce que…

 

…Quinze ans plus tard à la retraite, en 2016, elle s’y remet pour nuire.

Aménage sa grande cave voûtée éclairée par un petit soupirail… Peint les ténèbres[127].

Sculpte Pierre, Plâtre, Paul et Savon. 

Drague et épingles les artistes papillons, la nuit sur le net. Assimile leurs tics et leurs manies, ils en ont, tant mieux[128] !

Plagie.

« Les œuvres ne sont pas difficiles à faire, ce qui est difficile c’est de se mettre dans l’état de les faire. » Brancusi ! Calligraphiée en Égyptienne[129] monumentale dans l’atelier de la prof adulée. 

Devient habile, outrepasse sa  propre confiance…

N’est pas la meilleure. 

Copie les artistes !…

Ne pas pour autant la hisser au rang d’artiste qui crève le plafond de la décennie.

 

Pourquoi Célestine tenait tant à ses assassinats aux dates si symboliques ? Je me le demande.

Elle ne l’explique pas dans ces deux cahiers et le juge d’instruction au procès avait autre chose à foutre que de s’intéresser à cette tocade qui n’est pas le mobile des crimes.

Mon point de vue personnel est qu’elle avait besoin de repères, de tâches bien définies à exécuter. Une tranche par mois, un labeur d’artiste bien réparti, chaque crime en son temps, une belle organisation qui a payé. Alternance mensuelle : le repos, l’entraînement et l’action.

J’aurais moi aussi sans doute rythmé mon travail de cette manière, ce qui explique le point de vue personnel que je donne ici…

Peut-être est-ce en rapport avec ses cycles menstruels qu’elle n’a plus ? Va savoir ?

 

Et aussi, gamine, Célé a suivi une formation avec le prêtre, on ne dit pas le curé, c’est pourtant pareil, c’est plus respectueux… Le curé du village lui racontait les histoires émoustillantes des saintes martyres avec un talent de conteur rare. Il valorisait leurs hauts faits et leurs tortures pour les palmes[130]. Elle s’en est aussi bien imprégné qu’un cornichon dans son vinaigre, idem pour les trois cochons, le chaperon rouge, barbe bleue.

 

 

 


 

 

 

Chapitre qui recule

Où l’on renseigne sur le caractère abrupt de la meurtrière et l’on annonce qu’elle n’a pas la langue dans sa poche de tablier.

 

 

Le jour de l’arrivée de Célestine dans cette école universitaire est mémorable.

La responsable zélée la promène dans toute l’école du rez-de-chaussée au troisième étage, dans toutes les salles, elle souhaite la mettre immédiatement au courant de la besogne.

 

Oh elle ne perd pas son temps. Elle fait des remarques.

« C’que c’est grand cette fac, c’qu’il y en a de couloirs et de recoins. »

« Eh bien merci pour la tenir en état, faudrait quatre agents d’entretien qui n’y suffiraient pas. »

A chaque minute la responsable lui montre un truc, elle lui dit :

« Faudra bien faire attention à ces objets ma fille. C’est très important ça ma fille. C’est très rare ma fille. Ça coûte très cher ma fille. »

Ça énerve déjà Célestine.

« Elle pourrait pas m’appeler par mon prénom, au lieu de dire tout le temps ma fille par ci, ma fille par là sur ce ton de domination blessante qui décourage les meilleures volontés et met aussitôt tant de distance tant de haine entre nos supérieures et nous. »

Elle aimerait lui rétorquer « Oui, non, la petite mère ».

La responsable, Claudine n’a dans la bouche que ce mot « très cher ». Ça l’agace. Tout semble lui appartenir, même de pauvres objets de quatre sous :

« C’est très cher ! ».

On n’a pas idée où la vanité d’une vieille fille peut se nicher, si ça ne fait pas pitié.

Cerise sur le gâteau, elle lui explique le fonctionnement d’une lampe à pétrole, pareille d’ailleurs à toutes les autres lampes et elle lui apprend que cette lampe vaut très cher et qu’on ne peut la réparer qu’en Angleterre.

« Ayez en soin comme la prunelle de vos yeux. »

Elle a envie d’lui dire :

« Hé, dis donc la petite mère et ton pot de chambre est ce qu’il coûte très cher ? Et l’envoie-t-on à Londres quand il est fêlé ? »

Non là, vrai, Claudine en a du toupet, elle en fait du chichi pour peu de chose. C’est uniquement pour l’humilier pour l’épater.

Ce grand bâtiment n’est pas si bien qu’elle le croit, il n’y a pas de quoi être si fier. De l’extérieur, mon Dieu, il a l’air de quelque chose, mais à l’intérieur c’est triste, vieux branlant et ça sent le renfermé. Célestine ne comprend pas que l’on puisse étudier là-dedans.

Cette pingresse de gérante n’est pas habillée comme à Paris, elle manque de chic et ignore les grandes couturières elle retarde d’au moins dix ans sur la mode et quelle mode !

Quoique ça, elle ne serait pas mal si elle voulait, du moins, el’srait pas trop mal.

Son pire défaut est qu’elle n’éveille en vous aucune sympathie, qu’elle n’est femme en rien, même si elle a des traits réguliers des jolis cheveux naturellement châtains et une belle peau.

Célestine serait bien étonnée que Claudine soit portée sur la chose. Aux expressions de son visage aux gestes aux flexions raides de son corps on ne sent pas du tout l’amour et jamais le désir.

Cette responsable d’immeuble, vieille fille vierge, qui garde en toute sa personne, je ne sais quoi d’aigre de desséché, de momifié, ce qui est rare chez les blondes.

Elle se force pour être aimable, elle n’est sûrement pas à la coule comme des fois on en voit.

Célestine la toise comme très méchante très moucharde, très ronchonneuse, un sale caractère et un méchant cœur elle doit être sans cesse sur le dos de ses sous-fifres à les asticoter de toutes les manières :

« Savez-vous faire ceci, savez-vous faire cela ? »

Ou encore :

« Êtes-vous soigneuse, avez-vous beaucoup de mémoire ? Avez-vous beaucoup d’ordre ? »

Ça n’en finit pas :

« Êtes-vous très propre, moi je suis exigeante sur la propreté, je passe sur bien des choses mais sur la propreté je suis intraitable. »

Est-ce que Claudine la prend pour une fille de ferme une paysanne une bonne de province ? La propreté, oh Célestine la connaît cette rengaine, elles disent toutes ça… Et souvent quand on va au fond des choses quand on retourne leur jupe et qu’on fouille dans leurs linges… C’quelles sont sales quelques fois à vous soulever le cœur de dégoût ?

Célestine se marre toute seule en imaginant voir cette femme toute nue, ça doit être du joli.

 

Je suis incorrigible, j’ai encore repris et adapté un texte lu récemment[131], le hasard de mes lectures. C’est beau !

Le hic, c’est qu’il y a des anchronismes. Aujourd’hui, il n’y plus de lampe à pétrole et elle ne verra jamais les dessous de la responsable et puis, ses conditions de travail n’étaient pas aussi moches qu’elle le pressent dans son journal.

 

Célestine n’est pas vraiment fainéante, elle est rêveuse. La petite mère ne la supporte pas, elle la harcèle. Tant et tant qu’un jour, elle est prostrée, apeurée dans un placard à balais à astiquer machinalement une lampe à pétrole. La mégère essaye de la déloger, impossible, elle lui crie dessus pour la remettre au travail. Ça se finit à l’hôpital, un genre de burn-out. Jeanne Moreau[132] était plus futée que Célestine.

Elle s’en est remise, elle est repartie de plus belle à rêver, à s’abreuver de poésie visuelle indispensable.

Lorsqu’elle était à l’hôpital, aurait-elle pu imaginer que vingt ans après elle finirait ses beaux jours en centre de détention jusqu’à sa dernière retraite ?


 

 

 

« Écrire et dessiner sont identiques en leur fond. »

Paul Klee

 

 

 

 

Une amie détenue bien plus vieille qu’elle lui prend la tête :

« Tu aurais dû patienter encore une dizaine d’années avant de t’embarquer dans ta jalouse affaire de nettoyage. On fait moins d’années de prison quand on a 75 ans. Tu prends trente ans et tu en fais à peine dix. Je ne comprends pas pourquoi, il n’y a pas plus d’assassins sur le tard… »

« Oui, du coup, on profite moins de ses crimes. »

« Tu verras, tu oublieras tes neuf œuvres assez vite. La promiscuité, la jalousie d’ici te fait oublier ta vie de dehors. Il te restera tes rêves. »

 

Les premiers mois, elle n’oublie rien.

Ses pensées tourbillonnent : il y a onze femmes très présentes intra ciboulot dont elle-même et seulement dix chaises.

L’artiste criminelle veut s’expliquer avec les maîtresses en jouant aux chaises musicales. Les jurés n’ont pas compris. Il lui est difficile de se justifier en sachant que les filles n’ont pas envie de s’asseoir. Si les filles avaient pu toutes se tirer d’affaires, si elles avaient pu le raconter. N’en parlons plus. Il n’y a rien à faire. Plus sur terre, déjà assise.

Le chiendent de sa jalousie[133], c’est les habitudes qu’elle a prises. Elle cogite toute la journée et à force elle connaît toutes les combinaisons de chaise. Il y en a qu’elle préfère à d’autres. Elle chante, chante, s’arrête net. Elles s’assoient. Elle reste debout, encore perdue !

Elle connaît des tueuses, ici elle en côtoie, qui se feraient hacher plutôt que de laisser leurs victimes en vie si c’était à refaire. Elle, elle l’a fait volontiers, elle en a liquidé une par mois, neuf. Dix, elle aurait préféré puis arrêter.

Pour gagner les chaises, il faut de l’entraînement, elle n’en a pas, ces neuf filles s’entraînent dans ses lobes, elle ne fait pas le poids, elle se fait éliminer à chaque fois. Jeu mental absurde.

Le 13 juillet 2026, on la rase gratis… Le cou seulement.

 

Je ne fais que rapporter des pages de Célestine the murderess. Des extraits choisis dans les deux cahiers que j’ai récupérés[134].

Elle a aussi écrit quelques lettres à Josiane, voici la première.

 

« Professeure, ça t’intéresserait d’avoir les dessins de mes angoisses ? Je suis incarcérée depuis trois mois. Du lit au lavabo faut faire trois pas, dans l’autre sens pareil. Demain réveil à 7 heures, puis faut aller à la douche. Je me suis rasée la moitié gauche des cheveux au-dessus des oreilles, c’était interdit par le règlement, je ne l’ai su qu’après en avoir coupé la moitié, alors j’ai pas osé couper l’autre côté. Au fait, le soir je rêve que je mange du chocolat, je suis en manque, un besoin d’amour, de tendresse, il paraît que c’est ça que ça veut dire. J’arrive pas à écrire comme il faut, excuse-moi d’oublier des mots, je préfère dessiner qu’écrire, dans mon cœur il y a des barreaux, j’espère avoir une réponse de toi pour ne pas rester dans les oubliettes d’ici. L’avocat me dit que je suis irrécupérable pour la société, je suis oubliée et je supporte pas les ordres. À part ça, tout va mal et j’en ai marre, privée de liberté, je me rends compte comme elle m’est chère. La gamelle vient de passer. Je suis gelée, glacée, suicidaire jusqu’au fond des artères. La prison, c’est de la merde froide. Je n’imagine plus rien pour moi. Mes dessins si tu les voulais, j’aimerais bien.

Célestine rasée[135]. »

 

 

Le début au cachot a été difficile, c’est comme être loin du sein de sa mère. Passer le pas de la porte de la prison c’est déménager dans une ville hostile genre Métropolis, tout en bas.

Célestine s’est bien adaptée à sa cellule par la suite ! L’être humain s’ajuste à tout, c’est Jean-Paul à Ensisheim, 34 ans de placard qui le dit.

 

 

 

 

 

L’échappée belle

 

 

Le 14 novembre 2011 à 16 h 30, Christelle < Cricri.hulot@gmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Bonjour Josiane,

Je revis en effet à Mayotte ! Je sors des travers de la métropole : le stress, le paraître, les coups bas… Le syndicalisme y était pour beaucoup. Une expérience aigre de délégué syndicaliste !

Christelle. »

 

Sainte Christelle se fête le 27 juillet 2018. Notre Mahoraise n’avait rien à craindre puisque Célé devait prendre ses congés de tueuse en juin après Clotilde et aussi parce qu’elle habite vraiment trop loin.

 

Christelle répond dès le lendemain, la chaleur et l’humidité.

Je n’ai pas les réponses e-mails de Josiane.

 

« Quand je vois à quel point mes élèves sont résistants, insouciants, souriants,… Une belle leçon de vie ! De nombreux enfants n’ont pas accès au soin, pas d’hygiène…

Et ils s’en sortent toujours et avec une telle joie de vivre. Ici, je retrouve un réel plaisir à enseigner. J’ai le temps long de retrouver mes élèves pendant les vacances ! Cela faisait tellement longtemps que cela ne m’était pas arrivé…

Je me retrouve tellement plus dans les valeurs de cette société africaine ! Je porte un regard très sévère sur les mentalités de nombreux métropolitains présents ici sur cette île. Christelle. »

 

 

 

 

 

Les linceuls A3

 

 

Célé s’est ajustée à sa cellule.

Célé rumine et panse à la Chèvre. Elle la sait vivante et ça la feuillette et la caillette le bonnet de le savoir, elle avait dit 10.

Une plaisanterie d’un goût douteux au dénouement heureux, elle a honte de s’être fait piéger comme une glandue genre caméra cachée. En taule, elle repense souvent à cet écartèlement bidon. Elle se le passe en boucle dans la cellule… Pas de télé en continu, seulement un ordi, un crayon, des cahiers, ça lui laisse du temps, beaucoup de temps, jamais de trop.

 

Elle une envie lancinante d’assassiner Clotilde ici dans son cahier avant sa fin à elle. Elle hésite… Qu’est-ce qu’un crime de plus, passer de neuf à dix, elle ne risque pas plus ? On ne va pas la guillotiner avant l’heure pour autant.

Alors, elle sacrifie Clotilde ici sur cet autel de papier à la 204 ème page ! Ce n’est pas un meurtre, plutôt un simulacre, une illusion, par contumace. On ne va pas devant les assises parce qu’on a échafaudé un crime à l’encre. Tant que l’on n’est pas passé au sang figé, il n’y a pas mort d’homme.

Elle prend le risque de décrire sa préméditation. Elle décrit le plan de l’ultime mortelle œuvre d’art, la dixième… Concoctée depuis belle lurette, lors de ses sorties solitaires dans sa courette riquiqui. En automne le soleil n’y passe même pas.

 

… Célé arrive dans la classe, elle se présente comme technicienne de gérance pour la photocopieuse :

- Vous pouvez me donner votre code, je dois vérifier la machine.

-140726

-Merci, c’est bien cela.

-Pourriez-vous vous déshabiller ?

-Le code d’accord, mais me déshabiller, je ne vois pas le rapport.

- Il n’y en a pas. Je sais que ça ne vous pose pas de problème de vous mettre nue devant les élèves.

- Ça dépend quels élèves. Des élèves en école de dessin, oui, pas devant mes élèves primaires.

- Ils ne sont plus là.

- Êtes-vous une étudiante des beaux-Arts des cours du soir ? On me rémunère pour poser nue devant les étudiants. C’est de l’argent de poche dont j’ai besoin. Ce n’est pas avec mes 1 700 € que je vais aller à Malte cet été.

- Je veux bien vous payer.

- Alors, c’est quarante euros de l’heure, mais ce n’est pas le moment. J’ai fini ma journée, je suis exténuée, je veux rentrer chez moi, demain je reprends la classe de bonne heure.

C’est dans sa cellule, que Célé invente ce dialogue, elle n’est pas certaine que les échanges soient ceux-ci au moment voulu dans sa réalité filmique… Oui, elle pense déjà scénario.

- À poil et sous la photocopieuse !

Clotilde repère que la technicienne est très très déterminée. Elle a l’idée de lui proposer un café… Que la technicienne échange contre un thé vert.

- Vous prenez un sucre ? Elle espère gagner du temps pour parlementer et en savoir plus.

Elle pose sa tasse trop chaude sur la table attenante à la photocopieuse et lui fait quelques signes vifs et catégoriques qui signifient :

- À poil et hop sur la photocopieuse.

Célé est vraiment trop trop déterminée, elle hésite.

- Enlève le dessus et penche-toi sur le verre, les seins en premier pour commencer.

Pour info, lors de sa formation professionnelle, Clotilde s’est déjà photocopiée elle-même pour son plaisir et celui de son ami de l’époque qui n’est plus celui d’aujourd’hui qui a encore changé depuis l’épisode de la voiture, du manteau de fourrure, du doigt en profondeur… Il n’a pas supporté cette publicité.

Elle a donc déjà déposé tous ses atours sur la photocopieuse, par petits morceaux comme lorsqu’elle a laissé ses empreintes sur les assiettes de sable pour la proffe Josiane il y a une quinzaine d’années déjà.

Mais, ce soir, ce n’est pas pareil, une matrone à forte poitrine d’un âge avancé le lui ordonne.

Clotilde ne fait pas le rapprochement avec la bagnole et le hall illuminé : Célé humiliée, attachée devant les maîtresses avec le vidéoprojecteur en haut, le jugement dernier, l’écartèlement bidon…

J’étais moins rondouillarde en mai, ici on mange plutôt gras et je n’ai pas accès à la salle de muscu des mecs.

 

La technicienne Célestine ne tient pas à se démasquer, à lui rappeler cet épisode. Son béret enfoncé, son faux nez et sa caisse à outils en bois en main, elle est quelqu’un d’autre…

 

Qu’est-ce qu’on peut inventer quand on est en prison avec un clavier, seul à se faire chier en attendant le sommeil qui ne vient pas ! C’est sûr, Célé n’a rien fichu de physique de la journée, pas fatiguée du tout. Elle devient molle, sauf du ciboulot qui gamberge dans tous les sens comme une cellule cancéreuse. Comme si elle tirait sur un pétard garni.

 

… J’y crois pas, elle relève promptement des deux mains, pull, chemisier et soutien-gorge jusqu’au menton et laisse retomber ses deux belles pommes melon molles sur la vitre comme si s’eut été pour Fellini[136] en personne. J’appuie sur le champignon comme pour un jeu télé et la machine crache ses deux seins noir et blanc sertis de dentelles et aplatis en limace sur la vitre. C’est beau en A3 !

- Ça vous ça ?

- Magnifique, j’en veux d’autres.

 

Elle plaque son visage et ses longs cheveux[137] qui ont repoussé depuis l’affaire des deux doigts profonds.

 

Clotilde bluffe ou plutôt, elle s’exécute avec autant de zèle qu’elle en a eu à jouer la chèvre des gendarmes. Refuser les injonctions de Célé, c’est signer son arrêt cardiaque, elle le pressent.

Elles entament un bras de fer, un bras de charme. Clotilde n’est pas chétive, 58 kg. En face, 92, il n’y a pas rototo, elle résiste bien c’est tout.

Célé se retrouve avec un paquet de soixante-cinq photocopies noir et blanc dans les bras. Toutes les parties du corps nu y sont, y compris les deux fesses écrasées sur la vitre. Le ventre fait penser à une ventouse. Tous ses beaux quartiers sont en partie aplatis, forcément, la pesanteur les fait se plaquer sur le verre.

Sur la photocopieuse, elle recouvre à chaque passage ses morceaux de chairs d’un drap blanc plissé. Un suaire afin que le flash heurte un obstacle clair. Tous les clichés sont les morceaux puzzle d’un tombeau. C’est beau et énigmatique, pas très joyeux l’action est festive, elle va vite.

La grosse technicienne l’aide quand elle le peut. C’est difficile de taper "grosse" quand on parle de soi… Elle tape sur starter, recharge le compartiment à papier. Elles sont prises toutes les deux dans la folie de ce manège, c’est la photocopieuse qui leur impose le rythme.

Elles les étalent toutes au sol pour voir ? Deux compères de jeu qui s’affairent.

- Vous voulez en faire quoi ?

- Une œuvre unique, une très grande image. Je vais rassembler toutes les photocopies, les tapisser au plafond de ta classe en reconstituant les facettes des différents angles.

 

Célé pense à Gilbert & Georges, deux artistes anglais qui travaillent ensemble. Elles réfléchissent comme eux à une organisation : que garder, que couper, comment agencer ces belles images d’immobilisme.

Clotilde a oublié qu’elle avait un sweet home. Il est 22 heures la nuit tombe. Peu importe, elle est baignée de lumière artificielle.

 

« À ce moment de mon travail, Je préfère m’effacer devant cette héroïne du quotidien. Je veux la mettre en avant, c’est son travail. Je me mets dans l’ombre, l’anonymat me permet d’être libre. Toutes mes photocopies sont réalisées de manière sauvage au cours de cette opération commando imposée[138]. Célestine »

 

Maintenant, elles doivent tout maroufler au plafond avant demain matin… Célé en oublie de trucider Clotilde, ça lui revient par intermittence… Il sera toujours temps de le faire quand elles auront fini la Sixtine.

Colle de farine, pinceau, escabeau, elles encollent et collent, les copies qui se chevauchent plus ou moins.

C’est fini, ça leur plaît, mal à la nuque.

« À travailler tordu j’ai attrapé un goitre
Comme l’eau en procure aux chats de Lombardie
(À moins que ce ne soit de quelque autre pays).

Célestine[139] »

 

Clotilde nue éclatée en feuillets au plafond. Grosse mosaïque d’un beau corps démantibulé en morceaux assimilé par la photocopieuse.

Célé est la maîtresse du jeu, elle ne veut pas laisser l’initiative à Clotilde comme dans le garage.

Elle enlève son béret et son faux nez : la vengeance est un collage qui se fait à deux mais elle veut l’apprécier seule. Alors Célé l’éteint comme une lampe à pétrole. Clotilde n’a plus rien pour penser.

 

 

Le 30 juillet 2007 à 04 h 30, Clotilde < tildeguerre @hotmail.com > a écrit à Josiane < josianekub2@hotmail.fr > :

 

« Je vous montre là un pot de confiture tout à fait exceptionnelle, une confiture d’arc-en-ciel !

Ho !

Cette confiture n’est pas bonne pour notre estomac, elle est bonne pour le plaisir des yeux !

Et si on commençait notre collection de confitures !

Hoo !

Les enfants trouvent des idées de confitures tout en parlant entre eux, je leur présente aussi des techniques artistiques et des d’artistes, Annette Messager le photographe Jim Golden.

Hooo !

Comment réaliser les confitures de rêves ? On rassemble des matériaux pour avoir le choix.

Hoooo !

De pot en pot notre collection a pris de l’ampleur : confiture d’automne, confiture de lumière, confiture de chiffres, de nuages, de cœurs, confiture de neige, de bisous, de mer, confiture de secrets.

Hooooo !

Clotilde. »


 

 

 

70080 heures

 

 

 

Célé sait qu’elle passe à la chaise musicale en 2026, le 14 juillet très exactement, vers six heures du mat. Elle se tient à cet horaire. Le temps sonnant et trébuchant qu’il lui reste à respirer l’air cellulaire d’ici ou de là est de 70 080 heures au moment où elle écrit. Elle l’a calculé en heures de façon à ce que le nombre soit pesant. Elle en a déjà écoulé 17 520 dans sa cellule.

L’artiste incarcérée a commencé à écrire au pinceau fin et en rouge le chiffre 00001 pour la première heure de son incarcération…

Je n’ai eu cette bonne idée obsessionnelle de décompte seulement deux mois après mon incarcération quand mes chevaux pommelés[140] ont commencé à tirer.

Elle a eu l’idée entière après s’être faite la coupe de moitié…

Elle calligraphie ce premier nombre tout en bas du mur de sa cellule et elle monte progressivement en spirale sur les quatre murs. Elle souhaite finir tout en haut le 14 juillet 2026 par le chiffre 70 080…

Si l’on lui laisse le temps de le peindre ? En juillet, il fait jour à 5h30.

Les murs se couvrent progressivement et alternativement de chiffres rouges et noirs, jours pairs et impairs. Aujourd’hui, 92 centimètres de haut environ comme si c’était le niveau de sa vie qui montait.

Toutes les douze heures elle ajoute une pointe de rouge dans le noir et une pointe de noir dans le rouge, homéopathique. Elle pense qu’à un moment donné l’effet sera intéressant[141].

C’est fou comme on peut se passionner quand on est dans un 6 mètres carrés ! Elle finira sa tapisserie lorsqu’elle quittera ce monde barbare de vengeance. Elle ne profitera pas longtemps de son canevas complet. Ce travail l’accapare un quart d’heure par jour. Ses surveillantes comprennent bien sa démarche[142] et cela les intéresse, elles entrent régulièrement regarder de très près sa calligraphie.

 

 


 

 

La chapelle ardente

 

 

 

 

Le quatuor de gendarmes perquisitionne chez Célestine Duchêne. La partie supérieure de la maison est sans surprise.

« La même chose que chez nous. »

Ils font cette réflexion à voix haute et se surprennent à le dire ensemble. C’est à croire qu’ils fréquentent la même chorale de village…

Mais alors la cave, fabuleux ! Ils s’éventent presque autant de leur découverte que se vante monsieur Chauvet de la grotte du Pont d’Arc.

Une expo majestueuse se préparait en sous-sol.

Célestine Dufrêne y a accroché une photo par œuvre d’art grandeur nature, presque deux mètres. De belles photos glacées tendues simplement par deux tiges haute et basse. Les photos flottent légèrement au moindre courant d’air, les filles semblent frissonner.

Madame Célestine Dumélèze a judicieusement choisi la photo qui indique au mieux son forfait menstruel artistique et criminel. Une image de qualité affiche le visage, le corps entier de la maîtresse. L’ensemble résonne comme une cérémonie en suspend. Ces neuf longues photos se regardent vers l’intérieur d’un ovale de quatre mètres de diamètre. Dix spots découpent neuf images et la toile blanche de l’absente, Clotilde. Une longue guirlande de leds clignote comme un circuit automobile qui part d’Émeline en septembre jusqu’à l’absente Clotilde y compris. La guirlande suit le contour de chaque photo passe à la suivante et fait le parcours entier en moins d’une minute, l’œil ne peut s’empêcher de suivre cette marge hypnotique de lumière rouge.

 

Les autorités sont embarrassées par cette curieuse installation que peu de gens peuvent apprécier. Le conseil des sages se regarde régulièrement en chiens de faïence, personne n’ose donner l’ordre de la détruire. Les quatre gendarmes qui ont la dent dure envers certaines œuvres contemporaines du musée d’Épinal ne se risquent pas à donner leur avis sur cet ex-voto déroutant.

La direction régionale artistique de Lorraine hésite à classer cette œuvre au Matrimoine Mondial du département. Un Malraux local à moustache, vains dieux, prend l’initiative de l’ouvrir au public malgré les réticences des parents proches des victimes. Notre moustachu argue que cette œuvre est une messe permanente aux défuntes, un chœur monotone qui saigne pour le souvenir. Un hommage ininterrompu contre l’oubli. Un mausolée au milieu de la figure de proue…

Les familles ne comprennent que les deux premiers arguments, la suite, non. Alors, les endeuillés autorisent la chapelle ardente et prennent l’habitude de venir y pleurer en mouchoirs brodés des initiales des artistes plagiés, les dimanches lorsqu’il fait trop chaud, la cave reste fraîche.

Le point faible de cette installation féerique est le sol jonché de saloperies en tous genres, tubes de peintures, pinceaux secs, revues saccagées, pages découpées, ersatz de repas, rognures d’ongles.

Il y a du Francis Bacon[143] dans le fatras au sol de l’artiste emprisonnée. Ce qui contraste avec les photos, les cimaises, l’éclairage, tout est si impeccable en hauteur, digne d’une prestigieuse exposition d’art contemporain d’été en caves de Champagne.

 

 

 

 

Une harpie au paradis

 

 

 

L’ultime paragraphe du deuxième cahier de Célestine :

 

« Non, je ne regrette rien, j’ai fait mon travail voilà tout. Si j’ai décidé d’écrire, c’est bien sans doute pour passer le temps et aussi, c’est possible pour éclaircir un ou deux points obscurs pour toi peut-être et pour moi-même. Je suis arrivée à l’âge de la retraite comme une femme vide avec seulement de l’amertume et une longue jalousie comme du sable fin qui crisse entre les dents. Je devine ta pensée, voilà une bien méchante femme te dis-tu, une femme mauvaise, bref, une sale femme sous tous les rapports qui devrait moisir en prison plutôt que de m’asséner sa philosophie confuse de balayeuse de salle d’arts plastiques.

Je ne plaide pas. Ce que j’ai fait, je l’ai fait en pleine connaissance de cause pensant qu’il y allait de mon devoir et qu’il était nécessaire que ce soit fait aussi désagréable et malheureux que ce fut. Je ne cherche pas à dire que je ne suis pas coupable de ce chapelet de meurtres. Je suis coupable, tu ne l’es pas, c’est bien. Tu devrais quand même te dire que ce que j’ai fait tu l’aurais fait aussi dans mon cas, avec peut-être moins de zèle mais peut-être aussi avec moins de désespoir. En tout cas d’une façon ou d’une autre. Je pense que tout le monde ou presque dans ces circonstances, fait ce que lui dicte sa nature profonde, comme la plupart, je n’ai pas demandé à devenir un assassin. Si je l’avais pu, j’aurais fait de la littérature. Écrire, si j’en avais eu le talent, mais malheureusement j’ai balayé, nettoyé. Quoi qu’il en soit j’aurais aimé ne vivre qu’au sein des choses belles et calmes des meilleures créations du vouloir humain.

Qui de sa propre volonté à part une folle choisit le meurtre ?

Si tu me juges comme criminelle, il y en a eu des centaines de milliers. Parmi eux comme parmi tous les humains, il y avait des femmes banales certes, mais aussi des femmes extraordinaires, des artistes, des femmes de culture, des névrosées, des lesbiennes, des femmes amoureuses de leur père que sais-je encore… Et pourquoi pas ? Moi aussi je vivais, j’ai un passé de balayeuse puis d’artiste !

Que je revendique !

Un passé riche dont je suis fière. Je ne travaille plus depuis quelques années et je me suis retrouvé au cœur de pensées affreuses et d’atrocités. Je n’ai pas changé, je suis toujours la même femme.

J’ai commencé à me métamorphoser quatre ans après le début de ma retraite sous la pression de mes ressassements. J’ai fini par déborder de mon cadre. Dire que s’il n’y avait pas eu ma jalousie j’en serai venu à ces extrémités, c’est impossible. Ce serait peut-être arrivé, peut-être non. Peut-être aurais-je trouvé une autre solution, on ne peut pas savoir. Descartes a écrit : « un ange en enfer vole dans son propre nuage de paradis » j’ai toujours pensé que l’inverse aussi devait être vrai qu’une harpie au paradis volerait aussi au sein de son propre nuage d’enfer. Mais, je ne pense pas être une furie. Pour mes dix meurtres, il y a toujours eu des raisons bonnes ou mauvaises, je ne sais pas, en tout cas des raisons humaines[144].

Humaines… »

 

Célestine roule ses deux cahiers souples dans une grosse bouteille, elle aplatit le plastique et passe la bouteille à travers les barreaux. Une ficelle la relie à sa main, elle fait un balancier, de plus en plus fort et hop la bouteille atterrit à l’extérieur du mur par-dessus les barbelés.

Sur les cahiers dessins roulés, les explications détaillées de toutes ses machineries artistiques. Elle ne se suicide pas ? Elle n’en a pas la moindre envie[145].

 

Rideau !


 

 

 

Où l’on surprend l’écrivain à penser à haute voix ce qu’il souhaiterait que l’on retienne de son roman.

 

 

 

Le gentilhomme écrivain occupé de ces idées a passé des jours et des nuits à se repaître de mots et de phrases. Cette continuelle écriture et le défaut de sommeil lui ont desséché la cervelle : l’écrivain a perdu le jugement. Sa pauvre tête n’est plus maintenant remplie que d’enchantements, de meurtres artistiques, de cartels d’amour, de tourments, et de toutes les folies qu’il a écrites dans ce livre[146].

 

Dans sa folie d’écriture, il a "balancé" deux grandes idées jumelées…

Comme l’escarpolette dans son élan, très haut en arrière et très haut en avant… Légère les cheveux au vent…

En avant, les meurtres sont comiques. En arrière, les meurtres de GG sont véridiques.

 

En avant, tout est factice sur papier recyclable ! On ne peut pas être ému par la mort de ces institutrices. En arrière, Ensisheim plombe la lecture, les cadavres existent, ils peuvent être déterrés pour preuve.

L’humour, l’absurdité, la légèreté de l’avant aseptise l’arrière.

 

En avant, le clavier gloutonne les maîtresses. En arrière, le couteau saigne les femmes… Y pensent-ils encore entre deux parties de cartes, entre trois promenades, entre quatre yeux ?

 

 

 

 

 

Deux épilogues[147]

 

 

Épilogue 1

 

Applaudissements mitigés et polis…

Lever grimaçant du lourd rideau rouge sang ourlet.

Les actrices reviennent en catimini sur la scène. Elles sautillent et se tiennent par la main.

Émilie de septembre a enfilé une robe feuillage. Mathilde de mars est encore barbouillée d’argile craquelée, du chocolat autour de la bouche, Béatrice de février a préféré rester encrée de ses couleurs vives séchées, Clotilde chèvre de juin a une longue épée qui lui traverse le corps, ça la fait claudiquer. Les autres filles sont en grenouillère, en porte-jarretelles ou en robe bleues et chapeaux coloniaux, elles n’ont pas eu le temps de se rhabiller. Yéliz tient sur le ventre son globe terrestre en polystyrène.

Les revoici les facétieuses comédiennes d’écoles. Elles sont libérées, pas mécontentes que tout soit fini, le trac… Même pas mortes !

Josiane est au centre elle jette sa canne en l’air et enlève sa perruque poudrée. Waouh ! Les spectateurs comprennent, bon, c’était un secret de polichinelle, comprennent que l’auteur est Josiane…

Célestine, elle, reste dans sa prison de papier…

L’auteur, Josiane et Célestine ne font qu’un.

Il a toujours aimé les rôles de femmes. Déjà enfant, etc. c’est une autre histoire.

 

Elles rougissent toutes de modestie, sous les feux de TES deux spots couleur noisette… Ou bleus ?

Quelle est la couleur de tes yeux ? Je ne t’ai vue que de dos, tes longs cheveux comme une capuche.

Tu es au théâtre ! Elles existent en vrai mes maîtresses.

Ne te retourne pas encore, ne bouge pas, ne referme pas le livre, n’éteint pas ta liseuse, un courant d’air peut me faire disparaître…

J’ai toujours été derrière toi, je suis en corbeau.

Tout noir de pied en cap, j’étends les bras comme des ailes, tu ne me vois pas.

Ne sois pas effrayée.

Tu m’as lu jusqu’au bout.

Referme doucement l’opus et fais-le glisser vivement, comme une cowgirl de bar avec le verre, dans les westerns.

Maintenant tu peux te lever et te retourner… Lentement.

(J’espère que tu n’as pas triché… Je veux dire : avoir recherché cette dernière page sans avoir lu l’ensemble, pour voir, comme au poker, j’en serais fâché.)

Aie confiance en moi si tu m’as lu… Ce ne fut pas une corvée, n’est-ce pas ?

Tu es debout, retourne-toi maintenant, maintenant !

Je t’enlace de ma pèlerine noire.

Merci, sincèrement, merci de tout cœur pour m’avoir lu.

Merci.

Je t’aime.

Va et viens.

 

 

Épilogue 2

 

J’ai toujours été derrière toi, je suis encore beau.

Tout noir de pied en cape, j’étends les bras comme des ailes, tu ne me vois pas.

Ne sois pas effrayée.

Tu m’as lu jusqu’au bout.

Je t’attendais, tu es venue à moi par le chemin de mes mots disséminés.

Je ne t’ai pas dérangée. Je suis resté immobile comme un grand oiseau noir patient, derrière toi. Le petit courant d’air que tu as senti à certains moments, c’était moi, mon léger souffle, tu as réajusté plusieurs fois ton châle rouge de lecture.

J’ai une révélation à te faire, j’ai attendu, j’ai eu peur que tu refermes le chemin de ma main écrivaine.

J’ai déjà essuyé des échecs, neuf autres lectrices ont emprunté ce livre, elles se sont égarées, énervées et éloignées.

J’étais aussi derrières elles, j’ai espéré et j’ai souffert chaque fois que le livre s’est refermé… Ma cigarette allumée que j’ai écrasée dans le gras de ma cuisse. Neuf mégots, neuf endroits différents, toujours la cuisse.

J’ai une révélation à te faire. Tu devais faire tout le chemin, tu as musardé le long du chemin mais tu as fini par m’atteindre.

Referme doucement l’opus, décroise tes longues jambes comme une cowgirl de bar chez Tarentino.

Maintenant tu peux te lever et te retourner… Lentement.

(Tu n’as pas lu cette dernière page sans avoir lu l’ensemble, j’espère ? J’en serais attristé.)

Aie confiance en moi…

Tu es debout, retourne-toi et écoute-moi :

 

« - Voilà, je suis celui que tu attendais ! »

«- Non ? »

« - Si, si… »

« - Sans blague. »

« - Je suis, l’homme du livre, en live, celui que toute femme mariée qui commence par se lasser de son mari attend… »

« Vous plaisantez, je suis une femme comblée ! »

« - Je ne suis pas l’homme des livres, mais celui de ce livre, je suis là pour toi… Le soulier en verre, en vers, de vair, c’est la même finalité. Lui était fétichiste du pied, moi des mots et des phrases. Je n’ai pas écrit ces vers en prose pour être à tes pieds mais pour être debout derrière toi dans ma belle cape en velours et mon épée en érection, à poil… »

« - Tout ce temps, nu et droit comme un verre à pied derrière moi à attendre et pas un mot d’encouragement pour me faire accélérer ? »

«- L’érection est récente… Bien sûr que je t’ai appâté avec certains mots, des adjectifs de parfum, certains verbes en chocolat, des adverbes en vert, j’ai aussi mis du rouge mais pas trop, je me suis dit que la femme mariée que je dois absorber comme gobé n’aimerait pas lire du sang pour rien… Je n’ai tué personne avec du sang, pas de saleté dans ce roman, j’attends une femme propre au bout du chemin de mes mots. »

« - Je suis propre et c’est pas faux qu’il y a des jours où je me taperai bien un autre bonhomme que le mien, pour voir… Comme un cocker et ça ne me rendrait pas sale pour autant. »

« - Alors, va et vient sous ma pèlerine noire. »

« Non, viens sur mon lit, mon mari n’est pas là ce soir. »

 

 

Bien plus tard.

- Me reliras-tu ?  

- …  

- Une deuxième fois ? 

- Ch’ai pas…

 

 

 

 

 

Hérival[148] le vendredi[149] 24 décembre[150] 2018[151] à 11h37[152].

 

 

 

 

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Liseuse[153].

 

 

 

 



 

Text Box: « Je n’ai pas lu un récit policier, les meurtres en série sont trop loufoques et puis il n’y pas d’enquête... J’ai apprécié le roman pour ce qui en fait le sel : l’humour, la lecture d’un texte en construction, la réflexion sur l’inspiration et la découverte de l’imaginaire de Gilbert, nourri de références artistiques. » Joëlle.

« On peut entrer chez toi avec mauvaise humeur, on a malgré tout envie de savoir où tu vas nous conduire, et on sait par avance que ce n'est pas là où l’on veut. De toute façon, on ne peut croire à rien de précis. Il n'y a donc qu'à se laisser faire : c'est tout le mal que je souhaite à tes lecteurs. »
Florent. 

Herival en février 2019



[1] Qu’un lecteur me lise ? "J’préférerais pas." Bartle By de Melville.

[2] Pour les plus jeunes : Guy Georges est sans doute l’assassin le plus connu de France. Il est toujours en prison.

 

[3] Plusieurs lettres combinées les unes dans les autres forment un dessin qui devient la signature de certains artistes. Le monogramme est souvent stylisé, oyez la magnifique signature d’Albrecht Dürer, oyez celle de Toulouse Lautrec. Guy Georges n’a pas inventé le monogramme avec objets mais c’est génial de l’avoir utilisé pour ses œuvres.

 

[4] Cet humble Sicilien meurt pour l’amour et l’honneur dans les prés de l’ancien prieuré d’Hérival… Dans Cavalleria Rusticana pour être précis.

[5] « Mais, Seigneur, il doit déjà sentir mauvais ! » 

Ils ôtent la pierre. Jésus d'une voix autoritaire: « Lazare, sors ! » 

Les pieds et les mains liés de bandes, le visage enveloppé d'un linge, voilà t’y pas ki s’lève. Le Christ, sûr de lui, « Déliez-le, et laissez-le aller. »

Selon Saint Jean.

 

[6] Ce peintre sculpteur est un druide qui ne voit pas la nature comme nous. Ses couleurs sont les feuilles, les pétales, la terre, les branches, les galets. Conséquemment, ses œuvres ne restent pas longtemps, le vent, l’eau, le dégel les emportent. Andy démontre à ceux qui en doutent que la nature reste la plus étonnante des œuvres d’art, la madeleine du Land Art.

 

[7] Une chanson trop subtile pour un public de cons, a-t-on dit à Cora Vaucaire qui l’interprétait pour la première fois.

[8] Une œuvre pas si démesurée que l’emballage du Pont-Neuf à Paris ou le Reichstag à Berlin… Je rends à Man Ray ce qui est de Man Ray, en 1920, il enveloppe une machine à coudre ficelée dans une couverture, l’œuvre est perdue, il reste la photo. Il n’a fait qu’illustrer la phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre accidentelle, sur une table de dissection, d’une machine à coudre et d’un parapluie. »

[9] Lee est écrivain, il trouve sa femme au lit avec un de ses amis écrivains... Peu après, il la tue accidentellement... Les machines à écrire que Lee emploie sont des créatures vivantes ! L’une d’entre elles, une  Clark Nova, lui donne une mission... Pour prouver aux douaniers qu’il est bien écrivain, comme il l’affirme, il tue son ami d’une balle dans la tête...

 

[10] Onomatopée d’un couperet de guillotine. Mon écriture sera souvent silencieuse. Tu te débrouilles pour la suite. 

 

[11] Le papier couché est du papier à base de bois. Mouillé, au séchage il gondole. Si j’imprime ce bouquin sur vélin d’Arches, papiers chiffons, les pages reprendront leurs formes initiales après les larmes. Le vélin est chère, c’est le papier des aquarellistes.

 

[12] Beaucoup des meurtriers suspendent leurs années dans cette vieille prison alsacienne.

[13] Pouët, pouët : son agréable obtenu en appuyant avec le pouce et l’index des deux mains sur les deux poires du klaxon d’une bicyclette, sur les seins d’une femme qui y consent, etc. 

 

[14] Bacon repère le portrait d’Innocent X de Vélasquez dans un magazine et c’est un choc.  Il le reproduit, par série, assis dans un espace fermé suivant le modèle de l’espagnol du XVIIe. Le prélat semble être peint sur un rideau de scène. Dès la première variante de 1949, le pape crie, hurle... 

 

[15] Jean-Pierre Raynaud, s’enferme dans sa maison tout en carrelages blanc hôpital. Ses fenêtres sont des meurtrières, il vit avec une chauve-souris. Se retranche-il dans une citadelle ou se condamne-il à de la prison ? Un jour, l’artiste sort de son repliement et fait détruire sa maison. 1000 saladiers en inox contiennent les débris de sa maison... Une référence pour Josiane !

 

[16] Alitson sonne comme Watson. Sherlock existe grâce au « pauvre Watson ! » comme le présente Conan Doyle dans une interview quelques années avant sa mort. 

 

 

[17] Déjà marre d’écrire « Professeur des écoles ». Je dis « maîtresse », les enfants les appellent ainsi … J’ai hésité avec institutrices… Non, elles n’aiment  plus cette ancienne dénomination. C’est dégradant me dit Barbara, elle l’écrit dans un de ses imèles. 

 

[18] Cervantès rédige tous ses titres de chapitres de cette manière. J’ai modifié et ajouté quelques mots…

 

[19] Je prélève des fragments d’écritures des corps vivants de jeunes maîtresses, alors que le Comte de Frankenstein descend dans d’humides tombeaux pour choisir des lambeaux de cadavres et des os. Il confectionne la créature à coups d’aiguille.

Rodin pratique différemmentpas besoin d’os, seulement des morceaux de bois intégrés dans ses grands modelages en argile, pour la solidité de l’édifice, puis moulage en plâtre et enfin le bronze, pas de vie possible. 

Moi, mes maîtresses je les échafaude avec des mots.

[20] Je doute beaucoup de l’amour de Seguin pour sa biquette blanche : il l’attache à un pieu le soir pour attirer le loup… Ça aurait pu virer vilain. Aurait-il exigé cela de sa femme ? De sa maîtresse ?

 

[21] Accroche-toi si tu ne fréquentes pas les musées ! 

Dans la Crucifixion de Grünenwald, Saint Jean-Baptiste ne devrait pas figurer à la droite du Christ sanguinolent sur la croix, il est mort bien avant lui. Le peintre se fiche de cette unité de temps, il peint Jean-Baptiste un robuste gaillard en peau de bête qui tend l’index en désignant son copain en déconfiture et lui dit dans en phylactère rouge : « Il faut que tu grandisses et que moi je rapetisse… » Autrement dit : «Maintenant, je te laisse ma place. »

 

[22] Ça m’étonnerait bien que ce produit fasse effet si rapidement, mais bon, ce qui compte c’est qu’elle ne souffre pas à cause de sa mort.

[23] Leonard passe des couches de peinture très fines et progressives. Il ajoute le bleu de l’air dans ses couleurs au fur et à mesure de l’éloignement des plans. Le sfumato est cette ambiance légèrement floue qu’il obtient grâce à la peinture à l’huile qu’on vient récemment de tester.

[24]  Maîtresse Sandrine s’est arrangée d’une confidence d’Eugène Delacroix. 

 

[25] Les filles de la pub sont plus malignes… 

Elles ne portent pas de sous-vêtement la veille des shooting photos.

[26] Comme les filles photographiées par Helmut Newton à poil en haut talon, jambes légèrement écartées muscles bandés, les deux poings fermés sur le pubis, pas envie de rigoler.

[27] Il existe un film. Isabelle Huppert y est la juge.

[28] L’écrivain marche vite, il est harcelé par quelques personnes avant de s’engouffrer chez lui. Arrivé, sa femme l’engueule. Ainsi commence un film de Woody Allen. C’est le jour de la parution de son livre en librairie, Toutes lui reprochent leur immersion dans sa fiction, elles sont furax. 

« Bon sang mais ce n’est qu’un roman ! ». 

 

[29] … Un agité du bocal et des jambes, déjà suivi par pédopsy et d’autres de cette famille de spécialistes. Il tourne dans la classe, lèche les radiateurs mais est encore relativement attachant...Un autre est une chauve-souris, crache du feu comme un dragon et hurle dès qu'il voit une mouche, crise de panique devant un spectacle de marionnettes. Il se prend pour une pieuvre, se fait des croche-pieds, tombe, hurle encore, reste sur place, agonise...

J’arrive au meilleur: un fou furieux  qui m'étrangle les gamins, écrase les mains des petits, lacère le visage d'un petit bout qui passe, crache sur la maîtresse, tape sa mère… C'est pas vrai l'instit, moi, est une menteuse et une trop méchante maîtresse ! Il m’insulte quotidiennement. Je le signale à tous les services sociaux depuis septembre… Il a fallu que la grand-mère vienne m'agresser à Pâques dans ma classe pour qu'enfin ! ça bouge, ne rêvons pas: les parents l'ont retiré de l'école parce qu’on n'est vraiment trop, trop vilaines mes collègues et moi. Ce pauvre petit qui insulte même les parents des autres enfants....

Un autre môme  ne peut rencontrer sa mère qu'en centre fermé une fois par mois. Une gamine n'a plus le droit de s’approcher des hommes de la famille car attouchements sexuels avérés avec notifications du juge: s'ils approchent de l'école, appelez les gendarmes....

 

[30] « J’aimais la regarder, juste comme j’aime regarder les flammes danser dans une cheminée». Marcel Duchamp. Moi aussi, idem pur le ressac, les feuilles des arbres avec un léger vent, le reflet faseyant de la surface d’une fontaine sur un mur… 

 

[31] À Papeete en 1969, quelques jeunes Marquisiens découvrent la grande île et ses nouveautés, ils prennent les urinoirs pour des lavabos. Ils se brossent les dents à ces fontaines. Tu avais compris que c’est Marcel Duchamp qui a nommé son urinoir "Fontaine" en 1919.

 

[32] Pelle, roue, porte-bouteilles, moustaches LHOOQ, urinoir, ficelle et laiton, tous ces objets sont des facéties de Duchamp. Tout ce fatras autour du bureau n’est que ready-mades visibles à Pompidou Paris pour la plupart.

[33] Dans le célèbre collage ovale « Nature morte à la chaise cannée » 1912, Picasso fait un pochoir  avec ces trois lettres : JOU,  il laisse supposer que c’est « journal ». Il y a souvent les mêmes objets anodins sur les tables cubistes.

 

[34]Minimal-ART témoigne d’une incompréhension de la dialectique moderne de la peinture et de la sculpture... Puisque je ne comprends pas cette phrase, je donne ma définition : Ces purs et durs des années soixante-dix redoublent d’effort dans leurs réalisations afin que l’on n’y décèle pas la main de l’artiste. Ainsi l’œuvre ne doit rien à la subjectivité de l’artiste qui l’encombrerait d’une dimension affective ou anecdotique. On comprend mieux la décision de notre meurtrière : "j’touche pas à mon œuvre".

 

[35] « -Un livre que j'ai lu dans le cadre scolaire quand j'étais au collège! Je me rappelle avoir beaucoup apprécié l'histoire de ce livre. L'enquête est bien menée avec quelques touches d'humour, fort appréciable… Je le conseille. » Fanny.

 

[36] Encore Agatha.

[37] Le professeur Abélard meurt en 1142. Son élève préférée Héloïse meurt 20 ans plus tard. Abélard étend les bras pour recevoir son amour et les referme, la tenant ainsi embrassée.

[38] Extrait maquillé de Tristan pour Iseut par Thomas d’Angleterre.

[39] Quand  l’assiégée donne le signal au tambour et en sortant le drapeau blanc, elle bat la chamade pour avertir qu’elle veut parlementer. Ça tombe à pic, non ?

[40] Les effets doivent être retournés avant d’être pliés aux dimensions 25 cm sur 25 cm et alignés à la ficelle.

[41] Pour peindre avec plus de réalisme la carnation de la peau des naufragés et des morts sur son radeau, Géricault installe son atelier pas très loin de la morgue pour avoir des pièces, bras, têtes et jambes sous la main. Il en fait de très belles natures mortes.

[42] 1960 Psychose. La scène de la douche est un film dans le film. J’ai vu ce film pour la première fois à la télé chez une tante en 1971. Nous campions à proximité de chez elle, pour une nuit, en forêt. Imagine les deux gamins qui rejoignent leur tente vers minuit.

[43] Sainte Béatrice est une stakhanoviste, elle en fait beaucoup trop. Elle s'engage corps et âme pour les oubliés, c’est quelquefois pesant pour les autres. Les causes perdues  l’attirent. Elle  meurt au XIVe siècle dans sa chartreuse qu'elle a fait construire. Et paf, canonisée au XVIIe. Misère et dénuement jusqu'à la fin de ses jours, elle donnait tout. Notre Béatrice à nous disparaît le 13 février 2018. Le court-métrage de sa mort est sur Youtube.

 

[44] Les quatre pierres qui dépassent de sa façade s’appellent "les corbeaux". Ils portaient une marquise en charpente couverte d’ardoises.  Elle a préféré transformer cette surface couverte en une véranda bien agréable sous laquelle elle a tous ses bouquins, ses anciennes lettres, sa théière et ses pastels à gauche pour se souvenir. Jadis, elle croquait ses souvenirs. Sous la main droite, une réplique en carton d’un clavier tactile inutile puisqu’elle est gauchère. Il n’y a pas de surface disponible à bâbord. Tout cela n’a pas une grande importance, il faut bien le dire...

 

[45] C’est François Mauriac qui a écrit cette maxime… Pour être exact : « je veux bien mourir pour le peuple mais ne me demandez pas de vivre avec eux. »

[46]  Chanté par An Luu que je ne connais ni d’Eve ni de Marie. J’ai le souvenir d’une chanson écrite avant 1939,  et puis, non, ça date de 1988. Ça me surprend…

[47] C’est peut-être un indice, il y en aura d’autres. Garde bien à l’esprit les cailloux blancs que je dissémine. Tu ne peux pas encore deviner.

 

[48] Souviens-toi du Dracula de Murnau.

[49] Certains professeurs notent les copies ainsi. On se le disait sous notre blouse grise d’internes de lycée qui doutaient de la notation des profs. Les plus proches 20 et ensuite ça dégringole. Mathilde ne jette pas ses cahiers pour les corriger, elle les annote scrupuleusement au stylo rouge.

[50] Pas nue, habillée ! Je m’emporte…

[51] Nude or not nude ? Il faut choisir ! 

[52] C’est tout de même plus chouette que les seins soient nus. Un sein, écrit Renoir, c'est rond, c'est chaud. Si Dieu n'avait créé la gorge de la femme, je ne sais si j'aurais été peintre… Et moi artiste, lui répond la criminelle.

 

[53] Au Père Lachaise, le gisant extérieur en bronze de Victor Noir est verdâtre, seul son sexe qu’on devine sous le pantalon est rutilant. Les femmes qui viennent lui rendre visite caressent ou astiquent cette partie… Pour la fertilité ?

[54] Années soixante-dix. Il taille dans la pierre des corps déchiquetés et laisse les facettes violemment éclatées : « La sculpture est un combat, une lutte contre la matière. Il faut jouer des poings ». Dans la carrière Guillevic à Darney, Yves Humblot qui taille plutôt du végétal me fait penser à Dodeigne.

 

[55] Jen Lewis abandonne l'acrylique rouge sur toile pour l’encre de son entrejambe. « Mes œuvres abstraites doivent changer notre perception des règles et nous aider à nous débarrasser du dégoût qu'elles inspirent ». Une autre artiste regarde son sang menstruel sous un microscope et nous en rend compte par la peinture. L’artiste portugaise Joana Vasconcelos confectionne un immense lustre avec des tampax, 25000, ils seront refusés  pour  la Galerie des Glaces lors de son expo au Château de Versailles.

 

[56] Hitchcock, « La mort aux trousses »…. J’ai tout faux, je viens de regarder l’extrait, il n’y a pas de maïs vert, le carrefour est en plein désert, l’avion fonce plusieurs fois sur Gary Grant qui finit par se réfugier dans un champ de maïs tout sec. Les souvenirs trompent !

 

[57] Le mot “coquille” et presque le même que le mot “couille”, il ne manque que le “q”. Et c’est pour cette raison que les typographes désignent depuis 1723 leurs erreurs par "coquille". Pour une histoire d’oeufs, le mot couille est imprimé au lieu de coquille. Le typographe a oublié de placer la lettre maligne sur  son composteur. Le composteur est le porte-lettres mobiles en plomb dans lequel le typographe compose sa phrase en picorant un à un les caractères de sa casse. La « casse » c’est…etc, on n’en finit plus.

 

[58] Je n’impose à personne de lire mes opulentes notes, on peut s’en passer. Pas toujours… 

[59] Je n’ai jamais eu de règles alors j’invente et ça gêne maîtresse Anne qui a lu cette lettre pour avis. Elle précise : « Le tampax, ça ne donne pas grand-chose. Pour toi j’ai essayé avec une be-cup que je ne peux pas garder plus de quatre heures donc pas la nuit. Au début de mes règles j’ai rempli la moitié de la coupe en une heure ! C’est le bon matériel, j’en suis certaine. Ce truc est une coupe souple réutilisable en silicone médical biocompatible. C’est une protection hygiénique alternative. Elle s’insère dans le vagin et se déplie pour récupérer le flux menstruel. Je te joins la photo, ça me fait penser à un calice, le sang du Christ. Non ? »

 

[60] Pour la première fois ces deux scientifiques réussissent à arrêter le temps et le mouvement et voir l’invisible! Ils déclenchent des photos très rapprochées l’une de l’autre et ils analysent les clichés successifs de leurs personnages ou animaux ce que l’œil ne peut pas percevoir. Le cinéma n’existe pas en 1880, il va falloir attendre 1895 !

[61]  Dix morts. C’est le scénario du célèbre livre d’Agatha… « Les dix petits nègres. » Un meurtrier blabla mourir des victimes en live blabla, blabla, jette la bouteille avec l’explication blabla de toute sa machinerie, bla bla ... 

[62]  Lewis Caroll, lui-même reconnaît dans un de ses écrits qu’il n’a aucune idée de ce qui va advenir lorsque Alice glisse au fond du terrier du lapin blanc. «  Je me disais, qu’il y aurait bien quelque chose au fond du trou. Un lieu au fond duquel tout serait possible. Rencontres improbables. Hé hé, c’est plus difficile pour toi d’échafauder ton polar. » L Caroll

 

[63] C’est presque mot pour mot la fin de la lettre de Louis Destouches (Ferdinand Céline) à son éditeur Gallimard. Et il l’a eu son prix ! En 1932 avec son « Voyage au bout de la nuit. » 

Faut être sacrément prétentieux pour écrire cela comme accompagnement d’un manuscrit ou être assurément averti de son talent… 

De nos jours, c’est facile de savoir si votre roman vaut tripette, il y a un logiciel en ligne qui permet d’en avoir la plume nette. T’insère un paragraphe dans la machine et quelques secondes après, elle vomit que ton tapuscrit vaut d’être édité à compte d’auteur et sans doute obtenir un prix national. Bon tuyau trompetteur ! 

 

[64] Les smileys sont des cousins lointains des pictogrammes du disque de Phaistos. L’écriture indéchiffrée de la Crête antique. C’est super beau !

[65] Pour les nuls dont moi. Si j’appuie sur trois touches de piano en même temps, pas n’importe lesquelles, j’ai un accord particulier plus parfait que trois notes jouées l’une après l’autre. Notre musique occidentale se base sur cette superposition béton : depuis les dinosaures en passant par Bach jusqu’à Michaël Jackson. Les Arabes font autrement. Les chinois aussi me semble-t-il. « Ils font de la musique comme les chats miaulent… » Berlioz, si, si.

[66] Rappel : tous les imèles en italiques ont été adressés à la professeure Josiane qui travaillait auprès des stagiaires professeurs des écoles de 1997 à 2010. La mort de Valérie a donc lieu, dix ans après sa tragique inspection. 

 

[67] Il y en a même deux : L’esclave mourant et L’esclave rebelle. Tout en bas, dans une vaste salle voûtée avec une ribambelle de cadavres de pierres bien toniques qui laisse penser au spectateur qu’il n’est pas invité à la procession.

[68] Presque intégralement la dernière strophe d’un poème consacré à la Femme de Théophile Gauthier dans « Émaux et camées. »

 

[69] Ils ont été repérés dans les cendres et rendus concrets grâce à du plâtre injecté dans les creux des corps.

[70] Le pantographe fixé sur la masse à sculpter ressemble à un T inversé. Les bras du T servent à fixer l'instrument sur le modèle et en même temps sur la sculpture finale. Un long clou glisse dans un manchon avec vis de serrage. Ainsi le sculpteur peut creuser la masse jusqu'à atteindre la profondeur du modèle. T’as tout pour construire ce simple appareil, si tu es un homme !

[71] C’est le titre d’un tableau célèbre de Goya, il a peint aussi la « Maja habillée ». Le commanditaire par un système escamotable pouvait montrer l’une ou l’autre suivant la personne qui lui rendait visite.

[72] C’est le début culte d’un roman de Conan Doyle. Un peu bricolé…

[73] Encore plus ou moins le début de ce roman de Conan Doyle. 

 

[74] Je me suis un jour couchée sur le carrelage collant pour observer le dessous de son fauteuil : des stalactites de plusieurs centimètres, vert olive, ou roses délavé, gris souris, ses parfums préférés évaporés.

 

[75] Avec leurs loupes de plus en plus grosses, elles me font  penser à Harpo, un des Marx Brothers. Harpo est pris en flagrant délit de vol, il lève les bras, quelques pièces d’argenterie tombent de son manteau, il secoue, il secoue, et ça tombe toujours jusqu’à devenir une pyramide de couverts volés. Absurde !

[76]Lire bien plus de iii que cela, disons trente-six.

[77] Gabrielle et sa sœur nues se baignent à mi-corps dans une baignoire remplie de vin ou de lait pour leurs  vertus. Surtout pas de l’eau ! À la cour on fuyait l’eau qui transmet des maladies en ouvrant les pores de la peau. Germaine tient un téton de sa soeur entre le pouce et l’index. Une peinture bien aussi insolite que mon histoire.

 

[78] Plus tard j’ai eu de la batterie mais je n’ai pas trouvé sur le net.

[79] La Veuve noire est la toute première femme dotée de pouvoirs. Elle apparaît dans un comic book en 1940, un an à peine avant Wonder Woman ! Il y a plus de cinq milles super-héros Marvel. Marvel, c’est la maison d’édition.

 

 

[80] Jack Palmer est un détective de BD de choc et de catastrophe. Petillon, le dessinateur mort récemment, le ridiculise de cette manière.

 

[81]  Est-ce utile de préciser que je parle des Mobiles de Calder... Même le bébé en a un au-dessus de son berceau, pas si monumental bien sûr, que celui installé à la Défense Paris.

[82] … Et la bobinette cherra. Cette expression n’a pas de sens. Perrault l’invente et crée cette fermeture fantaisiste. En fait, le verbe "cherrer" signifierait exagérer. 

[83] "Liquider," oui puisqu’il se vide de son sang. Il avait planqué un tesson de verre dans sa cellule. Bravo Xenon alchimiste et médecin du XVIe qui pense trop librement pour cette époque.

[84] Rappel note page 14 : Francis Bacon a peint le portrait de l’Innocente Proffe d’après Vélasquez. Elle est assise dans sa véranda fermée suivant le modèle de l’espagnol du XVIIe. Josiane semble être peinte sur un rideau de scène. La papesse exulte, elle postillonne... 

[85] Ne pas prendre tout ce paragraphe comme argent comptant. Je me fais plaisir en ajoutant quelques nouvelles sculptures à l’immense œuvre de Picasso.

[86] Grâce à une expo sur l’Afrique il pense la sculpture en termes de vides. Il anticipe les recherches des constructivistes Russes.

[87] Suite de la note 37 : Pour avoir trahi l’église, Abélard est émasculé par deux sbires du chanoine, adieu sa carrière d’ecclésiastique, d’enseignant, de chair levée, bonjour la vie de moine. Sur le fil du rasoir Héloïse prend le voile, elle transforme l’amour en lien spirituel.

 

[88] Au cas où ? Ils sortent tous les deux du corps en saignant.

[89] En réalité, c’est Pline l’Ancien qui écrit toute cette litanie, à peine modifiée. Histoire naturelle livre sept. Les choses avancent, non ?

[90] La harpie se pose sur le tombeau, elle emporte l'âme de la morte dans ses serres en crottant pour s’alléger.

[91] Le type qui a écrit cette phrase a une barbiche de sous-officier, des chaussures noires, une veste zébrée et de  longs poils blancs qui dépassent de ses oreilles et lui font deux houppelandes… Qui-est-ce? 

Alphonse Daudet.

 

[92] Début à peine bricolé d’une  nouvelle « Les chiens, le désir et la mort » signée Vernon Sullivan… Autrement nommé, Boris Vian. 

[93] Toujours Boris Vian.

[94] Le sang chaud ne monte pas facilement quand le bras est levé...

[95] Oui, oui, c’est bien du tueur de l’est parisien dont il s’agit. En live sans sa signature : les deux mousquetons et le cadenas…

[96] En 1976 à la télé : « Bonsoir. La France a peur. Nous avons peur, et c'est un sentiment qu'il ne faut pas avoir parce qu’il débouche sur la soif d’une vengeance immédiate.»

« La France a peur ! » On ne retient que ce bout de phrase anxiogène : à mort ! Patrick Henry lui aussi réclame la mort de l’assassin: « Ceux qui ont tué le petit Philippe sont des salauds. Je suis pour l’application de la peine de mort ! » Lorsqu’il avoue enfin, la foule réclame sa mort, il a 24 ans« Je l’ai étranglé, je ne savais pas qu’en faire. » Badinter sauve sa tête.

Aujourd’hui en 2018 à 64 ans, il est mort. Tranquillement ? 40 ans de placard ! 

[97] Hé si, les titres sont authentiques, ces tableaux de Miro existent !

[98] Clotilde fut la stagiaire favorite de la professeure en 2008. La criminelle la connaît, elle ne l’avait pas revue depuis, enfin si, lors de ses filatures, sept fois. Ce soir, elle ne l’a pas reconnu : les lèvres noires, ses cheveux coupés si courts, son teint blafard trompe… La proffe a de très bons souvenirs de Clotilde qui datent de bien avant la véranda/cage Vélasquézienne :

Elles se donnaient rendez-vous pour un drink Place des Vosges certains vendredis après le travail. Clotilde lui rapportait la poésie de sa petite classe.

Et puis elles finissaient leur deuxième verre de bière sur le dos du mec avec qui Clotilde vivait à cette époque :

« Il ne veut pas me suivre aux expositions artistiques. C’est contrariant pour moi. »« Quitte-le, tu mérites bien mieux. » Ce qu’elle fit un an plus tard.

 

[99] Dans les années 60, les écrivains voient leurs bolides comme des félins, guépard, jaguar, Françoise «décoiffe les chagrins» en accélérant, Paul passe «plus de temps avec les voitures qu'avec les femmes». Albert s'écrase contre un platane ! Et pourtant il détestait la vitesse et trouvait «absurde» de mourir dans des draps de tôle froissée. Cinq ans avant c’était James au volant de sa Porsche.

 

[100] Indice !

[101] Citation réduite proche de ce qu’a déclaré Martine la responsable de la PJ. Avant 1978, l’année où elle sort major de sa promotion, une femme ne pouvait pas être à ce poste. En 1998, l’affaire GG lui permet de booster la police technique et scientifique : fichier d’empreintes génétiques pour toutes les personnes placées en garde à vue pour agression sexuelle. Une avancée capitale, dont elle est l’instigatrice.

 

 

[102] De mémoire. J’ai l’impression de m’inspirer d’une séquence du film d’Arthur Penn, « La poursuite impitoyable » puis je cherche sur internet pour m’en assurer : le shérif protège le fuyard d'une foule fanatique, qui n'a plus qu'une envie, terminer la fête du samedi soir par un lynchage...

Une scène qui pourrait arriver dans mes Vosges? Les gens deviennent vites lâches ou agressifs, parfois les deux à la fois. En caméra subjective,  le metteur en scène tord les visages: Brando est battu comme un chien, défiguré par les coups lors d'un passage à tabac insoutenable. La longue scène finale apocalyptique est désespérée (1966.)

 

[103] L'Ogresse de la Goutte d'Or est friande d'enfants. Elle est nourrice, ça lui est facile de trouver ses proies. Elle étrangle plusieurs enfants, soupçonnée, elle s’en sort. Elle retrouve du travail dans un hôpital pour enfant jusqu'au jour où elle est découverte en train d'étouffer le fils d’un aubergiste. Le rapport note que l'aubergiste a du la frapper à  trois reprises avant qu'elle ne lâche le petit corps sans vie. Que des enfants, j’te dis !

[104] Il y a des pics genre boîte d’œufs hérissés dans toutes les pièces, c’était nouveau il y a quarante ans. L’Institut de recherche et coordination, acoustique/musique est placé sous la fontaine Stravinsky à Beaubourg Pompidou Paris. Cette fontaine est en partie l’œuvre de Niki de Saint Phalle qu’aimait Sandra.

[105] « Les bergers d’Arcadie » du Louvre par exemple : des bergers, des arbres, des rochers, sympa, Nicolas truffe son tableau des détails allégoriques. Il hisse la peinture aussi haut que la poésie « ut pictora poesis », bravo ! Du coup, il paume les érudits de l’époque et nous encore plus aujourd’hui, bien sûr. 

 

[106] Indice !

[107] Dans la complainte du progrès de Boris Vian.

[108] Prends le temps de te mettre cette musique en mp3 entre les oreilles.

[109] Je parle du tissu blanc du Christ qui lui masque son zizi lorsqu’il est en croix. Tiens, j’ai appris hier qu’il existait 13 prépuces du Christ en reliques à divers endroits…

[110]  C’est le nœud coulant d’un piège. "Tomber dans le lacs" signifie "tomber dans un piège" et non "tomber à l'eau" qu’on écrit  "lac".

 

[111] Si tu as une mémoire de poisson rouge, retourne jeter un coup d’œil à la note numéro 56.

[112] Dois-je initier les débutants à l’art du vingtième ? Le festival de Cannes, les récompenses, le truc en or que tient en main Annie Girardot en pleurs en 1996, c’est un César.

 

[113] Années 1969, Michel Journiac, artiste du body-art fait du boudin avec son propre sang… Il distribue les tranches/hosties aux spectateurs. Avis perso d’auteur : c’est le mouvement artistique qui me pèse le plus sur l’estomac...

[114] Saint Hippolyte est frappé à coup de pierres. Puis, il est bastonné à coups de verges. Qui peut le mieux peut plus, il est écartelé par quatre chevaux qui tirent à force égale pour obtenir quatre morceaux corrects. Durant ce partage hypothétique son âme s’élève au ciel, maintenue par quatre magnifiques anges multicolores. C’est très beau !

 

[115] San Sébastian n’est pas mort de ses flèches. Il lui en faut toujours plus pour ébranler les esprits revêches, alors les archers le traînent dans les égouts de Rome pour le finir. J’ai chargé la mule en mélangeant les deux saints.

 

[116] En 1973, tout le monde comprenait en se référant au Dernier tango à Paris de Bertolucci… Qui a organisé le viol de Maria Schneider. Un scandale cette séquence... Sans doute autant que si je tournais la séquence de mon viol dans la bagnole, pour la circonstance, la sériale ne serait qu’une comédienne lambda.

[117]  L’affaire Théo d’Aulnay sous Bois et la matraque du policier enfoncée dans l’anus confirme une préoccupation majeure de l’homme frustre. Saint Antoine dans son désert craint la sodomie bien autant que les démons et les femmes nues. Les sodomites sont très présents dans « L’œuvre au noir » de Marguerite.

 

[118] Je n’ai pas essayé d’expérimenter et de vérifier en aveugle la faisabilité d’un tel geste de violence. Il aurait fallu des volontaires de sexes différents. Possible que dans la réalité, ce soit impossible de violer de cette manière assis(e) dans une voiture et dans le noir ? Une romancière m’a conseillé de m’en foutre… 

[119] Emprunté à « Cent ans de solitude », le chef-d’œuvre de Federico Garcia Marquez. J’ai seulement inversé toutes les phrases entre les virgules, ainsi le filet de sang s’éloigne alors que dans le bouquin il vient vers Ursula qui s’écrie : « Ave Maria Très-Pure ! » 

[120] Je pompe encore allègrement un écrivain célèbre. Et que je te taille au sécateur, et que je te  maquille...

J’ai gommé "Baltimore", c’est dans cette ville que se déroule le bouquin de David Simon « Une année au cœur du crime. » Partout j’ai remplacé "noir" par femme ou féminin et "blanc" par homme ou masculin. 

« Plus que la couleur de la peau, ce qui a paralysé le système des jurys populaire à Baltimore c’est un facteur qui transcende toutes les barrières raciales, la télévision. »

Et puis, comme d’habitude j’ai raccourci et arrangé la tirade pour que ça colle à peu près. Douze jurés, ça met la puce à l’oreille, en France il n’y en a que six à neuf à la Cour d’Assise.

 

[121] Jusqu’ici c’est encore le bouquin de David Simon « Une année au cœur du crime. »

[122] Il y a un indice page 16, je viens de l’insérer, je ne pouvais pas savoir avant.

[123] Piaf, au cas où… Quand on me lira encore dans un siècle et que l’on aura oublié Piaf, hein ? Alors je précise pour la postérité.

[124] Ma première lectrice cobaye a dû consulter Wikipédia, toi, ma deuxième, je t’offre l’info : l’anneau de möbius est un ruban qui n’a qu’une seule face, en principe un ruban possède deux faces, n’est-ce pas ?

[125] «(…) certifie que Mademoiselle Camille Claudel est atteinte de troubles très sérieux (…) qu'elle est absolument sale (…) qu'elle passe sa vie complètement renfermée dans son logement et privée d'air (…) qu’elle a toujours la terreur de la bande à Rodin, (la bande à Josiane pour Célestine) à cause du manque de soins et même parfois de nourriture (…) Et qu'il serait nécessaire de l'interner dans une maison de santé.» Docteur Michaux, Paris, le 7 mars 1913. Sa mère signe le certificat et s'arrange ensuite pour qu'elle n'ait ni visites ni lettres. «Mademoiselle Claudel ne dérange pas son lit. Elle couche avec une chemise et une camisole. Ne prend pas de position bizarre (...) Ne rêve pas tout haut. La durée du sommeil est de 7 heures. Ne se masturbe pas. Gâte pas au lit.»

[126] Un grand peintre du mouvement Cobra… Les trois mots qui caractérisent leur peinture : exubérance, humour, férocité.

[127] Un historien du XVIIe à qui on peut faire confiance, rapporte que le Caravage ne peint pas ses modèles à l’extérieur, "il les place dans une pièce sombre et les expose à une lumière haut placée." Autrement dit, il peint dans une cave éclairée par un soupirail ! La lumière jaillit des ténèbres, les contrastes sont brutaux. Célé, le sait.

[128] Rappel. Milieu de la page 54 : « les artistes ont leurs marques de fabrique, les rayures de Buren, les néons de Dan Flavin, les filaments de peinture de Pollock, les compressions de César, les accumulations d’Arman, etc. »

[129] Caractère typographique à empattements rectangulaires souvent utilisé pour les enseignes western dans Lucky Luke...

[130] En peinture tu reconnais les martyrs parce qu’ils ont une palme en main et non aux pieds. "Dans le ciel déjà la palme est préparée." Corneille. 

[131] Ai-je besoin de donner ma source littéraire ?   Octave Mirbeau.

[132] Dans le film (et le livre) « Journal d’une femme de chambre. »

 

[133] Encore « Les chiens, le désir et la mort » Boris Vian. La chaise, le chiendent de la jalousie… C’est lui. Il parle de la chaise électrique.

[134] À l’intérieur des cahiers de Josiane, il y a de nombreux dessins en couleurs, dans les marges,  pleine page, des arabesques, un peu dans l’esprit des dessins d’Alechinsky. Précisément, ceux commandés par Jack Lang pour son bureau de ministre rue de Valois.

 

[135]  La lettre est authentique, très décorée, il y a des petites notes en tous genres dans tous les sens. L’enveloppe surchargée est  entièrement peinte à la gouache.  C’est mon premier contact avec la prison. Par la suite, j’y ai travaillé 20 ans.

Une ancienne jeune élève qui s’est retrouvée en galère pour trafic et aussi grosse consommation d’héroïne. Elle en était imprégnée lorsqu’elle était étudiante, elle avait toujours les yeux injectés. J’ai caviardé sa lettre lorsqu’elle dit qu’elle n’a plus ses règles, puisque Célé ne peut plus les avoir… 

Qu’est-ce qu’il y a de vrai et de faux dans ce roman, pas facile de démêler l’écheveau ?

Puisque tu chemines vers la fin du roman, je peux te confirmer que les lettres de maîtresses sont souvent  authentiques, j’ai coupé, caricaturé leur façon de parler, c’est tout.

[136]  Je me marre en ajoutant à tout bout de champ des notes inutiles pour les lecteurs cultivés qui savent très bien que lors de ses castings, Fellini "recherche l’incarnation en chair et en os des personnages imaginés". Il multiplie les plans sur des poitrines généreuses qui nous renvoient sans doute à notre Maman ? 

 

[137] Toujours tenir compte du temps qui passe dans un roman. Les cheveux poussent d’au moins deux centimètres par mois.

 

[138] Mon œil ! Célestine ne peut pas écrire aussi bien, c’est une phrase de JR, l’artiste qui colle des photos géantes d’anonymes dans les favelas, les bidonvilles en banlieues. La rue est la plus grande galerie au monde, qu’il dit…

 

[139] Début d’un des sonnets écrits sur le plafond de la Sixtine par Michel-Ange. Heureusement pour nous qu’il n’a pas été que poète !

[140] L’écartèlement vidéo l’a carrément mise les quatre fers en l’air. Elle a voulu écrire ; "quand mes cheveux ont commencé  à repousser".

[141] L’artiste Roman Opalka écrit durant des années les chiffres en débutant de zéro, je crois ? Une idée artistique qui lui a permis d’accepter son existence. Il aurait aimé peindre l’infini.

 

[142] Le peintre Autrichien Hunderwasser a fait une action de ce genre lorsqu’il était élève dans son école d’art, une longue spirale qui grimpait, depuis, il est devenu le maître de la spirale colorée. Tout le monde l’aime bien. 

 

[143] « I feel at home here in this chaos because chaos suggests images to me. »  Un sacré bordel, un capharnaüm l’atelier de Francis Bacon à la Dublin City Gallery. « Du désordre, rien que du désordre, la condition même de la naissance de mes tableaux. » 

 

 

 

[144] As-tu reconnu le premier paragraphe (Toccata) de la première partie du livre « Les bienveillantes » de Jonathan Littell. Que j’ai singé bien sûr mais, si peu. Le moment où le narrateur  Maximilien revient sur son engagement auprès de nazis. C’est sinistre, dans l’air du temps, prix Goncourt 2006.

 

[145] Rappel de la note 69 : « Puis, il jette une bouteille à la mer avec l’explication détaillée de toute sa machinerie et il se suicide ». Dix morts. Cette phrase est tirée du livre d’Agatha… 

 

[146] Pioché dans Don Quichotte…

"Enfin notre gentilhomme, uniquement occupé de ces idées, passait les jours et les nuits à s'en repaître. Cette continuelle lecture et le défaut de sommeil lui desséchèrent la cervelle : il perdit le jugement. Sa pauvre tête n'était plus remplie que d'enchantements, de batailles, de cartels d'amour, de tourments, et de toutes les folies qu'il avait vues dans ses livres."

Redite : les titres fantasques de certains chapitres sont piratés chez cet illustre mégalo sympa.

 

[147] 47% préfèrent le premier épilogue, 53% préfèrent le deuxième, je laisse les deux mon éditrice choisira...

[148] Emplacement d’un ancien Prieuré détruit après la Révolution : 800 ans de prières et d’écarts. Un blog d’histoire est sur le net. J’y habite depuis 1971. Ce roman est mon cinquième, les quatre premiers sont des biopics. 

[149] …

[150] Noël !

[151] Cet écrit a un an pile poil. L’idée du roman, une suggestion de Césare. Vers où aller ? En mai, nulle part ! Gilles sceptique m’aiguille. Juin, Elise, Jibé et Danijela me conseillent. Gilles suggère encore. Automne, Renaud, Gny, Bernard, proposent. Début décembre, Gilles se tait. Seul, ce roman ne serait pas ce qu’il est.

[152] L’heure de la distribution des plateaux à Ensisheim.

[153] Cette peinture est de Jean-Jacques Henner, mort en 1905