mardi 29 septembre 2020

Le Baba (version 2020)


 Le Baba

L’avion.

J’atterris sur mes Vosges natales déboussolé.
Je marche quinze jours sur du coton.
En équilibre sur ce nuage instable j’achète les ruines du Prieuré d’Hérival.
Hérival, "Aspera Vallis" vallée âpre et stérile. Vers 1090, le moine Engibalde, accablé par les épreuves du siècle, gagna ce désert nommé Hérival.
Huit saisons que je n’ai pas revu la France ! Vosgien enchaîné au sombre paganisme germano-celtique : le brouillard, la forêt, l’eau glaciale. Je viens de vivre deux ans sous anesthésie à l’heure polynésienne paradisiaque.

Félix fait marquer un temps d’arrêt à sa jeep allemande.
Depuis l’étang: une carte postale ! à 300 mètres en amont un arc de triomphe balourd, frustre, incongru et disproportionné, campé au milieu d’une si petite vallée.
Unique vestige d’une civilisation monastique, ce monstrueux arc de triomphe appelé "Logis des Hôtes" s’impose. L’église, les bâtiments n’existent plus depuis la Révolution.
La vallée, une île déserte de quinze hectares de verdure ceinturée par un océan d’épicéas et de sapins.
Dans quelques jours, ce "Logis" sera bradé aux enchères, bougies soufflées, mise à prix 25000 francs... Je possède 50000 francs, 
glanées sur les essais nucléaires français. Une somme difficilement imaginable pour moi, à 23 ans en 1971.

Félix, mon ami d’enfance s’est enrôlé comme moi, il claque la porte de la Marine Nationale un an avant moi. Il est le cantonnier- fossoyeur-garde champêtre de notre village natal.
Ce qui lui permet de prospecter la région, de repérer les fermes isolées et de rédiger des comptes rendus, photographies à l’appui qu’il m’expédie à Tahiti. De mon paradis polynésien, je lui donne ma bénédiction. A vrai dire, je m’en fiche, je suis plus préoccupé par mon alunissage en Europe que par l’acquisition d’une vieille baraque. Mais je sous-estime l’importance du choix d’un lieu pour ma convalescence d’expatrié.

L’idée qui pousse Félix à acquérir une ferme retirée ? Sans doute les mêmes que celles du premier moine Engibalde d’Hérival qui s’est isolé pour échapper à son existence vacillante, XIè siècle : Félix souhaite forger ses outils, son pain, sa vie... à la Giono : des journées saines et primitives, c’est tout. La charrue tractée par la force lente et tranquille d’une paire de bœufs est l’une de ses images favorites. Brasser les grains de blé dans un tonneau de chêne, percevoir la graine ruisseler entre ses bras nus est la sensation la plus agréable qu’il puisse éprouver.

La jeep ronronne à l’arrêt. Félix déroule le phylactère de l’austère affichette de la mise en vente du Prieuré :
Six hectares de prairie, trois lots, deux grands bâtiments, pas d’électricité, deux kilomètres de chemin caillouteux en amont et en aval. C’est la distance qui sépare le Prieuré du monde.

Nous élaborons des projets, pourtant n’importe quel acheteur peut nous écraser. Félix brûle de l’encens pour le saint patron du négoce. Il a déjà participé à quelques ventes aux enchères: matériels, bibelots, vieux meubles, pas moi... Demain, nous allons jouer avec trois zéros de plus. Je dois le freiner, lui donner des bourrades quand la fièvre d’emporter l’enchère lui prend. C’est un enragé.

Notre principal rival est un riche agent immobilier, la cinquantaine, sclérose en plaques. Nous le portons dans son fauteuil roulant à la salle des ventes du premier étage, l’idée de le jeter par-dessus la balustrade nous traverse...

Un notaire, un maillet, trois courtes bougies.
A notre grande surprise le Prieuré stagne à son prix de mise en vente! Nous sommes les seuls intéressés... Propriétaires! Du coup, Félix veut acheter les quatre hectares attenants au Prieuré. La lutte est âpre. Les amateurs du lot se renvoient l’enchère qui passe de 3000 frs à 8500 frs. Félix l’emporte, mon pécule maigrit.

Cet ancien Prieuré semble s’être échoué ici dans les Vosges pour nous, le naufrage de la chance.
La vallée ressemble à celle de mon Pépère. Félix ne connait pas la ferme de mon grand-père.

Il cherchait une île déserte, Il a trouvé ce prieuré échoué ici dans les Vosges exprès pour nous, le naufrage de la chance. Je reviens en France, j’efface l’ardoise de la marine et je vais vivre dans ce trou oublié avec cet ami fureteur qui lui semble conscient de l’avenir de ses ambitions. Les miennes qui n’existent pas. Je suis balloté sur les flots en pleine brume.
2014 : trente cinq années de ce scénario un beau scénario pré-écrit. Je n’aurais pas aimé entrevoir le story-board en 
1971. Tout s’est aligné dans ma vie, pas toujours pour les personnes de mon proche entourage, je le déplore.

Je n’ai pas gouverné tout ce qui m’est arrivé, des coups de barre qui m’ont fait virer. On n’a voulu me pousser à la baille : notre communauté avortée, prof viré des beaux-arts de Marseille en 1989. Je n’étais pas seul à la passerelle. Bien que tout se soit aligné comme un mur de parpaings, aujourd’hui plus proche de la terra incognita que des côtes, tout s’effondrera.

Je suis un agnostique blindé. Ça m’a pris juste après avoir lu Sartre et Camus sur mon aviso escorteur en pleine mer, cinq ans après avoir été chef enfant de chœur, à la suite de mon frère Gérard.

Ma foi perdue ne me préoccupe pas, elle me rappelle les conversations que nous avions devant les feux de bois avec Félix après le catéchisme. Parler d’un dieu impossible me renvoie à cette époque du feu de bois et non à celle de ma mort que je mâchouille.

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Il s’est écoulé vingt six ans entre ces deux écritures noires et rouges : 1987-2014.
La typographie noire débute ma vie à 23 ans. Elle fut écrite en 1987. J’avais 43 ans.
Je suis Gilbert Villemin de 2014, je griffonne au stylo bille rouge dans les marges de ce texte en noir. J’ai 66 ans. Je suis alité à l’hôpital pour une opération de la prostate.

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Notre premier printemps à Hérival : 1971

Mais sommes tentés de pisser aux quatre coins de la propriété acquise mais, il nous faut attendre le départ des propriétaires, un frère et une sœur qui vont s’expatrier à contre coeur.
Les genêts sont en fleurs, nous parons la jeep de jaune d’or : grand pavois. Nous annonçons la bonne nouvelle à Monique, notre muse. Elle est radieuse et ravie de nous voir si heureux, nous prenons son ravissement pour un consentement.

Les jours suivants, nous ne rencontrons que des gens satisfaits de nous voir comblés. Notre bonheur est communicatif, nous parlons de notre paradis acquis pour une somme dérisoire. Par la suite que nous allons comprendre pourquoi personne n’en voulait.

Félix a rencontré Monique lors d’un mariage quelques mois avant mon retour du Pacifique. Il lui a souri toute la journée par pure admiration. Quelques mois plus tard, à mon tour je suis séduit par la grâce de cette jeune fille récemment bachelière inaccessible pour moi avec un BEPC au repêchage. Sa désinvolture gracieuse m’impressionne tant, que j’en ai moi aussi la mâchoire inférieure pétrifiée de sourire.

Lors d’un mariage auquel je n’ai pas pu assister – je suis à Papeete - mon ami me découvre la femme avec laquelle je vis toujours pour mon plus grand plaisir. Ce jour de mariage, il loue mes qualités à la pimpante Monique comme si c’eût été les siennes. Il décline le meilleur de moi pour profiter d’une superbe place de second. Le premier rôle est difficile à tenir, sentence-t-il régulièrement ! Il encense Poulidor qui doit sa popularité à sa constante deuxième place. Il m’offre la jeune fille sur un plateau, un honorifique présent pour mon retour. En fait, il n’a pas le choix, il a des préceptes de classe : Monique est une bourgeoise de village : un cheval, une voiture neuve, des terrains. Plutôt que de tout perdre, il la garde au chaud pour son ami tout aussi péquenot que lui, mais avec l’aura d’un beau peintre marin du Pacifique. Il doit exagérer car citadine va décrocher le bac, son niveau d’études nous impressionne.

Félix n’a aucune chance, il ne connait pas le point de vue de ma future belle-mère que j’ai apprends par la suite. Elle doute de son état psychiatrique. Il ne l’a jamais su ! Elle avait un préjugé tranché. Quelques années auparavant, le père de Félix, taciturne et affable, perd les pédales. Telle une cocotte-minute lasse de tenir la pression, il lâche toute la vapeur. Ça n’a pas été facile de le maîtriser physiquement. Il absorbe tant de médicaments « là-bas » qu’il revient à la maison fantôme au teint laiteux, aux muscles flasques. Ses vêtements amples épousent cette torpeur, son regard est dans le rien que rien ne fait ciller, je le regarde à la dérobée. Serait-ce héréditaire ? C’est ce que pensent ma belle-mère et beaucoup de villageois.

Le fantôme meurt quelques mois après le décès de mon père qui, lui a lâché prise un an après le général De Gaulle, jour pour jour. Presque un rendez-vous pour ces trois bonshommes.

Papa Albert est un jeune orphelin dynamique qui amuse bien le village pendant la guerre. Il chante juste et bien. Il fait du théâtre, ce qui lui valu le surnom d’Oscar, le héros d’une pièce de théâtre qu’il a jouée. On ne le connait que sous ce sobriquet. C’est cette bonne impression de mon père que garde en mémoire la mère de Monique. C’est aussi sa jeunesse à elle. C’est ma chance.

Mon père à moi est un bon maçon buveur de pinard. Il tombe d’un échafaudage, fracture du rocher, comas... L’accident diminue ses capacités à encaisser le rouge. Après treize années de déconfiture graduelle, jusqu’à n’être qu’une loque certains jours, il tombe et meurt.

À son décès, Maman devrait être canonisée.

2014 : Félix ne veut plus me voir, ni m’entendre depuis qu’il a lu le paragraphe que je consacre à son père. Est-ce plus facile de déshabiller le père d’un autre que son propre père ?

Enlever le paragraphe est simple, j’hésite... Notre amitié de cette époque est si forte, si rare que ces similitudes de déchéance et de morts arrivent dans notre vie comme une libération commune, nous nous le sommes dit à cette époque.

Aujourd’hui Félix coupe net. Je comprends sans l’admettre, je pense que c’est de cette façon que l’on fomente les guerres... Les conflits naissent des faits que l’on ne peut pas oublier.

Nos père qui êtes au cieux, vous êtes deux hommes, vous avez eu des ennuis physiques, psychiatriques et alors ? Aujourd’hui il faut s’en amuser, en rire pour s’en défaire et rebondir.

Les deux fils de ces deux pères prématurément décédés ne sont pas vraiment en lice pour la place de premier séducteur auprès de Monique. Félix admet que artiste polynésien séduira la belle fille plus naturellement que lui, cantonnier du village.

Jacques, mon frère, présent durant tout le rituel de cour, n’est qu’un témoin, nous formons un trio, pas un triumvirat. Il est devenu quelques mois avant mon retour le compagnon d’armes de Félix. 

Puis la substitution s’opère, sans heurt, en toute fraternité... Jacques n’a pas les connivences, ni surtout l’influence que j’ai sur Félix et vice versa. Félix a besoin d’un catalyseur et non d’un suiveur. Jacques accompagne Félix, alors que moi je le harcèle fréquemment. Nonobstant, nous sommes tous les trois sous le charme de Monique.

Durant cette courte mais sérieuse période d’amitié particulière à trois, je propose hardiment un rendez-vous seul à seul à la belle. Je ne joue qu’à coup sûr. J’obtiens ce rendez-vous sous un cerisier.
" Tu nous considères comme une seule et même personne" dis-je timidement. Elle me fait mijoter et caraméliser avec délice. Elle distille les mises au point ; l’instant dure agréablement, il n’y a pas d’escarpolette, nous nichons dans le cœur du cerisier. Pas de gravure au couteau, pas de baiser, seulement quelques amorces de gestes caressants, des doux sourires, des phrases affectées et des chichis enguirlandés. En ces doux instants, au-dessus de nos têtes, des bandes oiseaux d’amour tiennent sans doute, en leur bec, le phylactère de nos mots susurrés. La réalité est belle : je suis celui qu’elle préfère ! Qu’elle m’avoue. Hé ! Hé !

Et, je m’éloigne, léger, me retourne langoureusement aussi souvent que me le permettent le chemin cahoteux et l’adresse de mes pieds à éviter les ornières.
Quelques jours plus tard, Félix, résigné du haut d’une colline du village en ouvrant les bras, me désigne l’étendue des propriétés qui me reviendront en dot ou en héritage.

Monique ! Même son prénom me plaisait, à elle non, elle le détestait, elle le déteste toujours, elle préfère tant Catherine. Les cheveux tirés, la minijupe provocante, le soutien-gorge bien visible sous un corsage largement crocheté main, elle roule ses prunelles malicieuses et je tombe à ses pieds.

Si aujourd’hui Monique et moi étions séparés je n’écrirais pas cette rencontre sur ce ton de vainqueur. Nous sommes toujours en couple dans cette bâtisse trop éloignée de toutes les urgences dont nous aurons besoin. Je finis cette saison dans une salle stérile avec quelques Matisse Bleus en face de moi. Les hôpitaux en sont tapissés comme les écoles le sont par les images glacées vues du ciel de Vann Airbus Bertherand, des rengaines d’images qui n’aident pas à aimer les murs. Cependant un Matisse d’hôpital n’est pas si affligeant que le plateau repas qui ne favorise pas l’alimentation déjà si difficile. L’imagination court trop vite. J’aimerais pouvoir enregistrer au fur et à mesure ce qui galope profondément.

Félix et Jacques sont toujours là. Notre quatuor est tonique. Je commence à trouver rares les moments de solitude amoureuse. Un dimanche après-midi je réussis à leur faire comprendre de nous lâcher les basques, alors Monique m’invite chez elle : " Mes parents sont partis ". Waouh ! C’est le grand jour que j’me dis ! Bin non. Quand elle apprend que nos compagnons errent comme des âmes en peine, elle préfère une escapade à quatre en jeep. Les deux empêcheurs de tourner en rond reviennent comme des éléphants dans mon magasin de porcelaine. Je les déteste, mais finalement ce n’est pas vraiment leur crime, c’est le mien, je suis empoté.

La preuve, la voici, un soir de fête foraine, Monique m’embrasse sur les marches du porche de notre église, elle m’extirpe un baiser, puis deux, puis des qui durent longtemps, elle aime embrasser, moi, je ne sais pas trop alors je me laisse faire. Je réponds mollement, je joue au romantique blasé pour masquer ma gaucherie : les baisers sont trop verts et bons pour les goujats, on doit mûrir notre amour avant d’en profiter.

De ma maladresse je tire un adage que je mis en exergue : « Tu ne feras point l’amour avec la femme que tu désires. » Autrement dit, continue à te masturber en pensant à elle. La masturbation, je connais bien, j’avais des années d’entraînement. Je signe l’acte de ma pénitence, j’en reprends pour un bail. Cela m’arrange presque, j’ai si peur d’être godiche avec ma peau, mes mains, mon sexe que je devrais enfiler je ne sais où. Les quelques tentatives avec les «putes» ne me donnent vraiment pas le droit d’obtenir mon premier degré d’amant ; ma chasteté sera ma preuve d’amour !

L’automne 1971

J’aime Monique, on se voit peu, de fait je l’aime d’autant plus.

Une devise que je ne vais jamais oublier.

C’est elle qui décide des jours de rencontre avec facétie à mon goût. Elle organise les soirées communes, les pique-niques, le menu et passez, muscade ! Elle se volatilise dès le dimanche soir, je suis toujours surpris et déçu. L’été, l’automne s’épuisent au rythme de nos chastes week-ends. J’ai 23 ans, Félix aussi. Nous avons quatre ans de plus qu’elle. Je suis complètement insouciant, nous aimons vraiment tout de la vie. Tout.

Et surtout ma première année à l’Ecole des Beaux-Arts d’Epinal, une toquade. Un caprice que me permet mon pécule sérieusement entamé par l’achat du Prieuré ; je vis une folie que je n’osais pas rêver.
- "Tu seras dessinateur industriel" m’a dit mon père. Gamin collégien, je ne comprends pas le rapport avec le dessin libre.
Je viens de faire un pied de nez à l’armée qui ne m’abandonne pas : elle tient à m’insérer dans la vie civile. Je reçois des d’offres ; vigile, gardien de prison, transfert de fourgon. Ma future belle-mère m’y incite :
- "Il te faut retravailler."
J’en viens. La vie de bohème estudiantine que je vais mener les trois années suivantes, jusqu’à épuisement de mon pécule, ne rassure pas du tout la belle famille dans laquelle je m’immiscer. Ils ne me font aucun reproche frontal.
Aux Beaux-Arts, supermarché de la liberté, je deviens stakhanoviste des plaisirs et des fantaisies de tous ordres.

Professeur d’arts plastiques au collège et au lycée je ne parle pas de ces plaisirs aux parents qui me demandent mon avis pour leurs enfants. Les écoles d’art sont des aventures trop scabreuses que je redoute de conseiller aux élèves si influençables. J’aurais pu en envoyer beaucoup aux Beaux-Arts ou en fac d’arts plastiques, j’ai freiné, je pense avoir eu raison.

La fleur à l’oreille, bermuda polynésien, chemise militaire, sandalettes en plastique ou rangers, j’arrive en cours d’arts hors mode soixante dix, complètement à côté de la plaque. Je me sens encore à Tahiti : en soirée, après avoir portée la tenue blanche impeccable, nous panachions notre habit de marin, militaire avec celui du polynésien, débraillé dans notre base marine de Fare Ute. De l’autre côté du globe, je ne sais pas organiser mes vêtements civils. Jamais je n’ai choisi de vêtements dans une armoire, la hiérarchie militaire a toujours décidé de ma tenue ! Alors je m’habille à l’envi. Un accoutrement que personne ne comprend. Ils en rient et lorsque je m’en rends compte, je fas plus encore. Je suis imprévisible.

Nous avons, Félix et moi, une armoire commune dans laquelle nous piochons pour nous métamorphoser sans prétention. Les vareuses de marin côtoient les cravates, les maillots de foot colorés, le Chanel n°6, les boules de naphtaline, la pèlerine d’écolier, les vieux pulls tricotés avec de la laine de récupération, un pantalon pattes d’éléphant. Notre garde robe hétéroclite, nous la devons à notre esprit de collectionneur, par économie plus que par choix. Bien des amies eurent honte de nous.

Je me laisse pousser deux barbichettes méphistophéliques bien délimitées de chaque côté du menton. Ce détail est de trop. Quelques mois d’ostentation et puis Monique m’envoie un ultimatum. Alors, je coupe. J’aurais tout coupé pour elle.

A longueur de journée, je tiens un crayon, un pinceau. La gouache multicolore coule à flot, le papier blanc est mon terrain de bataille, aussitôt maculé, vaincu ou vainqueur, je réamorce. Les cours se passent dans la joie, on taille de grandes bavettes entachées d’éclats de rire, de mots d’esprit moqueurs ou dragueurs.

Jamais je n’ai vécu dans de telles conditions d’insouciance et de travail artistique. Le plus nouveau pour moi est la mixité ; deux tiers de filles et des garçons que je ne veux pas remarquer. Mon rêve le plus secret a toujours été de vivre seul dans une tribu de femmes, pas du tout pour avoir le choix d’un sultan, mais tout naturellement j’aime être avec des filles. Déjà, enfant, j’étais à la cuisine quand mes tantes et ma mère s’entretenaient à voix basses et rieuses en retirant les brioches du four, et en ouvrant les traditionnels bocaux de cerises asticotées des fêtes de famille. A côté, les hommes assis entrecoupaient d’assez bons vins leurs conversations professionnelles : maçons, plâtriers, menuisiers. A l’école primaire, quand trois filles se mettaient ensemble, je les enviais. Faire mimétisme avec la gente féminine me convient et je n’avais plus rencontré ce milieu favorable à mon épanouissement depuis l’âge de douze ans : quatre ans d’internat dans un lycée de garçons, sept ans de chambrée dans différentes casernes ; entrer aux beaux arts, c’est me jeter dans la gueule du loup ! L’armée j’aurai pu éviter, mais le lycée n’est pas mixte.

La classe de première année à l’Ecole d’Art me libère des blagues machistes qui soudent les marins: il y a des filles de toutes sortes, des un peu rondes, des acnéiques, des belles, intelligentes..., elles sont toutes jeunes, certaines gloussent ; toutes me plaisent, elles sont en couleurs. Au milieu d’elles, grâce à elles, passionné par le travail qu’on me propose, je crève le plafond, je travaille trop, je ne m’arrête jamais, j’en fais toujours plus, une sorte de drogue.

Hélas, les filles bavardent trop, leur présence finit par ne plus me suffire. C’est progressif. Leurs papotages me navrent et les baladeurs à oreillettes n’existent pas encore. Les propos insignifiants qu’elles tiennent la plupart du temps finissent par ne plus être un chœur de muses suffisamment stimulant... Elles ne sont pas venues avec les mêmes motivations que moi !

Un professeur me fait remarquer que s’il n’y a pas toujours la qualité dans mon travail, il y a la quantité. Critique sévère ! J’ai la soif d’un drogué de couleurs et de dessins. Nos professeurs sont avares de compliments peut-être pour endiguer notre orgueil si prompt à naître, ils ne me font que des critiques molles ou négatives, ou alors le silence.

J’aurais bien aimé un p’tit compliment à cette époque. Je prends le contre-pied par la suite lorsque je suis professeur d’arts plastiques, j’encourage, je flatte, je félicite et puis je critique et encense à nouveau, par paliers, pour faire grimper le niveau de pratique de l’élève ou de l’étudiant.

Mon rythme de travail à l’école n’est pas du goût de tous mes camarades, ils veulent me mettre à l’écart, bien sûr ils sont surchargés de travail ! A cause de moi puisque les professeurs rythment à tort leur commande pédagogique sur mon rendement. Je n’ai pas vraiment besoin de leurs exercices, je suis une machine lancée*

*« Une automobile de course avec son coffre orné de gros tuyaux tels des serpents à l’haleine explosive... Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace. » En 1909, Marinetti, théoricien du Futurisme italien imagine un être non humain et mécanique, vivant dans un univers électrique et métallique.

J’expérimente les techniques, je dessine tout ce qui me tombe sous les yeux. Mes camarades sont plus jeunes que moi, ce sont des potaches, ils confondent mon avidité avec le zèle d’un fayot. Je découvre l’apprentissage de l’art avec fièvre, l’esprit d’émulation d’une classe me plaît beaucoup, j’avais été si seul à dessiner dans mon univers militaire.

Quelques étudiantes sont là pour paraître, répondre mollement aux travaux proposés et fumer des blondes mentholées. J’en crapote moi aussi pour fanfaronner et finalement avec délice en face de Nadine qui, elle fumote avec élégance. Beaucoup me donnent l’impression d’être en villégiature, en club mondain, heureusement la plupart sont filles, c’est la qualité des êtres humains que je préfère, mais cela ne compense pas tous les jours leur manque d’entrain.

Je loge toute la semaine à Epinal, dans la petite famille de mon frère Guy, mais j’y séjourne peu ; je suis corps et âme dans le graphisme, le volume et la couleur jusqu’aux aux heures tardives bien après le coup de balai de l’atelier. Je lève les pieds pour laisser passer la serpillière. Je m’extrais tout de même de cette luxuriance le vendredi soir, à contrecœur, quand Félix d’Hérival vient me chercher à la sortie de l’école, un bouquet de violettes à la main, qu’il offre à Nadine ma meilleure amie à moi... N’y touche pas ! Il arrive dans sa jeep allemande décapotée, bonnet en peau de mouton tanné et cousu main, veste en fourrure sans manche, rangers, pas de portières, le minuscule bouquet au bout de ses grosses paluches... Jamais vu des mains comme les siennes. Félix est le héros de Steinbeck dans "Des souris et des hommes". Comment ces petites fleurs odorantes ont-elles pu être cueillies et arriver intactes ? Il y a beaucoup de délicatesse dans ce Sylvester Stalone emprunté.

La jeep, c’est son outil de travail, notre tracteur, elle est souvent attelée à une remorque chargée de vieilles planches ou de vieilles pierres. Il a oublié les bœufs... 

Il m’arrive d’être obligé de m’asseoir en haut d’un monceau de ferrailles disposées sur le siège avant droit, l’arrière étant comble. Félix charge n’importe quoi, tout ce qu’on lui demande de déblayer, tout ce qu’il trouve. Les samedis, nous revenons au Prieuré avec des chargements à la Dubout.

Fier comme un saint d’église de plâtre, notre chien, un berger belge jaune, trône en haut de la pyramide de bric et de broc il maintient son équilibre en spécialiste, il bascule son poids à droite, puis à gauche, ça se voit à peine.

Ces chargements farfelus ne s’oublient pas. La 2cv peut aussi être l’héroïne. Nous venons de l’acheter pour réduire les factures astronomiques d’essence. Nous ne rentrons jamais à vide de chez nos mères en passant par chez Monique.

Trois passagers : Félix, Tippy le grand chien, et moi, quatre si l’on compte le lapin dans sa cage exiguë, plus le monceau de ferrailles rouillées et encombrantes, vieilles faux, seaux, vieux crochets, fers à chevaux, à bœufs, arcs de tonneaux, cerclage de roues, essieux de charrette. La capote de la 2cv supporte mal la tension, le coffre tient avec des tendeurs. Il fait nuit.

Le chien ne peut pas sortir son museau par la lunette avant à charnière. Il glousse... Nous blaguons en supposant qu’il est en conversation avec le lapin, on ne comprend pas bien son propos ;
"Qu’est-ce que tu dis, Tippy ?"

Nous comprenons mieux ce qu’il veut exprimer quand il vomit sur moi toute sa gamelle de pâtes trop cuites qu’il avait happées juste avant de partir. Les sucs gastriques se sont déjà mixés à l’amidon. On s’arrête, je me mets en slip pour être au sec.

Nous repartons. On crève. La roue de secours est dans le coffre en dessous de toute la ferraille. Félix se démoralise bien moins vite que moi dans ce genre de scoumoune, mais lui n’est pas en slip. Il change la roue.

Nous entendons une fourgonnette arriver, je me cache dans le fossé en contrebas, elle passe au ralenti, heureusement nous avons rechargé le coffre ; ce sont les gendarmes. Ils s’arrêtent.

- « Ça va ? »
- « J’ai crevé, ça y est, j’ai réparé »
Ils vérifient la voiture. En règle. Les gendarmes poursuivent leur chemin... Il n’y a plus eu dans la voiture que nos éclats de rire jusqu’à notre arrivée au prieuré.
Ce genre d’aventures, sans le vomi, se répète trop souvent à mon goût, ça finit par m’agacer ; la vie de récupérateur me prend une partie de mes fins de semaine... Boire un canon de rouge chez l’un, apprécier un vin de pissenlit chez l’autre pour quelques ferrailles et Monique l’arlésienne.

J’insiste, je dois faire comprendre à quel point Félix est déjà un forcené de l’amoncellement. Il plongera toute sa vie dans cette récupératomanie. Lorsqu’il quitte le prieuré, il amoncelle sur sa propriété de plusieurs hectares située sur un contrefort d’une pente escarpée. Il a commencé par accumuler de la menue ferraille, puis, régulièrement il en a augmenté la taille, jusqu’au monumental ; grue, bulldozers, portiques, silo, etc....

Félix envahit progressivement tout l’intérieur et l’extérieur de l’ancien monastère. Nous nous confinons tous les deux dans la plus petite cellule non encombrée du Prieuré. Dans les vieilles chambres, tout s’amoncelle. L’ancienne étable, les greniers se remplissent de matériaux et d’objets hétéroclites et disparates, la cour se fait envahir par les tas de tuiles, les sandwiches de planches et les pyramides de moellons de récupération. Tout est en attente. Il amasse pour avoir tout sous la main : "au cas où".

Il achète quelques vieux hangars que nous démotons pour construire des hangars temporaires pour abriter tout ce qu’il entasse avant de pouvoir s’en resservir définitivement. Félix est un écureuil qui, en automne cache quatre à cinq fois ce dont ils ont besoin pour en retrouver une partie en hiver.

J’aime être avec lui pour ses folies, son ingéniosité alambiquée, sa gentillesse maladive, sa force, sa franchise, sa constance, son opiniâtreté, mais c’est nerveusement extrêmement éprouvant, il peut fatiguer tout le monde.

Il est toujours exceptionnel là où il est, loin de moi !


Le premier hiver 1971/72.

Il est aussi insouciant que moi lorsqu’il quitte la Marine Nationale, au grand dam de sa maman qui l’aimait fonctionnaire d’état. Il récidive en abandonnant un an plus tard son emploi de fossoyeur cantonnier communal pour s’installer à Hérival, en automne, sans emploi. Sa mère me soupçonne d’être le diablotin aux deux barbichettes qui le pousse vers l’errance. Elle craint pour son fils : que va-t-il advenir seul en pleine forêt sans garde-fou?

La réponse à la question est inattendue... Après quelques mois dans des conditions de vie si austère, il devient ours.
Il me reproche en maugréant d’avoir la vie facile, je reviens à la fin de la semaine, repu, rassasié, le poignet raide de tenir le crayon, le pinceau. Il est lucide, je préfère ma place à la sienne, pour rien au monde je ne veux vivre dans cette tanière si reculée du monde. 
Pourquoi avons-nous été séduits par cette vallée silencieuse ouatée si éloignée de ses voisines les plus proches par de telles épaisseurs d’épicéas ? Vraiment pas séduit pour les mêmes raisons.

Par intermittence ce lieu m’angoisse... Trois mois après l’acquisition, je me suis retrouvé seul, quelques jours dans cette bâtisse trop grande ; j’ai pesé le silence, le vide, l’avenir. La conséquence fut des maux de ventre insupportables ; tendance ulcéreuse, m’a diagnostiqué le médecin.

Pourtant l’euphorie des premiers jours après l’achat ne retombe pas lorsque nous sommes ensemble. Nous ne nous lassons pas de notre jouet, il vaut tellement plus que la grotte dans les bois de notre enfance, mais aujourd’hui il n’est plus possible de rentrer chez nos Mamans quand nous avons de l’eau dans les bottes. Nous devons cuisiner, laver notre linge, laver la vaisselle, faire du feu de bois, c’est indispensable... Nous n’avons aucun confort, pas de wc, pas de lavabo, seulement la fontaine, pas l’électricité, seulement un poêle d’école dans l’unique minuscule pièce sombre d’un des deux grands bâtiments brinquebalants du prestigieux prieuré d’avant la révolution française.

J’ai souvent eu une pensée pour Engibalde, le premier moine ermite de la montagne en 1090. Était-il plus ours qu’homme ? Plus esprit que chair ? Il mettait où ses allumettes ?

À l’École d’Art, les réseaux de néons des plafonds nous dispensent généreusement l’éclairage optimum. Au Prieuré nous vivons comme des taupes, nous apprenons à vivre comme les aveugles, nous n’avons que quelques lampes à pétrole. Beaucoup envient notre retour aux sources, nous sommes en 1971, en plein dans cette nostalgie. Le week-end, j’essaye de dessiner le soir, j’y renonce lorsque je me crame les tifs au-dessus de la bougie, des cheveux que j’avais encore sur le devant à l’époque. L’absence d’ampoule implique de se coucher à l’heure des poules.

La pénombre n’incite pas à la lecture, nous parlons beaucoup ; projets, amours. Félix et moi échangeons d’un bout à l’autre de notre long lit étroit. Nous sommes dans le prolongement l’un de l’autre, une ingéniosité malicieuse de Félix. Ce lit ressemble à deux bannettes de marins, qui communiqueraient par les pieds. Nous nous les touchons en rigolant et en nous les repoussant aussitôt, parce qu’interdit par notre morale.

Le Prieuré est ma résidence secondaire, un point c’est tout : trop froid, trop fruste, trop paumé.
Félix est le gardien du manoir, l’oublié, le laissé-pour-compte, moi je suis dans ma salle de classe largement éclairée, immenses fenêtres et les beaux yeux des pétillantes étudiantes. Sous ces multiples éclairages je dessine et peins jusqu’au soir. Immanquablement les comptes rendus de mes semaines le rendent jaloux. Je ne me rends pas vraiment compte de l’étalage d’atours que je verse à ses pieds en fin de semaine et auxquels il n’a pas droit de là où il est. C’est un ours en liberté à qui il manque un bain social quotidien, un peignoir affectif, une serviette sentimentale. Trop de contraste entre ma vie et la sienne, il envie ma vie au milieu d’un poulailler, je crains la sienne sans fille.

Le premier hiver est trop long pour lui.

Dans les Vosges, les hivers sont toujours longs, Proust ne parle pas de la longueur de ses hivers, me semble-t-il. Si Marcel m’est venu à l’esprit c’est pour son écriture sur la durée des jours. Avec lui le temps est toujours bedonnant, ses heures sont longues. Je viens de lire ou plutôt d’écouter toute son œuvre entre les oreilles en déambulant. Son temps est interminable, c’est beau, il dilate sa vie comme un ballon de baudruche jusqu’à le faire éclater.

Le premier hiver est dilaté pour Félix.
L’eau de la fontaine est glaciale ; il ne lave pas ses couverts, il fait faire un quart de tour à la table ronde montée sur pivot, un modèle unique, le soir, un quart de tour inverse, l’assiette revient; les ingéniosités de Félix sont impressionnantes! L’unique pièce chauffée dans laquelle nous vivons les fins de semaine est multi service. L’étau et l’établi de menuisier côtoient la petite gazinière, la malle à provisions métallique, les outils de mécanicien, la réserve de pétrole, les fringues de travail. La cellule devient vite crasseuse, poussiéreuse.
Mais bon sang qu’est-ce que je fous dans cette histoire ? Je ne suis ni bricoleur, ni un travailleur manuel. Je sais à peine planter un clou et scier une planche. Je connais un peu la maçonnerie, c’est peut- être pour cela que je suis dans cette galère ? Ce n’est pas une raison suffisante, je ne veux pas être l’un des deux acteurs principaux de cette aventure pipée. Je veux bien y figurant, pas plus.

Dans ce texte, je suis le personnage principal, je n’invente rien. Je festonne à ma façon, c’est tout. M’immiscer dans cette histoire de vieux Prieuré auprès de Félix ? J’étudie la question. Un beau projet : un vieux Prieuré. Y insuffler une vie artistique à la suite de sa défunte riche période monastique. Le réanimer... Restaurer ces deux bâtiments et entretenir six hectares. Un boulot de dingues. Y mettre un fric fou!

Le délabrement menace « Aspera Vallis », la vallée âpre et stérile. Ça fiche les jetons.

En neuf siècles, il y a peu d’archives conservées de l’ancien prieuré, ces feuillets feront-ils exception ?

Autant au printemps j’avais été le cabri acquéreur de cette verte vallée monacale - couronné de coquillages pour mon retour des îles du pacifique - autant cet hiver j’ai envie de me détourner de sa glaciale existence. Mes amies étudiantes et notre Villa Médicis sont si pratiques. Je délègue lâchement la rude corvée d’hiberner et de supporter les conséquences de ce lieu sévère à Félix... Seules comptent mes études d’arts avantageuses et Monique fraîche et aimante en fin de semaine.

Les préparatifs de la nuit de noces.

Elle arrive un 29 décembre dans sa petite auto, maquillée, pomponnée. Je comprends qu’elle ne vient pas me rendre une simple visite de courtoisie ; sur le siège arrière, une valise contient tous les accessoires amoureusement préparés que je ne vois ni ne soupçonne par transparence et par avance : de la lingerie brodée main, des draps aux initiales de ses parents, un bougeoir en bronze, liqueur, et pour se restaurer : fruits, pain, fromage, rien n’était laissé au hasard.

Elle écrit dans son journal intime que j’ai lu des années plus tard.

"Pourquoi je me refuse à Gilbert ? Trois raisons :
3. Peur d’avoir un enfant. Argument de taille.
2. Peur du ridicule, mais je trouve ridicule d’avoir peur du ridicule de faire l’amour... Au contraire !
1. C’est la première fois. Je ne veux pas perdre ma virginité. On ne peut pas revenir en arrière. Je suis une amazone, je veux garder ma liberté, je ne veux pas me soumettre à la loi du mâle. Si Gilbert 
est digne de conquérir ce droit, je le lui donnerai avec grand plaisir, mais il me déçoit un peu, il semble ne pas savoir ce qu’est une femme, je voudrais me tromper."

Elle ne se trompait pas !

La veille de notre nuit de noces à blanc du 29 décembre 1971 j’ai eu beaucoup de chance. Saint Christophe, le patron des automobilistes m’a préservé.
Je roule fièrement Félix est à ma droite. Trop vite sur une grande plaque de verglas rebelle dans la forêt d’Hérival à proximité d’un ravin. Notre vitesse est supérieure à mon accélération, d’ailleurs, je n’accélère pas du tout, je n’ai pas le pied sur l’accélérateur, c’est le starter qui n’est pas repoussé. Je roule donc bien plus vite que je ne le souhaite. Embardée à gauche, c’est le côté du ruisseau, coup de volant à droite, je redresse, le verglas conduit la jeep à sa façon et m’entraîne vers le précipice. Deux tonneaux, la jeep atterrit dans le bon sens sur ses quatre roues, coup de bol puisque Félix qui voltige arrive au milieu du ruisseau avant la jeep. Elle le recouvre un dixième de seconde plus tard, comme une plaque tombale intelligente le ferait. Il est pilepoil entre les quatre roues, intact, et moi je suis resté assis au volant sans pouvoir expliquer comment ça a pu se faire ainsi. J’ai pensé qu’il avait été transformé en ours- carpette avec son gros manteau de poil et son bonnet de peau. Je suis bien sonné entre la capote et le pare-brise en compote.

Quelle chance d’être arrivé dans ce sens, dans le bon sens. Félix sort tranquillement de dessous sa tanière, exactement entre les quatre roues et récupère machinalement les outils qui avaient jailli de la caisse comme d’une bombe de mariage. On s’assoit tranquillement quelques minutes, abasourdis sur une grosse pierre du torrent, les pieds dans l’eau glacée.


La nuit de noces.

Le lendemain en fin d’après-midi c’est notre première nuit d’amour à Monique et moi, j’ai à peine quelques égratignures.
La soirée peut se résumer ainsi si je me réfère aux notes de Monique : 
"Complètement désillusionnée et déçue. L’amour doit être quelque chose de magnifique à la condition de le faire bien... Ça n’a pas été le cas. Mon dépucelage m’a fait beaucoup souffrir. Gilbert pratique un peu l’amour à la hussarde, l’amour fautif et coupable, l’amour qui se fait dans le noir (quoiqu’il ait tenu à ce qu’on allume une bougie...). Non cela ne vaut pas la peine de mettre en branle toute la terre pour une chose aussi... ordinaire." Et pourtant j’ai fait de mon mieux.

Nous n’avons pas eu la même vision des choses.
Je me méfie tant de mes éjaculations précoces que je me suis masturbé en cachette juste avant de me brosser les dents pour partir avec un handicap. Je n’ai pas dû tant la malmener qu’elle le dit, car elle était très excitée, elle avait inondé le drap, elle ne s’en n’était pas rendue compte.
Nous nous demandons tous les deux, sans nous consulter, d’où cela pouvait bien provenir : c’est elle bien sûr qui s’offre.
Je sais que ce n’est pas facile de tenir bien longtemps pour moi sans éjaculer, car, quelques mois plus tôt avec Véronique, j’étais si excité que la triple giclée est partie avant que je puisse m’enfiler quelque part. Je m’en fichais un peu, je ne l’aimais pas. Cependant, j’aurais bien aimé savoir du premier coup où diable je devais téléguider mon sexe sans œil. Avec Monique, je ne prends aucun risque, je l’écartèle, je reconnais que ce n’est pas ce que j’ai fait de plus délicat ce soir-là, mais de cette manière, je pense ne pas pouvoir rater l’entrée, et surtout, ma tête chercheuse ne doit 
rencontrer aucune peau douce qui puisse déclencher l’éjaculation avant d’être au bon endroit. Risquer un œil m’aiderait bien, mais je me sens observé ; il ne faut pas faire de faux gestes. Mes précautions sont tout de même bien utiles puisque je ne me suis pas empêtré dans les poils, plis et autres lèvres, je vise assez haut, j’avais peur de l’anus. Je crois que le vagin est situé très haut dans la fente, le clitoris, connais pas.

Quand nos deux corps nus se frôlent, se caressent, s’enlacent, j’atteins des sommets de bonheur que je n’ai jamais soupçonnés. Monique est si chatte, si offerte, d’un naturel qui fait s’effondrer toutes les appréhensions, les méfiances et les peurs du ridicule qui auraient pu me retenir.

J’ai vraiment été nu cette nuit là. Monique était belle, ses yeux amoureux actifs m’incitaient à la caresser. Son corps, elle me l’offrait; il était à nous deux, immobile. Mon excitation ne faiblissait pas de la nuit, je ne souhaitais pas oublier ce corps : sans doute aurait-il mieux valu l’oublier un peu quand je pense à ce qu’elle en a écrit dans son journal.

J’ai une dernière larme amère pour mes centaines de masturbations. Ma main sèche en fourreau, serrée autour de ma turgescence. Son fourreau à elle est si doux, humide qu’il se sent à peine, sans doute l’effet du système intérieur d’une pompe parfaitement hermétique, trois au quatre mouvements lents d’aller et retour et c’est le lâcher... Je profite quatre fois de ce qu’elle m’offre : c’est trop et trop vite, c’est ce qu’elle me reproche et moi aussi, mais comment faire ?

Pense fort à ta mort me conseillait un ami... Impossible j’étais invulnérable ! J’étais bien trop loin de l’autre rive, seul l’amour comptait. Aujourd’hui, en revanche, ici, dans ce lit, après la rudesse de l’opération, c’est essentiel de penser à l’amour, à la peinture et à l’écriture, ça détourne temporairement la conversation. J’y arrive.

Le matin, elle a mal au ventre, j’ai peur de lui avoir trop gonflé le ventre, je ne sais rien des conséquences. En quatre fois, j’ai éjaculé quelques cm3, pas plus. Le vagin, l’utérus, les trompes, les éponges, que sais-je, sont tout de même capables d’absorber cela ! Je suis très fier de cette nuit, pas vraiment fier, mais heureux comme un pape.

Je pense qu’elle était aussi heureuse que moi, nous avons refait l’amour quelques jours plus tard, et puis... Plus rien jusqu’à Pâques. Nous sommes au Nouvel an, ça va faire long.
Elle note dans son journal : 
« Je ne veux plus que nous fassions l’amour parce que je trouve cela dégoûtant ».

A la même époque, en semaine, à l’Ecole des Beaux-Arts, une mignonne petite, Monique est grande, une petite Nadine, devient ma confidente. Nous nous rapprochons l’un de l’autre jusqu’à devenir inséparables. Elle finit par tout savoir sur moi comme si elle s’était glissée en moi. Nous étalons nos couleurs l’un en face de l’autre, en bavardant. Elle s’arrête souvent pour m’observer. Je ne marque jamais de temps de pause, je travaille tout le temps. Comment ai-je su qu’elle me regardait ?

Je lui parle d’Hérival, de mes amours et Nadine me raconte son fiancé. Un qualificatif qui m’impressionne, un état définitif, un glissement irréversible. Nadine consomme son fiancé, cela se lit dans son regard.

Elle est vive ; autant l’assurance de Monique n’est qu’ingénuité, autant la naïveté de Nadine est assurance.

Elle minaude, nous partageons notre matériel, nous faisons nos courses professionnelles ensemble, nous nous écrivons de petits mots. Elle est devenue progressivement ma femme de la semaine, Monique est celle du dimanche. Je pense que Nadine le vit de la même manière avec son fiancé.

J’ai l’impression de vivre avec Nadine, mais je suis le plus souvent dans mes pensées avec Monique, néanmoins Nadine se taille de belles tranches dans un de mes meilleurs morceaux de vie, le dessin, la création plastique ; je partage quotidiennement ma poésie créative avec une femme. Nous avons les mêmes problèmes à résoudre, nous les résolvons seuls, l’un en face de l’autre, assis, les pieds étroitement enlacés ce qui ne gêne pas les mains qui travaillent minutieusement. Nous avons très souvent les pieds caressants et joueurs.

Et puis en balançoire, la fin de la semaine ma vie palpitante bascule, aussi surprenante, sauvage ; le Prieuré de Félix et Monique en passage éclair. La vie me donne beaucoup, mais pas de trop. Nadine s’impose de plus en plus. Elle repère la place de la feuille de tilleul sur mon corps* : elle occasionne un huis clos pour me présenter le sien nu sans que j’en veuille vraiment... Pas la force hormonale de refuser. Les relations au sein d’un groupe d’hommes étaient plus simples dans la marine.

*Alors Siegfried s’enduit tout le corps du sang du dragon comme d’une cuirasse, toutefois sans qu’il le sente, une feuille de tilleul qui voltige vient se coller dans son dos, isolant la peau... Là il est vulnérable.

Les oreilles basses pour ne pas entendre le chœur des moralistes d’église de mon enfance bien catho, je m’enfonce voluptueusement dans le plaisir de la bigamie. Bon, c’est vrai que nous nous aimons trop au cours de la journée pour ne pas avoir envie de prolonger nos journées.

La première fois avec Nadine c’est aussi la Bérézina, trop excité et culpabilisant, éjaculation dans les draps ou sur le ventre, beurk, je connais. Je me rends vite compte que ça l’amuse ; ça c’est chouette. J’en reviens pas qu’elle - mais pas moi - puisse se marrer dans un lit à faire des cochonneries sacrées. J’étais persuadé que tout devait se passer dans un silence de saint sacrement, juste un "Ahh" retenu coincé au fond de la gorge. J’ai donc une carte joker, j’ai une seconde chance. Je finis par faire de petits progrès mais je ne comprends toujours rien au fonctionnement érogène de la femme. Et puis, y a-t-il quelque chose à connaître ?

A Pâques Monique écrit : "Délicieux, enivrant, je m’éveille peu à peu. J’apprends à aimer le corps d’un homme, à apprécier sa beauté mâle et virile qui m’apparaissait si laide. Mais nos gestes sont encore dans l’ensemble assez maladroits, je découvre pourtant certains gestes destinés à procurer du plaisir. A un moment, je crois que Gilbert m’aurait dit de faire une folie, je l’aurais faite."

Qu’elle était cette folie ?

"Curieux phénomène, la fille est longue à venir au plaisir et, lorsqu’elle y accède et qu’elle voudrait encore jouer, l’homme est alors prêt à s’endormir, rompu de fatigue."

Nadine a une chambre en ville, elle m’y fait la dînette. Nous y faisons l’amour, elle me force souvent la main. Je ne suis jamais très décontracté, d’abord parce que je ne suis pas habitué à vivre nu avec une femme que je dessine quelques fois nue !

ça c’était chouette d’avoir un modèle à domicile.

Et puis, surtout, l’ombre de Monique plane sur moi. Ma prompte bandaison lève les barrières et gomme l’ombre. C’est rapide, je ne m’occupe que de moi, puis mon ardeur choit comme un rideau de scène flétri et l’ombre revient.

"Ça colle !", disait-elle en riant et en regardant son ventre, j’exhume ce souvenir kleenex à l’instant. Je dois me retirer... Le plus tard possible, pour moi ou pour elle ? Hou la la ! Une discipline de Yogi ! Et admirer l’armée déconfite étalée. Surtout ne pas se faire contredire par une connexion contradictoire possible et probable et ne plus pouvoir retirer mon thermocentimètre d’un recul de rein subtil, ce qui, à ce moment-là, est du ressort d’un autre ordinateur qui pourrait bien m’envoyer balader : j’y suis, j’y reste.

Le temps qui s’écoule entre "le encore et le trop tard" ne se mesure ni en comptant mentalement mes frottements ni en comptant sur elle... Nadine me repousse brutalement au moment précis où elle perçoit mon corps se décoller du sien. Elle fait cela pour m’aider. jamais elle n’est sur ses gardes. A quelques secondes près ni elle ni moi ne pouvons savoir à quel moment mon cerveau (pas le sien, quoique ?) donne le départ de la jeune armée de bleus claquemurée dans ses campements qui part au casse-pipe sur le champ pour s’enliser, coller et sécher dans la dépression du nombril.

Faire l’amour est de l’ordre de la stratégie militaire ! Ça donne envie de prendre des conseils dans les mémoires du Général de Gaulle, avant 39.
Une capote n’aurait pas géré de conflit au sein de ma centrale et avec le non négligeable avantage de me donner un petit 
handicap grâce aux frottements sans vocations donc très ralentisseurs.

Qu’est-ce que c’est agréable d’être enlacé dans le corps d’une fille !

Une deuxième anecdote vient se télescoper dans le filet de mes pensées. Sans rapport ?
Un soir de ce printemps. Je glisse entre les deux mains de ma petite fille une surprise que je viens d’attraper dans une rigole. Elle comprend immédiatement que c’est une grenouille. Trois secondes plus tard en ouvrant avec précautions ses petites mains : "Oh! Il y en a deux *!"

* elles sont si ceinturées l’une à l’autre qu’il est presque impossible de les distinguer séparément, elles sont comme la découpe superposée l’une de l’autre.

... Puis je me disjoins par culpabilité et me tourne de mon côté... Quelques années plus tard, j’ai reparlé à Nadine de notre manière de faire l’amour, elle m’assure qu’à l’époque cela lui suffisait. Jamais elle n’a joui.

Monique, le jour de "notre" dépucelage, me reproche de faire l’amour à la hussarde, fautif et coupable ; Nadine est satisfaite alors que j’ai toujours été un piètre mâle... Mais toujours sincèrement troublé dans ses bras. Elle aimait mon désarroi, me confie-elle en riant..

Ne pas croire que je vis sans entrave ma bigamie !
Elles se rencontrent un jour, forcément, mon monde est petit. Nadine est capable de garder des secrets, c’est sa spécialité. Elle 
avait le pouvoir de faire dérailler Monique de ma double voie en quelques phrases. Je lui suis reconnaissant de ne pas l’avoir fait.

Je parle souvent de Nadine à Monique... Je nomme ses qualités. Mais je ne me vante pas d’épouser de mes deux mains les petites fesses de ma meilleure amie.

Petit paragraphe roman-photo sans image : Monique ne soupçonne pas mon double emploi, car elle ne doute pas de mes bons sentiments si sincères, si, si. Elle a tant de qualités qu’elle trouverait illico un autre mec. Son mec, ça doit être moi, pour moi, ça ne peut être qu’elle, j’ai déniché la meilleure! Je joue dangereusement sur deux beaux tableaux vivants qui ne sont au musée.

Les vacances d’été coupent très court ma coupable bigamie, rien ne transparait. Notre couple va couci-couça. Nadine se marie loin du centre de notre vallée. Ça devient plus facile de faire des aveux à Monique. Je suis très attentionné ces jours-là. Je fais pénitence et l’absolution s’ensuit : le temps estompe tout comme les doigts sur le fusain. Puis, un petit coup de fixatif pour que ça ne disparaisse pas plus. Mes jambes en flageolent encore.

Bon, c’est vrai que l’une me baise souvent, l’autre beaucoup moins. Au total cela ne comptait pas beaucoup, je les aime toutes les deux pour des raisons différentes. Ce qu’il me fallait à cette époque charnière c’était une overdose de femmes: deux doses hebdomadaires. Convalescence en cours. En amélioration. La tendresse, c’est pas encore ça.

Nadine, décède bien jeune d’un cancer du sein, 42 ans en 1995. Elle a tenu à se montrer sans cheveux. Elle a soulevé sa perruque, elle se trouvait belle. Mon avis ? Je ne sais pas... Elle savait déjà que son histoire allait se finir, moi je ne pouvais pas le croire. Elle était convaincue de payer pour ses successives fautes adultères. Quelle connerie ! Impossible de la raisonner. Elle avait si souvent eu des amants que c’était pour elle, le juste retour du boomerang.

Nous avons Monique et moi, été témoin de son agonie, malmenée par l’intérieur, le lit et la morphine. J’ai vu mourir une femme que j’ai connue juvénile, joueuse, avec laquelle j’ai fait si souvent l’amour, un choc. Une disparation aussi important que celle de mon père pour des raisons si différentes...
Un mois après sa mort son mari, nous sommes amis, nous confie qu’il a trouvé un cahier enluminé dans le tiroir de la table de nuit de sa femme aimée. De l’autre côté de sa tablette à lui, à un mètre cinquante, depuis longtemps, il en ignorait l’existence. Un journal intime dans lequel elle conte ses joies à aimer d’autres hommes par addiction et à le cacher à son mari. Des annales jamais anodines, des épisodes importants de sa vie que Jean-Claude n’a jamais soupçonnés.

" ... Souvent dans notre lit" pleurniche-il.


Les deux premiers étés 1971 et 1972

En survol de la vallée, les buses perçoivent du matin au soir le poste à transistors qui braille les tubes et les pubs pour tous les épicéas sourds debout dans ce grand amphithéâtre.
Les hommes et femmes défricheurs et constructeurs sont installés avec tout ce qui les flatte : voitures et tronçonneuses, pipeau et guitares, fil à linge et fils de clôture, pelles, pioches, truelles et 
marteaux. Ces pionniers ne sont pas les chastes moines ressuscités, mais sept ou huit maçons de circonstance qui travaillent sur et sous l’échafaudage, c’est là-haut que pendouille le poste à transistor. Tout un pan de mur du bâtiment rescapé s’est écroulé après la seconde guerre mondiale. Les paysans l’ont remplacé par quelques maigrelettes cariatides en sapin et une façade de planches. Aujourd’hui l’immense toit d’ardoises menace de glisser, happé par les perches. Félix décide de remplacer cette palissade par du moellon : 15 mètres de long, 6 mètres de haut, 50 centimètres d’épaisseur. Huit jours si l’on avait utilisé des agglos, il va falloir trois mois avec des pierres qu’il faut récupérer, hisser assembler, jointer...

-"Faut pas essayer d’évaluer le travail avant de commencer, sinon on commence pas..." Félix.
Nous sommes trois à savoir aligner les moellons à l’intérieur des ficelles tendues Félix, Jacques et moi. Les autres sont nos servants ; ils remplissent les joints, colmatent les trous au mortier liquide et montent les pierres de maçonnerie.

En bas, les moutons broutent l’herbe de la cour, les poules y cherchent leurs asticots, les lapins farnientent dans leurs cages, quelques filles lavent à la fontaine une lessiveuse de salade pour le repas de midi. Au menu : salade verte, salade cuite sauce blanche, œuf cuit dur et pour le dessert, cerises sur le gâ... heu, sur le merisier. D’autres filles font des conserves. Elles n’ont pas à travailler avec nous sur les échafaudages ; elles ne sont pas assez rentables, nous l’avons décrété. Nous avons fait quelques essais mais il fallait souvent, corriger les petits dégâts collatéraux, aider pour du lourd à déplacer, se déplacer pour prendre une décision technique. Et puis, elles travaillent trop lentement, nous préférons ne pas les avoir constamment entre les... Heu, sous les yeux au travail. Elles sont tellement plus efficaces à s’occuper de la cuisine, du jardin, des bricoles trop minutieuses que nous n’aimons pas faire. Mais pas les courses, ça non, elles ne les font pas, elles n’ont pas le permis de conduire... Et puis elles dépensent trop.

Je ne considère pas les filles de passage à Hérival comme celles de ma classe aux beaux-arts et je n’en analyse pas vraiment les raisons. Il doit y avoir deux cerveaux qui se relayent à la veille. Ce que l’un aime chez ses amies de classe, l’autre ne le supporte chez celles qui veulent épouser Hérival. Les deux cerveaux n’échangent pas, ne transigent pas.

Seule Monique peut ne pas travailler à Hérival, elle y séjourne d’ailleurs très peu ces premiers étés.
Nous conciliabulons Félix et moi en bons larrons pour décider de ce qui est utile pour la communauté mais, c’est moi qui applique les décisions ; je règne sur le Prieuré en maître-propriétaire. Je supervise tout. Les garçons ne peuvent pas faire d’incartades aux règles puisque nous leur demandons des boulots particuliers, nous formons une chaîne, un manquement se serait senti. Les filles peuvent se laisser aller, c’est moins facile de quantifier leurs activités, mais pour éviter le flottement, nous faisons, inopinément et mine de rien des incursions chez elles. Nous expliquons à l’une comment l’on peut gagner du temps à carder la laine, en se moquant d’une autre qui regroupe les moutons comme si c’était des poules, on râle quand elles gâchent quelques feuilles de salade, quand les épluchures de pommes de terre sont trop épaisses, surtout Félix.

Personne ici ne vient contre son gré. Que des enthousiastes qui peuvent nous quitter sur le champ. Aucun, aucune ne nous quitte, au contraire c’est nous qui décrétons l’expulsion de certains.

" Afin de faire face aux dépenses de nourriture nous demandons une participation journalière. Nous nous levons tous à la même heure, de bonne heure : 6 h 30. Tout le monde travaille en même temps, lorsque l’un d’entre nous veut s’absenter, il prévient les autres, ceci afin de prévoir le travail de la journée. Il y a d’autres choses qui vont de soi : quelqu’un qui ne saurait rien faire de ses dix doigts n’aurait pas sa place ici. Je crois que le mieux serait de venir faire un essai un week-end."

Jacques mon frère écrit, il ne dit pas tout.
Nous n’arrêtons pas vraiment les dimanches et il ne précise pas à quelle heure nous terminons le soir pour le repas : 20 heure ou 20 heure 30. A la pause de midi je fais reprendre le travail quand je repère Félix prêt à s’endormir, il a la sieste facile, il me demande de le surveiller.
Le travail est notre raison d’être, rien d’autre ne compte. On entend peu les guitares le soir après le souper, tout le monde est "hachesse".
Pour arriver à faire travailler un groupe jeunes dans notre fourmilière - il arrive que l’on soit une vingtaine !- nous devons les faire culpabiliser par notre ardeur. Nous sommes si fanatiques que nous en dormons mal. Un jour, nous nous levons à 4 heures du matin pour faucher ; il faisait encore nuit. L’après-midi est difficile. Le lendemain, je redeviens raisonnable, et me contente de mes 14 heures de travail. Félix bien plus résistant que moi, grignote sur la nuit, on dit de lui qu’il finira par voir dans l’obscurité. En attendant il maçonne avec une lampe de mineur adaptable au casque. Cependant, ce premier été, au lit il n’est pas performant, sa première femme, Sabine se plaint auprès de moi de ses endormissements trop rapides.

Je n’aime pas les histoires sentimentales de nos hôtes-ouvriers, elles peuvent diminuer leur potentiel de travail. L’obscurité dans laquelle nous vivons à partir de vingt et une heure trente environ me ravit. Rappel : nous n’avons pas l’électricité ! Dans l’obscurité nous avons les paupières lourdes bien plus tôt qu’avec la lumière électrique.

Aujourd’hui je ne comprends plus cette frénésie d’été qui nous a poussés à autant de rigueur sectaire. Comment suis-je passé de mon dégoût hivernal à cet excès de zèle en été ? Nous étions pressés d’en finir avec les travaux de restauration. Pourtant, rien n’était à l’échelle de notre temps de vie de plus, ça n’avançait pas vite avec nos moyens archaïques. Par exemple, il faudra, attendre une trentaine d’années avant de maintenir les quatre grands murs par des dalles de béton armé qui aujourd’hui stabilisent ce grand parallélépipède de trente mètres de long sur huit mètres de large. Les deux autres bâtiments, dont l’église gothique, étaient de plus grande taille. Nous n’en avons pas hérité, démontés après la Révolution, heureusement, c’eût été alors un triple cadeau empoisonné !

Hérival reçoit sa vague post-soixante-huitarde en 1971. Je ne comprends cela plus tard. Pas la première vague, la deuxième, les suiveurs, plus jeunes. Ceux qui ont quitté leur boulot de cadre, leur grand appartement pour l’Ardèche, je ne les ai pas connus, j’étais commando marine. J’ai confusément entendu parler de leurs revendications de 68. C’est dire qu’en m’installant à Hérival je ne suis pas mû par les mêmes revers de fortune que ceux du Larzac : les événements peuvent être synchrones et ne pas avoir la même destinée. Moi, je suis un garçon conditionné par les pères fouettards de mes casernes, j’y suis resté sept ans et demi. Je goûte à peine à mon noviciat d’ermite qu’une faune de curieux chevelus et de prosélytes s’installe chez nous et partage notre dynamisme de jeunes moines constructeurs.

L’été seulement, fort heureusement !
En réalité nous ressemblons plus à une organisation paramilitaire qu’à une communauté de hippies de Wight et de Navarre. La jeunesse catholique du village nous rend visite : les shorts bruns à rebords sympathisent avec les bermudas à fleurs et à franges. Tous travaillent pour nous, pour le Prieuré.
Le tapage que nous engendrons ne nous permet plus d’être seuls. Un journaliste fouineur monte jusqu’ici: les deux acquéreurs intriguent depuis le début de l’achat. Sont-ils pédérastes ? Dealers ? Mystiques? Nous informons naïvement le journaliste de nos nébuleuses intentions : restauration, artisanat, auberge, botanique. Il publie une demi page et deux belles photographies : 
" Deux braves jeunes garçons soucieux de redonner une âme à ce patrimoine historique de la région ".

Nous éveillons la suspicion d’une autre catégorie de métiers, trois gendarmes débonnaires nous rendent visite... "Font irruption chez nous " le matin très tôt... Non, non, ni irruption, ni débarquement, ils frappent poliment à notre porte : "Bonjour, nous sommes de passage, ça va les jeunes ?" Félix, le premier levé, toujours hypocritement avenant : "Entrez prendre un café." On est comme du menu fretin dans l’unique petite cuisine de nos deux maisons surdimensionnées, quelques-uns déjeunent assis. Je ne sais plus comment ils sont arrivés à vérifier toutes nos cartes d’identité ... Sans difficultés, comme ça, toujours aussi civilement comme si c’était finalement nous qui leur avions proposé au saut du lit de jeter un coup d’œil embué dans notre album de famille.

Ça me gêne aujourd’hui d’avoir admis ces "intrusions" à cette époque mais, c’était sans doute la meilleure manière de les ingérer dans notre antre, "entrailles". Et Félix qui leur en raconte bien plus qu’il ne leur en faut, comme s’il était troyen et qu’il donnait un faux plan aux gaillards de dedans le cheval pour leur prouver notre bonne conduite d’ex militaires. Rien à cacher, pas de hachisch, pas d’alcool, pas de mineure... Mouais, une fugue de jeune fille et aussi Kathy abandonnée, assise sur les degrés de la croix de devant le porche, en pleine nuit, par sa mère adoptive qu’elle a rejointe à pied depuis Nice. Avant elle était aux USA avec son père... On sait tout ça bien plus tard. Félix, dans le noir, en ex-commando marine lui aussi, lui saute dessus comme sur un fellagha tapi près de notre gourbi. Il la recueille dans son lit comme un oiseau éclopé qu’elle était, le commando est ramollo. Ce qui n’a pas empêché l’oiseau blessé par la suite de me piquer mes papiers d’identité, mon portefeuille, permis de conduire, carte d’étudiant, tout... Que j’ai bien eu des difficultés à faire refaire ! Elle s’est refaite une identité qu’elle n’avait plus en échangeant ma tête contre la sienne.

Ce n’est que dix ans plus tard que je comprends le vol, lorsque la centrale des objets trouvés de Paris m’informe qu’elle a en sa possession quelques papiers m’appartenant : elle a perdu trois cartes nominatives sans importance qu’elle m’avait chapardées dix ans auparavant, des papiers d’identité qu’elle n’avait aucun intérêt à falsifier. La garce ! 

Hérival n’était pas si pure que nous aurions aimé qu’il le soit. Après trois douces irruptions de gendarmes dans notre nid pas très catholique, nous avions je pense obtenu notre certificat de bonne communauté de jeunes scouts bosseurs et bien benêts, ils ne sont plus revenus.

Suite aux énergiques articles de journaux, la municipalité goudronne notre chemin d’accès caillouteux, quel cadeau : deux kilomètres de macadam ! Le flux des véhicules dont les nôtres peut maintenant nous atteindre sans craindre pour ses amortisseurs. Hérival, l’ancien monastère est recommandé aux promeneurs depuis Napoléon III qui venait aux eaux thermales de Plombières Au printemps, un parterre de jonquilles teintent d’un jaune éclatant la moindre parcelle de verdure : à la sortie de l’hiver rien n’attire plus les touristes, citadins baladeurs du dimanche que ces prémices qu’il faut ficher sur les voitures et brandir par bouquets.

Le squelette l’emporte de loin sur le temps des jonquilles. Il est le phénix des hôtes du logis. Sa vieille carcasse suspendue à une potence en bois s’offre ostensiblement depuis deux siècles à qui veut bien ouvrir la porte de la bonnetière dans laquelle il a pris sa position définitive. Nous menons les cortèges familiaux auprès de ce tas d’os. De braves gens émoustillés par cette fragile charpente de vieux os rafistolés aux fils de fer. Le squelette fait partie de la maison, il est inscrit sur l’acte de vente. L’origine de ce pensionnaire est connue. Qu’il soit celui d’un moine adultère n’est qu’un fantasme. Une très ancienne famille de rebouteux a vécu dans la ferme voisine, c’est un de leurs squelettes d’étude entier que nous possédons. Nous possédons aussi quelques autres morceaux dont un crâne. Cette charpente n’a pas pris son bain d’eau de javel depuis longtemps, elle s’est avachie, abîmée. Cet humain est couvert de noms et de prénoms inscrits au crayon sur le moindre métacarpe. Il impressionne les visiteurs parce qu’il est ce que nous sommes. Et aissent quelques sous pour leurs frissons.

Ce rituel déjà orchestré par les précédents habitants nous donne des idées : profiter de la notoriété du lieu et inciter le visiteur à se délester de quelques piécettes.
La tendance naturelle du citadin à traîner ses guêtres partout où il y a des vieilles pierres nous engage à lui glisser une chaise sous les fesses, à lui déposer une bouteille de limonade de Reines des Prés sous le nez, une assiette, du pain complet et du fromage de ferme. Nous convainquons ma Mémère et mon Pépère à nous enseigner leur expérience de paysans perdus dans la forêt, loin du boulanger. Pépère devant le four, Mémère au pétrin, nous sommes leurs mitrons. Le pain complet est cuit dans l’immense four à bois du prieuré. Pendant plusieurs jours on ne mange que du pain tant il est bon.

Durant les quatre mois chauds de l’année, les dimanches matins, nous nous consacrons à ce rituel. Quarante kilos de pâte à pain que nous ratons quelquefois. Les touristes indulgents nous l’achètent tout de même. La farine complète gonfle difficilement. Nous assurons notre levée à la levure et parlons levain pour pavaner bio. Pour répondre à une dame qui désire manger sur une de nos tables en pierre, notre première cliente ! Félix mitonne un faux pâté de campagne alléchant qu’il obtient en triturant le contenu de deux petites boîtes de pâté bon marché. Il hache finement un peu de persil du jardin sur le résultat obtenu. La dame apprécie. C’est le feu vert.

Nos premiers hôtes sont d’une politesse égale à nos gaffes.

Nous ne faisons pas payer nos hôtes, un stratagème qui paradoxalement nous rapporte de l’argent : le dimanche après-midi chaque travailleur hérivalien suit un groupe d’invités qu’il sert. On peut passer plus d’une demi-heure avec le groupe. Avant de quitter leur table ombragée, les clients s’enquièrent de la somme due ; -"Laissez ce que vous voulez !"

Ils se consultent du regard, déroutés, agréablement surpris. Nous les laissons juges de la situation, ils apprécient cet honneur et deviennent souvent généreux ; le billet qu’ils nous glissent dans la main avec un clin d’œil complice n’est pas une somme due, mais une aide substantielle pour réparer le Prieuré.

Les touristes affluent, on peut parler d’affluence, en été, 50 à 100 personnes par dimanche, nettement moins la semaine, et bien sûr et heureusement, pas un touriste en hiver.
Nous leur proposons du miel des ruches de Félix, du fromage de vache odorant de la montagne voisine, nous vendons notre confiture, des tartes de brimbelles. Tout est disposé sur une grande meule à grains en pierre qui nous sert de table.

Dans la pièce attenante, j’expose mes dessins, ma peinture et mes gravures. Les gravures, pas très chères, se vendent assez bien. Au premier étage, nous avons constitué un petit écomusée : les jougs, les paniers d’osier et de paille, les charrues côtoient les magnifiques coquillages polynésiens, les tapas et les masques africains, reliquats de nos voyages en Outre-Mer.

L’apothéose de notre renommée est le jour de notre concert de musique ancienne. Quatre cents personnes environ s’assoient sur des poutres disposées en amphithéâtre devant le grand escalier d’entrée du Logis des Hôtes qui est la tribune pour un après-midi. La musique anciennealerte, vive, simple et pure ; de beaux instruments ! Nous ne l’écoutons pas sereinement, nous sommes trop occupés par l’organisation complexe. Les auditeurs sont concentrés et attentifs malgré la gourmandise et la soif qui leur donnent la bougeotte. Quarante tartes coupées en parts et disposées sur des rondelles de tronc d’arbre tranchées à la tronçonneuse disparaissent comme des amuse gueules un jour de vernissage. On nous achète aussi les plateaux à tarte en rondelles de bois!

Il fait très beau. C’est un succès!
Depuis six mois que je prépare méticuleusement une édition artistique de la brochure historique du Prieuré : 300 exemplaires de 20 pages entièrement composés, gravés et imprimés à la main. Un travail de Pénélope réalisé entièrement dans l’atelier typographique de l’Ecole d’Art. La vente de toutes ces brochures doit nous permettre de réparer le toit d’ardoises.
Ce jour de concert nous vendons tout ce qui se mange ; hélas la brochure se vend mal. Le cahier des comptes nous renvoie l’écho de ce que nous pressentons : l’affaire n’est pas rentable, les spectateurs sont réticents, de plus nous comptons trop sur le bénévolat de nos amis et de nos parents.
Notre hospitalité devient chaque dimanche plus mécanique. Nous commençons par nous moquer des visiteurs, les tatillons sur la défense de leur bourse, les promeneurs oisifs du dimanche et les voisins paysans très ou trop curieux.
Il y a aussi un petit public intéressé, des érudits, des historiens. Nous envisageons de construire une machine kafkaïenne à trier les cons que l’on installerait en amont et en aval de la vallée, juste avant d’entrer dans la forêt domaniale au milieu de laquelle nous sommes coincés. Les mêmes questions idiotes reviennent souvent et nous nous répétons trop. Au début, nous nous en amusons, ce qui me rappelle une boulangère qui, aux heures d’affluence, ne synchronise plus son bonjour, son merci et son au revoir : elle dit 
tout, mais l’ordre des politesses ne correspond plus vraiment au départ et à l’arrivée du client. Nous sommes conscients de notre ras-le-bol progressif, et puis notre accueil et notre politesse ne sont pas rétribués à leur juste valeur. Notre désinvolture accélère le mouvement descendant.

Il y a quelque chose de contradictoire dans notre comportement ! Nous avons choisi une île déserte pour y vivre seuls et nous nous y entassons comme des pingouins !
Ça ne sera pas facile de faire marche arrière.

Cinq ans plus tard, notre instinct de propriétaire l’emportera et il aura fallu plusieurs années pour couper l’envie aux touristes pavloviens, Panurge, Hamelin les plus acharnés de passer les grillages et les barricades. Les grillages sont érigés pour les moutons et non pas pour empêcher les touristes de pénétrer, mais cette ceinture est perçue comme un no man’s land et cela nous arrange bien.

Notre rétroaction est mal comprise. Certains pensent faire partie peu ou prou de la communauté, annuellement avec les jonquilles, hebdomadairement avec le pain, les fromages, le miel. Le squelette dans son armoire magnétise les curieux. Et aussi la curiosité plus ou moins saine de connaître l’état d’avancement de la restauration du site. Le peu d’argent qu’ils ont déposé dans la cagnotte leur donne un droit de regard sur notre vie, pensent-ils. Ça finit par nous agacer.

Nous sommes allés trop loin dans leur sens ; nous leur avons fait part de nos difficultés. La bonhomie, la générosité et la candeur de Félix alliées à notre franchise encouragent l’hôte. Les habitués ne sont pas les plus éclairés. Nous n’aurions pas voulu perdre les experts de vieilles pierres, les herboristes philosophes et maniaques, les poètes, les bourgeois respectueux et raffinés, les dégustateurs silencieux, les généreux qui n’abusent pas de notre temps mais, nous n’avons pas la machine pour les différencier.

Ces filles que l’on aiment

Nos abonnés jaugeaient régulièrement notre entrain, notre dynamisme et nos amours ; " vous verrez, ce sera les femmes qui vous sépareront " !
Ces pythies nous agacent, nous avons prévu cette éventualité. Notre charte est claire: " La femme de l’un devra plaire aux deux et vice- versa, si ce n’est pas le cas il faudra s’en séparer. Si les deux femmes ne s’entendent pas, nous devrons nous séparer des deux sans chercher à savoir laquelle des deux est infâme. Jamais une fille n’ébranlera notre amitié d’acier trempé. Nous préférerons vivre en célibataires peinards plutôt que d’être balloté aux rythmes des zébrures d’orages matrimoniales. Au besoin nous aurions des filles de passage."

Conscient du danger, puisque j’ai déjà une "future femme", j’en présente une sur un plateau à Félix, Véronique, une ex à moi, celle de l’éjaculation très précoce. Je la lui conduis à l’entrée de sa tanière. Ceci dit, Félix n’a pas besoin de moi pour en rencontrer au printemps, été et automne, mais que dalle en hiver. C’est précisément lors d’un froid sibérien que je lui confie Véronique. Félix vient juste de se faire opérer de son phimosis congénital. Etroitesse du prépuce, impossibilité de décalotter pendant la bandaison. Il est donc maintenant en parfait état de fonctionnement. Ils passent la nuit l’un contre l’autre dans le lit si étroit que, même seul, on ne peut pas se mettre en chien de fusil. Félix l’élargit un peu avec sa caisse à outils recouverte d’une couverture. Dans la bannette supérieure, je dors serein comme un ange au-dessus de leurs ébats, avec la fierté du devoir bien accompli.

Nos deux couples vivent heureux de jour, tous les dimanches d’un petit hiver rigoureux. Véronique n’aime Félix que dans son royaume, ailleurs, elle en a honte ; trop pataud, plouc, démodé, bûcheron. Elle jalouse notre couple, c’était prévisible... Un soir, lors d’une engueulade force quatre sur l’échelle de Richter des querelles de couples qui en compte onze, elle décide de partir. Ce soir-là, il y a soixante centimètres de neige autour de la maison, impossible de faire deux kilomètres sans une paire de bras de costaud pour ouvrir le passage avec la pelle. Félix accepte contraint d’être son chasse-neige. La colère de Véronique fond, mais son envie de ne plus revenir ici est ferme.


Autre fille.

"Cette après-midi je suis arrivée avec mon déménagement à Hérival. Cette fois-ci j’ai vraiment conscience de ma décision et tout en étant heureuse j’ai un peu peur de l’engagement que je prends. Je commence une nouvelle vie. Félix est venu à notre rencontre. Il était vraiment très négligé et en plus, il pleuvait. Tout est gris et terne. Le total me renvoie à Paris et à ce que je laisse là- bas."

Sabine s’installe à Hérival avec sa fille de trois ans sans que j’en sois vraiment ravi.
"Félix beau comme un vulcain de cuivre, taillé dans le feu, chaud et doux comme la langue des flammes, tendre et discret, affectueux et sincère. 

Gilbert charmeur, subjugueur, la puissance de sa personnalité tue ou stimule celle des autres ; c’est en fait la première et la plus décisive épreuve donnée aux éventuels habitants d’Hérival, l’estimer, l’admirer peut-être, et rester soi-même."

Sabine n’est pas très belle mais sa réelle envie de venir s’installer avec nous compense largement.
Ce qu’elle ne réussit pas à me faire oublier c’est la mauvaise impression que j’ai eue d’elle, de sa sœur et de ses quatre amis quand ils débarquent tous dans notre seule cuisine exiguë, genre cabine bondée des Marx Brothers.

Une semaine de giboulées de mars avec neige vers Pâques 1972. C’est la première fois que nous recevons des hôtes qui s’imposent. Un calvaire de huit jours enduré plus ou moins poliment.
Pour Félix, il y a toujours quelque chose d’urgent et d’inutile à faire à l’extérieur et ce sont des travaux de titans. Il fait froid. À midi, impossible d’arriver les pieds sous la table, il faut préparer une pitance pour tous car aucun des hôtes ne réussit à cuire une plâtrée de pâtes ou de riz dans nos conditions moyenâgeuses, les filles finissent par bien se débrouiller. Il faut pouvoir faire sécher nos vêtements mouillés, trouver un endroit pour poser ses fesses quelque part, ne plus bouger, c’est vraiment très exigu.

Je laisse s’installer ce groupe sans broncher, sans réfléchir aux conséquences, sans oser rétrograder. Ces cinq ou six personnes me fait encore cauchemarder.
Des années j’ai maudit ma faiblesse de caractère. Jamais je n’ai voulu de cette meute de Parisiens pendant mes vacances scolaires dans mon pitoyable royaume. Félix, lui est mitigé.

Cette semaine pascale des saprophytes vivent à nos dépens, bien sûr qu’ils travaillent mais nous subissons leur présence... Ils deviennent le symbole de mes points faibles. Plusieurs fois encore il m’est arrivé de laisser faire le contraire de ce que je pensais. Il m’a fallu supporter les conséquences de ma première grande erreur.

Cette catastrophique promiscuité a eu lieu quelques mois avant l’été: j’en tire les enseignements, je vais régner en chef à Hérival. Sabine faisait partie de ce groupe qui s’est invité quelques mois auparavant. Elle tombe en arrêt devant le Prieuré : Félix, en arrêt devant Sabine. J’ai l’impression qu’ils fomentent un complot ; je suis devant le fait accompli de l’installation de Sabine à Hérival. J’essaye d’aller contre mes pulsions d’agressivité, mais le souvenir de la semaine noire de Pâques l’emporte sur ce présent, j’en tiens responsables les deux filles, que je côtoie régulièrement: Sabine devint la mère d’un des enfants de Félix et Karine, sa sœur, épousera mon frère Jacques.

Sabine est la première femme à habiter le Prieuré. Elle y vit de longues journées, seule, avec l’argent de son chômage. Félix travaille pour les Eaux et Forêts, il débroussaille huit heures par jour. Sa solitude l’entraîne à échafauder une jalousie démesurée envers les excellentes conditions journalières de sa bienheureuse compagne au prieuré.

- "J’y serait si utile, et tellement plus efficace qu’elle !" Marmonne- t-il en tailladant ses hectares de ronces.
Monique ne fait que quelques apparitions en fin de semaine. Je préserve Monique, des rudes épreuves que nous demandons aux filles... Elle s’en tient bien éloignée sans mes précautions. Félix exige beaucoup de sa future première femme. En Hercule accompli et comblé, tel Eurysthée, il fait exécuter douze travaux à sa prétendante.

"1- Ce matin Félix m’a demandé de drainer le ruisseau. C’est dur comme travail pour des mains de bureaucrate et un dos de citadine.

2- Félix m’a fait nettoyer et enlever les clous des planches pour construire les cabanes à lapins.

3- Nous avons tondu le petit bélier, sa patte avant droite est très abîmée. Félix l’a grattée à fond. Il saignait, et son sang coulait sur ma main pendant que Félix le tondait. Ca me faisait mal au cœur et ça m’écœurait, et tous ces énormes poux qui éclatent sous la tondeuse !

Félix est nerveux parce que, fatigué, bousculé dans son rythme de travail par ma présence, déprimé par son travail abêtissant dans la forêt. Il a vécu huit mois seul et déjà sa vie de célibataire était devenue une habitude.

4- Trois jeunes filles sont passées cette après-midi. Il a débarrassé son établi, donné un coup de rangement dans la cuisine, s’est inquiété de la propreté du reste de la maison et m’a demandé de ne pas apparaître. Chaque jupon est un espoir, chaque poitrine un désir ; Félix n’a pas encore rencontré sa femme, elle s’appellera peut-être Sabine, mais ce n’est pas moi aujourd’hui, moi telle qu’il me voit en ce moment. Alors il cherche, le regard en avant comme le bélier étire son museau vers la femelle et retrousse les babines en aspirant énergiquement.

5- Félix agit comme un sagouin et comme un très grand égoïste vis- à-vis des femmes. Il les voit comme des bonnes à tout faire. Mais le plus paradoxal, ou peut-être est-ce ce qui explique tout, je me sens de plus en plus attachée à lui, je pense même amoureuse... Pourquoi ?

"Parce que les femmes aiment les bad boys" a écrit dans la marge de mon tapuscrit une amie à qui j’ai demandé de relire ce texte pour avis et corrections.

6- Etc, jusqu’à 12."

Chemin faisant, le Prieuré se dérobe sous nos pieds, il est bien à nous, mais il est aussi à Sabine. C’est Félix qui s’en rend compte, moi je n’y habite pas. Il est en deuxième position, elle s’impose, elle lutte pour être chez elle. Nous devenons caricaturalement jaloux de sa présence indispensable. Nous n’imaginions vraiment pas qu’il nous faudrait partager.

"Il ne se montre gai que lorsque Gilbert est là. Peut-être est-il vraiment gai parce que Gilbert est là."

Le 7 juin 1972, j’écris dans le journal de bord du Prieuré.

"Nous venons de tondre les moutons. Je l’ai fait avec Monique, elle est formidable, elle devient ad hoc... Elle prouve qu’on peut faire des maths, elle est en prépa HEC et toucher de la merde. Les mains se lavent, Monique n’est pas une fille Cadum."

Je ne précise pas dans le cahier qu’elle a enfilé une blouse et des gants en caoutchouc... Tiens, tiens, elle n’avait pas mis de masque !

Le sang des pattes abîmées par le piétin coulait sur ses mains d’Sabine, mais pas directement sur les mains protégées de Monique. La nuance est-elle importante ? A mes yeux, oui : les paysans ne portent pas de gants et c’est à eux que se réfère toujours Félix. Il m’influence beaucoup. On dit pourtant le contraire sous cap :

"Gilbert est la tête pensante et Félix les muscles et le savoir-faire, l’intellectuel et le manuel."

C’est en partie faux, Félix est plus cultivé que moi. Il a un vocabulaire plus riche que le mien, plus de culture scientifique. Beaucoup pensent que je le manipule ; je suis convaincu du contraire.

Je le pense encore plus aujourd’hui !

L’air asocial que j’affiche souvent sur mon faciès de jeune premier cache mes hésitations. Je me tais la plupart du temps, cela m’est utile pour me cacher. Je trompe les gens avec mon regard bleu et dur. Du bluff! Personne ne me connaît réellement faible, maladroit, déçu, sensible, désemparé. On ne voit en moi qu’un spartiate séducteur, un décideur et un gagneur. Seule, Nadine me connait sans mon fard et mon apprêt ; je fais encore illusion aux yeux de Monique à cette époque.

Je me déprécie sans doute. Heureusement Félix me convainc à chaque baisse de tension que nous détenons la vraie sagesse, celle du paysan silencieux assis sur son banc de pierre et riche de sa vie intérieure. Sa théorie m’arrange, je veux bien m’asseoir.

Pas question de laisser le Prieuré à la gérante de jour Sabine, je tiens bon mon os et je grogne.
C’est tout de même moi qui ai acheté et payé ce domaine si captivant ! Les travailleurs de passage acceptent sans rechigner la contrepartie du propriétaire acariâtre et soupe au lait que je deviens graduellement. 
Sabine est désarçonnée six mois après sa greffe réussie à Hérival. Enceinte, je la voue aux gémonies. Félix est le père, mais pas le papa. Il aime tant sa solitude de mâle qu’il répudie sa compagne et son embryon qui lui occasionnent tant de tracas. Je suis le souffleur sous la scène. Sabine est chassée comme une pestiférée. Elle s’installe au village bien en aval... Félix ne reconnaîtra pas son enfant.

Nous nous habituons aux séductions de Félix. Presque toutes les filles qui passent à Hérival reçoivent la visite nocturne du Roméo au bouquet de fleurs qui varie au gré des mois. C’est le matin que ça se lit sur son visage. Au petit déjeuner, ce grand garçon délicat se tait : il est tout entier dans son bol, l’air dans le vague, sans doute enchanté par son talent de séducteur, mais pas vantard. La veille au soir, au repas, on sait pour qui il minaude, il ne prononce plus de gros mots. Son air et ses gestes affectés attirent l’attention de la belle de passage. Il est doux comme un agneau. Il passe à ses yeux comme étant le seul d’entre nous à ne pas pouvoir faire de mal à une mouche. Aux aurores, les pieds dans la rosée, ni vu ni repéré, il regagne sa couche solitaire.


Dernière fille, Nathalie.

Ces minauderies finissent par ne plus nous intéresser, nous ne faisons plus de pronostics, jusqu’au jour où les événements prennent une telle ampleur que personne n’y peut plus rien. Il a réussi à endormir ma vigilance de chaperon cerbère.

Nathalie est bien plus belle que Sabine mais tellement moins rustique, elle arrive à la fin du deuxième été : Félix craint trop de passer un troisième hiver seul.

La date des fiançailles tombe comme un couperet. La fiancée lui offre en offrande une mignonne tronçonneuse emballée et enrubannée. La suite est inévitable, Hérival n’est pas un repaire suffisamment douillet pour mettre au monde le bébé qu’elle attend.

Nathalie va être importante pour Félix. Il l’épouse deux fois : un divorce avec entre les deux et un autre pour finir.

Et moi, pendant ce temps, je suis un combattant instinctif aux Beaux-Arts, comblé par deux amours complémentaires qui font bien deux... Ça me fait plaisir de l’écrire une fois encore avec de l’encre qui coule. C’est du rattrapage de tendresse après sept ans au pain sec dans mes différentes communautés de marins vantards si souvent frustes et misogynes.

Vallée de larmes.

Félix, le véritable esclave-minotaure du Prieuré est extrait par sa femme. Incroyable s’il devait en rester un, c’était lui. Médusé par sa Nathalie, tiré par le bout du nez, il quitte Typpy et son capharnaüm de ferraille ; adieu faux, bâches, poutres, pierres, vieilleries, collections... Il fonde son foyer dans un appartement de lotissement... Il est prêt à accueillir l’enfant, que cette fois il ne jette pas avec l’eau. Dans un gros pied d’arbre Il taille le berceau à la tonitruante tronçonneuse au grand dam des voisins. La finition se fait à la gouge, puis au papier de verre, le sapin devient aussi lisse que la peau du bébé.

Soupir... Félix, mon repère, le personnage indéfectible de cette histoire, referme notre roman "Que ma joie demeure" de Giono.

J’ai presque oublié l’esprit des romans de Giono. Ils furent pourtant nos livres de chevet en poche. Giono est si proche des rites et des parfums de la ferme de mon Grand-père et Grand- mère des années cinquante.

Nostalgie... J’actualise ma mémoire sur Wikipédia : "Que ma joie demeure" est écrit dans un style à la fois simple et riche en des phrases qui aujourd’hui, pour beaucoup, n'évoquent plus rien. Dans ce roman poème, Giono chante les bonheurs de la terre, de la nature. A la lecture, on est partagé, dans sa compréhension, entre une valorisation du retour à la terre dans une visée quasi agrariste et un collectivisme presque communiste, avec par exemple la mise en commun des biens.

Plainte...

Le paysan d’Hérival s’est esclipsé... Il me laisse me dépêtrer avec les soucis matériels spécifiques au lieu : le pire est l’entretien de la turbine hydraulique qui nous fournit maintenant le courant électrique, mais si peu. Nous l’avons installée l’été précédent, ce fut un travail titanesque.

Gémissement... Avec un tel domaine sur les épaules, je dépends entièrement de Félix et il scie la branche sur laquelle il m’a assis. Eloge...
Il sait tout faire, mais il est lent, compétent, très lent, précis, si méticuleux qu’il faut attendre longtemps avant d’avoir le travail fini ou réparé avec soin et présenté comme un joyau. Les objets qu’il fabrique ne peuvent être comparés à aucun autre. Hérival sans lui est inconcevable, il en est le moteur, je ne suis que la piètre courroie de transmission. Hérival va finir en ruine, j’en ai peur. Sursaut...

Je pense ne pas pouvoir voleter de mes propres ailes et j’ai tort, car j’ai intuitivement beaucoup appris à ses côtés. De mauvais bricoleur, je suis devenu un touche à tout capable de répondre aux besoins les plus urgents.

Rescousse...

Jacques, mon frère, et Karine, la sœur de Sabine arrivent à point pour remplacer la présence de Félix. Hérival est si grand qu’il est impossible d’y vivre seul : pas de vrai wc, pas de douche, pas d’évier, que les deux bassins de la fontaine. Se doucher à la fontaine en se versant de grandes casseroles d’eau chaude sur le dos a la particularité de bien nous faire rire et de nous donner un tonus exceptionnel, c’est inoubliable... Mais -temps d’arrêt nostalgique - certains soirs - encore un temps- quand la fatigue se fait plus pesante, il faut puiser trop profond dans les réserves pour se laver... Et puis en automne, le froid envahit vite les pièces dès qu’un d’entre nous oublie d’alimenter le foyer...

J’insiste sur cet aspect de la toilette ! Je suis né le 14 juillet 1948 - j’ai vingt ans en 1968 et je défile sur les Champs-Élysées - Mes parents ont l’eau chaude sur l’évier en 1962, ici à Hérival en 1974, rien! Pas d’électricité, pas d’eau, du Georges Sand, 1848.

Jusqu’ici, à cause de Félix, nous nous sommes concentrés bien à tort sur de gros travaux qui ne nous donnent aucun confort, excepté l’installation d’une turbine hydroélectrique.

Le confort vital a toujours été le cadet des soucis de Félix. Il n’est pas resté bien longtemps dans son lotissement, de maisons en maisons, il finit dans une maison sans confort. Á 65 ans, il se lave toujours à sa fontaine... J’arrête ici son histoire, il aura son biographe, je l’espère...

Á Hérival Félix m’a placé sur sa rampe de lancement, je suis son homme-canon. C’est un tyran avisé qui s’ignore. Nous nous serions tous fait progressivement étouffer à rester dans son environnement.

Dernière plainte...

J’aimerais moi aussi foutre le camp d’Hérival qui me dégoûte : c’est un bien bel endroit, mais je rêve d’une vraie maison inondée de lumière et rassasiée d’eau chaude... Et c’est moi qui croupit dans cet endroit sans commodités.

Le rose bleuté du grès des murs est un rappel permanent à un riche passé qui n’est pas le mien, c’est celui des moines. Je me transforme en fantôme vivant responsable de la bonne conservation de cette prégnante architecture. Je maugrée plus que le triste bedeau qui traîne sa hallebarde sur les dalles de pierres d’un narthex en attendant la fin de la messe.

Coup de grâce... Je dois reverser ma sueur et mes moindres écus dans la restauration de ce monstre antédiluvien...

Le point amour...

Monique, la plus ancienne fille du Prieuré n’envisage toujours pas de partager ma bannette dans la sinistre et inconfortable bâtisse. Elle est à Strasbourg pour y préparer un B.T.S de tourisme. Je la rejoins épisodiquement dans sa minuscule et paradisiaque chambre d’étudiante.

Coup de théâtre... Monique à quelques mois de l’obtention de son diplôme, bifurque. Elle décroche brillamment le concours d’entrée à l’école d’institutrices, une réussite qui lui donne de l’assurance, elle s’était fourvoyée deux ans.

Quant à moi, le début de la troisième année à l’Ecole des Beaux Arts me lasse. Je m’y ennuie... Le travail n’est pas assez bousculé et le pécule qui m’avait permis d’entreprendre ces études est épuisé. Par copinage, j’obtiens pour quelques mois un remplacement de professeur de travaux manuels dans un lycée des environs, l’Education Nationale n’est pas exigeante quand il faut colmater.

Notre couple gagne deux petits salaires, nous avons l’impression d’être riches. Monique avance avec précaution, nous habitons Hérival en fin de semaine,. Nous vivons dans la grande pièce assez sympathique nommée "le poële", mais toujours sans le moindre confort sanitaire.

L’autre couple. Jacques est professeur de maths. Karine, sa femme règne toute la semaine sur la vallée, il y a quelques années, c’était Sabine sa sœur, l’histoire se répète.

C’est lors du quatrième été que les travaux changent d’objectif en 1974. Il faut rendre habitable pour les deux couples et pour l’hiver l’aile perpendiculaire au Prieuré ! Un vieux et long hangar au toit de lause déglingué et rafistolé.

Nous commençons par couler une dalle de béton de vingt-huit mètres de long, six de large. Puis le toit et la charpente sont entièrement refaits. Deux mois de travail, avec bien moins d’aide que les années précédentes et peu d’argent.

Pour réussir, je deviens plus exécrable et despote que jamais. Je ne laisse plus la place à la moindre perte de temps. Préparer à manger avec attention est un luxe que Monique et Karine ne peuvent pas se permettre. Elles doivent être avec mon frère et moi, même moins rentables que nous. Quelques pensionnaires ségrènent encore cet été-là, mais les conditions pour une vie communautaire sont déplorables. Le soir, nos deux couples cherchent un minimum d’intimité, les rescapés se retrouvent bien souvent seuls entre eux. Il n’y a plus de mutines veillées comme au temps de la communauté

Ce fut orageux de préparer un nid pour chaque couple.

Le pire de tous nos maux est la turbine hydroélectrique qu’il faut atteindre souvent le soir, sous la pluie puis à travers la neige et lorsque les cailloux, les grenouilles au printemps, les feuilles en automne obstruent les ailettes de la distribution de l’eau.

Chacun de nous sait, ouvrir le vivier quand l’eau manque, commander le débit du ruisseau, détourner l’eau de la cascade pour le canal d’alimentation creusé à la pioche. La turbine est la bête noire de nos soirées d’hiver, c’est un vieux matériel à la fiabilité douteuse qui doit tourner jour et nuit.

C’est Félix, qui a été le maître d’œuvre de cette entreprise de grande envergure, mais c’est mon grand-père, Pépère, qui a été la tête pensante de cette affaire.
En 1924, il installe l’électricité chez lui dans sa ferme isolée, il connaît bien les turbines hydroélectriques. À 75 ans, il conseille Félix qui se charge de tout récupérer dans quelques fermes des environs. Il déterre 50 mètres de tuyaux en fonte que nous ré- enterrons à Hérival, je ne donne pas plus de détails, c’est titanesque, on l’a fait, ça marche. Fiat lux !

Les improbables passants nocturnes de l’hiver peuvent avoir l’impression, d’un spectacle féeriques à Hérival, d’une abondance, d’une gabegie, toutes les lampes sont allumées : des ampoules que l’on n’éteint jamais, la nuit nous avons un excédent de courant que l’on ne peut pas stocker. En contrepoint nous ne pouvons espérer qu’une malingre ampoule allumée chacun à la fin de l’été avant les pluies d’automne : nous avons tout de même une réserve de 200 mètres cubes qui se vide vite puis elle met douze heures à se remplir.

Lentement un minimum de bien-être nous permet une vie plus calme à l’intérieur de quelques pièces aménagées confortablement. La peinture blanche couvre les murs qui jusque là n’étaient que gris ciment ou noirs fumée. L’apparition d’un tissu, de rideaux, de coussins, nous fait le même effet que si l’on avait ajouté un chauffage supplémentaire.

Des milliers d’heures de travail ont hissé deux couples aux conditions de vie moyenâgeuses à celle du vingtième siècle. La première douche individuelle nous fait culpabiliser : nous sommes habitués à faire de notre toilette un rituel public sur les pavés de la fontaine. L’eau qui se met à couler à l’intérieur des maisons sépare les couples plus que tout autre chose. Je pense à ma mère, aux femmes qui ont quitté les unes après les autres leur bassin quand elles eurent l’eau courante en 1955. Notre fontaine à Hérival prend la mousse, l’herbe pousse entre les pavés, l’eau continue à y chanter, on y nettoie occasionnellement nos bottes.

Césare me demande des détails de notre vie quotidienne dans notre communauté, je lui en ai donnés... Myriam regrette que je ne portraiture pas assez mes six héros : sur mon blog, j’y ai mis des photos, ça ira ? Armelle qui me reproche de ne pas assez parler de Gibald : ce fut aussi bien que pour Gilémon. Je déçois Elise en rapportant mon histoire sentimentale avec Nadine aux beaux-arts. Et d’autres griefs... Je fais quoi de tous ces premiers lecteurs mécontents, j’en tiens compte ?


Les arts, c’est fini...

J’abandonne progressivement les arts plastiques pour un domaine patrimonial brinquebalant qui m’est tombé du ciel par toute une série de hasards plus ou moins contrôlables dont les agréables retombées financières des essais nucléaires français à Mururoa. Peut-être 50000 euros d’aujourd’hui pour un jeune homme de vingt-trois ans, d’origine pauvre comme Job. J’ai vécu loin de cet atoll atomique, je ne fais donc pas partie du millier de militaires bien surchauffés, répertoriés en 2012.

Cette passation d'assujettissement, des Arts des images au Patrimoine de vieilles pierres, me laisse le triste souvenir d’un âge d’or celui des Beaux-Arts, vécu comme une gourmandise de vie rêvée : deux années sabbatiques de filles, de peinture, de liberté, de réussite qui excitèrent mon imagination en convalescence.

Cet intermède de vie d’étudiant est fini, plus un radis. Tout ici à Hérival me rappelle qu’ “il faut imaginer Sisyphe heureux"... CamusBonjour les sentences existentialistes que je ne veux pas entendre parce qu’elles sentent mauvais la vie vérifiée par des générations bien mieux avisées que moi...

J’exagère le pathos, rien n’est vraiment désespéré durant cette période, c’est moi qui louvoie, je suis à l’aise nulle part et pas ailleurs plus à qu’à Hérival.

L’actualité ne m’intéresse pas vraiment. Je ne lis pas beaucoup... J’aime écrire, mais Je n’écris pas facilement. J’écris un journal, j’écris des lettres. Je m’intéresse finalement à peu de chose.
Je finis cahin cahan mon année de professeur remplaçant de travaux manuels pour garçons et j’embraie sur une place de Conseiller d’Education, c’est totalement incongru : je n’ai pas le bac ! C’est presque comique, j’ai un niveau troisième et deux ans et demi d’école d’art à dessiner à longueur de journée. En 1971, on 
pouvait entrer dans une école d’art comme dans un moulin sans niveau d’études, un temps révolu, c’était bien, ce fut ma chance. Je ne me lasse pas de répéter que si cette école de province ne m’avait pas accepté, je n’aurais sans doute pas pu me recycler. Quoique... Sept ou huit ans après, je reprends là où j’ai laissé les études. Je veux passer le bac comme un lycéen, avec les lycéens, à 30 ans...

Trente ans après, je n’arrive pas à remettre précisément l’ordre des événements de ces cinq ans, de 1971 à 1978. 1978 est l’année de naissance de Gilémon et l’année d’obtention de mon baccalauréat.

C’est compliqué d’empiler les années dans l’ordre. Un lecteur doit s’y brouiller mais la chronologie n’est pas le plus important.
Je ne fais pas le résumé de ma carrière pour la retraite, cela a été fait correctement en 2011.

Je repère qu’en 1987 - écrit est en noir - je tente de comprendre mes différentes prises de conscience : comment elles se sont enchevêtrées depuis ma sortie de route toute tracée de l’armée. Aujourd’hui, dans le dédale de ces différents paragraphes, je me demande à quel point on est maître de ses différentes trajectoires... Je suis persuadé que l’on peut donner des coups de barre assez brutaux à bâbord quand le vent tourne. C’est plus difficile de réagir à tribord, je ne sais pas l’expliquer peut- être parce que je suis gaucher.

Quelques années avant de préparer le bac.

Je suis à mon bureau de travail. Je rempli la mission de "fonction de Conseiller d’Education"... Je suis incapable de rédiger une note administrative. Chaque fois que je tente d’écrire un texte, je consulte le dictionnaire, je connais peu les règles de grammaire. Une secrétaire corrige mes fautes, mais il y a beaucoup de petits papiers manuscrits à faire circuler qui ne peuvent pas être supervisés. Je suis consciencieux, il me faut fournir quatre fois plus de travail que ma collègue compétente, que j’apprécie énormément, de laquelle je m’inspire. Elle sait distribuer le travail avec autorité et bienveillance à ses surveillantes. À ses côtés, je ne suis qu’un super-pion qui court partout et gesticule beaucoup. Je récupère souvent en catastrophe les erreurs des surveillants qui ont souvent pour origine mes incompétences.

Lentement, je m’améliore.
La deuxième année, je suis même heureux de reprendre mon poste, mais la directrice, une ancienne institutrice cancéreuse, acariâtre, compétente et despotique - tout peut être cumulé - me reproche mes maladresses en public : un oubli, un défaut d’organisation, une note non communiquée. Elle a souvent raison. Un jour à bout, prêt à exploser, je force la porte de son bureau : 
"Je ne suis pas diplômé comme vos autres professeurs... Je me rends compte (de plus en plus fort) que je ne suis pas à la hauteur de la tâche... Je viens vous dire que je m’en vais... " Et j’ajoute, avec un moment d’hésitation " Suis peut-être un con, mais je n’aime pas qu’on me le dise ! "
Je suis prêt à quitter la scène comme quatre ans auparavant j’ai quitté l’armée, l’expérience des décisions importantes ça aide.
Je commence à ne plus me laisser porter par les événements. J’en suis très fier.

Je me dis bravo ! J’ai le souvenir que la nuit m’a bien aidé à prendre la décision d’aller pousser sa porte sans attendre qu’elle me fasse poireauter pour me recevoir.

Le lendemain la directrice me donne une secrétaire pour m’aider ! Cela n’arrange pas tout... Je me rappelle une affichette sur laquelle je fais deux fautes d’orthographe dont le mot accueillir que j’écris "acceuillir ", je suis toujours dyslexique. Je fais la faute classique et fréquente du participe passé au lieu de l’infinitif ou l’inverse. Les accents graves ou aigus sont toujours placés avec beaucoup de fantaisie, à l’envi, je ne distingue toujours pas ma droite de ma gauche et donc encore moins les subtilités phoniques.

Aujourd’hui le correcteur orthographique m’aide bien et je regrette de ne plus faire autant de fautes qu’il m’aurait corrigé.


Mes camarades cocos.

Dans mon Lycée, j'apprécie la réelle camaraderie de quatre ou cinq jeunes couples d'enseignants dynamiques. Ils me cernent. Au milieu d'eux, j'observe et j'essaye de comprendre leurs discussions syndicales, leurs permanentes critiques gauchistes d'un système duquel nous sommes les victimes. Je suis avec curiosité, mais sans comprendre leur passion pour l’enseignement, la littérature et le cinéma italien communiste. Je suis surpris qu'ils puissent avoir des idées sur tout. Je suis stupéfait que la moindre déclaration émanant du Ministère les fasse bondir. Ils sont volubiles, divergents, pamphlétaires.

Je suis immergé chez eux sans toutefois adhérer à quoi que ce soit par une méfiance chronique. Je suis accepté par cette bande d'intellectuels revêches et j'accepte amicalement ma place de candide. Petit à petit, ils m'aident à comprendre les fondements de leurs raisonnements. Ils me prennent à la source et ne me laissent pas sur la route avec mes jerrycans vides.

Roland et Marie sont mes bienveillants précepteurs. Ils m'incitent plus que les autres couples à prendre docilement la culture par les cornes et je m’y engage petit à petit.*

* "lorsque je mourrai, il y aura mes fils, rétorqua Yu Gong et quand ils mourront à leur tour, il y aura mes petits-fils. Si en ruines soit le Prieuré, petit à petit, à chaque coup de truelle, de génération en génération, ça ne pourra que s’améliorer; pourquoi donc ne parviendrions-nous pas à le restaurer ? Yu Gong et ses enfants, inébranlables, continuèrent de maçonner, jour après jour, année après année." Adage chinois trafiqué.

Roland et Marie mettent le doigt dans la plaie... Ça ne fait même pas mal !*
* Le Christ semble fier du geste grossier de saint Thomas l’incrédule qui lui met le doigt dans la plaie. C’est une célèbre peinture du Caravage.

Je me présente à eux comme pour un baptême, je mérite une onction. Ils me trouvent sensible et singulier. Je laisse voir mes faiblesses culturelles comme des blessures sans sparadrap.
Ce couple de profs est d’origine paysanne, il a fait un bon bout de chemin sur l'échelle sociale. Ils ne renient pas leurs origines de bouseux, cela les rend accessible pour moi.

Marie, tantôt taciturne, tantôt radieuse, vibre toujours d'insatisfaction. Cette petite bonne femme séduisante qui m'aide à rassembler mes abattis peut tout aussi bien me briser si elle le veut. J'ai avec elle des discussions toujours très enflammées, j'en goûte les moindres étincelles, mais jamais je ne peux connaître sa vie intime qu'elle s'empresse d'enfouir dès que l'on s'en approche. Pourtant nos pères alcooliques nous rapprochent beaucoup.

Marie se comporte en mère avec Roland, son petit mari facétieux au comportement maladroit. Maladroit ! Tout de même capable de jongler avec trois balles et surtout avec tous les mots du dictionnaire : un fou de poésie. Roland parle au compte-goutte, il égrène les mots. Les quelques phrases extorquées, distillées, proférées avec concision sont de véritables emporte-pièces.

Bien plus que mes années aux Beaux-Arts, ce couple de "cocos" me parle d'arts plastiques. Marie me fait voir les grandes expos en spécialiste, en jouisseuse, elle est soucieuse de me faire partager son plaisir.

Quelques années plus tôt à l'Ecole d'Art, personne n'avait pu m'ouvrir à l'Art Moderne comme le fait le couple Marie Roland. Cette école d'art provinciale m'a seulement fait découvrir un grand bricolage plastique. Elle ne m'a pas aidé à révéler mes aspirations profondes. Néanmoins j'y ai été comme un poisson dans l’eau. Pourtant aucun prof ne s'est occupé de moi comme il était possible de le faire, j'étais prêt à tout accepter et ils ne me proposaient que leur programme ; j'ai désespérément essayé de m'accrocher aux basques d'un prix de Rome compétent, pédant et généreux, mais si distant, ma main n'a rencontré que du vide.

Yvonne, ma prof de couleur, prodiguait ses meilleures attentions à son meilleur élève qu'elle admirait avec une ambigüité amoureuse, c’était réciproque. J'aimais ses vibrations pour toutes les couleurs difficiles à percevoir, celles de Paul Klee, de Chagall. J'admirais beaucoup sa manière de paraître, aujourd'hui on dit baba-cool, c’était une pionnière. Néanmoins, j'ai aujourd’hui le désagréable souvenir des exercices qu'elle nous proposait en chapelet : que des gammes de couleurs rébarbatives et rebutantes à la gouache que je réalisais sans discuter et qui me laissaient un arrière-goût de tâcheron déçu. J'ai gaspillé mon énergie à carreler des formats demi-raisin avec netteté et méticulosité, comme Johannes Itten* l’a fait.

*Un professeur et théoricien de la couleur du Bauhaus.

Elle aurait pu me demander bien autre chose de plus personnel et créatif ! Ma bien-aimée professeur de couleur n’a pas su découvrir ma véritable énergie souterraine mais elle reste celle qui m’a fait ressentir son excessive sensibilité artistique des couleurs. Notre manière d'habiter à Hérival s’est calquée sur celle du couple Yvonne et Jean-Pierre, un graveur sur bois flegmatique et érudit. C'est à leur image que nous avons commencée à surcharger la maison de fleurs et d'œuvres d'art, à valoriser l’habilité de la main, à boire des tisanes le soir en écoutant les hulottes.

Globalement en trois ans, cinq couples d'amis me gonflent à l’hélium, je leur dois beaucoup, cela se fait souvent à leur insu. Conséquemment, j’abandonne le métier de conseiller d'éducation de lycée qui gode comme un costume bien taillé sur un type mal fichu. Aux orties la cravate que m'a imposée mon ogresse de directrice ! Néanmoins ce boulot m'a permis de tester mes facultés d'adaptation à un milieu inhospitalier. Au magasin des accessoires mes remarques et mes attitudes inadaptées que j'affiche devant mes escouades d'élèves ! Je vais enfin pouvoir laisser voir mon visage de passionné, d'exalté, d'assoiffé de tout.

Sans regret, je quitte le monde de l'Education Nationale pour...

...Vivre une vie d’artiste au foyer

Je me retire deux années en artiste dans la solitude d'Hérival. Je m'y enferme avec les grilles horaires de France Culture en malmenant des kilomètres de ficelles, de fils de toutes sortes. Je consacre des milliers d'heures à tisser, tricoter, crocheter, à coudre des sculptures cryptogamiques reliées entre elles par des cordons ombilicaux de sisal*.

*Le sisal était jusque dans les années 1970 la ficelle des agriculteurs pour lier les bottes de foin. Mon beau-père en avait un stock impressionnant.

Je suis inlassablement assis et mes doigts comme des vers à soie fixe les matériaux. Les ficelles de sisal se tressent, s'enchevêtrent, descendent lentement à mes pieds et se perdent dans les embrouillaminis, les emberlificotas et les imbroglios touffus de ceux de la veille, de la semaine, du mois dernier. Durant deux années mon temps file en nœuds.

Une clepsydre imperturbable distille et comptabilise mes moindres mouvements. Le temps écoulé se momifie en monstre organiques doux et poilus, tarabiscotés et sculptés, fins et grossiers. Rivé au sol toute la journée par une paire de chaussons en laine brute éléphantiasique, je grignote sur les nuits en espérant trouver l'éveil perpétuel*.

*Cette idée approximative est de Baudelaire ; J’ai 30 ans, je vis trois fois trop vite ma vie, alors n’ai-je pas 90 ans ? Je ressasse longtemps cet aphorisme.

Quelques photographies présenteraient mieux ces sculptures textiles néo-extra-européennes. Il devrait y avoir des images insérées dans tous les romans, que les événements soient vrais ou inventés, ça éviterait les trop grandes descriptions, je pense à Nadja et à la casquette de Flaubert pour des raisons différentes.

Vers où vogue mes pensées lorsque mes mains nouent les ficelles? Je navigue en fier peinard sur les grandes ondes de France Culture.

Les paroles y sont consistantes, elles scandent et rythment mes journées d'automate de fil en aiguille. Cette radio est une révélation, l'amour de mes deux années. De la culture, j'en veux, je suis submergé, abasourdi les premiers mois, incapable de comprendre la plupart des choses tant la densité des sujets abordés est sévère. Jamais je n'aurais pu sculpter - nouer ! - ainsi deux ans sans ancrer mon esprit dans cette manne de mots. Je n'aurais pas supporté d’être seul en tête-à-tête avec le frottement des matériaux meurtris et amplifiés par le silence.

Je prends une saga radiophonique en cours : par recoupement, par analogie, par déduction et répétitions, je finis par comprendre les propos ésotériques et jargonnés des initiés invités devant les micros. Je vis derrière la grille horaire de la radio.

Je sors à peine de la maison souvent lors des émissions médicales d’une demi-heure qui m'intéressent moins. Je déjeune toujours avec la même voix, je me douche avec le même scoliaste, certains soirs, je suis au théâtre. Les rendez-vous économiques et politiques me laissent à la traîne malgré mes efforts et mes quelques notes prises au vol.

Toute l'équipe de France Culture retient mon souffle et me rive à mon poste d’artisan, je suis heureux d'écouter avec concentration les propos savants des éminences grises qui défilent et se relayent de créneaux en mâchicoulis.

Dans un de mes cahiers de notes absconses, je consigne à cette époque "qu'en un semestre, stakhanoviste de l'écoute radiophonique, j’ai doublé mes connaissances tous azimuts et j'ai considérablement augmenté mes possibilités d'analyses critiques."

Je ne suis pas encore satisfait de ma nouvelle carrure, j’en apprécie pourtant mes nouvelles mensurations. Je gage sur quatre ans pour exploser dans mon univers.
"L’impossibilité de parler, l'impossibilité de me taire, et la solitude (physique)... Avec cela je me suis débrouillé." Une réflexion prise au crayon, Samuel Beckett. La radio me lit tout à haute voix pendant que mes mains d’artiste besogneux travaillent.

Et pourtant, ces deux années de sédentarité, rimbaldiennes par mes errances et mes dérèglements, me conduisent vers un cul-de-sac artistique. Mais tout de même, vers une exposition prestigieuse et audacieuse, superbe ! Sans lendemain malheureusement...

Passé l'ivresse des quinze jours d'expo, je mesure par la suite la ringardise de mon travail de Pénélope. Ce type de sculptures est passé de mode, je n’ai pas anticipé cet engouement artistique. Déçu, amer, ambition de baudruche.

Que de temps perdu à ressasser les mêmes trucs et les mêmes manies que tous les "artistes artisans tisserands" post-soixante- huitard adulés. Je suis en retard de plusieurs mouvements artistiques,

Et ça sera toujours le cas,

cela me laisse dans la légion des petits artistes suiveurs sympathiques.
"Quelle énergie j'ai dépensée à sculpter de la sorte!"
"C’est pour mieux te tendre comme un ressort mon enfant..."


Un rival à Hérival

Ma mère tricotait souvent les soirs en écoutant la radio. Elle tricotait des pulls chamarrés de laines détricotées que nous n’aimions pas enfiler et qui aujourd’hui se portent. Elle était assise sur sa chaise à barreaux à proximité du gros poste en bakélite, elle y reposait les pieds afin qu’ils ne touchent pas les dalles de pierres froides de la cuisine. Je l’imitais, le froid impose cette position des pieds. Nous suivions ensemble "Les Maîtres du mystère" et consorts, ce furent de grandes soirées privilégiées, Gérard était interne au lycée et mes petits frères au lit. J’ai vu de bien belles et énigmatiques images en écoutant les œuvres théâtrales du samedi soir !

J’écoute France Culture assis, physiquement engourdi, les phrases entrent et se rangent dans mon grenier, seules mes mains agissent et nouent seules.
C’est ce travail de sculpteur qui légitime mon immobilité à laquelle je n’ai jamais été accoutumé. J’ai vraiment œuvré en tant qu’artiste, pourtant je crois sincèrement n’avoir pas ajouté beaucoup d'importance aux résultats artistiques, je ne me l’avouais pas. De plus, je suis certain que je n'en ai pas les moyens intellectuels et plastiques.

Voilà, je suis Gros-Jean comme devant, l’exposition n’a pas de suite et ma culture de radio ne me sert à rien.
Je ne suis pas dupe, je ne suis pas artiste, j’ai tout bêtement la

psychologie du fœtus qui agit pendant sa gestation : je nidifie ma propre poche fœtale par mes sculptures...
J’écris sur mon cahier de bord "ivagination" au lieu "d'imagination". Je parle de plantes "ombelicales" au lieu "d'ombellifères". C’est Roland, l'ami poète fou de Raymond Roussel, qui me donne le virus d’emberlificoter les mots mais, c’est Bachelard qui m’accapare : 
"L'outil de l'oiseau, c'est son corps lui-même, sa poitrine dont il presse et serre les matériaux jusqu'à les rendre absolument dociles, les mêler, les assujettir à l'œuvre générale."

Je me recroqueville comme mes ficelles façonnées et je suis de plus en plus sensible aux ondes hertziennes. Impassible dans la douce solitude de ma poche fœtale, je sommeille et profite du bien-être de l'embryon.

Je ne suis pas le seul à posséder un nid fœtal : un rival habite un cocon à distance variable de moi. Je suis quelquefois si près de lui qu'il doit entendre mon cœur battre, mes chuchotements et mes plaisirs. Je ne sais rien de lui. Un peu de Monique, un peu de moi. Depuis deux ans, je prépare "mon arrivée"* : je suis comme la chatte qui, quelques jours avant de mettre bas, fouine, explore les moindres recoins doux et profonds de la maison.

* je dis bien "mon arrivée" et non pas "son arrivée". Je précise parce que cela fait deux fois que l’on me corrige ce pronom sur le manuscrit!

C'est le rival qui naît le premier, mais sa vitalité des premiers mois ne m'impressionne pas. Il n'en est qu’à sa phase air libre en état larvaire, ce qui me laisse du temps pour me développer, j’espère le coiffer au poteau à l’arrivée.

Je ne suis pas encore près à évoluer à l’air libre et je dois déjà m'occuper d'un bébé ! Pouh !
Cet enfant est la conséquence logique et naturelle de notre vie amoureusement conjugale. Son prénom se construit naturellement avec les premières syllabes de nos deux prénoms reliées par la conjonction typographique "&". Gilbert & Monique. Gil&mon ou Gilémon pour l’état civil.


Hérival, la période noire.

En mars, le chant répétitif du coucou annonce la fin de l'hiver. L'affreux coucou peut installer son œuf dans le nid d'un autre. Retour un an auparavant pour comprendre une situation explosive et prévisible: le Prieuré est divisé devant notaire en trois parts inégales. J'ai généreusement et naïvement vendu pour un franc symbolique une part à chacun des deux couples. Eh oui ! Félix et Nadine sont revenus temporairement vivre au prieuré, un sursaut pour notre plaisir temporaire!

Sur scène : Karine et Nadine demeurent au Prieuré avec chacune un enfant. Félix a un travail abrutissant de tuiles à la chaîne. Moi, Gilbert, je suis un artiste bidon. Un seul homme et une seule femme ont un revenu stable : un prof de maths, Jacques et une institutrice stagiaire, Monique.

Le brassage des trois jeunes couples inégaux devant les témoins de la forêt devient très vite volcanique.
Une rancœur plus ou moins inexplicable, me fait en vouloir à tous ceux qui m’approchent de trop près. J’ai vraiment envie d'être seul dans ma position d’embryon. Je compose donc à moi seul la moitié du mélange explosif des trois couples.

Monique a aussi sa part dans ce cocktail.

" J'ai envie d'un enfant et tout de suite. Je pourrais encore attendre, attendre, toujours attendre. C’est dur d'en voir deux tous les jours dans la cour, d'entendre leurs cris, leurs rires. Comment sera le nôtre ? Je suis jalouse des deux mères. Mais j'ai aussi envie de poursuivre mes études... Notre habitation est trop précaire, nous n'avons ni l'électricité ni l'eau courante pour laver un bébé, pour faire la cuisine. J'aimerais beaucoup être enceinte parce que c'est certainement une merveilleuse aventure que je veux découvrir. Je n'arrête pas d'y penser. Souvent je me sens vide, complètement vide avec l'envie de ne rien faire au bord de la folie... "

Moi, je n'ai pas envie d'avoir un enfant ! Mais alors pas du tout ! Monique mène des assauts de plus en plus fréquents contre mon blindage invulnérable. Ma défense est simple, j'ai deux arguments béton :

Un, je me rallie à Sartre et à Beauvoir, j'ai d'autres projets: m'élever.
Deux, le souvenir de ma flopée de frères et sœurs me fait voir Monique quémandeuse d'enfants: comme ma mère, qui ne pouvait rien réguler avec la méthode Ogino. Elle recevait régulièrement un marmot tous les dix-huit mois. J'ai fait pleurer ma mère, j'avais quatorze ans, elle m'annonça la venue d'un septième frère. Je lui répondis durement : 
"Je le tuerai!"

Je réponds à Monique "que mon envie d'avoir un enfant, si elle existe un jour, doit être aussi forte que la sensation de faim."
Mais, plus que n'importe quel argument : comment puis-je désirer un enfant puisque je ne réussis pas à savoir à quoi je sers ?

Je ne suis pas jaloux comme Monique l’est envers les deux autres couples qui décident sous la communauté de faire chacun un enfant sans concertation. Je suis même satisfait de ces situations familiales différentes et du partage inégal du prieuré qui permettent l’étincelle. Tout était réuni pour le drame communautaire.

Alors vient le temps des bassesses, des altercations, la plupart viennent de moi. Je suis devenu une machine de guerre plus ou moins contrôlée, plutôt instinctive, un rouleau compresseur qui va devoir agir pour faire déguerpir les deux couples profiteurs. Profiteurs à mes yeux...

Karine appelle les gendarmes à l'issue d'une prise de bec aussi méchante et basse que les précédentes. Je lui reproche avec véhémence d'exister sous mes yeux à Hérival. Jacques, mon frère, son mari, habituellement très modérateur, cette fois, m'échauffe autant les oreilles que s'il était lui même l'huile sur le feu. Je suis très théâtral à vociférer sous les fenêtres mitoyennes de ma belle- sœur et de ma femme Monique : je suis caricatural, mais pas comédien pour un sou et je ne peux pas arrêter cette scène lamentable, c’est un instant trop tripal.

Elles mettent beaucoup d'entrain à dilater l'atmosphère. Ça devient si disproportionné que j'en viens à jeter un caillou dans les carreaux de la fenêtre de Karine, ma belle-sœur. Elle reçoit le caillou sur l'avant-bras, ce qui lui vaut un certificat médical qui entraîne les gendarmes à m'interroger le lendemain pour répondre à la plainte de Karine.

Je me sens encore plus violent.
Je déclare alors une guerre des nerfs sans coup, sans bleu sur les bras.
Tout le monde souffre bien sûr d'une telle atmosphère, mais tel un rat fait, je sais que je peux tenir longtemps, plus longtemps que les autres, les plus sales moments de l'armée m'ont donné de l'entraînement.
J'ai donné une part du Prieuré à chacun des deux couples, je désire maintenant reprendre les morceaux pour être le seul propriétaire, non pas pour régner, mais pour ne plus subir cette promiscuité plus ou moins communautaire qui est devenue saumâtre.

J'expulse du tas de sable le petit garçon de Karine qui joue en prétextant que le sable m'appartient. L'enfant part en pleurant rejoindre sa mère. Puisqu’ils sont non-violents, je joue la carte du contraire. Ils craignent le traumatisme, l'enfant est né au Prieuré pour éviter la violence de la clinique impersonnelle et aseptisée. Je joue avec ce qu'il y a de plus important pour eux, je suis sûr de gagner. Je suis machiavélique !

Je finis par chasser les deux couples et leurs enfants. Je fermente trop pour laisser de la place à d'autres.

Je ne peux pas louer ce genre d'acharnement, il relève pourtant de la même énergie que celle qui me permet d'entreprendre cinq ans d'études, par la suite, dès que je peux enfin me retrouver seul dans cette vallée.

Monique est la seule à rester auprès de moi, heureusement ! Et ce n'est pourtant pas faute de s'être engueulés, bien aimés aussi. Bien faire l'amour gomme tout temporairement puis on recommence le cycle. Elle est la seule à connaître mon mode d'emploi. Personne n’a parié un iota sur son éventuelle sédentarisation dans cet austère lieu de prières oubliées. Monique est la plus rurale des trois filles, mais c'est elle qui s'en éloignait le plus. Elle reste parce qu'elle m'aime, comment l’expliquer autrement.

Les deux couples savent qu’Hérival n’est pas notre idéal de vie, ce qui entraîne Karine à crier :
" Installez-vous ailleurs puisque vous n’êtes pas à votre place ici et laissez nous faire notre vie dans cette vallée !"

" Mais dis donc, c'est tout de même moi qui ai payé les six hectares d'Hérival avec mes économies de marin!"
J’ai vraiment fait une énorme erreur en vendant, en donnant, en partageant cette vallée. C’est aujourd’hui une évidence, la générosité, la jeunesse, l’altruisme, je ne sais plus très bien ce qui m’a entraîné chez le notaire ?

Je peine à assumer cet épisode sordide, je ne le gomme pas. Je dois faire part de tous les méandres de ma vie houleuse ou non. J’en espère que le lecteur occasionnel exhumera lui aussi, penaud, quelques actes inavouables et douloureux dont il ne se vante pas.

Honteux d’avouer cette méchanceté... Qui m’a permise la coupure définitive et irréparable d’avec les deux autres couples. Se contenir, quand la rage monte : un courant d’air qui s’engouffre dans l’entonnoir, au rétrécissement la haine est épaisse.
L’idée qu’une autre trajectoire était possible. Entre ces deux écritures la noire et la rouge dans la marge, j’ai enseigné à la prison. Quinze années. J’ai entendu les confidences de détenus jaloux dont un: "Il faut t’éloigner du feu quand la rage peut te rendre meurtrier". Cet homme me confie entre deux coups pinceaux qu’un après-midi tenu écarté de l’amant de sa femme, retenu à l’écart par un ami, lui aurait évité vingt ans de prison...

« Comment as-tu réussi à te sortir de ce guêpier ? Comment tu as récupéré l’ensemble de la propriété. Comment tu as pu faire pour que les deux couples ne soient plus accrochés à Hérival ... C’est frustrant pour le lecteur, tu as beaucoup parlé de ces couples précédemment et que tu n’en dis plus un mot... Que sont-ils devenus ? Comment le problème de la vie communautaire a pu se résoudre ? Jean-Noël. »

Ce "guêpier" comme le nommes jean-Noël va persister quelques années encore. J’en reparlerai plus tard, promis, je laisse couler quelques années en pages...


1978. Père au foyer et lycéen

C'est dans ces moments-là que j'atteins trente ans.

J'ambitionne de passer le baccalauréat par correspondance.
Je veux être bachelier par caprice, je ne supporte plus d’être au pied d’un mur et je ne sais pas expliquer pourquoi... Mon père, simple maçon, serait bien déçu par mon niveau d’études, lui qui misait tout sur l’Education Nationale : quinze ans que j'ai quitté le lycée par une porte dérobée -1964 - avec un petit B.E.P.C obtenu difficilement à l'oral de rattrapage avec une année de retard, sept ans de Marine Nationale -1964/71- deux années d'Ecole d'Art, deux ans roue de secours pour l’Education Nationale, encore deux à l'écoute de France Culture (1977/80) et toujours pas de diplôme sérieux...
Je reprends là où on m’a laissé collégien. Je me lance quelques défis : une année pour arriver au niveau de la classe de terminale en anglais, en mathématiques, en philosophie et autres disciplines ignorées. Je converse en anglais, le livre à la main et le bébé sur le ventre, comme un père kangourou.
Monique, maîtresse de CM2 de jour, ne rentre que le soir.

Troisième jour d’hôpital. Je suis à la deuxième relecture de cette bio. J’annote et je pourrais encore annoter mes annotations jusqu’à plus de marge, plus d’espace, plus d’air, suffoqué. Je remonte ce long texte à contre-courant pour rechercher à quel moment j’écris sur Monique, ma femme, comme étant la cheville ouvrière de mon attelage et je ne trouve pas assez de mentions de son soutien.

On peut être pugnace mais, sans encouragements on ne vaut rien. J’en ai toujours eu de sa part. Elle m’a aiguillonné, mais ces piqûres ne sont que les mouches du coche, plus capital est le soutien financier : Monique accepte de travailler seule plusieurs années, alors je peux à mon aise me fourvoyer dans un tonneau sans fond tout noir, en aveugle. Il fallait avoir une bonne dose d’inconscience de notre part pour espérer une agrégation en m’accrochant sur la ridicule base d’un BEPC termité.


Tous ces paragraphes griffonnés en rouges ici dans ces pages tapuscrites sont bien alignés et lisibles. Sur l’original, les différentes marges et les différents espaces sont souvent saturés de notes au stylo bille.

Je suis un lycéen par la voie postale et père au foyer.
Je lange, mouline, lave avec plaisir et apprends par cœur les verbes irréguliers anglais. Je plonge dans les affres du XXème siècle, les économies du monde. Avec le même entrain, je mets Gilémon à la sieste et en profite pour rédiger un devoir. Ses soliloques du réveil sont plus forts que mon stylo plume.
Je veux mémoriser précisément toutes les métamorphoses qu’un bébé apporte à mon évolution. Il faut être vigilant, car une avancée en efface une autre, ça file comme des comètes : sein, biberon, becquée, puis des doigts à la cuillère tenue à pleine main. Les passages sont plus subtils que cette simple énumération, ils forment un long ruban spiralé de progrès vers sa conquête spatiale. Pour ne pas en perdre un astéroïde, par crainte de l’oubli, nous gardons des preuves de son existence : ses traces de petits pieds dans le béton, les mains dans la gouache sur papier vélin, les boucles blondes dans un pot avec les rognures d’ongles, ses vêtements, ses graffitis, ses taches de couleurs, sa voix, les photographies et par la suite les dents de lait... Tout cela ne suffit pas pour ancrer tous les souvenirs qui dérivent. Le temps gomme les détails que l'on aime.

En fin de compte, je lui chipe sa petite enfance et l’intensité de sa vie de bébé, je lui vole ses superbes instants dont lui n’aura plus le souvenir.

Je l'observe minutieusement. J'essaye de comprendre ses sourires et ses pleurnichements. Je joue avec lui devant le miroir jusqu'à ce qu'il ne me cherche plus derrière. Face au miroir, à quel âge essaye- t-il d'enlever la tache que je lui avais faite sur le front ? Je lui parle de derrière une vitre, il geint parce qu'il ne peut pas m'atteindre. Au stylo-feutre, il macule à notre insu les murs de signes cabalistiques. Il réussit à escalader, puis à descendre dix fois de son lit en turbulette, il rampe quelques mois comme une chenille avant de marcher, les pieds contraints, en riant aux éclats. Un mouchoir en papier, une dose de henné, un mouchoir, encore du henné, ainsi de suite, toute la boîte est tirée, il fait du hachis Parmentier de tout ce qu'il trouve. Où ranger ce à quoi l'on tient ? Progressivement tout est monté sur les étagères les plus hautes.

"Gilémon est-il un cas particulier ou seulement un peu plus difficile que les autres ? Nous y prenons-nous mal ?" écrit Monique.
Je joue avec des briques en plastique aussi intéressé que lui. Nous avons la même passion pour les igloos. Je taille des arcs et des épées dans les jeunes noisetiers de ma réserve. Avec lui, je revois des fantômes, des guerriers farouches, des mousquetaires chevaleresques, je découvre les robots intergalactiques destructeurs. Avec son énergie communicatrice ce n'est pas possible d'être acariâtre : il chante le matin dans son lit, porte tendrement les petits chats... malmène les chats, chamboule les peluches, s'énerve avec un stylo, regarde des bouquins assez tard le soir, relie des dessins qu'il aimerait vendre dix francs pièce. Il se construit une cabane de coussins devant le radiocassette, il y installe sa ménagerie de peluches. Il dessine beaucoup devant la télé en dialoguant avec elle. 
Plus tard, il croquera magistralement "La charge héroïque" de John Wayne tout en regardant le film sur le téléviseur.

Il cauchemarde et, tout excité, il nous raconte ses peurs en détail alors que nous sommes embués de sommeil.

"Les cauchemars ça n’existe pas ! "
"Oui, mais eux ne le savent pas !" 
me répond-il.

J’ai eu deux fils, pas de fille. Le garçon suivant est né neuf ans plus tard, il s’appelle Gibald. Nous lui avons donné le prénom du premier moine d’Hérival celui de la forêt en 1090... Il ne manque que la première syllabe "En" au prénom de notre fils.

C’est exactement le même canevas pour Gibald que pour Gilémon. Et encore pour ma première petite fille, Malili, trente ans plus tard, plus magique encore en tant que grand-père ! C’est le même plaisir de recouvrer les avancées poétiques de la vie d’un enfant. Je ne suis pas seulement le PapyGi (Papy Gilbert) des moments choisis, elle vit presque avec nous, je ne fais pas seulement que l’entr’aperçevoir comme la plupart des grands-parents qui de loin, disent " Ah quel bonheur !"

Elle est là tous les jours, surtout le matin de bonne heure... Sauf lorsqu’elle nous quitte quelques mois pour sa ville natale, Hong-Kong.
De nombreux films témoignent de nos facéties. Sur l’un, elle place des vignettes autocollantes sur un écran cathodique enchâssé dans un mur de moellons en forêt. Elle place les images l’une après l’autre, en inventant une histoire chimérique. Elle raconte au fur et mesure une histoire qui zigzague que je filme de la main droite, ma 
main gauche montre sur le mur l’ombre chinoise de la gueule d’une bestiole qui lui pose des questions.

Dans cette ambiance de jeunes parents qui croient découvrir un nouveau continent - ce que tout couple vit à un moment de sa vie - je réussis le baccalauréat... Pas sans difficultés, sur la corde! J'entreprends avec curiosité et passion un DEUG d'Arts Plastiques par correspondance en deux ans, que j'obtiens assez laborieusement !

J'aurais préféré entreprendre des études d'architecture, devenir sculpteur de "maison bachelardienne" ! Mais il n’était pas possible de préparer ce diplôme par correspondance. Il aurait fallu que je me déplace, que je prenne pension ailleurs, le cursus était plus long et donc bien plus coûteux.

Conséquemment, à domicile, en babouches, je cabote le long des côtes méditerranéenne : jamais je ne pensais pouvoir m'immerger avec un tel délice dans l'art Grec. Presque simultanément, la sombre peinture païenne et chrétienne de la Renaissance italienne s'éclaire par les livres. Un amour de la peinture qui se propage comme un feu de garrigue sur toute l’Europe jusqu'aux Expressionnistes Abstraits américains d’après la seconde guerre mondiale.

Les rebutants programmes, imposés par la fac tirés de la sacoche du facteur, cachent bien leurs richesses ! Je n'imaginais pas pouvoir m'intéresser plus d'une heure à l'architecture du XIXème, à l'art des invasions, à l'art de la préhistoire : la feuille de laurier, trente centimètres de long, huit de largeur et à peine deux centimètres d'épaisseur, ce chef-d’œuvre artistique de l'industrie lithique de l'homme de Solutré m'intéresse bien autant que l’âge d’airain de Rodin.

Je veux, je dois tout dévorer, tout garder. Cependant je suis un panier percé, comme beaucoup, me semble-t-il ? ça me rassurerais que l’on me le confirme. Alors je répète à haute voix, je me parle. Je me sers de mes notes, d'un magnétophone, de l'oreille bienveillante de Monique, je révise par elle. Je me rends semestriellement à Paris pour de sérieuses sentences, j’ouvre mes tiroirs devant les chaires de profs et d'os qui sanctionnent, jusqu’ici ils n’étaient que stylo rouge dans les marges de mes copies postales. Trois fois je rate la conquête de la peinture de la Renaissance un fief tenu par Daniel Arasse* en personne, ce fut laborieux. Hommage à son travail. Je m’acharne à comprendre le dictionnaire des symboles religieux. Je rêve de Florence, de peinture à fresco. Mais tout de même, je hais les humanistes commanditaires érudits de références cachées dans les pâtes colorées.

*Daniel Arasse, "On n’y voit rien", un chef-d’œuvre. Il est mort jeune... Je l’ai regretté... Je suis content d’avoir eu des difficultés à obtenir mes "unités de valeurs" avec lui, c’est pour moi un gage de qualité. J’étais dégoûté tous les six mois de rater en face de lui à l’oral, mais fier comme Artaban d’avoir finalement réussi.

Étonnamment je n’ai plus de pratique plastique : je ne dessine plus, ma passion est mise en sourdine. Je devrais me sentir vraiment dénudé et humilié d’être dans une telle désavantageuse posture à lire et rédiger des devoirs. Que nenni ! Les pérégrinations des artistes étudiés et rencontrés sur le chemin m'en apprennent plus sur ma pratique artistique que durant toute ma période précédente de plasticien stakhanoviste. Déjà à l'école d'art, en fourmi consciencieuse, j'usurpais le statut d'artiste alors que je stagnais sur un tabouretdestal à ne voir que les genoux des prestigieux maîtres du passé.

Ah ! Si j'avais commencé plus tôt à aborder l'histoire de l'art !
Si enfant issu d'un milieu favorisé, j’étais allé aux spectacles, aux musées, dans les livres !

C’est difficile d’apprendre à lire à trente ans sans mettre le doigt pour suivre la ligne, sans buter. C'est fastidieux de se faire des dictées quotidiennes au magnétophone... Trop ingrat d'apprendre tardivement à rédiger clairement pour être compris par un correcteur.

J’ai trente-trois ans, j’obtiens un DEUG. Le centre d'enseignement par correspondance ne permet pas d’aller plus loin, de préparer la licence à distance. Je dois monter à Paris me frotter au milieu estudiantin : trois ou quatre jours par semaine.

Gilémon se rend à l'école maternelle avec Monique, ils ont les mêmes horaires, je ne suis plus père au foyer. Un peu à regret, je donne le relais à Monique. C'est moi qui me suis le plus occupé de Gilémon, excepté les quatre premiers mois d’allaitement bien sûr. Moi qui ne voulais pas entendre parler de bébé à la maison ! C’est dingue !

Je note ses réactions en entomologiste : les chaussures à la main, il marche dans l'herbe humide par la rosée du soir, l'herbe lui chatouille les pieds, il ne veut plus s’arrêter. D'un pas, il passe de l'ombre portée au sol d'une porte de hangar à la lumière, puis il recommence inlassablement, chaud, frais, chaud, frais. Il marche sur mon ombre pour me taquiner.

"Je veux mettre mon chausson aux pommes aux pieds", dit-il en entamant sa pâtisserie.
" Dis, Gilbert, tu es assez fort pour donner des coups de pieds dans les fesses de mes cauchemars ?"

" Dis, Monique, quand je serai grand, Gilbert il sera là?

- Oui !
- Mais alors il y aura deux hommes !"
En coexistence avec ces chapelets de bonheur, il nous faut beaucoup répéter, inlassablement lui redire de se laver les mains avant de manger, de ne pas caresser le chat avant de s’installer à table, de ne pas jouer en mangeant.

Etudiant à Paris-Sorbonne

Pour l’année de licence, je dois me rendre à la fac puisque le télé- enseignement ne la propose pas. Je suis étudiant nomade à Paris, la moitié de la semaine à bouffer des casse-croûte bourratifs bon marché, frites-merguez ou à me sustenter de tomates et baguettes le plus souvent sans boire, je n’y pense pas. Trop cher de boire assis quand on a soif à Paris. Je néglige par ignorance mon hydratation et mes tuyauteries, je ne suis jamais assoiffé, malheureusement être chameau n’est pas une aptitude humaine. Je finis par m’équiper d’une gourde après un petit séjour à l'hôpital pour un rein bloqué ; coliques néphrétiques bien douloureuses. Piqûre de morphine et aux Urgences. Depuis je bois beaucoup d’eau et de thé, à contre- courant, pour récurer mon rein.

... Je loge tantôt chez des amis, des parents, j'essaye de ne pas les déranger, je me fais petit, mon corps nécessiteux de sommeil réclame un gîte.
Nous n'avons pas beaucoup d'argent, Monique est la seule à travailler pour la croûte, je dépends entièrement d'elle, c'est grâce à son travail et à sa compréhension que je peux me payer cinq ans d'études dans d'assez bonnes conditions malgré les difficultés des squats de nuit. C'est aux frais de ma princesse que j'ai repris des 
études : sans ailes j’aurais enterré irrémédiablement ma frustration de sans diplôme... Dans "irrémédiable", il y a "diable".

Je loge rarement dans des hôtels, même minables, habités par des cafards aussi gros que ceux que j'avais connus à Lorient sur mon bateau-dortoir. Je me souviens d'un sol de chambre d'hôtel aussi gras qu'une rue un jour de marché, mais peu importe, la fac d'arts plastiques, c'est si inespéré, si inaccessible pour moi.

Je suis un vrai étudiant pour la première fois de ma vie, de plus à Paris-Sorbonne !
Les camarades de classe ne font pas attention à mon âge, en revanche, je fais attention au leur. À trente-trois ans, je suis, et de loin, le plus âgé, mais je ne m’en rends pas compte. Un bain de Jouvence ! Ils sont vifs, cultivés, surtout les filles. Turbulentes, curieuses, rien à voir avec les étudiantes de l'Ecole d'Art. À Epinal, nous n'étions pas des guetteurs, seulement de sages suiveurs consciencieux. L’esprit estudiantin d’après soixante-huit saute aux yeux à Paris, c’est un choc pour moi d’être entouré d’étudiants si vivants.

À la fac, nous passons d'un cours à l'autre, le choix se fait à la carte, en fonction des enseignants qui mouillent leur chemise. C'est une véritable jungle que nous traversons au coupe-coupe. Il y a une brochette de profs captivants, deux d’entre eux me fascine par leur culture. J'écoute trois heures d'affilée, toutes les semaines, un passionné qui nous parle d'expressionnisme allemand: Jean-Michel Palmier. J'ai des champions en face de moi, j'en suis conscient, des têtes de scènes, les meilleurs. J’en connaissais quelques-uns par France Culture.

Les heures de cours sont musclées. Aux Beaux-Arts, je n'ai pas connu cela. À Paris, je suis fier d'avoir pour profs des gaillards de cette envergure, des théoriciens, des historiens, des érudits, des chercheurs d'art, des bêtes d'amphi, la cour est pleine.

Aujourd'hui encore, quand j'entreprends la rédaction d'une séance d'Arts Plastiques pour mes élèves, je me réfère largement à leurs méthodes : j'en convoque une pour un procédé précis, une pour la méthodologie, une autre pour le système d’évaluation, une dernière pour le tactique à nous rassembler. Je leur dois beaucoup, je n'invente jamais rien lorsque j’orchestre mes cours, je ne fais qu'évoquer un prof et son savoir-faire. Assurément je ne fais que de la transcription des moments qui m'ont surpris par leur audace. Lorsque l’on me prend pour un prof farfelu, isolé et passionné, je dis non ! Pas du tout, j’emprunte à mes maîtres de la fac Saint- Charles.

Au retour, je me remémore les cours sur les bancs de la gare de l'Est, sur ceux venteux de Nancy et dans le train bondé. Je rêvasse par instants : je dois commencer à valoir quelque chose pour comprendre de tels profs. En face d'eux, je ne suis pas seulement inerte et réceptif, je m'émerveille, je réagis comme si tout apparaissait, je pose des questions saugrenues et décalées. Une étudiante me le confirme, en me rapportant qu'un cours de fac avec moi n'est pas un cours quelconque, mes remarques le rend vivant... J'existerais donc ?

Les interrogations permettent aux professeurs de prendre conscience qu'ils ne font pas qu'imprimer les cervelles ; ils les égratignent parfois, ils les bousculent souvent. Les grandes tirades des profs rebondissent mieux sur nos modestes contributions.

Je veux absolument être considéré, critiqué et je sais que cela me conduit à exagérer ma conduite extérieure, à me caricaturer, c'est ce qu’on dénote chez moi comme de l'orgueil de l’égocentrisme ou une volonté de reconnaissance à tout prix...

Fourvoiement ! Je parlerais moins si j'avais plus confiance en moi. Je gesticulerais moins comme un burlesque de film muet si j'avais de l'assurance et des connaissances. J'ai besoin que l'on me sente vivant là où je me place. Il faut que l'on me le garantisse sur facture, alors pour arriver à cela, je force sans doute le trait de l'ingénuité.

La quatrième année d’études.

Cette année-là, je brandis une licence d'arts plastiques assez facilement obtenue, sauf avec Jacques Arasse. Les deux années précédentes, j'ai un peu, beaucoup, passionnément, peiné pour obtenir les vingt unités de valeur d’un DEUG.

Ce diplôme me permet de m'inscrire au concours de professeur d'Arts Plastiques (CAPES)...
Eh oui, il me faut envisager de trouver un moyen de vivre de mes émergeantes compétences en arts plastiques. Que faire d’autre que prof ? Je connais un peu ce métier pour l'avoir si mal pratiqué plusieurs trimestres, quelques années auparavant.

Je préférais être architecte ou artiste, mais par déconvenue, je promets à mon reliquat de superstition de me contenter d’un emploi de professeur. Et aussi, décemment, je ne peux plus abuser de la bonne volonté de Monique, qui me laisse vivre de la laine de son dos sur son petit salaire d’instit.

Je deviens mûr à ne plus pécher par ambition. Je ne veux plus prendre le risque de ne rien obtenir de la vie qui est là devant moi comme une long tapis rouge enroulé qui ne me laisse pas voir ses spires. Je reprends un abonnement d’un an à la SNCF : Remiremont/Paris pour préparer le concours du Capes.

Un concours est bien plus difficile à obtenir qu'un diplôme ! Cela me fait très peur ! Nous sommes plus de mille en lice sur la France cette année-là, en 1983. Cent places sont offertes au concours. Comment faire partie de ce dixième à réussir les épreuves jusqu’au bout ? Tous mes camarades m'impressionnent par leur culture, leurs réparties. J'ai de bonnes raisons de craindre d'être parmi ceux qui vont échouer, je ne repère pas beaucoup de tocards dans mon entourage, sauf en pratiques plastiques.

C'est sans doute cette peur au ventre qui me donne la rage de foncer, je dois être dans la centaine d'admis !
Je me prépare aussi à passer d'autres concours et également à suivre les séminaires obligatoires de "la maîtrise" pour soutenir le mémoire en septembre.

On dit aujourd’hui "master".

Ce diplôme me donnerait la possibilité de me présenter à l'agrégation l'année suivante, c'est un concours de plus qui s'offrirait à moi. C’est de l’inconscience, je ne me rends pas compte du niveau à atteindre.

Je commence à lire les petites annonces par doute, par crainte. Je dois me placer dans cette société qui exige qu'on s'y glisse comme une carte bancaire: n’importe quel emploi. Pitié pas bûcheron ! C’est trop usant, je suis trop frêle. Me présenter au concours d'instituteur ? J’y pense.

Je suis prêt à exercer un métier avec conviction et créativité. Bien sûr, c'est vers le Capes d’arts plastiques que je mets le cap.
Il est dans mes possibilités, je ne laisse rien au hasard. J'apprends les programmes sans les comprendre. Je participe à toutes les épreuves blanches que l'on me propose à Paris 1 Sorbonne. Je mets 
au point une tactique qui me permet d'assurer à tous les coups une note au-dessus de douze en pratique plastique et ça fonctionne. Stratégiquement j'assiste aux cours de certains profs membres des jurys. J'analyse leur psychologie en épluchant les comptes rendus publiés : ils ont leurs manies, leurs dadas, leurs lubies. Je dois en tenir compte.

Sans vergogne, je boycotte les cours nuls, il ne me faut pas longtemps pour m'en rendre compte. Il n’y en a peu, je me défile, je préfère travailler seul des soirées entières dans la nouvelle et confortable bibliothèque de Beaubourg. Je lutte contre le subjectif et l'aléatoire inhérents à tous les concours : je trouve des solutions pour ne pas être victime des paramètres d’évaluations fluctuantes et invérifiables. Il ne me faut pas dépendre de l'humeur d'un membre agacé ou emballé par un de mes dessins ou par une de mes prestations écrites ou orales.


Pendant que je potasse, le Prieuré crapote ?

Nous sommes sur le point de quitter Hérival. J’ai l’impression de croupir dans cette forêt isolée qui ne me propose aucune sortie honorable. Je ne veux plus être ermite-artiste-clodo. Pour l’instant je suis étudiant ; c’est le bonheur mais quelle est la suite. Monique est enseignante à une dizaine de kilomètres, elle devrait habiter en ville. Le Prieuré d’Hérival est devenu secondaire, je ne l’aspire plus à pleins poumons ; il ne m’inspire plus.

Payer un loyer nous coûterait tellement plus cher que de rester dans cette habitation sommaire. La restauration de ce site patrimonial qui périclite est le cadet de nos soucis, sauf pendant l’été, un sursaut de deux mois, j’aménage ou améliore une chambre, c’est vital Les allers et retours sur Paris et les zigzags sur la France pour les concours grèvent notre petit budget. Nos sauts de puces dans notre Méhari orange en plastique sont plus économiques. Gilémon aimerait avoir "une voiture comme les gens." Certaines familles vivent avec moins, je pense à elles: il est impossible de se promouvoir dans ces conditions.

Bernard Palissy brûla ses meubles pour chauffer son four à faïences, ça m’a donné l’idée de vendre aux enchères une belle armoire lorraine que l'on nous avait donnée. La somme rondelette nous renfloue temporairement. Je cherche aussi à vendre le squelette historique d'Hérival qui a appartenu à la célèbre famille de rebouteux du Val d’Ajol, les Fleurot. Heureusement on ne nous en propose pas assez et tant mieux, il est toujours là dans son armoire d’origine tel qu’il nous a été transmis avec la maison. Ouf, Oscar* a eu chaud !

* Rappel : Oscar est le surnom que l’on a donné à mon père lorsqu’il faisait du théâtre dans le village. Nous étions les fils d’Oscar.

Pour donner une image de la décrépitude de la bâtisse toujours plus déglinguée, il faut imaginer que les soixante mètres de chéneaux horizontaux qui ceinturent le tour du Logis des hôtes ressemblent plus à de la dentelle bretonne qu’à du galon. Je ne trouve pas de meilleure comparaison... Bref, de la tôle en lambeaux qui s’oppose à un long chéneau rectiligne tout neuf et tout lisse...

Il va falloir attendre 2006 pour ne plus voir ces arêtes de rouille sous le pourtour du toit. La somme de 50 000 euros est engloutie dans le rafistolage de la charpente et de la zinguerie.

Et puisque que je parle monnaie, en 1995, nous avons investi 16 briques de francs (160 00O francs ) pour l’installation de deux kilomètres de poteaux électriques. Pour profiter de ce bien-être, on s’asseyait béats en face de notre hideux poteau électrique, la verrue de notre joie. Si nous n’avions pas pu payer une telle somme, nous aurions fini par abandonner cet endroit qui devenait de plus en plus insupportable. Qui peut comprendre ?

Oui, j’exagère! J’exagère pour atteindre l’esprit curieux de l’archéologue qui aura envie d’en savoir plus sur ce prieuré démantelé après la Révolution. Je ne parle pas de ma révolution, celle de 1968, mais celle de 1789 ! La mienne ne comptera pas dans l’histoire. À travers vos lunettes, monsieur l’archéologue, vous conviendrez que ça n’a pas été une sinécure d’être moine et de vivre un millénaire dans cette forêt vorace qui n’a cessé de phagocyter la fragile verdure de cette vallée; cette vallée si judicieusement choisie par les moines au XIVe siècle et si énergiquement défrichée: 32 hectares, à la pioche, à la scie, à la seule force des hommes. Et aujourd’hui, encore et encore s’échiner pour ne pas se faire embroussailler par les ronces et embastiller par les arbres. Curer les canaux, rentrer le bois, alimenter les fourneaux... Il faut déneiger de grandes distances en hiver. Nous sommes courageux, c’est consigné des dizaines de fois sur le livre d’or du prieuré : "bravo, les jeunes vous êtes courageux !"

Notre ardeur décline, les gigantesques jardins deviennent des peaux de chagrin. Les soixante-huit moutons sont vendus à perte, bon débarras, ras-le-bol. La vie de la ferme me fait horreur. Je ne veux plus voir de foin dans les hangars, plus marcher sur les crottes. Les râteaux me rappellent l’époque de la folle épopée du retour à la nature des années précédentes, on les brûle. Je cherche à réduire les travaux d’entretien et j’essaie d’oublier ce qu’il y a de paysan dans ma vie, il y en a encore trop.

Aux chiottes Jean Giono ! Au grenier "Regain".

Je me sens comme un animal sauvage affairé autour de mon gîte, sans possibilité de s’occuper d’autre chose que de sa déliquescence. A quoi m’est bien utile Hérival en ce moment ?
Peut-être est-ce la vue permanente de ces gigantesques haies d’épicéas, étagées sur une centaine de mètres de dénivellation, qui me chargent d’une énergie sourde. Ces êtres silencieux et déplumés, les bras le long du fût, fixent imperturbablement le Prieuré. La grisaille des jours de pluie les découpe sur un ciel gris plus ou moins foncé comme des éléments de décor d’un théâtre. Le vent les décoiffe par ondes. Certains se mutilent et montrent à mi- tronc leur cassure, couleur claire dans l’émeraude foncée. Les plus sages se laissent pousser une table sur la tête : ils se désignent sans le savoir : bons à abattre. Je crois que plus que tout, c’est la couleur sombre et verte de la forêt qui me retient ici.

Etre arbre parmi les arbres ! Je me sens moins démuni.


Yannick Noa.

Parallèlement à cette intense préparation au Capes, je sillonne la France pour me rendre là où se profile un poste d’enseignant dans les Ecoles d'Art. J'en tente neuf, neuf villes différentes. Je m'y défends quelquefois honorablement, c'est ce qui me donne de l'espoir. À Douai, je suis assez brillant, je frôle la première place. Après deux heures de débat, le jury tranche :"Trop de personnalité brouillonne!" me rapporte-t-on. Nous sommes souvent plus d'une vingtaine en lice et puisqu’il doit n’en rester qu'un, il faut que je sois celui-là. C'est dur et éprouvant pour les nerfs et le portefeuille : chambres d'hôtels miteuses, trajets par le train, casse-croûte sur le pouce... Je me suis présenté à onze concours cette année 1983, dont le Capes.

J’ai trente-cinq ans, j'ai raté neuf concours sur la France. Il m’en reste un à tenter avant la démoralisation, deux avec le Capes. Yannick Noah remporte Roland Garros, bravo !
Le soir même, je plonge en train de nuit vers Marseille par habitude des concours, la mort dans l'âme, c'est la dernière carte du tarot de l'année à tenter.

Je suis gonflé à bloc, sans beaucoup d’espoir, mais toutes griffes dehors, je suis dégoûté, mais au maximum de mes possibilités, prêt à tout montrer, prêt à jouer surdimensionné... je prends un somnifère. Je présuppose les compétences requises pour les postes en lice, j’essaye de m’y calquer. Malheureusement lorsque j’examine la reproduction seul à la lumière, c’est décevant. Un calque est toujours décevant.

Je suis une forteresse avec un crayon en main, mais ça n’apparaît ni à l’oral, ni à l’écrit, c’est pourtant le seul moyen d’évaluer les capacités potentielles d’un professeur.
L’école des Beaux-arts de Marseille a besoin d’un prof de graphisme pour ses étudiants de premier cycle, le directeur veut du sang neuf. Les profs sont hors mode. Enseigner le dessin, surtout le graphisme, mon rêve ! Mon profil idéal dans le beau miroir...

Le premier set avec mes travaux personnels : haut la main! Je suis sélectionné pour le lendemain avec quatre autres concurrents. Il va falloir séduire les six membres du jury, je ne crois plus à la probabilité de réunir tant de conditions. Je me sens comme une pichenette, un moucheron venu du nord. Personne ne m’attend. L’école d’art de Marseille est un concentré de plasticiens de renoms.

Les quatre candidats rivaux ont des press-books épais, des coupures de journaux louangeurs. J’ai eu moi aussi les honneurs de la presse lorsque j’étais coureur à pied et jeune maçon courageux du Prieuré, mais rien en tant qu’artiste !

Habitué à rater, mais à participer avec acharnement, je puise cette fois encore dans le puits qui dit oui. J’exécute un one man show sans idée directrice. Je tiens un discours touffu d’exalté. Personne ne comprend l’ensemble, mais les juges retiennent ma passion. J’évacue leurs questions, j’expose mon point de vue sur les systèmes de représentation possibles à la Renaissance, hors sujet. La nuit, en boucle, je fais le point : trop bavard, aucune mesure. Le troisième jour, je joue à l’envers de ce que je suis. La dernière épreuve. Quelques élèves lambda sont réquisitionnés in extremis pour une analyse de travaux d’étudiants. Leurs travaux sont mauvais, je le fais remarquer finement au jury. Je m’assois très près des cinq étudiants, ainsi mon ton se calme et se feutre, je deviens chaleureux, intimiste, à l’opposé de mon emportement lors de l’épreuve précédente. La conversation est cordiale, nous échangeons. Je leur fais part de mon point de vue sur les critères d’évaluation des travaux en art, le jury nous entend à peine, je ne monte pas le ton, exprès. Mes deux attitudes lors de ces deux épreuves sont si différentes et si complémentaires qu’elles enthousiasment le jury. Ma retenue combinée à ma passion les rassure, ils me sentent maître de mes attitudes. Je suis leur homme, leur professeur. Je n’ai jamais été aussi comédien lors d’un concours.

De pauvre hère sans considération, je deviens héros.
Sur le quai de la gare Saint Charles, je suis en pleurs. De la joie, mais surtout une tension nerveuse qui se libère. Je délace mon carcan, je deviens lourd, je n’ai plus d’ailes, je tombe, après avoir atteint le soleil.
Je connais les avantages que cette métamorphose radicale va me procurer ; le salaire, je n’en avais pas jusqu’à maintenant. Pour le voyage du retour, je m’achète quelques revues, beaucoup trop. Dans le wagon-bar je bois, je mange, je broie du chewing-gum. Je ne peux me concentrer sur aucune revue, pas même dans L’écho 
des Savanes. Je me pince. Je me passe le visage dans l’eau javellisée des toilettes exiguës du wagon, je me masturbe pour faire baisser la pression intérieure, rien n’y fait, si, peut-être lorsque je m’hypnotise longuement sur les traverses de chemin de fer qui défilent par la lunette arrière du dernier wagon. Martigues, Vitrolles, Berre sont panoramiques. Le Rhône, paisible, les voyageurs sympathiques, le voyage très long. Qu’il faille attendre fin septembre pour commencer n’entrave pas ma victoire. C’est une victoire ! Un marathon que je cours depuis cinq ans.

Adieu les Vosges ! Effondrez-vous murs centenaires du Prieuré. Fougères, genêts, orties, envahissez cette île perdue dans un océan de sapins. Je vous tire ma révérence, je n’ai plus besoin de vous, ouste ! Je suis un naufragé exténué, récupéré in extremis. Hérival ne sera pas le lieu de ma rancœur, je n’y ferai pas de vieux os. Je veux bien qu’on n’y répande les cendres de tous mes dessins, mais je ne veux pas y vieillir, y mourir frustré.

Adieu âpre vallée, rude clairière, sombres dieux et déesses germano-celtiques, je vous mets au placard, je vous échange contre la lumière, les pins, les oliviers, l’azur.

Quinze jours plus tard, je descends à Marseille pour préparer ma rentrée et pour mieux apprécier la magnifique école d’art de Luminy installée dans les calanques protégées de Marseille. Je veux pénétrer ce site plus sereinement que les jours du concours. Cette deuxième descente m’entraîne vers un grand capharnaüm, les éboueurs sont en grève depuis huit jours, sur le trottoir, je glisse sur une panse de mouton et cette splendide école est presque déserte. Ce n’est pourtant pas encore les vacances d’été. Ces deux premières impressions me découragent avant de commencer...

En 1983, Marseille ne m’accueille pas.


La citrouille bachelardienne.

Simultanément je réussis la première partie du Capes, huit cents candidats sont éliminés, nous sommes encore deux cents pour cent places.
Je suis assuré d’être enseignant à Marseille en école d’art, mais je me présente tout de même à Paris aux épreuves d’admissibilité du Capes, c’est la suite logique.

À l’oral, un membre du jury me ridiculise, plus qu’il ne me titille. Il me malmène sur deux points de connaissance pure que je maintiens et réaffirme avec assurance. Je suis convaincu, c’est Pline le Jeune, j’ai bien étudié le programme et fort de ma réussite à Marseille, je lui marmonne qu’il est facile de railler un candidat. Mon humeur peut me faire perdre ce concours, tant pis, je suis intègre, m’en fous, j’serai prof dans une école d’art. Peut-être aurais-je mieux fait d’être paillasson ce jour-là ?

J’hésite ici à parler de mon excellente prestation à l’épreuve optionnelle d’architecture qui n’a pas compté beaucoup pour la moyenne globale. J’ai eu beaucoup de chance lorsque j’ai tiré ce sujet : "Comment concevriez-vous une chambre d’enfant ?" Incroyable! Je venais d’imaginer, de plâtrer et de peindre la chambre de Gilémon ! Je n’aurais jamais imaginé cette question. Un hasard inespéré lors d’un concours.

Sa chambre ressemble à l’intérieur d’une grosse citrouille évidée insérée et inscrite dans une ancienne porcherie parallépidédique de quatre mètres sur quatre environ. Il faut plutôt penser à une grosse courge biscornue évidée à peine posée au sol et qui effleure les quatre murs et le plafond à différents endroits. Il n’y a donc pas de surface plane au sol puisque la chambre est à l’intérieur de ce légume. Il faut imaginer le parcours complexe pour un petit enfant vascillant qui se rend d’un point à un autre En chemin, il découvre plusieurs coques à l’intérieur desquelles il peut se cacher ou se recroqueviller, ce sont des nids à histoires racontées ou lues. Un souterrain toboggan étroit et obscur de quelques mètres est jouxté à cette grosse cucurbitacée creuse. La conquête de cet espace n’est pas à la portée de la première exploration.

Gilémon a deux ans, je lui fabrique un petit lit douillet à sa taille en filet de type hamac. Ce lit suspendu est installé dans une double fourche de noisetier sec bien encastrée dans quelques surfaces courbes plâtrées. Pour s’y coucher seul, Gilémon en turbulette, s’engouffre par le petit trou rond d’une des coques et culbute dans la couette de son lit en riant comme un bombyx.

La chambre aux bosses plus ou moins contrôlées est réalisée en plâtre projeté lissé à la main sur une structure complexe en baguettes de noisetiers quadrillées sur laquelle un tissu extensible a pu être tendu. Après cela le premier demi-centimètre de plâtre peut être tartiné avec le revers de la main. Quelques minutes plus tard, sur cette fragile coquille et de l’intérieur bien sûr, il est possible d’augmenter la couche de plâtre sur les différentes excroissances. Pour les parties basses, c’est un béton onctueux comme de l’argile qu’il faut tartiner. Lorsque l’ensemble fut sec, il a fallu moquetter les surfaces intérieures concaves et convexes ! De la découpe, de la colle, une patience de puzzleur. Ce fut une récompense que de circuler avec mes pinceaux dans les sinuosités de la partie supérieure : des lignes de couleurs se croisent et s’éloignent, il est possible d’en suivre une et de la perdre devant la sombre entrée du souterrain qui fait peur. La chambre est très colorée, Une des sources de lumière est un grand vitrail réalisé avec des bouteilles de couleurs différentes.

Je décris et analyse si tranquillement et sereinement ma récente architecture devant ce jury de spécialistes qu’ils doutent de ma bonne foi.

"Vous avez vraiment réalisé cet espace?".

Comment aurais-je pu concevoir si vite, face à eux et un jour d’examen, cet ensemble architectural ? Ce projet a longtemps fermenté dans le ciboulot. Je raconte en regrettant de ne pas pouvoir leur présenter quelques photographies, je n’en ai pas et n’en ai pas le droit, mais je crois qu’ils étaient prêts à faire une exception. Je leur explique que cette sculpture habitable est évolutive, que le lit grandira avec la taille de l’enfant, que ses copains et copines auront à le découvrir avec lui ? Et je glisse une petite référence de mon ami Gaston. Quand Gilémon aura besoin d’un bureau d’écolier, la chambre évoluera, mais pour l’instant il n’y a pas d’urgence à devancer l’âge. Je ne dois pas le priver de ses jeux d’enfant. J’ai finis en leur signalant que, lorsque j’étais gosse, je creusais des souterrains dans le foin du grenier avec mes frères.

J’essaie de revivre ces instants dans le foin, j’ai des souvenirs de témérité et d’angoisse : des ces sensations contradictoires qui nous y incitaient à creuser plus loin, souvent sans lampe de poche. Le boyau de foin était à nous, la décision éveillée d’y rester ou non était la nôtre. Nous y vivions des dérèglements proches de ceux des cauchemars de jambes ankylosés dans des galeries de plus en plus étroites, jusqu’à rester lamentablement bloqué et se réveiller comme Little Nemo les bras entourbichonnés dans le drap et la couverture.

J’ai lu Gaston Bachelard, il parle longuement des espaces poétiques de l’enfant ! Freud m’intéresse moins. J’ai fait le pèlerinage à Barcelone où j’ai inventorié les réalisations de Gaudi. Dans les années soixante-dix, quelques architectes désobéissants rompent avec les lignes droites, ils fabriquent des maisons en béton tout en courbes. J’en ai rencontré quelques-uns, mais pas un n’a réalisé un sol en courbes. Conséquemment, un long parcours sur cette surface ondulée pour un très jeune enfant : le chemin à tenter est complexe afin de ne pas glisser et tomber.

19/20. Je n’ai connu ma note que bien après.


L’irrespect.

Je n’ose pas me renseigner pour connaître le résultat final du Capes, je suis certain d’être blackboulé pour m’être rebiffé. Ça ne m’intéresse donc pas de consulter les résultats à l’affichage. Trois semaines plus tard, en passant devant le rectorat, Monique jette un œil sur la liste affichée, moi, je préfère ne pas savoir... J’ai réussi tellement mieux qu’un Capes: je suis prof aux beaux-arts à Marseille, hé, hé.

"Tu es sur la liste, c’est ton nom qui est le premier.
-Premier de quoi ?
-Premier !
-Premier de l’Académie de Nancy-Metz ? 
Nous n’étions que quatre. - Non, non, premier de la liste, premier national, je pense. S’il n’en fallait qu’un, tu serais celui-là !"

Je suis bouche bée. Je n’y crois pas.
Major de promotion !
C’est vrai que je n’avais rien laissé au hasard dans ma préparation... Tout était réglé au quart de poil... Je viens d’écrire au président du jury pour me plaindre de l’attitude irrespectueuse d’un des membres : J’apprend par la suite qu’à cette épreuve contestée 
j’avais écopé d’un quatorze, une note plutôt bonne finalement, mais la moins bonne de toutes mes notes.

J’ai appris qu’un de mes trois dessins d’épreuve a surpris. Il répondait avec impertinence, humour et érotisme au sujet donné.


Mon dessin.
Le sujet de l’épreuve pratique est sinistre et commun : "Le noir".

Plus une citation d’artiste qui épaissit l’obscurité.
Je n’ai pas à observer du coin de l’œil mes voisins, je sais que beaucoup vont vider leur pot de noir en expérimentations diverses et invariables. On pense immédiatement à Soulages quand on est dans cet état de dépendance universitaire... Fuir cette piste est difficile.
Ma règle d’or : surtout s’éloigner des bêlements.
Je veux voir les couleurs recouvrir la toile peignée - au
peigne ! - de cette star française du noir en croûte. L’oublier coûte que croûte.
En bas à gauche de mon format demi raisin, je dessine un aveugle qui tend sa canne blanche vers l’extérieur, vers l’examinateur. L’aveugle est très déséquilibré sur l’avant, ses genoux vont heurter la marge de mon dessin, il va se casser la gueule hors la feuille. Cet homme aux lunettes noires arbore une superbe veste patchwork des couleurs les plus vives : il ne le sait peut-être pas. Il faut avoir en mémoire "Les aveugles" de Breughel.
En diagonale dans le coin supérieur droit, un télescope compliqué est pointé vers le cosmos, l’obscurité, le trou noir, hors cadre. Le type qui regarde dans l’œilleton est à poil, un autre est derrière lui, il lorgne le ciel par le trou de balle du 
premier, puis un autre, le troisième est black, personne ne lui met l’œil dans l’anus, c’est lui qui voit à travers tout ce système intestinal et téléscopal des autres. Que voit-il ? C’est un dessin très con. J’ajoute au dos du dessin une phrase, nous avons droit à quelques mots: "Il fait aussi noir que dans le trou du cul d’un nègre"... Phrase raciste ? C’est plus compliqué que cela puisque, c’est le noir qui regarde dans le cul des deux blancs à la queue leu leu. J’ai hésité un long moment avant d’écrire cette expression grotesque.

Je prends un max de risques en tentant ce truc que personne n’ose pour deux raisons combinées : pouvoir dessiner cet ensemble complexe, pouvoir convoquer cette ribambelle d’idées farfelues et absurdes à ce moment là, en pleine épreuve, étant stressé n’est pas à la portée de tous les candidats. J’ai huit heures pour cela, j’y suis entrainé. Mon dessin au crayon est bien fichu, très réaliste, ombres et couleurs aux encres vives, un style qui retient le jury. À la rentrée de septembre, ils en rient sous cap en me voyant préparer ma maîtrise.

Je prends encore plus confiance en moi, plus encore que d’avoir réussi à Marseille. Je savoure ma réussite surréaliste. À trente-cinq ans, je suis bien coté à l’argus.
J’en dors très mal et les matins, à l’aube, je marche très excité à travers la forêt. Je ne recouvre pas le sommeil avant fin juillet. Je crois avoir un peu vieilli lors de cette période. En août, je rédige la partie écrite de ma maîtrise d’arts plastiques que je vais soutenir en octobre 1983.

En septembre, arrive l’heure du choix : pile ou face, j’ai deux emplois... J’ai envie des deux ; Marseille et Metz (l’Education Nationale m’affecte à 150 kilomètres d’Hérival). Je mène les deux affectations de front jusqu’à ce que je ne puisse plus tenir. Le train me sert d’ascenseur jusqu’à la Toussaint. Marseille me fait peur, l’école va trop nonchalamment, il n’y a aucune coordination, les enseignants et les étudiants passent sans conviction, c’est du moins l’effet que cela donne à un travailleur vosgien. Je sens peu de vie dans ce dédale de patios tentaculaires et d’ateliers déshumanisés par leur mauvaise acoustique et leur immense volume. Je n’ai affaire qu’à quelques groupes d’étudiants passéistes et nostalgiques d’une d’école d’art qui me semble ne plus être d’actualité. Je considère par fulgurance que je peux y mourir d’ennui. Puis je tranche vivement et décide que mes cours à Marseille seront ce que je veux qu’ils soient.

Alors j’abandonne le collège, il y a trop d’énergie à dépenser à réprimander les élèves, la part plastique et pédagogique est réduite à cause de cela. Adieu Capes, je garde l’agréable parfum de cette place de major.

Puis, j’apprécie la sérénité de l’école d’art de Marseille, il n’y a pas à y être gendarme, mais je ne suis pas satisfait par son effervescence. Cette première année est une année de solitude. Je suis un enseignant tâtonnant, je fais ce que je peux. Les étudiants m’aiment parce que je suis jeune. La plupart des choses que je prévois capotent. J’en essaie beaucoup, il en reste de bons morceaux. Il me faut inventer une formule propre à cette décennie d’étudiants, ça sent trop la vieille école d’art, celle que j’ai connue.

L’agrégation, les fourmis rouges.

Printemps 1984, j’enseigne à Marseille depuis septembre 1983.

J’observe les grandes fourmis rouges de la forêt d’Hérival sur le viseur noir et blanc de ma lourde caméra vidéo, un monstre, une nouveauté pour l’époque. Elles envahissent la bonnette et l’objectif lorsque je filme leur tumulus en macro. La balance des blancs du caméscope amateur est capricieuse, elle donne d’incontrôlables effets d’ombres et de déroutantes couleurs irisées. Le déplacement incessant des fourmis sur l’objectif est surprenant, changeant et chatoyant: je découvre plus tard toutes les conséquences de cette découverte sur le téléviseur couleur de salon. Les fourmis varient leur vitesse, la fréquence de leur passage, leur nombre augmente ; elles hésitent, s’immobilisent, se nettoient les mandibules sur l’objectif. Je joue avec les différentes molettes de réglages pour obtenir les plus fascinantes ombres chinoises colorées, à la limite de l’abstraction. Pour être mobile, j’emprisonne momentanément une douzaine de fourmis dans le cache soleil que j’opercule par un rhodoïd. Ainsi je peux chercher et choisir le fond que je désire filmer.

Je me suis offert une vidéo mobile amateur de la première génération. La caméra est lourde et j’ai en bandoulière une grosse sacoche pour l’enregistrement de la large bande VHS. Chaque fois que je filme, c’est miraculeux ! Gilémon a trois, puis quatre ans, il est le héros idéal, les fourmis viennent en deuxième. Malheureusement je n’ai pas la possibilité technique de raccourcir et d’intervertir sur les rushes, tout est automatiquement bout à bout, bonnes ou mauvaises images. J’ai l’idée de postsynchroniser du son, ce qui, à défaut de montage donne à l’ensemble une impression d’homogénéité.

Quelques semaines plus tard je vais reprendre toutes ces trouvailles d’ombres animées abstraites de fourmis pour l’épreuve marathon des quatre jours de l’agrégation à Paris : le sujet que l’on nous distribue est flottant... Il permet les dérives.

Les quelques candidats qui choisissent la vidéo pour répondre à la question imposée sont condamnés à ne filmer que des documents fixes faits sur place : un boulot de photographe d’archives, pas très excitant. Il est interdit de sortir de l’enceinte de notre centre d’examen.

Ma caméra doit enregistrer "du déplacement en mouvement", j’y tiens !
Le jour des épreuves, je n’ai ni la grue ni les rails d’Orson Welles pour Citizen Kane, cependant je tiens à réaliser des mouvements complexes... Les fourmis, mes fourmis !

Qui peut m’interdire d’inviter les belles filles rouges de ma forêt dans l’enceinte du centre d’examen ?
Le premier soir je quitte le centre d’examen avec l’idée de téléphoner à Monique de m’amener une partie de la métropolis. Celle qui s’est installée à l’ombre autour d’une borne de limite de propriété à quelques centaines de mètres du prieuré. Des colonnes ininterrompues rayonnent, le sommet de la fourmilière est aussi populeux que le centre de Hong Kong. Soixante centimètres de haut, des dizaines de milliers d’habitants coiffent infatigablement leur dôme d’aiguilles d’épicéas sèches. Monique plonge trois fois sa pelle dans la cité, elle en remplit trois seaux à mi-hauteur. La traite des fourmis rouges gagne la capitale, elles vont y être exploitées actrices de cinéma...

Gilémon voyage en même temps que les sveltes fourmis rouges et le corpulent téléviseur. Monique a répondu avec enthousiasme à mes demandes saugrenues ! Bravo et merci !


La reine Mathilde.

À mes côtés, Gilémon dessine toute une journée ce qu’il sait faire de mieux. Il accumule des centaines de petits chevaliers sur une longue page, l’ensemble rappelle la tapisserie de Bayeux de la reine Mathilde.

Mon dessin a des points communs avec le sien, c’est une parodie d’une des batailles de San Romano de Paollo Ucello, mes guerriers sont des fourmis géantes, elles sont chevauchées par des vidéastes en action. C’est un étrange dessin ouvragé et ciselé sur lequel j’ai passé une partie de mes trois nuits. Je n’avais pourtant pas le droit de le ramener à l’hôtel, je l’ai fait. Une dentelle de détails à la Dubout. Ce dessin seul aurait pu me garantir une note moyenne, je pense... Quoique ! Pour une agrégation, l’illustration est considérée comme une sous-catégorie.

Gilémon est à ma table à dessin, moi, je suis occupé à filmer mes fourmis. Les surveillants qui circulent sont surpris de voir un enfant de six ans à ma place, mais ils n’ont pas la détermination d’exiger son renvoi, ils nous laissent agir. Vraisemblablement je les intrigue. Les profs d’Art Plastiques surveillants sont bienveillants et cool, j’apprécie.

Quelques jours plus tard, je dois présenter et soutenir mon travail artistique devant le jury.
Je fais défiler mon court métrage dans la chaleur étouffante d’une grande bâche de polyuréthane noir opaque de dix mètres de long, quatre de large, trois de haut. L’écran/meurtrière/juda est installé à l’intérieur au fond, il respire comme un gros œil rectangulaire, c’est le pesant téléviseur cathodique transporté lui aussi par Monique. Le jury cherche à entrer dans la tente noire, mais il n’y a pas d’ouverture, je l’attends silencieusement à l’intérieur. Et, d’un coup 
de cutter, je fends cette bâche noire qui est ma fourmilière. Le jury ne comprend pas encore mon intention quand j’apparais habillé en rouge, le visage entièrement et méticuleusement maquillé au rouge à lèvres : je suis une fourmi parmi les fourmis, la vraie fourmilière est là au milieu un peu mal en point. J’invite le jury à découvrir le film qui défile au fond de cet espace. Cet aréopage est interloqué quelques instants, dans l’impossibilité de relier mes hors d’œuvres imposés. Pourtant aucun des cinq ou six membres du jury ne se braque, au contraire, il semble vouloir en savoir plus, c’est moi qui dirige le spectacle, ils me suivent docilement.

Devant ce public qui est aussi mon tribunal, mi Maori, mi Nouba, je commence à psalmodier, à chanter. Je ne prends pas la mesure de leur attitude médusée. J’en fais trop. Je suis dans la démesure. Je suis toujours persuadé que c’est le moins que l’on puisse exiger de moi pour une épreuve de l’agrégation d’Arts Plastiques.

Sous ma fourmilière noire la chaleur gêne le jury.
J’ai eu l’idée simplette d’accélérer les parties ratées des rushes tout en changeant le rythme de mon chant puisqu’il est impossible de monter un film en vidéo amateur à cette époque: l’effet est syncopé, dissonant. C’est une télécommande à fil qui me permet faire de la bouillie des parties ratées*.

*Une version du film est visible sur internet en suivant ce lien internet :

https://vimeo.com/user709678/videos.
Ce film refait par la suite est nettement moins bon que l’original.

Rappel : en noir 1987en rouge 2014.

La bande vidéo est postsynchronisée, trois superposées, mes voix enregistrées se tuilent avec mes effets de gosier en direct, tout est fait lors de ces quatre jours, bien entendu.

Des chants, des effets de nez et de bouche complexes, je suis expert chanteur en forêt, je m’entraîne... Plutôt un besoin. Une envie incantatoire de jeux vocaux destinés aux arbres. J’écoute Cathy Berbérian, Mahalia Jackson, Ella Fiztgerald... Et surtout les chants tibétains, les Inuits.

Huit minutes à peine, d’une surprenante chorégraphie d’ombres mouvantes et colorées de fourmis, puis j’éclaire la tente noire.
Je ne me contente pas d’un film. Je présente maintenant deux dessins complexes.

Maquillé de rouge face au jury, ils sont cinq ou six. Je dois leur faire comprendre pourquoi j’ai dessiné avec mon fils.
- Votre jeune fils est un passager clandestin ?

- Non !
- Expliquez pourquoi, vous l’avez fait dessiner à vos côtés. Vous étiez de garde d’enfant ce jour-là.
J
e souris mais, je ne suis pas certain que cela se remarque sur mon visage parcouru de raies rouges.
- Mon fils est la partie exhumée de mes premières années d’enfance dont je n’ai pas le souvenir.
- Comme pour tout le monde.
- Oui mais, grâce à lui, j’ai recouvré la partie enfouie, la plus importante, de mon évolution graphique.
- C’est à dire ?
Ce n’est pas Gilémon qui est avec moi le jour de l’épreuve, mais ma réincarnation en enfant, réincarnation du candidat adulte ici présent, bien vivant en fourmi. Je répète plusieurs fois, l’idée de cette métaphore est difficile à faire avaler au jury ! Sincèrement et incontestablement je me suis attribué l’évolution graphique si particulière de mon fils. Il dessine tout le temps, pour tout le monde, j’apprends beaucoup en examinant ses dessins. Il a su progressivement se construire un système de représentation très personnel qui m’épate : une forme de cubisme humoristique et baroque, de la précision, de la profusion.

Je pense que le jury finit par adhérer à mon raisonnement... Je bredouille qu’un futur professeur d’Arts Plastiques doit naturellement observer et analyser les dessins, les signes et les différentes représentations graphiques de l’environnement des enfants.

Lors de cette épreuve de pratiques plastiques pour l’agrégation, j’ai piétiné trois frontières : mon fils Gilémon avec moi, impensable. On m’octroie un petit espace pour tendre ma fourmilière et moi je finis par squatter tout le hall. Troisième audace, j’ai le visage, le cou et les bras couverts d’arabesques rouges.

Des motifs tribaux qui se portent beaucoup aujourd’hui en tatouage noir, en 1985, j’innovais... Pas vraiment, j’ai tant observé les motifs des îles Marquises à Papeete!

L’année suivante, le président du jury stipule dans le règlement que de la présence d’une tierce personne est interdite. Il limite la taille des œuvres présentées par les candidats. Il n’est pas fait mention du maquillage...

Deux heures de travail devant le miroir : mon front très dégarni comme celui d’un samouraï est orné jusqu’en haut, les oreilles sont peintes. Le cou est rayé comme le maillot rouge qui se prolonge, je porte une salopette rouge délavée, pieds nus. Je traverse Paris en voiture vers le lieu d’examen, de bonne heure le matin, je n’ai pas envie de rire au volant, je répète oralement mon exposé. Je veux que mon faciès ait une incidence sur l’ensemble de mon travail et donc, sur la notation finale. Je mise en aveugle.

On doit se préparer pour affronter un jury !

Je vais défendre cette idée le mors aux dents : une femme se maquille le matin avant de sortir. Quelles sont ses limites? Y en-t-il une ? Quelle couleur de fond de teint ? Rouge vif ? Le tour des yeux ? Important ou léger ? Les bijoux, le décolleté... Le règlement ne dit rien, alors je me tiens sur la borne.

Je parle aux membres du jury de manière très excitée en gesticulant. Je médite : "Peuvent-ils m’écouter sérieusement ? Moi, j’oublie les arabesques rouges qui me scandent le visage, eux ne doivent voir que cela. Ils ne sont pas prêts à admettre cette situation. Je pense que cela les dérange, ils me parlent durement.

Tant pis, t’es lancé. Tu n’as plus le choix."

Ma surprenante présentation est inventive... Je leur présente passionnément mon offrande, ce rituel n’est pas fait pour provoquer. Je veux seulement leur prouver que je peux créer audacieusement. Pour moi, le niveau à atteindre pour cette épreuve est naturellement de cet ordre. Je me trompe, il n’y a pas à faire autant le clown.

Plus tard, j’apprends ma note, 15/20. Je suis très déçu, il me fallait un 18 pour compenser mes mauvais écrits en esthétique et en histoire de l’art. Prétendre à une note aussi élevée est extrêmement prétentieux et rare... Donc, recalé.


La syncope

Epreuve suivante nommée "la leçon". Une leçon qui va m’en donner une. Cette épreuve est une inconnue, je n’ai aucune idée de ce que l’on peut attendre de moi, je ne comprends même pas que cette épreuve puisse se préparer et si cela est le cas, comment, pourquoi ? Que des heures de cours avec des élèves puissent être concoctées comme un excellent repas gastronomique ne m’a pas effleuré: préparées avec des incitations diverses, des apports culturels, un dispositif, des relances, des échanges, une évaluation, le tout bien dosé et rythmé pour des élèves de terminale que je ne connais pas.

Je dispose de quelques heures de préparation pour une demi-heure de présentation et trois quarts d’heures d’interrogation. J’ai toujours su que je ne savais pas faire un exposé, il me faut dialoguer pour être compris. Je présente ma leçon comme la soutenance d’un travail en arts plastiques, en plein délire, aussi excité... Je monte bien haut dans la folie.

Je suis comme un bel avion en papier lancé qui change brusquement de direction et part en vrille. Je suis debout sur les tables, je décroche les six ou sept vilaines reproductions qu’il y a dans cette miteuse salle de cours, ça me dérange de voir en face de moi ces affreuses images pour présenter mon exposé...

Un exposé embryonnaire mort né.
Je suis haut perché sur la mascarade. Ma brève audace n’a pas de lien avec le sujet imposé, je suis le sportif qui prend un élan impeccable et mords la planche, loupé !
Ma fébrile préparation m’a pompé tant d’énergie que je tombe en panne sèche. Je n’ai plus rien à dire après quelques minutes. Je suis dans un cauchemar, leurs têtes se gondolent comme celles d’un Munsch. Ils me dégomment avec plaisir, les questions et les remarques moqueuses sonnent comme des directs au foie sur le ring. Je me laisse lapider comme saint Tarcisius* en extase tant je me sens minable.

Libéré, lessivé, assis recroquevillé sur la dernière marche d’un d’escalier, je reçois les derniers cailloux de ma lamentable prestation: je suis au bord de l’évanouissement.

J’apprendrai ma note plus tard : 01/20, difficile de faire pire !

Je ne vaux rien, et on me l’entérine en chiffres par la poste. Je ne vais pas encadrer mon relevé de notes. Un quatre m’aurait suffi pour être admis !

C’est cet échec, nul doute, qui m’a induit à prendre une revanche et à travailler mes rapports pédagogiques et humanistes avec mes élèves. C’est peut-être cette vexation qui m’a motivé pour en arriver là où j’en suis arrivé quelques années avant de partir à la retraite en pleine possession de tous les moyens d’un bon enseignant : je me suis amélioré d’année en année au cours de ma carrière et hop, il éjecté, 65 ans, c’est la limite d’âge, au revoir, à jamais.

*Tarcisius est un garçon de huit ans qui porte la sainte communion – le corps du Christ - aux chrétiens de la prison. Il refuse de lâcher le ciboire devant les centurions qui veulent savoir ce qu'il cache sous sa toge. Ils le lapident et s'enfuient. Il n’a pas desserré les mains. J’ai admiré ce héros lorsque j’étais enfant au catéchisme.


L’année suivante, 1985. L’agrégation, deuxième tentative.

Je suis admissible, je passe les épreuves orales.
Un membre du jury me questionne discrètement sur mon "perfectionniste". Son interrogation est énigmatique. Je ne comprendre pas le sens de sa question... Je suis nul en esthétique, à 
l’écrit en général... Ma réponse est hésitante et maladroite : "pas vraiment."

Je ne peux pas savoir qu’il parle de mon travail plastique et pratique d’analyse d’images, une épreuve de la première partie de ce concours qu’il a vu et noté. J’apprends plus tard qu’elle vaut la note incroyable de 19,5/20.

Je crois que la démesure –même contrôlée, comme tu sais le faire - est ton sceau : entre 01 à la leçon et ce 19.5, je suis certain que tes notes n’ont jamais été égalé, me commente Yvon.

Je remarque qu’ils apprécient mon profil bas pour cette deuxième tentative : je suis bien plus modéré. Ils sont avenants et respectueux et cela dès le début de ma présentation, jusqu’à la fin :
- "Cette fois, ça doit passer." me glisse furtivement un membre du jury. Je suis tout surpris par sa petite tricherie, il n’a pas le droit de me rassurer ainsi. Merci pour cet encouragement en live dans l’arène du concours. Ils me décernent un 18/20 ! C’était l’année précédente, lorsque j’étais fourmi avec les fourmis, qu’il fallait me donner cette super note. Je serais passé par-dessus la barre vacillante et été admis.

Ma réalisation de cette deuxième année pour l’épreuve des quatre jours ne mérite pas un long compte rendu : je joue de la flûte mains et avant bras nus peints de rayures de couleurs qui vivent comme deux serpents. Sous l’œil critique de ma caméra, je fais bouillir des pois chiches colorés qui virevoltent et voltigent dans une cocotte en verre.

Je glisse vers la victoire comme sur un toboggan, mais c’est encore "la leçon" (4/20) qui ne me permet pas d’être major de la promotion... Ce que je n’essayais pas d’atteindre... C’eût été drôle de récidiver comme pour le Capes.

"Vous ne pensez qu’à votre plaisir !"

Et c’était sans doute vrai à cette époque, mais pas par égocentrisme comme ils le supposaient, c’était par incompétence, je ne connaissais rien de la pédagogie et de la didactique des Arts Plastiques qui m’ont passionné par la suite lorsque je suis nommé de 1996 à 2012 à l’IUFM (l’Institut de Formation des Maîtres.)

Je laisse au jury l’impression que les réactions des élèves ne m’intéressent pas.
Je bondis : 
"Vous croyez que mon plaisir peut aller sans celui des élèves ?" Je suis pathétique.

C’est tragi-comique de préciser que le sujet tiré par hasard "Enseigner pour séduire ?" sera la question qui va m’aller comme un gant talqué quelques années plus tard.
Me voici agrégé d’arts plastiques...

Et fier d’être celui qui cumule les meilleures notes en pratiques plastiques et sur plusieurs décennies, je crois : 16 ; 19,5 ; 18. Les trois notes à l’écrit sont si médiocres que je n’arrive pas à un dix de moyenne.

Gilbert Agrégé De Guerrelasse* se sentit très, très fort un mois. Il se sentit assez fort trois mois.
Maintenant il se sent comme avant...

à la radio, le colonel Hubert de Guerlasse mène une enquête loufoque dans "Bons baisers de partout", un feuilleton radiophonique de Pierre Dac.

Cette nuit, soit trente ans plus tard, je cauchemarde dans cette foutue agrég, impossible d’écrire mon nom au dos d’un grand dessin en lambeaux qui ne vaut rien, à peine ébauché, j’ai perdu tout mon temps à réfléchir, l’épreuve se termine. On me presse, je finis par maculer des lettres tremblées.

Le jour de la bonne nouvelle, il décide de se laisser pousser les barbichettes méphistophéliques qu’il avait déjà arborées quelques mois, étudiant en première année d’école d’art à sa sortie de la Marine. Cette première fois, Monique lui avait demandé de se les couper, il avait obéi de peur de la perdre. Douze ans plus tard, elle le laisse faire, elle sait que c’est un symbole ostentatoire de sa satisfaction triomphale, elle est fière de lui. Il n’est plus le jeune chien fou qui goûte à sa liberté civile. Il mesure en toute conscience son zénith inespéré. Ses barbichettes témoignent de son assurance ; le look est le premier acte de communication qu’il affiche ; ce ne doit être ni une pub mensongère, ni une provocation. Sa réussite s’affiche sur son visage tout naturellement : il se montre ni imbu ni farfelu, mais confiant, un peu exhibionniste tout de même, faussement démoniaque.

Et puis, ces deux barbichettes lui permettent de faire oublier sa calvitie avancée.
Il préfère que l’on dise de lui 
"celui qui a deux barbichettes." plutôt que " le chauve au visage osseux et maigre."

Des amis me disent à cette époque qu’exercer un travail prestigieux allait me faire empâter comme un coq. Je m’imaginais bedonnant dans ma salle de classe, puisque toutes mes difficultés à vivre allaient s’évanouir. Eh bien je n’ai pas pris un gramme, au contraire, ce feu vert me rend fanatique. Je vais m’investir trente ans dans mon travail de "capitaine d’Arts Plastiques" auprès des étudiants, des collégiens, des lycéens, des stagiaires et des élèves de la prison.

J’égrène un chapelet de regrets...
Je suis réglé pour ne pas rester inactif. Cette dynamique d’origine incertaine me satisfait, elle m’a permis de m’extirper plusieurs fois de situations désespérantes. Néanmoins j’aspire à mettre cette énergie temporairement au rancart. J’aimerais être plus contemplatif et plus spectateur de ma vie, même temporairement.

Mais ce n’est toujours pas le cas !

Je croyais que l’agrégation me rendrait meilleur. Il a fallu que j’atteigne ce niveau pour comprendre à quel point je mythifiais cette réussite culturelle.
Ceci avoué, quelle que soit la manière dont je l’ai obtenue, je ne veux pas la bafouer : j’y suis, j’y reste. C’est très plaisant, mais j’attends autre chose.

En travaillant autant, j’aurais aimé frôler la sagesse, flirter avec la vérité, entrevoir la dimension cachée de je ne sais pas quoi, léviter comme un moine bouddhiste.

La réalité est différente, je me marre bien avec mon fils, aime ma femme et surfe sur l’art d’enseigner l’art. Bientôt quarante ans.

J’ai écrit cette biographie en 1987, trois ans après l’obtention de l’agrégation, il y a de cela 25 ans.
Aujourd’hui en 2014, j’ai 65 ans, l’âge de Faust* et je suis cap’ de tenter l’agrégation de jeunesse.

*Faust :" Je veux la jeunesse ! ... A moi les plaisirs, les jeunes maitresses ! à moi leurs caresses ! À moi leurs désirs ! A moi l'énergie des instincts puissants et la folle orgie du cœur et des sens! Ardente jeunesse, à moi les désirs, à moi ton ivresse, à moi les plaisirs !" Un extrait, d’après Goethe pour un opéra de Gounod.


Amendement optionnel.

Toujours à l’hôpital, automne 2014.
J’ai tout relu, revu, j’ai annoté...
Vacuité. Je suis allongé, je repasse les chemises de ma vie sans le stylo rouge.
Dans le silence, les années hérivaliennes s’entre-choquent. Sommeil impossible.
Je bougonne :"Jean-Noël se désintéresse de ces brouhahas de ménages communautaires, ça le rase, c’est trop long et puis, curieusement il finit par vouloir savoir comment cette guerre intestine a pu reprendre forme humaine chez les laissés-pour-compte."
Je ne masque pas une fin non avouée : un dénouement ? Un coupable ? Non ! Pas de punition, pas de fautif, pas de happy end de conte de fées non plus...
Il y a 20 ans j’ai, vaporisé ma bio d’une poudre de perlimpinpin... "Volatisé, fini, ya pluke nous à Hérival, Moni&moi" comme par un miracle de lavage d’estomac.
" Félix, Nadine, Jacques et Karine, y sont où ? "
Quoi ? C’est quoi ta curiosité Jean-Noël ? Y sont pas morts dans l’immédiat, même pas après, bien plus tard comme moi, mais pas 
encore, on fait pas un concours, on se bouscule pas sur la planche... et puis, ça n’a plus d’importance : il y a eu des bifurcations.

La sève monte dans les bifurcations, elle ne peut pas faire marche arrière, elle s’en fiche même de l’autre branche, elle ne la voit pas, elle se rue vers les feuilles du haut, peut être des ramifications voisines qui se touchent ... Des touches, (Louis)

Une lettre de 1932, à Gaston Gallimard : "j’aurai le Prix Goncourt comme dans un fauteuil" qu’il lui dit.
Louis Destouches, c’est Louis-Ferdinand Céline.
Je m’égare, ça se renifle que j’ai plus envie de traînasser sur les héros sacrifiés d’Hérival, c’est trop ancien ... Ce soir, c’est Louis qui troufignole. Il l’a eu le prix.

J’aurais dû parler de l’éclatement d’Hérival bien avant. C’est plus le moment ? C’est ma biographie que j’échafaude, pas celles des deux autres ménages qui n’aimeraient pas lire ces 130 pages.
On ne se voit plus depuis 20 ans.

Depuis que nous sommes repassés chez le notaire, il y a une blessure comme si on avait cassé l’iceberg en trois. Ça n’a empêché aucun d’entre nous de naviguer comme il l’a voulu par la suite... Heureux, c’est ce que j’ai voulu dire avec mon histoire de sève qui bifurque et qui monte. Tout le monde y a perdu de l’argent, du travail et des plumes : Félix y a perdu de vue une colonne de béton monumentale qui prend toujours racine dans le deuxième sous-sol du Logis des hôtes, un truc titanesque que personne ne voit et qui devait supporter un grand plancher. Jacques et Karine y ont laissé beaucoup de la sueur et de plaisir. Nadine ? Elle était de passage...

Après un premier éloignement tempétueux, la première rupture, il y a eu un retour d’un an voire deux au Prieuré. Une deuxième tentative de coexistence heureuse avec les compteurs remis à zéro, enfin, on le croyait, mais on ne s’acceptait déjà plus comme nous étions, bien trop différents, on faisait des efforts, surtout moi, c’était biaisé, bancal, on ne se l’avouait pas, on espérait, "ça sera plus facile de construire à six". En réalité, nous n’étions pas six mais, trois avec chacun son ange sentinelle de l’intimité. Je suis certain qu’il est plus difficile de vivre l’un à côté de l’autre dans cette vallée isolée que dans un lotissement.

S’en suit la deuxième cassure.
Monique et moi rachetons les deux morceaux que nous avions donnés. Pour eux, ils ont pris de la valeur sentimentale et transpiratoire. Nous sommes moins fauchés, c’est possible de racheter. La transaction financière aide à la rupture.
Ils ne sont pas abandonnés tout nus dans la forêt, ils ont claqué la porte, ras-le bol, pour être tranquilles, ils s’en sont remis, on ne se parle plus depuis longtemps, ok, mais on ne se tend pas des traquenards, on s’évite, ça s’est sûr. Mon frère a dit à ma mère : "Ne me parle plus de lui, il n’existe plus pour moi". Et ça durera jusqu’à la fin...
Je mets la clé sous le paillasson de cette période baba cool.
Je dois avancer dans mon devenir d’amiral des arts plastiques et laisser ce qui n’y concourt pas.
J’aime tapoter sur le clavier de mon ordinateur avec lequel j’échafaude des châteaux de mots brinquebalants qui finissent par se casser la gueule. Alors il faut trier déblayer, virer, garder. Ah ! J’en gerbe des phrases fantômes qui éreintent l’ossature de l’édifice, ça tombe pas toujours tout seul, il y a des phrases qui s’accrochent à l’amour-propre comme si elles étaient collées au papier.
Et pourtant, j’voul’dis, j’en ai déjà rempli des corbeilles, j’ai tailladé les longs textes anecdotiques écrit au Bic il y a vingt ans : vintage... Encore plus de poussières sur le lustre... à la vitesse du clavier... "Des 
touches" que je n’enfonce qu’à deux doigts, l’une après l’autre et sans regarder le dégât à l’écran, enfin si, par intermittence...

Je veux aussitôt que possible taper les dix ou vingt années qui suivent, je tiens à écrire ma vie de professeur-passeur que je viens d’achever. Ah ! Pour l’achever, elle est bien achevée cette période professorale, achevée comme on achève un prisonnier, d’un coup de pistolet : pan !

Dites, ça me ferait plaisir que vous pensiez "y parle un peu comme Céline écrit, ce type là."


Pour lire la suite, lisez "Le Camelot"


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