Quatrième
de couverture:
Trois
braqueurs Corses et un centimaître d'arts plastiques se rencontrent à la maison
d'arrêt d'Épinal par chance et par hasard : ils se sont mis à peindre et à
écrire encore et en chœur, si bien qu’il s'est écoulé six ans.
On
peut jurer que nos premiers aveux de peintures et d’écritures sont.., sur la
tête de nos pères, authentiques : Bacchus, Méduse… Jusqu’à celui de l’ange
au pied nu qui nous a fait l’effet d’un électrochoc, puis tout fout le camp,
c’est du flan, nous avons trop peint de plis et des murailles de prison trop
hautes pour nous.
La
Dame à l’hermine existe vraiment, le repli sur son épaule est riquiqui, en
revanche, il existe une Nat et une Nédia, qui donne une Nad@ plus forte que les deux séparées.
Marlo
dessine des compagnes au charbon. Ange a progressé en peinture de manière
asymptotique. Djief s’est effectivement tu.
Quelques
autres ont peint et écrit avec nous, mais pas de manière aussi engagée.
Aujourd’hui.
Marlo (transféré à Marseille) rejoindra la Corse l'an prochain, Djief
(transféré dans la région parisienne) sortira l’année suivante, Ange est
toujours à Epinal. Sa sortie est pour bien plus tard. Et Gil& n’enseignera plus la peinture à la
maison d'arrêt quand elle sera vide, il a eu son conpte.
Le Repli.
« L’intelligence
prend plaisir à l’eau, mais la bienséance à la montagne ; car
l’intelligence est mobile, mais la bienséance est calme.
L’intelligence
fait vivre content ; la bienséance fait vivre longtemps »
Confucius.
Je suis dans
un avion.
Je ne suis pas
sûr de survoler ; ce que je vois ressemble trop à des sièges de bus la nuit.
Plus tard,
dans l’obscurité, j’écrirai une histoire.
J’y parlerais
d’un Prométhée* que je consulte toutes les semaines à la prison.
Tous les
vendredis après-midi jusqu’à 17 heures 15, heure à laquelle les bruyants
chariots réfrigérés serpentent dans le hall avant de se hisser dans les étages
pour la distribution : alors, il me faut partir, et lui, monter.
*Prométhée
brava Zeus.., d’abord en créant le premier homme qu’il peignit avec de l’argile
et de l’eau.
C’est la nuit.
Mon histoire se griffonne, pas tout à fait vraie…
Je ne suis
franchement pas prêt…
Prologue :
un capitaine de bateau avait une telle sagesse qu’il dormait dans une chaloupe
de sauvetage.
Le capitaine
de la prison n’est pas le directeur de la geôle, il y est seulement prisonnier,
c’est une sorte de passager clandestin que tout le monde peut remarquer mais
que personne ne connaît : il est le seul à rencontrer tout le personnel, les
autres prisonniers ne font que l’entrevoir, ils ne le connaissent pas.
Cependant,
quelques professeurs l’ont rencontré, parce qu’ils œuvrent dans les salles
exiguës de l’école de cette Maison d’Arrêt ; il s’y rend. Ils y
discourent. Ils y sèment.., quand c’est possible.
Les vendredis
du professeur d’arts plastiques ne
se ressemblent pas.
Il accueille
tous les détenus de plus ou moins longue durée qui passent la porte de son
échoppe. Il leur propose des
pigments en tous genres. Ils peignent
tous les vendredis sauf pendant les vacances d’été.
L’été la
prison vit sans école. Le capitaine profite à l’ombre du soleil hors
champ, lui il jouit au soleil de l’ombre de sa forêt.
C’est l’été et
il vole ; il y a des turbulences, il va en Chine.
Il est maître en peinture pour quelques
détenus ; la Maison d’Arrêt en enferme deux cents.
L’ermite dont il sera souvent question
est présent à toutes les séances de travail. Mais, ce n’est plus lui qui vient
le voir ; c’est le maître en personne qui se déplace
pour le consulter en prétextant enseigner la peinture à tous.
Aujourd’hui
c’est Chassériau qui le hante. (Plutôt que Delacroix ou d’autres grands
peintres du XIXème siècle, chacun à son tour !)
L'anachorète de
la prison est habité par le même esprit
des maîtres du pinceau ; la maison est mitoyenne, ils se logent à
deux dans la peau de l’artiste ; il y a même de la place pour d’autres,
ils s’y sont déjà retrouvés à cinq.
A cinq, y
compris Géricault, c’était leur
âge d’or, s’ensuit l’âge de la déconfiture, qui correspond pile poil au
naufrage du groupe …
Tout est compliqué quand on commence une
histoire : j’aimerais que le décor s’installe vite, j’aimerais donner
un ready-made* à celui qui n’est jamais entré dans une prison, afin
qu’il puisse suivre ma pensée : il serait nécessaire de lui présenter le
lavabo de l’univers carcéral. . . Peut-être que ce que l’on connaît de la
cellule par la télévision, suffit pour débuter ? Cependant, Victor Hugo
n’hésite pas à balancer cinquante pages sur la bataille de Waterloo pour que l’on
s’imprègne de la situation géopolitique de l’époque.
* L’urinoir de Marcel
Duchamp est un ready-made.
D’abord, se
contenter du milieu carcéral présenté par la télé, ajouter ensuite, ce que
chacun sait de l’univers érémitique par l’Evangile, et presser un zest de la
vie des hôpitaux vus du côté du grabataire : entrechoquer les trois
univers suffisamment mis à l’esprit. Et vivez les aventures du duo ; l’un
en cellule, et l’autre en goguette.
Dit
autrement ; l’un vient de l’extérieur en consultation comme s’il allait
chez le dentiste, c’est le prof. L’autre, le gardé à vue descend de sa cellule
à la demande du patient.
Le
Capitaine s’appelle Ange Confusiani. Il a pensé immédiatement au film de
Bunùel, « L’Ange Exterminateur » ; il ne sait pas pourquoi, on
n’explique pas toujours les relations que l’on fait.
Ange est
avisé, il a eu une drôle d’idée de se faire enfermer quinze ans dans une prison
de province ; là où je vais le voir tous les vendredis
après-midi, sauf pendant les vacances d’été.
Aujourd’hui il
a déjà vécu six ans dans sa cellule où il réverbère ; il y a des jours
où il regrette d’avoir eu une telle idée (braquage), la
réverbération ça va un moment… Mais il sait aussi que s’il n’avait pas à purger
une peine si longue cela ne serait pas le même affrontement avec lui-même ;
trop facile de quitter le bateau quand la mer se déchaîne. Il est préférable de
s’enfermer à clé : ne pas abandonner, être obligé de continuer quoi qu’il
arrive. . .
Puis il a jeté
la clé dans le puits.
Un jour Ange
m’a avoué qu’il aimerait commuer sa peine en une autre condamnation ; un
juge d’application des peines y a recours aux Etats-Unis. Il fait lanterner six
mois un voleur devant le magasin de son délit, avec le panneau, « je suis un crazy voleur de
micro-informatique » autour du cou. Ange aimerait convertir sa pénitence en un
pèlerinage à Saint Jacques de Compostelle. Paris-St Jacques sur les genoux, ou
même, mieux, couché, en tournant sur lui-même. Il se torsaderait immédiatement mais ce n’est pas possible, il a
passé un pacte avec le magistrat.
Que chacun
imagine une autre peine un peu débile ; il veut bien la faire.
( Ecrire ici
le gage un peu con, on lui transmettra : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . .)
Si Ange
lui-même ne me l’avait pas certifié dans le noir de mes pupilles profondes,
jamais je n’aurais imaginé que quelqu’un puisse jeter lui-même la clé de
l’enceinte de sa raison, librement. J’aurais trouvé cette idée aberrante…
Quelques mois ; passe encore. Quinze ans ; faut remonter aux stylites
chrétiens des premiers siècles de notre ère pour trouver de tels cas de figures ;
des années sur le chapiteau d’une colonne corinthienne à cinq mètres
d’altitude. Il y en a un qui l’a fait.
« Ca
ne vaut pas un clou ! C’est trop vrai.., se moque Ange, en me rendant
tapageusement ma biographie* manuscrite ″d’adolescent/marin/malmené″ qu’il
venait de sillonner.., ça manque d’imprévu ! Chiant ! Si un jour,
(moussaillon !) tu écris autre chose, tu dois exagérer sinon ne m’fais
pas lire ; j’serais pas poli deux fois. »
Des sentences comme celles-ci, il m’en assène
souvent. Depuis cette dernière, je n’écris plus que des conneries que
j’invente, que je gonfle à l’hélium, que je fantasme d’adjectifs, de
métaphores, de synecdoques et d’autres trucs de ce genre ; c’est ce que
j’essaye de produire sur ce clavier magique.
* « Le Bleu. »
Biographie à lire en annexe ; le professeur a eu une adolescence houleuse.
Mais, seulement en annexe, en annexe, qu’en annexe !
Ange est
très critique, il ne me donne que
des conseils péremptoires, que je trouve cinglants, giflants, décapants parfois
injustes, mais dont je tiens compte. Le jour où il sera transféré à
Pétaouchnoque où à Trifouilli les Oies, je continuerai à lui demander son avis
par courrier, par boule de cristal ou par cartes tirées. Lorsque je n’aurai
plus aucun moyen de le joindre, je prendrai la décision contraire à celle que
je choisirais seul, en toute clairvoyance. . . Mais ma décision n’est pas
souvent l’oscillation entre le tout ou le rien, entre le noir et le blanc. J’ai
besoin de lui pour choisir ma nuance de gris coloré. J’espère qu’il ne sera pas
transféré pendant ce séjour à Hong kong.
C’est lui qui
m’a expédié en Extrême Orient.
J’aurai à lui
montrer mes carnets de croquis, mes dessins. Je dois aussi lui rapporter un
beau pinceau chinois monté avec des moustaches de rats, si pas hors de
prix ! Sinon j’attendrai d’avoir cinquante barbes perdues par mon chat à
mon bureau : j’en suis à six scotchées sur une feuille de vélin d’Arches
filigranée. Ange m’a offert la plume du peintre qu’il a reçue dans une enveloppe
de Corse : une aigrette de rien du tout que la bécasse possède à
l’articulation de l’aile. Une minuscule belle plume qui se trouve là où l’aile
pliée peut faire un angle aigu. Sur une seule aile. J’ai de la peine à le
croire. (Il est souvent très sûr de ce qu’il annonce !)
Je ne vais pas
à Hong Kong seulement pour un pinceau. Ne négligez cependant pas l’importance
du pinceau chinois. Nous nous référons si fréquemment au pinceau tenu par
Vélasquez lui-même dans « Les Ménines » : il le tient loin de la
brosse, au deux tiers supérieur du manche qui mesure environ quarante
centimètres, ainsi sa touche peut être souple, calligraphique et vive.
Velázquez effleure sa toile, il ne l’écrase pas. Nous savons que le calligraphe
chinois plane sur le papier, contrôle le dépôt, la vitesse, la pression. . . La
pression ? Je n’ai pas envie de laisser croire qu’il y a pression :
il n’y a pas de contact à proprement parler avec le papier. Les poils
transmettent aux doigts, au poignet des vibrations qui disparaissent au niveau
du bras et de l’épaule.
Le pinceau
en Extrême-Orient, la plume en Occident.
Vélasquez,
nous en sommes persuadés n’a jamais touché franchement ses toiles. Aussi
vraie que le pinceau du
calligraphe chinois n’est pas une lente limace noire qui bave sur un mur !
(Exception ; il lui arrivait de gratter la peinture fraîche avec le
manche comme Rembrandt.)
Nous avons
cela chez Manet : une belle repro d’asperges sur un magazine récent, donc
d’une bonne qualité d’impression… Seulement de la peinture onctueuse et vivante
qui glisse avec élégance. . .
Un contact
peinture/support de grande adresse, comme un grand cuisinier qui huilerait,
salerait, pimenterait une salade, qui finalement donnerait l’impression d’avoir
été peinte sur l’assiette immaculée ! Manet ne trompe pas
les aspergïomanes, il huile de lin et pigmente la pâte crémeuse et fraîche
qui imite une botte d’asperges.
Par dessus le
marché, Manet, par jeu, envoie une seule asperge peinte à celui qui s’était
plaint de n’en compter que onze. C’est Ange qui m’a raconté cette
histoire ; j’ai vérifié l’information le nez sur la cimaise d’Orsay ;
très fraîche, juste lavée, un peu violacée à la base, les bourgeons
intermédiaires rendus humides par l’ondulation donnée au pinceau. En salivant,
j’ai confirmé sa source, par cette description détaillée.
Défié, la
semaine suivante Ange peint la
transparence sucrée de la grappe de raisin que le jeune Bacchus tient entre les
mains : Le Caravage.., le tableau se trouve à Moscou*. J’irai vérifier sa
lumière sucrée. La grappe peinte qui n’est pas à Moscou mesure un mètre de
haut, depuis six mois nous voulons tout agrandir, c’est moi qui suis en train
de peindre à l’éponge la vaste sensualité de l’épaule dénudée du Bacchus.
*( ?)… Erreur ;
l’original est à Rome à la Galliera Borghèse.
Depuis, nous
nous sommes mis à tout voir grand, la vigne, le raisin, les asperges, la mer
(et ses poissons,) sauf l’ordinateur portable que j’ai du choisir à Hong Kong.
. . Le plus petit possible. . , pas forcément le plus performant.
L’avion a bien fini par atterrir, et
j’ai déjà traîné mes guêtres dans un supermarché de l’informatique installé
dans un labyrinthe de cages; côte
à côte sur quatre étages de la
tour noire de trois cents mètres de haut. Ce bazar semble ne vendre que des
ordinateurs portables pour cette île aux appartements si exigus. . . Peut être
aussi que la mobilité du Hongkongais l’engage inéluctablement à ne penser
qu’avec un objet en titanium de deux kilos ; pas plus gros qu’un bloc
spiralé de carnet à croquis, 180 grs cartonné.
« Attention !
m’a précisé Ange, le clavier ne doit pas être trop petit. » Les dix doigts
doivent y trouver leur place, sinon, l’on est réduit à taper avec trop de
précaution et de lenteur.
Notre
portable. . .
Le mien et le
sien. Un pour deux. Mais tout de même, plutôt pour lui que pour moi.
L’écran au
plasma sera notre « arène », notre cours de création.
Plier/Taper/Coller.
Word sera
notre ardoise, notre carnet d’écriture, un court de tennis, la même écriture
qui ne se différenciera plus, renvoyée l’un par l’autre, l’autre vers l’un…
Du Times New
Roman corps 12. Chacun notre tour, moi chez moi sur un ordinateur fixe et Ange
uniquement sur portable. Une disquette que nous échangerons à la sauvette lors
de l’atelier de peinture du vendredi après-midi. Le portable intégré dans un
coffret de peinture acrylique pour rester discret et ne pas susciter la
convoitise de ses codétenus.
(Il est seul
dans sa cellule.)
J’anticipe
trop, l’affaire n’est pas faite.
Au
porte-voix : « Le professeure ét ta Hong Kong. Ille veut trouver un pinceau qui effleureu.., et
un oordinateure qui se portee..,
pour Angee qui ét ten taulee ! »
J’ai dialogué avec les
ordinateurs ; lequel sera l’élu ? J’attends qu’il se manifeste une
nuit prochaine. A mon retour nous pourrons débuter notre « cadavre
exquis » à quatre mains . . . peut-être à beaucoup plus ?
Le « cadavre
exquis » est un jeu : la règle est surprenante. Il s’agit d’écrire
quelques mots sur un papier puis de le plier, donc de le cacher et de le
transmettre à la personne suivante qui va y ajouter quelques mots. Le papier
lorsqu’il est déplié surprend le petit groupe qui en a accepté les règles. . .
-« Pas assez
fantasque, trop prof…à reprendre. »
Le « cadavre exquis » est une cabriole
surréaliste : la règle est simple et foldingue. T’écris quelques mots sur
un papier puis tu l’plies, donc tu l’caches, tu l’transmets au suivant qui y
ajoute la gueule enfarinée des mots, un verbe ou d’autres trucs.., ensuite..,
(à lire
lentement du bout de la bouche), ensuite la petite congrégation
déplie les ailes en papier de l’élégante chrysalide recroquevillée ; oooh ! Les lecteurs impatients
déchiffrent et découvrent, du bout des yeux, l’étrange, la gracieuse métamorphose.
Miracle ! pour ceux qui ont griffonné . . .
-
« C’est mieux.., mais faut être cohérent !, dans cette histoire
biscornue, des références artistiques bien plus compliquées vont être faites
sans être développées, c’était pas la peine d’expliquer le principe d’ce jeu .
Faut pas prendre le lecteur pour un con ! »
-
« Ouais, mais tout le monde n’sait pas c’que c’est un « cadavres
exquis », c’que sont les « frottages » de Max Ernst, les
« fumages » de Wolgang Paaalen, les « décalcomanies »
d’Oscar Dominguez, etc. Chacun sa limite ! »
- « Ce
sont des techniques surréalistes ? »
-
« Oui, mais lesquelles exactement ? »
- «
Bon d’accord, continue, explique ! »
- « Le
cadavre exquis boira le vin nouveau », est le plus célèbre des poèmes
écrits de cette manière aux premières heures du mouvement. C’est ce poème qui a
donné son nom à ce jeu poétique et littéraire. Ce système d’écriture heurté,
inattendu donc créatif a troublé et amusé les poètes, qu’on appellera « Surréalistes, » qui décidèrent
en toute lucidité de froisser l’académisme (en 1920 !) duquel ils étaient
issus. Ruer dans les conventions apprises, en irritant les facultés de l’esprit
par le hasard.
Les peintres ont eux aussi joué avec l’imprévisible,
en pliant (des papillons en papier
pour en faire des chrysalides,) et, en repliant régulièrement ce qu’ils
dessinaient sur les élytres, en ne laissant apparaître au suivant, sous le
pliage, que quelques traits à prolonger librement.
Les « esquives chrysalides » présentées
dernièrement au centre Pompidou laissent supposer que les quelques larrons qui
signaient leur forfait s’étaient tout de même imposés quelques règles de
conduite : le premier dessinait une tête, le deuxième un torse et ainsi de
suite en descendant jusqu’aux pieds. Au final : des personnages révélés dans
les plis des ailes. . , des anges.
A la prison,
nous pratiquons des variantes de ces deux types de cadavres exquis ; en
peinture et en écriture. Nous ne nous cachons pas beaucoup les uns des autres,
mais nous construisons avec le même esprit hasardeux, donc créatif, pour cela,
nous nous revendiquons des Surréalistes.
-
« Quatre vingts ans plus tard, vous êtes les petits-enfants des
Surréalistes : Prévert et Queneau seraient vos grands-parents, Perec votre
père. »
Ange apprend
par cœur des poèmes de Prévert. Il en lit à ses amis (peu). Son poème préféré
est « Le nain nu »*.
* Le lire en annexe.
En écriture
nous nous sommes tenus aux règles sévères suivantes.
1-
Chacun peut se permettre de reprendre les lignes du précédent ; à qui il pourra
arriver la même chose. L’écriture pourra avancer lentement.
2-
Nous pouvons déplacer, raccourcir, (enrichir,)
allonger, (enrichir,) les phrases des précédents qui ont déjà pu être
remaniées.
3-
Contrairement aux poètes Surréalistes, nous
recherchons la cohérence de nos propos, la fluidité des mots, une certaine
vraisemblance dans la continuité.
4-
L’exagération est recommandée, l’invention est
souhaitée ; la vérité ne fait pas rêver !
5-
Travailler
par collage de morceaux, mais n’en laisser aucun indemne, sans
sparadrap, emplâtre, tuteur ou prothèse.
6-
Les fautes d’orthographe et les grossiers écarts de
syntaxe seront corrigés par un spécialiste, nous n’en sommes pas.
7-
Tout autre détenu (ou professeur) qui peint avec
nous peut participer à notre maelström
de mots déchaussés (plutôt que déjantés.)
La règle
« sept » a été remaniée par huit mains, quarante doigts, donc quatre
personnes ; on compte à peu près deux mains par personne, si l’on exclu
ceux qui ne se servent que de l’index droit pour taper.
8-
Mais la liberté de chacun est à respecter ; c’est le dernier lecteur qui tranche.
Chacun de nous fermera un chapitre.
L’anonymat
des Je est préservé, ce qui nous entraîne, six mois plus tard, à ne
plus savoir qui Je
suis. Le lecteur lambda est perdu
puisque plusieurs personnes ont tapé ou effleuré les touches de trois claviers
qui ont échangé leur gestation par disquette interposée : une seule
disquette a circulé comme une tranche de pain dans trois grille-pain.
Au fur
est à mesure de la montée de l’échafaudage, les textes remaniés, déplacés, se
sont fait ensevelir par les autres. Une archéologie que personne ne peut
entreprendre, et, de toute manière inutile ; c’est notre jeu !
Comme pour un
bœuf en jazz chacun a eu son solo (trémolo). . . Faux ! Quelques-uns uns
n’en sont pas capables (d’écrire seuls) et se sont contentés d’entrelarder et
de caviarder les phrases des autres. De vrais one man shows bien dégagés ont
été aménagés pour certains d’entre nous, même si dans le fond, les six
instruments jouent ensemble en relative harmonie, et quelquefois en légère
(franche) dissonance. . . L’un agaçant l’autre et dérangeant le suivant,
en accélérant, en s’éloignant, en déconnant. . , suivez, adaptez-vous !
A l’atelier de
peinture, les règles de nos « cadavres exquis » se sont lentement
améliorées, comme à l’époque anglaise des balbutiements du ballon rond quand il
n’était qu’une loque de cuir humide sur un gazon boueux.
Aujourd’hui, deux années plus tard, les
règles sont tacites mais construites et elles s’affinent encore.
Par alternance
et inlassablement l’un de nous tend une feuille humide sur le mur ( 2m X 1,5m
environ) comme on étalerait une peau de bison pour la gratter puis la tanner,
sans ménagement, avec professionnalisme. On attend, qu’elle sèche, qu’elle se
soit habituée au mur et à nos regards, à la dérobée, pour ne pas la déranger
franchement dans sa nudité. On tourne comme des singes en cage auxquels des
visiteurs auraient déposé des palettes, des couleurs et des pinceaux ;
«Vont-ils pouvoir arranger la peinture dans un certain ordre* ? »
* Variante
de la célèbre phrase du peintre Maurice Denis.
La feuille est
puissante quand elle se tend, quand elle se rétracte; nous redoutons son
énergie. Sèche.., nos regards se durcissent. A ce moment, y en a un qu’estime
qu’il va pouvoir l’entreprendre,
il s’prépare une palette. Six à huit noisettes d’acrylique et quelques brosses
plus loin, et encore en avant, le détail, de la belle reproduction, d’un
tableau de maître, exhumé d’un beau livre d’art, que l’on a élaguée, (en
iconoclaste !)… Ce modèle, papier glacé, naviguera ( caravansérail !)
sur la grande feuille kalaharienne.
Comme des
peintres en bâtiment qui hésitent à s’en rouler une avant de se mettre au
boulot, on s’installe dans notre nacelle. . , au sol ! Bien équipés, nous
nous cantonnons confinés dans nos
zones de travail ; riche nuancier, l’œil aguerri qui a perdu des
batailles. Le pinceau mesuré sait saliver et s’écraser comme une loche..,
assuré de ne pas faire que des erreurs et des faussetés. Arpètes hésitants
rassurés par les mains des aspirant capable de récupérer les bavures.
- « Qui
a fait ça? »
On ne peut
plus tout à fait retrouver ; ça apaise !
Chacun espère
la main du sauveur ; le voisin de « pallier » recouvre avec
détermination les coups de pinceaux, crottes bigarrées de pigeons à oublier, à
ne pas récupérer sous le sabot d’un cheval X.
Il arrive que
personne n’étale le guano et ça reste comme un tapis de verrues et de varices. Nous sommes de petits
losers de camaïeux vérolés, et on s'envoie des piques et des fientes. D’un
geste, le papier se fait arracher comme la fausse tenture qui cachait temporairement les raisins
trompeurs de Zeuxis trois siècles avant J.C :
- « Y
a pas de faux raisins qui trompent les zoiseaux d’ssous ! »
La nature
morte ou le personnage loupé, ne verront jamais leur reflet dans un cédérom*,
le support servira de base épaisse en pâte pour une autre tentative. Arrachée
sous la risée de l’équipe de peintres déculottés.
*Nous n’avons pas la
possibilité d’avoir un miroir pour regarder notre peinture comme le suggère
Vinci, pour la surprendre et pouvoir la corriger.
Nous ratons
souvent, personne ne veut porter le chapeau. La déconvenue est alors
individuelle, alors que la réussite est toujours collective.
On peut fermer
un secteur de peinture avec ou sans l’accord (discuté !) des autres. . ,
et le rouvrir lorsque la majorité dénigre.
-« On
en médira plus qu’on ne l’imitera ! » répète souvent Ange.
Cependant, les politesses l’emportent sur les
reproches. Et c’est souvent un grand honneur, (qui ne m’est pas arrivé
fréquemment) que d’être convié,
que dis-je !.., prié par mon voisin, par un maître !.., de reprendre,
de poursuivre, d’affiner un travail ébauché en péril.
De glacis en
glacis, de jus en empâtements (blancs) pour emprisonner la lumière, (on le
tient de Rembrandt,) les mains se relayent, les corps se déplacent et
s’alternent, les bras peuvent s’entremêler. Presque toujours en accord, en
quadrille, nous nous reculons pour surveiller la progression.
Ce jour là Chassériau est présent dans la petite
salle. Il est avec nous. Il ne dit rien qui vaille. Nous sommes dans notre
prison ; C’est la première fois qu’il y rentre, ses contemporains
sont tous venus au moins une fois.
Il se tient coi.., contrairement aux visiteurs qui
viennent exceptionnellement nous apercevoir.
(Nous détestons les entrevues des visiteurs
occasionnels ! Ils posent des questions saugrenues aux humbles peintres que nous sommes. . ,
qu’ils prennent pour des détenus ordinaires !
-« Ce n’est pas trop dur d’être en
prison ? . . Vous êtes ici pour combien de temps ? »
Quand Ange répond :
-« Quinze
ans ! »
Que
voulez-vous qu’ils saisissent ! Ange connaît bien l’état de conscience de
ceux qui entrent pour la première fois dans une prison, il réussit facilement à
les mettre à l’aise. . , en leur offrant un café…Non, je rigole !.. En les
faisant parler de leur métier, de leurs enfants ; leur égoïsme les fait
vite oublier leur malaise. Avec d’autres peintres/prisonniers, les
conversations ne se déroulent pas de manière si subtile, mais leurs réactions
aux questions déplacées sont plutôt gentilles ; par nature un détenu aime
ce qui vient de l’extérieur, surtout si c’est une jeune femme/fleur maladroite,
il essayera de frôler quelques étamines.)
Maître
Chassériau (1819 /1856) ne nous parle pas par énigmes : il tapote
l’épaule en faisant un « Tss ! tss ! tss ! »
réprobateur. Penaud, mais conscient, le réprimandé passe la main à son voisin
qui à son tour se fait complaisamment engueuler. Fragilisé, celui-ci abandonne
le raccourci raté d’un bras devenu moignon; il aura la semaine pour y penser,
s’essayer et enrager.
Monsieur
Chassériau est bien gentil avec nous. Il nous regarde comme des débutants. Plus
d’un siècle après sa mort, et puisqu’il n’a plus d’élèves, il n’hésite pas à
nous consacrer son temps. C’est sympa d’sa part, nous nous attendions à plus de
mépris. De son vivant.., il ne nous aurait même pas regardé peindre tant nous
sommes empotés avec nos palettes trop grandes ; nous n’avons jamais su les
tenir, et nos bouquets de pinceaux ébouriffés qui bringuebalent!
Il nous aurait
envoyé dessiner quatre heures par jour au piquet jusqu’à ce que, deux ans plus
tard il daigne entrouvrir un œil neuf sur notre peinture :
-
« Comment voulez-vous peindre un cheval, vous ne connaissez ni les muscles
ni les tendons d’insertion ? Si le cheval lève la patte, le sabot ne peut
pas être dans cette position, sacrebleu ! »
Têtes basses,
on est tout de même heureux d’être
considéré par le vénérable maître, qui n’a plus d’élèves. . .
Des gens qui
aiment sa peinture, des admirateurs, il en a beaucoup, des élèves, non.
Les élèves des
écoles d’art d’aujourd’hui n’ont aucune idée de ce que furent les écoles d’art
du XIX ème siècle, et c’est bien légitime ; pourquoi figer quelques
chevaux écumants montés de leurs fiers cavaliers arabes devant l’objectif du
peintre ? Les fiers peintres en herbe d’aujourd’hui ont d’autres figures de
proue. Entre autres ; Rothko, Hartung, Garouste, Alechinsky. . .
Quand notre
maître somnole sous son marbre, on marmonne… « pspspsps, notre
peinture de chevaux doit bien le faire sourire, comparée à la sienne. »
Nous sommes de
pâles imitateurs. Des rats du Louvre qui plantent leur chevalet sans vergogne,
au nez et à la barbe, à la vindicte admirative des visiteurs inaptes à
peindre ; ceux qu’on méprise. « Où est la création ? Quel
intérêt y-a-t-il à peiner derrière son pinceau, à repérer un reflet, un
dégradé, à bien lécher sa pâte ? »
« Eh
bien, nous, Monsieur Chassériau, Monsieur Delacroix, Monsieur Prud’hon, on ne
lèche pas la toile, on ne traînasse pas sur la toile, on peint,
Messieurs ! On comprend ce qu’on peint Messieurs ! On tente de
comprendre ce que nous peignons ! »
Notre peinture
n’est pas bonne ? …Oui !
…Oui mais à chaque séance nous essayons de la mieux
appréhender. Nous peignons à grands coups, nous vous avons vu faire ! Oui
mais, nous n’avons pas encore
votre expérience.., votre adresse, votre connaissance des moindres
conséquences d’attaque et de glissement de la brosse. Oui on sait que nos
effets de transparences n’en sont qu’à leurs enfantillages.
« Si
vous n’avez pas quinze glacis les uns sur les autres, votre peinture ne peut
pas être bonne ! » arguait Le Titien.
Oui nous le
savons, mais nous avons plutôt tendance à recouvrir le labeur des autres plus
qu’à travailler les transparences, les glacis.
Trois mois
plus tard, après moult couches notre grande feuille de papier nous contemple de
haut : trois paires d’yeux humains perçants placés une coudée plus haut
que les trois paires d’œils des chevaux nous toisent définitivement. Ça sent
bon la bonne peinture. Un grand échantillon de musée est dans
notre salle exiguë.
Nous ne nous
lassons pas de regarder cette fenêtre ouverte.
Mieux qu’au
musée embaumeur d’œuvres! Nous sommes dans le lumineux atelier du maître avant
qu’il ne se sépare de son chef d’œuvre.
Nous mangeons
quelquefois du chocolat noir en fermant un œil, en penchant la tête, en
analysant le reflet de la peinture
dans un cédérom ; si ce qui est vu dans ce miroir de fortune est
acceptable c’est que la scène est bonne, nous n’avons pas de meilleur test que
celui-ci, il ne nous pardonne rien.
Longuement
notre moue de dégoûtés prend conscience de l’étendue des défauts, et alterne
avec la mine réjouie de l’auto satisfait, sidéré par ses propres qualités
insoupçonnées.
C’est
maintenant impossible de retrouver qui a fait quoi.
Nous jouons
pourtant à ce jeu :
« Ah
l’œil du cheval, c’est de moi ! C’est ce qu’il y a de plus juste, on ne
devrait garder que cela ! »
« Et puis
le turban, il tourne tout seul. On croirait du Manet dans le meilleur de sa
forme ! Bravo ! Il n’y a que l’essentiel. »
«
Vas-y ! Compte les coups de pinceaux ! Regarde ici, le fond est en
réserve, juste ce qu’il faut de peinture ! »
« Là,
dans le harnais ; c’est complètement abstrait, j’aime ! »
« Le
fond, c’est franchement du Turner. »
« Tu
crois qu’il a vu tout cela Chassériau ? » Pas d’étincelle, il n’est
plus là…
…Nous nous
enflammons seuls :
« Nous
sommes arrivés à sa cheville ! »
« T’en
est sûr ? »
« A la
cheville d’un génie qui a dessiné d’après Michel-Ange. . . » Un de nous
vérifiera l’affirmation pour la semaine suivante.
Rideau.
***
Hong Kong.
Cher Ange.
La première
apparition hors du taxi est inoubliable: l’impression d’être dans une buanderie
industrielle en grande activité. . . Plus précisément, sensation d’être à
l’extérieur de cette grande buanderie, dans la rue.., juste dessous ou à côté
d’une grande soufflerie (de tous côtés !) qui refoulerait la vapeur de grands nuages (qui
sécheraient ?) dans les gros tambours d’une gigantesque machinerie
météorolologique.
…Il n’y a pas
plus de linge humide qui tourne que de grandes pales d’extracteur d’air qui
vrombissent.
Nous sommes
juste dans la rue, à la nuit tombante, nous sortons d’un taxi rouge. C’est la
première fois depuis deux heures que nous sommes arrivés à Hong Kong que nous
respirons l’air extérieur. Jusqu’ici nous vivions artificiellement,
climatisées ; l’intérieur de la voiture, la rame ultramoderne de la
navette souterraine (qui nous a propulsés hors de l’aéroport), l’immense
aéroport lui-même conditionné, et, encore, auparavant, le Boeing qui nous a
conservé en état douze heures.
Les rues
mugissent comme une ruche amplifiée ; la nuit, elles soufflent. Les
moteurs ne cessent pas de climatiser l’intérieur des boutiques, des
appartements, la rue est moite, poisseuse.
En Europe nous
nous protégons du froid, les Hongkongais se protégent du chaud, de la torpeur.
Dans les rues,
personne ne semble gêné, les Hongkongais paraissent même vivre cela tout à fait
naturellement ; très peu s’éventent, peu s’essuient.
Une
photographie de la place sur laquelle je suis, ne rendrait pas du tout compte
de la température ; certaines personnes sont en activité, d’autres non.
Certains
téléphonent, d’autres mangent, plusieurs fument, trois tondent la pelouse du
petit carré qui a échappé, (on se demande comment ?) à la levée d’un
immeuble de 20, 30 étages, jusqu’à atteindre fréquemment 80. . . La quiétude
d’un square de cité avec la rumeur assourdissante partout.
Le silence
n’existe nulle part à Hong-Kong. Si?
Les odeurs
sont plus prégnantes que les courants d’air chaud, 30 à 35 degrés ;
pourtant le ciel est sous des édredons de nuages menaçants qui pour l’instant
ne savent que défiler en désordre. Que sera la ville quand ils crèveront leur
abcès ? Quelle sera la température quand les nuages protecteurs (du soleil)
disparaîtront ?
Les odeurs mêlées, brassées, balayées, disparaissent
momentanément après chaque respiration, le temps de happer la quantité d’air
suivante indispensable, mémorable. . . Pas forcément désagréables mais
puissantes ; du poisson à l’herbe déchiquetée, des gaz d’échappement à la
friture, cuisine raffinée. . , et sans doute un vent marin qui les lie toutes.
Par refrain et par couplets, par rimes, en alexandrins disloqués, elles
reviennent plus ou moins fortes suivant l’apnée précédente et la vivacité des
volutes d’air qui tourbillonnent dans les bas-fonds, entre les tours serrées et
alignées.
Le marché de Wanchai s’installe tous les jours dans
le labyrinthe des rues comme une collerette, à la base de chaque immeuble. Sous
la collerette il n’y a que des interstices, tout est dense ; les odeurs,
les objets, les fruits, les légumes, la viande, le poisson, la foule.
Le quartier de Wanchai où nous habitons est
relativement calme par rapport à d’autres situés en face, sur le continent
chinois à Kowloon ; plus de monde, plus de circulation, plus de commerce,
cette densité nous a indisposés, nous a coupé l’appétit que nous avions
pourtant bien aiguisé par les dix minutes d’air marin de la baie de Hong Kong
que nous venions de traverser par bateau.
C’est aussi sans doute la chaleur des cuisines des
restaurants, ajoutée à la torpeur ambiante, qui nous a donné le coup de grâce.
Il y a une échelle de Richter des sensations à H.K,
l’œil a ses seuils de recevabilité, il a besoin de franchir des paliers de
décompression pour comprendre et reconnaître :
Par exemple ; la grande largeur des rues de
Kowloon n’est pas compréhensible avec les critères habituels de reconnaissances
parce que toutes les enseignes lumineuses des commerçants sont en surplomb sur
la chaussée. Toutes en concurrence. Plus qu’en surplomb ! Elles pêchent au
lancer franchement sur la deuxième moitié de l’avenue ; celles d’en face
font miroir et s’interpénètrent, si bien que la rue entière est couverte de
panneaux publicitaires à différentes hauteurs, tenus par des réseaux complexes
de câbles d’acier ancrés dans les façades des immeubles décervelés. Le résultat
est surprenant puisque la large rue disparaît complètement et ne laisse voir
que des idéogrammes chinois lumineux gigantesques et des noms dadaïstes de
produits anglais.
La rue donne plus à lire qu’à voir.
L’urbanisme de la rue disparaît totalement sous le
feuilleté des titres de ce grand journal.
Le flot
incessant de la circulation se fait laminer plus ou moins rapidement sous les
ponts des « mots/néons » et des signes chinois rouges.
*
En prison.
Cher Gilet.
J’ai respiré
ta lettre comme on respire un échantillon de parfum dans un magazine. Plus
j’avançais, plus mes papilles olfactives me guidaient à travers cette ville qui
signifie en chinois ; « le port des fortes odeurs. » Un nez
retrouverait son chemin, mais quel dommage d’en priver l’œil.
As-tu trouvé
des pinceaux de qualité ?
As-tu déjà
acquis le joujou, (merveille de l’électronique) ?
L’atelier vit
le week-end ; Giovanni y est fidèle et Djief parle un peu cet été.
Giovanni a une production intensive, il compte sur moi. Sa progression est
impressionnante, la sympathie donne de nouvelles strates à ses peintures ;
il peut les signer avec fierté.
Tu dois te
souvenir de cette phrase : « Dieu est mort signé Nietzsche, Nietzsche
est mort signé Dieu. »
Nietzsche dit
que si on enlevait Dieu de l’esprit de l’être, ça serait le trou noir. . . J’ai
pensé à ce philosophe lorsque ma compagne m’a annoncé son désir de vivre sa
vie. J’ai beau être préparé à cette idée, cette coupure est amplifiée ici où l’on
parle souvent des proches.
Quelle
impression d’anéantissement, ami confident et professeur. Mais je dois garder
toutes mes forces, les mobiliser toutes pour poursuivre.
J’ai eu une pensée pour la mort de ta belle-mère, pour
toi, ta famille dont tu me fais le privilège de me parler.
Mea culpa
d’écrivaillon : (se frapper trois fois la poitrine de la main en
lisant ce qui suit.) Ce que vient d’avouer Ange sur la rupture avec sa
compagne est trop facile à inventer.
Froissez la
fausse lettre ci-dessus.
Il est en
prison depuis six ans, toute sa famille est avec lui, (ses parents sont assez
âgés,) elle lui rend visite assez fréquemment ; un parloir est un
événement qui ponctue les semaines. Important. Sa compagne écrit et se déplace
régulièrement depuis des années, c’est une femme admirable que personne n’a
vue, sauf lui bien sûr, mais depuis six ans par tranches verticales à cause des
barreaux.
Facile à écrire dans une fiction : (se
frapper encore !) « Elle le quitte, c’est trop long d’attendre la
fin de la peine. » Ils n’ont pas d’enfant, pas d’intérêt commun, genre
maison d’héritage de famille dont il ne faut pas se séparer ; juré devant
le lit de mort, frères et sœurs unis par-dessus la vie. Pas de gros événements
insurmontables.., surmontés, genre accident de voiture duquel seule la chance
est responsable de la valeur indemne des corps, après tout de même, des os
attelés, et ressoudés au fil d’une longue hospitalisation pendant laquelle on
se fait des serments.
Rien de tout
cela. (pour finir, se frapper plus énergiquement !) il leur est
juste arrivé des choses de la vie, et ça n’a pas suffit, rien ne peut suffire,
rien. Seules les mères peuvent tenir la distance d’une longue incarcération.
Les Mères se déplacent sans compter les années, il n’y a qu’elles, même pas les
pères. Les frères et sœurs ? Faut pas compter sur eux plus de deux ans si
affinités, trois si passions.
Alors :
« Je m’en vais, c’est trop long. . , je ne savais pas que c’était si long
d’attendre quelqu’un. » C’est logique implacable, prévisible ; elle
est allée loin !
Chapeau
bas !
***
Ange ne peut
pas non plus compter sur Djief.
C’est un bon
peintre qui peint quand Ange le lui demande : « peins la montagne
dans le fond ! » Il la peint et il s’arrête jusqu’à ce qu’il ait un
autre ordre. Djief ne parle presque plus depuis un an, il est dans une profonde
mélancolie. Il parlait beaucoup, c’était un garçon jovial avant d’être jugé et
de connaître la durée de sa peine
Ange ne peut
compter qu’avec les conversations de Giovanni. . , qui ne restera pas
là-dedans indéfiniment. Il y aura un autre Giovanni, d’autres Giovanni, qui
tailleront des bavettes avec lui en peinture et en poésie. (C’est à Giovanni
qu’Ange lit Prévert. Il lui traduit quelques phrases en italien pour l’aider à
tout comprendre.)
« Adieu
mon concubin » Il n’est pas arrivé ce coup dur à Ange ; ouf ! il
n’aura pas à s’en relever. Il encaisse trop depuis le début de son
incarcération. C’est un type surprenant aux ressources incroyables, lui même
n’en mesure pas l'abondance… Et s’il n’était pas cet homme physiquement corsé
et psychiquement armé, je n’irais pas, régulièrement peindre avec lui en prison
une demi- journée par semaine.
Ne vous
plaignez pas de vos misères financières, conjugales, professionnelles devant
lui ni même ailleurs ; il bouscule les douillets, les geignants et les
hypocondriaques, vous n’avez pas droit aux maux qui vous guettent, plaignez
vous seulement de ceux qui vous rongent.
Ange n’est pas
un chaman. Je ne parle avec lui que de peinture et de littérature, et
quelquefois de théâtre.
C’est sur la scène que nous aimons être
ensemble. Entre acteurs qui improvisent au fur et à mesure leur texte, leurs
gestes. Pourquoi réserver sa place au balcon, par coupon découpé ? Etre
placé derrière une dame au chapeau à aigrette ? Alors que nous sommes
toutes les semaines sur scène, en huis clos.., entre acteurs malgré nous..,
dont je fais partie, malgré moi.., avec plaisir ?
Tout entier immergé dans les trois
actes.
Cette après midi nous étions sept
personnages en quête d’un auteur dont nous n'aurions rien à fiche !
Des acteurs
triés sur le volet, des pros du spectacle :
-Un vrai
professeur de peinture un peu amnésique sauf aux coups de pinceaux.
-Un sourd et
muet qui peint méticuleusement le cardinal de Richelieu.
-Un triumvirat corse. Ange, Marlo,
Djief.
-Karim, un grand jeune gaillard qui,
ex-nihilo, extrait d’une feuille noire un visage brun, qui rayonne quand Ange,
qui se déplace souvent dans la salle, reconnaît immédiatement dans l’obscurité
du papier, l’homme de poings, Mike Tyson.
-Il y a plus
effacé ce jour, mais très absorbé, Paul, qui se laisse tout pousser, qui
consulte la collection de livres d’arts qu’Ange lui prête temporairement ;
pas un mot, pas un commentaire, il regarde et lit. Aujourd’hui dans ce
feuilleton Paul aura une importance d’arrière plan, on ne peut pas prévoir
l’épisode suivant.
-A l’angle de
la scène, s’installe un souffleur qui ne souffle rien, trop occupé à faire
avancer son grand livre universel du saint Hubert illustré ; il y parle et
y peint du lapin du garenne, du sanglier, au pinceau numéro deux, une
encyclopédie pour la survie.
-Quelques
figurants, absents aujourd’hui ; libérés ? transférés ? apeurés
par l’atmosphère de grande famille d’acteurs qui règne dans cet atelier de
peinture des siècles brassés ?
…Au premier
plan, Ange présente le résumé de la dernière séance, il aimante au tableau les
cinq Christ peints: le professeur est obligé de rassurer le jeune premier, le
grand gaillard beur, en lui précisant que tous les sujets sont possibles,
Mahomet, le Christ, Zeus, Mike Tyson. . .
Le professeur
entre en scène : « Je veux peindre férocement, ce matin on m’a
énervé ! »
Déterminé, il
scotche au mur un grand morceau d’affiche Leclerc.
Ange:
« scotche-là du côté de la tranche de saumon ! » De la belle
mécanique artistique détraquée, comme aimerait Dubuffet!
(C’est un bout
d’affiche de 3X4m de récupération
d’un Noël 2000.)
« Ça sera
le ciel rougeoyant d’un Turner ! »
On retourne la feuille afin que le
morceau de saumon d’un mètre de haut soit vers le haut. Un brin de thym décore
la tranche que l’on va transformer en nuages apocalyptiques.
Presque deux
heures de travail, de frénésie, à grands coups de brosse, de manches de
pinceaux, de coups d’ongles, et les voiliers ancrés au large éclatent comme deux tomates trop mûres sur le mur contre lequel
elles ont été lancées ;
rouges, jaunes, orangés, pourpres.
Deux mètres
carrés de peinture : un lynchage.
Turner
pouffait : ça ne pouvait pas être autrement.
Djief,
finalement le plus silencieux de tous, plongé dans sa profonde neurasthénie, à
l’arrière plan, caresse longuement du bout du pinceau sa « nature
morte » : ( en anglais « Still life, »: qui se
traduirait par « vie silencieuse»). En bon chaperon, Ange taquine
régulièrement au fleuret les linéaments de son ami Djief ; pour redonner
de l’intérêt à sa fragile peinture qui peut se diluer facilement dans la
tristesse.
Ange mène de
front deux affaires ; il donne des conseils, et il essaie d’extraire de sa
feuille rebelle un taureau à peine visible tant il déplace de la poussière dans
sa course. Un élève de passage, et le professeur sur le qui-vive dénoncent sa
prétention à extraire.., vole tout de même à son secours et s’enlise lui aussi
dans le mufle et les cornes. Un autre peintre/acteur ne fera pas mieux. Les
trois sorciers associés au chevet n’auront pas insufflé la vie, le taureau
mort-né se couche sur le côté, (de portrait en paysage), il se métamorphose en
une copie mâtinée et bigarrée de notre grand Turner tartiné.
La « vie
silencieuse » de Djief sera muselée en fin d’après midi par un encadrement
qui lui donnera le statut d’œuvre d’art : elle passera quelques
semaines dans le hall lumineux, à
hauteur d’œil, au nez et à la barbe des passants arrivés après le spectacle.
Cet après-midi
là, nous avons été de bons auteurs, la pièce était bien bonne, bravo ! Les
sept z’artistes avaient fait les choses comme il faut. (Brassens.)
. . . A
vendredi prochain
***
Chine.
Trouver des pinceaux qui vaillent et qui m’aillent n’a pas été
facile ; seulement des pinceaux empesés pour touristes qui, de retour at
home, ne seront présentés que
morts dans leur écrin. On peut pourtant trouver des pinceaux dans tous les
lieux touristiques ; des femmes harcèlent le promeneur hésitant avec leurs
boîtes variées à dix yuans. Sur les étalages des marchand d’estampes, ils sont
tous alignés, des blanc en poils de chèvre, des gris en poils de cheval
sauvage, etc. l’outil n’est donc pas rare, mais impossible de savoir si l’on pourra
encore compter dessus pour peindre quand on lui aura enlevé la couche d’amidon
qui lui donne de l’embonpoint et une belle queue effilée, jusqu’à n’être qu’un
point, à l’extrémité.
Un bon pinceau peut se comparer à une montre suisse.
Le choisir est plus compliqué
que de choisir un bon melon.
Il faut parler
le chinois ou trouver quelqu’un qui puisse le traduire, pour mener une enquête
et dénicher les artisans qui fabriquent les véritables pinceaux chinois de
qualité.
Même les plus
vieux chinois qui écrivent dans la rue ont remplacé depuis longtemps le pinceau
par le stylo à bille : l’écriture reste cursive, mais, adieu pleins et
déliés. Dans la presse quotidienne les claviers d’ordinateurs génèrent les
idéogrammes géométriques et colorés inscrits dans des carrés ; fenêtres
baroques de mini immeubles conventionnels de toutes tailles.
La calligraphie est un art qui doit être la
projection totale d’un état d’âme.
« Exprimer
sa joie et sa colère, sa peine ou son bonheur » Han Yu.
J’ai
essayé de trouver des calligraphes ailleurs que dans les écoles : je ne
crois pas à la sincérité de la plupart des publics qui s’y adonnent souvent par
nostalgie, ou pire, seulement pour l’aspect technique. Je préfère les hommes et
les femmes qui écrivent ; qui écrivent, tout, vite, lentement, petit ou
grand parce qu’il le faut pour être compris à tout prix, de tous et de loin. .
. (Le maître de conférence qui écrit
sur une sorte tableau noir, le pinceau étant sa craie efficace, derrière
lui, tout un amphi suit…) Ce n’était pas un maître que je recherchais mais un
scribe bas de case qui écrit pour son job. Celui-là me donnera bien l’adresse
de son fournisseur !
Quatre jours d’errances plus tard, par hasard, mais
l’œil aux aguets, je prends en flagrant délit un homme en train d’écrire au
pinceau : heureux !
Un menu, je suppose ? Sur son grand panneau de
bois rouge qu’il venait sans doute d’effacer. Le premier pinceau chinois que je vois virevolter
et déposer du blanc sur du laqué rouge vif. J’en oubliais la torpeur et une
tenace odeur de pâtée de foie chaud que je refusais de respirer. Devant moi
dans la foule, très à l’aise, le maître queue du restau tentait d’allécher les badauds à coups
de pinceaux en leur proposant un nouveau menu. Ils s’en fichaient tous, il n’y
avait que moi qui regardait, (plutôt que lisait,) ce qu’il était en train de
barbouiller, (plutôt qu’écrire).
Fabuleux, en extase ; ce peintre n’exprimait
rien de son for intérieur, il ne parlait pas de lui, il écrivait à la peinture
blanche sur le fond rouge. Maistro.
Sprezzatura. Bravo ! Il ne travaillait pas trop vite ; Fluu,
flaa, stuu . Et hop !
L’idéogramme est cadré, aligné, bien léché. Dix minutes plus
tard : un chef d’œuvre. Il m’aurait été difficile de donner une notion de
temps si je ne l’avais pas vu exécuter son panneau d’un mètre carré.
Je ne sais pas ce qui m’est arrivé exactement. Ce
fut très rapide, un état second dont j’ai honte, moi qui ne peux même pas
chaparder une tablette de chocolat dans un supermarché, tant le rouge de la
flétrissure me monte au visage, je ne sais pas ce qui m’a donné des ailes aux
chaussures, toujours est-il que j’ai pris le pinceau du cuisinier entre les
mains, une belle bête, sans l’intention de le déplacer de plus de vingt
centimètres, sans raison, sinon celle de ne pas pouvoir lui expliquer que je
voudrais acheter le même outil.
-« Où l’acheter ? »
-« Comment le dire en chinois ? »
C’est la surévaluation de la difficulté à me faire
comprendre qui m’a fait serrer plus fermement le manche et m’a fait prendre les
jambes à mon cou sur deux cents mètres. Essoufflé, tenant le pinceau comme un
saint Sacrement.
« Ange je t’ai ramené un seul pinceau mais un
pinceau de qualité j’en suis certain. Ça a été une autre histoire pour
faire voler le computer portable. »
***
Recette végétarienne : fondue de lettres, de
mots et de phrases.
- «Votre écriture est compliquée je n’ai pas
compris qui est le héros ? Combien il y a de personnages ? Où se
passe cette histoire embrouillée qui n’avance pas ? De plus, vous semblez
mixez plusieurs personnages qui ressemblent à des gars que je connais.
Quelqu’un d’entre-vous est-il réellement allé à Hong-Kong ? L’un d’entre
vous peut-il me dire ce que vous concoctez? On croirait du hachis. La
concubine lui a-t-elle vraiment dit adieu ? »
- « Fais un effort ! Relis tout, et concentre
toi un peu plus, on ne peut pas cuisiner sérieusement en écoutant France
Culture ! »
- «Ta réponse est un peu épicée, je pense à ceux qui ont besoin de résumés
pour dévorer leurs bandes dessinées hebdomadaires. Je vais essayer de te
récapituler le début du roman. . , à condition qu’il n’y ait personne qui,
après mon travail d’orfèvre, charcute, en renégat ou en maître du baroque dans
cette partie ; je prends le risque. »
Le professeur d’arts plastiques rend visite à un
ange appelé Détenu. Il faut comprendre que c’est le contraire ; Le maître
professeur vient consulter Prométhée.., appelé Détenu. . , c’est un ange qui a
des ailes et qui en sait bien plus que lui sur les feux de la vie. Il a tout
appris à la prison, mais ça y est… Il sait, ça suffit ! Maintenant il
aimerait bien ânonner à tout le monde qu’il n’y a pas besoin de plus de sept
ans de réflexion pour faire le tour de ce qu’il est indispensable de savoir en
gastronomie : passez à table, la méditation est trop longue.
Attention Ange n’est pas un mentor !
Le prof ne fonce pas tête baissée dans sa sagesse
molle.
Le professeur vient davantage discourir peinture
avec lui, qu’ajuster à sa taille le vaste monde dans lequel Ange vit. Mais,
quand ils peignent une girafe ou autres chevaux en silence, par la peinture,
ils déblatèrent sur le grand monde dans lequel le professeur vit.
Ange, envoie le professeur en Chine (mais il ne lui
paye pas le billet). Envoie le prof en
Chine pour y quêter, un pinceau magique, et y acheter un micro
ordinateur pour accommoder, de sa cellule, les lambeaux d’un grand
« cadavre exquis. »
Il a l’espoir d’être aussi déconnant que Mary
Shelley avec Frankenstein, le Prométhée moderne.
Donc deux personnages principaux pour
l’instant : ajoutez-y quelques adolescents, des messieurs de tous
horizons, et tous les gens que l’on peut trouver entre ces deux âges. Récurez
quelques pots de peinture et mettez-y des phrases en charpie. Certains sont les
grands couteaux de l’atelier de peinture, d’autres, cooptés, ne font que des
incursions dans l’atelier, ce sont les marmitons.
- « Ce cadavre exquis
(plier/couper/coller/copier) est bien ficelé, c’est l’ouvrage que tu lis en ce
moment. Capito ! »
- « Loup, tout y est-il frais ? »
demanda-t-il.
- « Ma chemise qu’il est vrai . Je suis en
prison, c’est tout de même simple de croquer l’honnête histoire de notre vie, les gens en goûteraient de
belles tranches fines. . . Je peux dire pourquoi je suis ici ? »
« . . Je peux le dire ? » En réclama-t-il une autre
tartine ?
-
« Crétin tu l’as déjà bredouillé au tribunal, tu ne vas pas te
répéter ; t’as essayé de l’écrire ici, là-dedans, mais je t’ai tranché ton
texte. . , ça n’avait pas d’intérêt, tout le monde est ici pour quelque chose.
. , n’ont qu’à se référer à leurs journaux quotidiens régionaux favoris qui en
parlent régulièrement, même s’il z’y disent des conneries.., ils ont même
écorché mon nom, » réécrit-il.
- « Ce résumé imagé est revigorant mais il
ne me paraît pas nécessaire. Personne n’a encore perdu le fil, sauf celui qui
s’est torché le cul avec les 16 premières pages du manuscrit. »
- « C’est le cas de mon dico. . , pas torché
avec, disparu !.. , qui commence à la seizième pages : adage,
adagio, adamantin, adamique, adaptabilité. . . »
- « O.K pour ton dico.., mais c’est pas une
raison pour résumer les 16 premières pages ! »
- « Un peintre grec a superposé 16 fois la
même peinture sur le même support. Pour la postérité ! Comme un oignon, le
temps l’épluche régulièrement, la peinture toujours nickel chrome !.»
- « Tu
vas décortiquer 16 fois le texte ? »
- « basta… »
***
Effet spécial.
Le micro ordinateur s’est mis à léviter dans le
magasin comme on pourrait le voir dans une pub télévisée. Dans le magasin pas
d’effets de manches, juste la force
et l’envie de voir le petit
ordinateur faire le beau comme un bon petit toutou qui veut mériter son
susucre ; et il flotte comme dans une pub pour laquelle toute une équipe
se serait décarcassée. Il est entrouvert comme un livre dont on aurait relevé
la couverture ; la première de couverture est couleur métallique, rien ne
mentionne que c’est un livre grave et important d’un autre âge. Juste une pomme
en plein milieu. Rien de trop.
C’est la deuxième de couverture qui en dit plus,
relevée à quarante cinq degrés, je peux voir la Dame à l’hermine de Vinci qui
dort yeux ouverts. (Whoua ! sur son épaule gauche, un pli de son vêtement
dessine les replis d’un sexe de femme et . . , le capuchon du clitoris ?
C’est Marlo qui a découvert cela par la suite). En vis à vis un clavier discret.
La quatrième de couverture est gris anodisé comme la couverture pommelée.
- « Une écritoire pour écrire une œuvre
comme la nôtre ne doit pas se traiter comme une vulgaire transaction
commerciale ! » Cette phrase résonnait dans la sono de mon
magasin.
Nous ne
devions pas l’acheter ; trouver un autre moyen. Pas forcément illégal,
plutôt original, donc illégal. Le gagner à la loterie d’un supermarché ?
Non !
Nous emporterons celui qui volera vers nous.
Léviter c’est voler.
Ce ne
fut pas facile de faire léviter un ordinateur portable de deux kilos. Nous
sommes revenus régulièrement pour reluquer les belles machines et peser
les atours des unes et des autres. Inlassablement mon fils, grand connaisseur,
et moi, relisions régulièrement les étiquettes en anglais : les drives,
les rams, les bits, les hertz, les mégas.
J’avais bien saisi la variété des micro machines
dans toutes les vitrines relevées : toutes plus rutilantes et pimpantes
les unes que les autres, plus enjôleuses pour un collectionneur ; clin d’œil,
bouche en baiser qui fait « pfiii » pour séduire, pirouette d’images
sur l’écran, qualité du grain.
Nous avions jeté notre dévolu sur une petite
illuminée extra plate au clavier confortable, mais le sort en a décidé
autrement ; celle qui, à notre approche, s’est mise à frissonner, puis
à se soulever de quelques dizaines de centimètres dans
les airs la jupe froufroutante, fut une autre pimbêche plus discrète que nous
n’avions placée qu’en septième position : trop chère, trop ronde, trop
cambrée. . , tout de même, sa distinction nous avait séduits.
Les vendeurs ne prêtèrent pas attention au phénomène
de lévitation qui n’était sans doute qu’une banale accroche commerciale, un
truc genre gondole de supermarché pour fixer l’œil. Quand, l’aura rose néon (lumière
qui nimbe toutes les vierges des petits autels particuliers de Naples)
scintilla tout autour de la belle
micro ordinatrice, nous n’eûmes aucun doute ; c’était l’élue, elle
venait à nous.
Il a fallu lui donner un coup de pouce ! Elle
clignotait comme une voiture en difficulté sur le bor la route, elle était
en stationnement illégal ; elle n’a pas essayé de se réfugier
politiquement dans notre sac à main. Il a fallu l’y fourrer.
Les vendeurs s’immobilisèrent les uns après les
autres.
Ils se gélifièrent comme s’est figée l’humeur
aqueuse des yeux des aveugles de Breughel*. (Tous la main sur l’épaule de
l’autre et tous se cassant la binette dans la mare aux canards, d’avoir trop
fait confiance au bâton du premier.)
* Ah mon beau miroir! un cédérom à consulter à chaque fois
qu’il est fait référence à une œuvre d’art ! pour ne pas passer à côté des
subtilités de l’image* : le repli de l’épaule de la Dame à l’hermine par
exemple.
*« Une image vaut mille mots. » adage chinois.
Dans ce magasin ce ne fut pas la mare mais les
vitres réfléchissantes du magasin labyrinthique que percutèrent les têtes des
six vendeurs. Bosses assurées, désordre bienvenu, mon fiston, deux têtes plus
grand que les chinois qui nous entourent saute sur le halo sphérique rose fluo
qui contient cet obscur objet du désir destiné à mon ami Ange. La plupart des
acheteurs potentiels furent si surpris qu’il tombèrent eux aussi dans la mare,
pas bien profonde, toutefois suffisamment pour leur faire perdre légèrement
l’équilibre. Mon fils est si grand qu’il attrapa sans difficultés cette espèce
de ballon lumineux, dribbla trois curieux qu’il prit à contre-pied, esquiva les
mains de deux vendeurs qui souffraient moins que les autres, fit demi-tour
comme un échalas, prit l’escalier mécanique à contre sens et disparu dans le
flot intense et homogène des humains qui s’écoulent à cette heure là. Il
marchait vite en abaissant les genoux de façon à rester, à la surface du
fleuve, à ne pas dépasser ; marche, genre danse du canard, comique, fatigante,
mais efficace. « Crazy rejeton ! »
J’aurais pu me débrouiller autrement. Me battre délibérément.
Imaginez ; catégorie Bruce Lee, en costume traditionnel chinois, pyjama en
soie, miaulant dix secondes face aux
perfides vendeurs éberlués de me voir piaffer. Ils se retiennent,
déboutonnent lentement leur fausse et déplaisante paire de lunettes d’aveugles
pour se jeter sur moi en effectuant cinq saltos arrière, dont un sur le mur et
le dernier au plafond, ce qui m’épate mais ne me fait pas perdre la face. Je
les reçois l’un après l’autre, plan par plan comme s’ils attendaient sagement
leur tour au guichet pour se faire molester, et je finis par emporter l’objet
indispensable que les méchants ne voulaient pas offrir de droit à mon sifu qui
se tient à l’ombre dans l’humble maison d’arrêt.
Dernier plan : je suis prosterné et signifie à
sa seigneurie, en chinois, que ça n’a pas été de la tarte que de lui apporter
sa nécessité sur un plateau comme s’il fut un dieu de l’Olympe réincarné en
Ange chrétien.
Dans la réalité : j’ai acheté l’ordinateur avec
des H.K dollars et le vendeur m’a fait un bon de garantie inutile, puis j’ai donné sans chichi le bijou à
Ange, et il m’a fait remettre un chèque par sa mère. L’ordinateur n’a pas
frissonné, je l’ai choisi plus ou moins au pif parce qu’il était beau, petit,
je pense qu’ils se valaient tous. Ange n’aurait pas aimé que je raconte les événements de cette manière.
Ange : « je me suis mis au travail
d’écriture deux mois plus tard, le temps d’apprivoiser la tigresse qui ne se
laisse pas facilement administrer n’importe quel logiciel dans le gosier, et
notamment celui de la reconnaissance vocale : l’ordinateur transforme ce
qui est dit en texte. L’air con, seul dans ma cellule, casque sur la tête,
micro♪ devant la bouche, c’est parti pour écrire notre roman. Que du
charabia ! Elle n’a vomi que de la bouillabaisse de lettres sur mon écran.
. , que du vomis ! la bougresse ! Tout à trier.
Deux mois il m’a fallu pour lui tirer les vers du
nez, (la prose !). . , à l’évidence ce que je dictais à la sauvageonne ne
valait pas tripette, seulement des phrases tronquées et nébuleuses
proférées. . , dans l’esprit de ce qu’on peut dire en courant ou dans la salle
de muscu de ma prison : pas bien pantelant. Tout retravailler pour stabiliser
les mots, distiller sur le clavier dans un deuxième temps, laisser décanter et
peut-être se le faire décapiter par le suivant qui donnera un coup de
sabre* dans tout cela. Il faut imaginer Sisyphe
heureux ! »
*Coup de sabre: expression de maçon. (Nos pères sont maçons) Dans un
mur de façade il ne doit pas y avoir de coups de sabre. Un coup de sabre est
une faiblesse. C’est une ligne verticale de parpaings non croisés, trop
alignés. L’édifice peut s’effondrer au moindre tassement de terrain.
Je fais un dernier essai avec le logiciel de
reconnaissance vocale ; je picore dans le début du roman « Narcisse
et Goldmund », les phrases sont bien construites, je peux m’entraîner à
les dire :
Gil& ne se contenta pas de poursuivre ses
études au prieuré, il décida aussi de consacrer sa vie à la peinture.
Ange s'intéressa
beaucoup à ce jeune moine obstiné dont il n'avait pas tardé à discerner la
nature et la destinée.
Gil& admirait son
bienveillant professeur dont l'intelligence le dépassait tant. Il ne voyait pas
d'autres moyens de gagner sa confiance
qu’à devenir un excellent élève.
Bien plus qu'il ne
l'imaginait, l’apprenti peintre souhaitait devenir l'ami de son professeur. Il
voyait en lui le pôle opposé au sien, une nature complémentaire de la sienne ;
il voulait l’attirer à lui, le diriger, lui révéler sa propre personnalité,
l'élever, l’amener à s'épanouir.
Depuis un an, Gil&
était au monastère.
« Pas très utile cette contrefaçon, qui amuse plus
l’auteur que le lecteur. S’il te
plaît ! Laisse lui lire entièrement, consciencieusement, à un autre
moment, cette ambitieuse fable philosophique de Hermann Hesse. . .
Ou alors, demande au
liseur, de chercher au plus profond de lui, quelle est, d’une part sa
propension à se replier sur lui-même, rétrospection, et, d’autre part, son
aptitude à explorer l’extérieur, les êtres humains, le monde. . , son côté
généreux. Qu’il fasse deux choses à la fois. Qu’il cherche, maintenant,
simultanément !
L’imposer au
lecteur !
Les deux aspects
cohabitent chez chacun d’entre nous. Il est indispensable de se recroqueviller
dans sa cellule pour mieux se déployer dans le monde. Dans le roman les deux personnages ne sont qu’un prétexte
pour analyser cette dualité, ils ne font qu’un ; je me replie, je me déplie.
« Je déplie et je
replie, et ainsi de suite, et je vole. » discourut Marlo. (Ce
fut mon livre de chevet pendant un an, ne le sabote pas !.)
-« M’en
fous… »
Gil& resta
solitaire, sachant bien que son ami Ange ne lui appartiendrait vraiment que
quand il l'aurait révélé à lui-même.
Ange avait déjà entendu
l'expression « aller en vadrouille». On signifiait par là les fugues nocturnes
des élèves en tête de toutes sortes de jouissances secrètes et d'aventures
interdites par le règlement du cloître ; ils encouraient les peines les plus
sévères.
« Ange dit-il, puis-je
faire quelque chose pour toi ? Je vois que tu es en détresse. Peut-être
souffres-tu? Alors nous allons te mettre au lit et le faire donner la soupe des
malades et un verre de vin. Tu n'as pas aujourd'hui la tête au dessin. »
Ce fut une étrange
amitié celle qui s'établit entre Ange et Gil&. Il n'était guère de gens à
qui elle plut et, parfois, on pouvait avoir l'impression qu'elle leur
déplaisait à eux-mêmes.
Gâchage : Ange se
sentait destiné pour son existence entière à la vie ascétique de moine, à
l'effort vers la sainteté ; il était vraiment promis à une telle
existence. Mais Gil& ne croyait pas que Ange fut appelé à la vie ascétique.
Il s'entendait mieux que tout autre à lire dans la conscience des hommes, les
choses lui apparaissaient avec une vive clarté. Il discernait la véritable
nature de Ange et la comprenait à fond, car elle était une proie qui avait
perdu sa propre spontanéité.
Sabotage : il le
couvrit de barres dès qu'il fut dans la solide enveloppe de ses mères,
souffre-douleur d’une éducation à errements et des préceptes
paternels.
Dégradation :
il soupçonnait depuis longtemps le simple secret de cette jeune pousse. Son
devoir lui paraissait clair: dépoter le secret à celui qui en était porteur, le
débarrasser de sa gangue, restituer à son alter ego sa nature vraie de peintre.
Ce serait une récompense, mais, le plus dur était qu'il pourrait peut-être
perdre son amitié.
Humiliation : il fit un
croque en jambe à la jeune pousse avec une infinie lenteur.
Ou bien ;
il fit un croquis et engendra la jeune pousse avec infiniment d’erreurs.
« Un pour cent d’inspiration et quatre vingt dix neuf
pour cent de transpiration*. » Opprobre goethéen.
Ouste, le micro ♪ et le casque !
L’écrivain
prend la plume de l’épervier. Il la taille, la trempe dans la transpiration* et
écrit des rectos et des versos invisibles :
«
»
Un épervier d’Europe s’est pris
au piège dans les rideaux de la grande cuisine du prieuré : c’est une
chance qu’il se soit fait immobiliser ainsi dans ce filet improvisé, sinon il
serait mort d'ecchymoses et de lassitude
à se heurter violemment, régulièrement et alternativement aux deux fenêtres opposées ; nord et
sud. Il est tombé à l’intérieur du large conduit de la cheminée, depuis le haut
du toit, vingt mètres, un entonnoir impossible à remonter. Par quel prodige (
et pour qui !) un rapace de cet acabit a-t-il pu apparaître dans cette grande cuisine de monastère
restée toutes portes closes ?
(La même aventure est arrivée à
l’un d’entre nous il y a quelques années en montant se coucher. Il s’est
trouvé nez à bec avec une
magnifique hulotte. Un majestueux rapace aux yeux enchâssés dans deux
écrins concaves de plumes blanches, impossible de le regarder ardemment les
yeux dans les yeux.)
C’est à cause de la pluie que
l’épervier s’est fait piéger dans cette grande salle froide ; il s’est glissé
sous le chapeau de la cheminée du toit, et patatras ! Tel un lapin blanc. . .
Impossible d’y battre les
ailes, il y a même perdu une grande plume grise d’écrivain.
Gil& a réussi à le prendre
par le dos en enserrant les deux ailes, comme on prend les oiseaux, il n’a pas
eu à subir de misères ; il était épuisé. Ensuite il a hasardé son index à
proximité de ses serres, par jeu ; quelle idée ! Il le lui a fait
prisonnier, il serrait très fort, à plusieurs endroits sa chair était prête à
céder. Il ne lui fallait pas bouger le petit doigt.
Il a pensé un instant, qu’il
allait lui falloir patienter longtemps, jusqu’à ce qu’un des siens le délivre
en libérant l’une après l’autre, patiemment, les longues serres blessantes de
l’épervier. . , à moins que le fier oiseau le décide de son propre chef.
Gil&, lâcha les ailes, supposa que l’épervier oublierait son doigt marqué, espéra qu’il ne l’emporte pas
comme un passereau, (il en mange deux par jour !)
Il serre les dents, lâche les
ailes, et hop ! Il se cogne dans
la vitre. Il le reprend pour le plaisir. Il tient à le présenter aux autres
avant de le libérer : c’était un seigneur aux yeux jaunes orangés. Des
objectifs perfectionnés de caméras de surveillance fixés sur lui, pas intérêt à
broncher ni à chaparder quelque chose à l’étalage. Il doit être équipé d’un
zoom numérique X50, c’est sur la notice du catalogue.
Il est sous la pluie et libre.
Il pleut, il est libre.
Il vole sous la pluie.
La plume. , par
la suite. . , il l’a ramassée. . .
Gil& l’a
offerte à Ange l’écrivain qui lui avait donné, deux ans plus tôt, la plume du
peintre.
(Ange a maintenant
de quoi travailler, il a tout ; une plume, un pinceau chinois, un
ordinateur qui traite le texte, et la transpiration comme ancre.)
***
Un grand peintre, Marlo manque beaucoup au duo. Ange
l’informe par courrier de la tenue de l’atelier de peinture :
Cher Marlo,
Gilet
travaille avec un de ses anciens élèves, artiste marseillais de la Place
Belsunce, ravi, dit-il, d’être phocéen. Il a déménagé des Vosges à peu près en
même temps que toi, mais pour toi cela se dit « transféré ».
Vous
vivez tous les deux sous le même climat, c’est tout ce qui peut vous
rapprocher. Tu fais allusion à la température dans le petit mot que tu as
envoyé à Gil& ; « Il y a du soleil ! » lui dis-tu
et Gil& de se moquer : « Lui qui n’aime pas que l’on parle du
temps ! »
On
ne sait rien d’autre sur toi. . .
Depuis
quatre mois nous peignons sans toi, mais avec toi, tu es irremplaçable. Le
cours d’arts plastiques sans toi finira par devenir. . , par redevenir un
endroit où les débutants s’échoueront sur le papier ; victimes de la méticulosité
de leurs gestes précis, mais sans idée générale et généreuse sur la matière
molle acrylique. . . et sans avis sur les Grands Maîtres qui guident un peu nos
esprits, un peu moins nos mains.
Gil&
dit que nous avons vécu une belle aventure, dommage qu’elle n’ait pas eu lieu
ailleurs, car elle a tout de même été vécue à nos dépends. . . il faudra qu’il
développe cette idée à un autre moment ou lorsque nous nous reverrons ailleurs
qu’en prison.
L’homme
à la veste de cuir (marron) et à la manche à rayures (bleues et blanches)
emprunté à un Hollandais du XVII ou XVIIIème, est notre chef-d’œuvre. J’y ai
retravaillé la manche quelques heures, elle est devenue plus bouffante, plus
galbée, mais moins que les fesses, les cuisses et les seins de la centaine de
femmes que tu as réveillée au charbon, jour après jour hors du papier gris. . .
Une volumineuse liasse dont je suis le gardien. Tes piles de livres dorment,
nous en réveillons certaines. Gil& a ébouriffé, rayé et corné un bouquin
sur l’art Néo-académique « bourré d’éclairantes anecdotes » m’a-t-il
dit. Il l’a lu en allant à Londres, (sous le tunnel). L’homme à la manche crevée
siège sur la plus belle cimaise de la maison d’arrêt depuis quatre semaines, il
entend beaucoup de choses qui ne le concernent pas souvent. . . quelquesfois
si : de l’admiration !
En
espérant que cette lettre t’atteindra.
Elle m’a
atteint.
A Marseille,
j’ai croisé un ami : une statue colossale. Vous souvenez-vous (en bas du
Prado) de la réplique du David de Michel-Ange ? Lors d’un règlement de
compte, le beau David, symbole de l’ambiguïté masculine, se sentit gratifié
d’une balle perdue dans une partie charnue. Verdict : 15 et 20 ans pour
les auteurs du malencontreux coup de fusil. Il n’empêche, qu’en passant devant
lors du transfert j’ai bien vu qu’il serait du plus bel effet dans mon salon au
village. Je ne sais pas d’où vient cette réplique mais renseignement pris, un
atelier en Italie la propose pour 150 000 Euros. En attendant le marbre,
je me contenterai de mes dessins au charbon.
Rappelez-vous,
maître, votre théorie d’inspiration néo-freudienne que vous eûtes sur
l’influence entre le vécu de l’enfant et ses futures œuvres artistiques
d’adulte. J’y ai beaucoup repensé !
Je ne sais pas si la création artistique
vient de loin mais puisqu’elle semble absolument devoir venir de quelque part
et que ce ne peut-être de la vieillesse future, d’une vie antérieure ou de chez
le boucher admettons-en l’origine dans un passé plus ou moins proche.
Michel-Ange n’est qu’un ado attardé se débattant au milieu de ses poupées Big
Jim cassées. Edifiant. Et dire qu’il n’y a pas cinq minutes je ne me doutais de
rien.
La journée
avait déjà bien mal commencé. En promenade, Bill m’avait demandé le plus
sérieusement du monde : « Tu
te souviens en 1976 quand il avait fait si chaud à Fresnes ?… » Sachant
qu’en 1970 je vois le jour, qu’en 1997 je vis ma première nuit en prison, qu’en
1976 Fresnes m’était aussi connu
que la ville dans laquelle je suis actuellement, précision faite que Bill est
un vieux voyou de la vieille connaissant mal son arithmétique et comptabilisant
plus d’années de prison que de
dents en bouche, que le dit Bill régale quelques privilégiés par ses discours
qu’il écoute lui-même, je décidai que la question n’en était pas une ?
Tachons plutôt de garder le silence et notre sérieux me dis-je ; plus tard
peut-être vérifierons-nous si je n’ai pas pris un sérieux coup de vieux. Miroir
mon bon miroir dis-moi qui est le plus vieux. A côté de moi Bill continuait de
rappeler à lui ses souvenirs de 76 qu’il écoutait pour moi ; à côté de
Bill, moi, je me rappelais les miens, sans lui.
Et c’est vrai
qu’il avait fait chaud cet été, un
record de canicule l’été 76, et moi aussi j’en avais vu des choses l’été 76 par
une chaude après-midi de juillet pendant que Bill souffrait de la chaleur à
l’ombre.
L’après-midi
76 n’avait pas particulièrement bien commencé lui non plus, comme tous les
après-midi à l’heure de la sieste, Marlo et son frère, six et neuf ans, jouent
à leur jeu favori : se prendre pour Zorro. Et alors que les hospices
psychiatriques sont peuplés d’adultes s’identifiant à Napoléon (une main dans
le veston) les deux frères absous par leur seul bas-âge déambulent devant leur
maison au village dans un déhanchement débile de cavalier à pied, revêtus de
l’idée de la panoplie noire que leurs parents n’ont pas pu leur acheter, en
donnant du « Yah-yah Zorro ! » et fendant l’air avec l’épée
qu’ils n’ont pas. Affligeant.
Sur ce, arrive
Jean-Pierre Desbois, neuf ans, petit dernier d’une famille de délinquants,
futur délinquant lui-même. J.P salue les deux faux Zorro, rejette la
proposition d’en incarner un troisième et lâche :
-
« Z’avez vu derrière chez vous,
-
Non, quoi ?
-
La voisine derrière chez vous, elle est à poil.
-
. . .
-
Venez avec moi, de chez vous on peut la voir. »
Remarquez que
J.P a de la conversation, trois phrases à lui tout seul, avec formule
interrogative, vocabulaire varié et plan d’action. Epatant non ?
Les deux
autres moins éveillés certes, mais volontaires acceptent de céder le
commandement des opérations à J.P ; oublié Zorro. Et voilà nos trois
conquérants bien cachés derrière un vieux mur attenant à la maison familiale.
Derrière un mur percé en un seul endroit, le partage de l’œilleton est dur
entre les trois mateurs : « Moi d’abord » - « Chut ».
Pourtant J.P le futur délinquant n’est pas encore un escroc et comme promis la
voisine « à poil » est en train de balayer sa terrasse au premier
étage. Nos esprits d’adultes détraqués par l’éducation pourront se demander
pourquoi tant de recherche artistique chez cette voisine dans la tâche ménagère
la plus vile qu’est le coup de balai ? (Trop forte chaleur ?
Certitude d’être inaperçue à l’heure où tout dort ?)
Etonnant,
non ?
Pas tant de
calcul chez nos trois amateurs, seul compte le partage de la lucarne :
« A moi c’est mon tour ! » Temps d’observation trop court, belle
au balai trop mouvante, trou trop réduit, les trois matons n’y voient
finalement pas grand chose et jamais la même chose. Lorsque J.R cède sa place à
Marlo avec un « regarde le cul qu’elle a ! » la dame se présente
à celui-ci de face. Assurément non, « ceci n’est pas un cul » se dit
Marlo en connaisseur, et J.P soulève là un lourd problème de sémantique. De
plus « On y voit mal » et déjà c’est « au suivant » qui lui
non plus « n’y voit rien ». Décidément jamais content. Alors J.P,
pour plaire à ce mauvais public emmène discrètement tout le monde au pied de
l’escalier extérieur menant directement à la terrasse interdite. L’approche en
ordre de bataille a été rapide et
les trois généraux tiennent conseil au pied de l’Olympe. « Et
maintenant ? »
Tout le monde
en accord avec tout le monde : « Il faut monter. »
Personne en
accord avec soi-même : personne ne monte.
Dieu qu’il en
aura fallu du courage à Danton pour gravir les marches de l’échafaud, une à
une, jusqu’à la lame et de lancer, théâtral : « Bourreau, montre ma
tête au peuple, elle en vaut la peine ! » Diable qu’il en aura fallu
de l’audace pour monter cet escalier jusqu’à la femme castratrice et s’entendre dire « Vauriens, vous n’avez
pas honte ? »
Tout ça pour
ça. Non, cela n’en vaut pas la peine. Moins courageux que Danton mais plus
philosophes les trois faux généraux décrètent la déesse indigne d’un hôtel de
passe et organisent la retraite. La grande armée se débande et s’enfuit sans
souci pour ses arrières. Affligeant.
Tous ces hauts
faits d’âne m’auront laissé le souvenir d’un petit bout de femme nue. Ce nu
tronqué comprend tout ce que l’on peut trouver entre les cuisses et le cou
d’une femme de race blanche très bronzée, moins de trente ans, plus d’un mètre
soixante, aux petits sinus*. (N.B : l’épilation du mayou n’étant pas de
mode en 76, une vraie brune). Edifiant.
On n'en verra
pas plus, l’affaire fut sans suite et les jours suivants la routine quotidienne
reprit ses droits solidement défendus par trois faux Zorro. Affligeant.
Mes souvenirs
de 76 touchaient à leur fin ; ça tombait bien car Bill venait
d’interrompre son soliloque commencé tantôt et à l’expression de ses petits
yeux ronds comme des billes je compris qu’il me demandait mon avis. Mon avis
sur quoi ? Va savoir, alors :
« T’as
raison Bill, C’était mieux avant, aujourd’hui y’a plus de mentalité. »
*sinus : mot lat, pli.
Par ext, courbe, sein.
-« Remarquable
explication ! Auto-analyse lucide, autant pour l’interpénétration des
différents niveaux de lecture que pour la notion du temps en poupées gigognes.
. . » Gil&.
Marlo est revenu. (Autre
transfert.)
Alors que nous mettions en
place à grands coups de brosses les bases d’une grande peinture murale que nous
allions batailler sans doute à quatre, Marlo peintre des femmes, qui voisinait
Gil&., à le toucher du coude, lui lance ;
-« Vous avez bien lu ce que j’ai compris sur moi en
écrivant cette lettre ? »
-« Oui..,» balbutia Gil& sur ses gardes. Lorsque
Marlo l’entreprend, c’est souvent pour lui envoyer une vacherie
culturelle : il le met face à ses manques, et il essaye, tout penaud
d'ingérer la connaissance empoisonnée que Marlo lui livre sur un plateau, à la
cuillère parce qu’elle est nécessaire pour sa pelote en arts plastiques et son
travail de professeur. Il est son
meilleur agent, il ajoute toujours des poignées à ses tiroirs. A cet
instant Marlo voulait être certain qu’il avait compris l’allusion.
Marlo dessine
Marlo dessine beaucoup et souvent.
Marlo dessine depuis cinq ans, en cellule.
Marlo ne dessine que des femmes
tronquées ; ses nues sont cadrées très serré, on n'y voit presque jamais la
tête, il coupe la femme à des niveaux différents. Les jambes sont assez souvent
représentées mais seules, et elles se croisent. D’une manière générale le corps
de la femme est en morceau, en gros plan, au fusain sur format raisin, 50X65
gris.
Plus de cent femmes forment ce « bain turc-ingresque-éclaté »
? Les originaux sont nécessaires. Eux seuls sont susceptibles de transformer
vos impressions rétiniennes en valeur tactile. . . Les originaux devront être
exposés pour être caressés
« Un tableau qui ne dérange pas, n’en vaut pas la peine. » Marcel Duchamp.
« Je suis de passage, en vernisseur, en embaumeur, en
taxidermiste, je ne fais que donner ma bénédiction. Je ne peux l’aider, il
progresse seul… » écrit le professeur.
Cet artiste moine, manieur de charbon de bois aiguisé, bouleverse la
feuille de papier, plate et souple, il en extrait des seins, des fessiers, des
volumes généreux et débordants.
Ce magicien du fusain est un faiseur de peau de femmes caressées. Il
réussit à donner aux yeux, des cuisses à bichonner, des chutes de reins
longuement enduites, ointes, pour la révélation.
« Faire régulièrement des exercices de mémoire pour ne pas
oublier ». (Approximativement
cité... Jean-Paul Kaufmann. Otage au
Liban. Il le faisait pour l’arôme des vins).
Il faut
imaginer travailler ce « prisonnier moine », qui n'a pas toujours été
prisonnier ni moine. Il choisit en connaisseur un grammage et une couleur de
papier, comme un spécialiste en peau douce.
Le papier donne l'effet de se creuser et de se soulever sous ses doigts
qui glissent, lissent, passent et repassent le fusain, écrasent et effleurent.
En quelques heures, ce Caravagesque, éclaire, galbe et enfle les
formes.
Si on rassemblait les morceaux de femmes, si on les rendait caryatides,
elles dépasseraient leur Pygmalion d'une tête.
En quelques années, le modeleur a pris de l'assurance. Il
façonne, dessine et conduit une gorge, un mollet avec beaucoup de
prestesse. Aujourd'hui, sans hésitation, il transforme en rondeurs sa feuille à
dessin ; elle se gonfle comme une vénus préhistorique.
C'est de l'intérieur du papier que la poussée des corps naît. C'est
pour cela que ses femmes donnent l'impression d'être prêtes à éclater comme de
la baudruche. Les corps ne sont pas moulés, corsetés, gainés, limités dans
l'espace, ils sont en expansion, nous les possédons du regard à leur maturité.
C'est à ce moment-là qu'il les abandonne du bout du doigt, se recule et, en
entrevoit une autre, lointaine.
« Le temps de ces quelques réflexions, je me suis senti enfermé
seul et j'ai cru pouvoir comprendre, mais à cet instant, ma femme, est venue
lire par-dessus mon épaule. J'ai senti son souffle. » écrit Gil&.
Marlo n’est pas candide.
Ce soir, comme tous les soirs ce sera des pâtes :
« Pasta, pasta, sempre pasta. »
« Carne, carne, sempre carne,. » disait un peintre italien en parlant de la
femme.
Comment de la viande ?! C’est du papier, rien que du papier, tel
est le problème !
« Carta, carta, sempre carta. »
Marlo lit.
Carmen avait en effet des jambes d'une
extraordinaire beauté. .
Carmen passait le plus clair de ses journées à se
déplacer dans le très long couloir de l'hôtel. . .
Ce couloir, ce long tuyau nu éclairé
seulement à ses extrémités, était naturellement destiné aux jambes nues de
Carmen et ses jambes y profilaient toute la journée durant leur galbe
magnifique. Ce qui faisait qu'aucun des clients de l'Hôtel Central ne pouvait
les ignorer complètement. L’eût-il voulu de toutes ses forces, et qu'un certain
nombre de ces clients vivaient constamment en compagnie de l'image harcelante
de ces jambes. D'autant que Carmen. . . portait des robes si courtes que de ses
jambes on voyait aussi le genou dans son entier. Elle l’avait parfait, lisse,
d'une rondeur, d'une souplesse, d'une délicatesse de bielle. On pouvait coucher
avec Carmen* rien que pour ces jambes-là, pour leur beauté, leur intelligente
manière de s'articuler, de se plier, de se déplier, de se poser, de
fonctionner. . .
« Marlo
n’a pas toujours lu une femme. Ce qu’écrit une dame était forcément de la
merde, zéro de création ; de plus, une dame médiatisée, donc frelatée.
Depuis il a inversé la vapeur ! »
* in « Un barrage contre le Pacifique. » de Marguerite Duras
En été, Marlo jouait à Zorro sous les chaudes terrasses corses. En
cellule, il a ciselé des dizaines de paires de jambes croisées ; jupes,
bas, genoux, chevilles, hauts talons. Il écrit sous l’un de ses dessins au
fusain : « Jambes de ministre. C’est lors d’une session de
l’Assemblée Nationale qu’est apparue, dans un coin de l’écran de télé, cette
paire de jambes croisées. A l’ordre du jour : parité hommes-femmes au
Parlement. Une journée de jupes en quelque sorte. Pas moyen de savoir qui était
cette député. »
Marlo rêve.
Les trois rêves de cette nuit ne font qu’un. Si ce
n’est pas le cas, c’est qu’ils se sont fondus dans sa tête comme trois restes
de cierges pascals empilés, au point de ne devenir qu'un unique rêve à son réveille-matin.
La cire écoulée est absente ; absolument soudés les uns aux autres.
Rêve moulé.
Un jeune mariole, d’un
coup saute tel un cabri, et s’installe dans le cadre en planches d'une
bibliothèque : se prenant pour un saint de pierre. Il a repéré un espace,
une niche, qui n’est pas trop encombrée par les livres. Lorsqu'il s'incruste
dans le cadre, pour se pétrifier comme un bienheureux dans un chapiteau
roman ! Se cogne violemment
la tête contre la planche vernissée du haut. Le rêveur ne perçoit pas illico
que le cabri a une douleur au crâne. Tel un lombric il tombe de son perchoir.
Brisé, en L , il tente malgré tout de se tenir en i pour lire
la tranche d’un livre. Exténué par tant d'efforts de décryptage, il s’effondre,
d’un coup. La colonne vertébrale s’est dissoute instantanément à l’intérieur
du i : c’est la seule
explication. . .
Le bluffeur est devenu tout mou et tout blanc. En le
dévisageant comme il ausculterait en gros plan un asticot accroché à un
hameçon, le rêveur comprend qu'il est mort.., sans agonie.
Une jeune femme, ne semblait pas être dérangée par
l’état déliquescent de ce fanfaron éteint ; une infirmière. Logique, à ses
yeux, (qui étaient aussi les siens) , logique qu'elle admette la situation sans
ciller.
Définitivement couché ce i de bibliothèque est seulement en
état de perte de reconnaissance de caractère : juste une pâmoison.
La belle
infirmière aux longs cheveux noirs ondulés et défaits et lui, pas si beau
qu’elle, mais musclé, ses lunettes au rancart.., tout deux échinés à taper le truc mou, à le retaper sur le
carreau, dans tous les sens comme s'il eût été un polochon de dortoir ;
pour le faire cracher je ne sais quoi, un truc qui le rendait cotonneux. Il n'a
rien expectoré. . .
Entre deux
frappés de traversin, (Arrêt sur image : une hache levée tenue de
main de maîtresse), la pimpante infirmière, lui a indiqué où trouver son lit.
Juste un seul
lit aux épais draps blancs mats ; du lin. De si beaux replis de lit
défaits qu’ils ne pouvaient avoir été organisés que par une main d’expert en
natures mortes :
« Un lit pour deux me dit-elle !
Essaie de me laisser une petite
place ! »
La situation
l’effraie. Un accessoiriste de rêves inattendu(s) installe un deuxième
lit sans drap.
« Je préfère prendre
celui-ci. » osa-t-il. Pas de réponse.., n’en est pas offensée.
Aucune séduction ; prendre le vieux lit sans drap.
Personne autour de nous, même le polochon
s’est volatilisé.., pas éclaté, gazéifié !
Donc sans intention, si ! si !
(Ayez en l’assurance !) Sans duplicité, sans chichi, dans le lit, en compagnie de l’ardente aux
cheveux ondulés, à s’y méprendre, la « Dame à l’Hermine », (sans la
robe, difficile d’être catégorique).
Lui en pyjama
chinois, L en tenue de travail bleue !
« Accessoiriste !
`blanche` s’il vous plait ! »
Il est i
couché sur le dos. Elle est assise sur lui en L.
Lit
étroit !
Elle est L sur
l'une de mes cuisses… Un peu sur
la hanche et sur le ventre. Elle se caresse le pied ?
De
profil ; elle est la Dame à l’Hermine.
Cette jeune
femme est Nad@ !
Erection,
,
qu'elle a pu percevoir sous sa fesse.
En habile
pickpocket, changer la position de mon sexe. Ne pas le sentir par à-coups
cogner à sa porte, et la bobinette cherra.
De fils en
aiguilles, sous les draps blancs dans le noir.
Elastique
légèrement baissé ; ou alors une forme échancrée de sa culotte ? Non. Un
protège-slip en matière rigide dépasse hors du slip. . , de deux
centimètres !
Déboussolé.
Troublé, surpris!
De préférence,
rencontrer autre chose. . .
Incongruité
effleurée. Un détail. Une libellule
en plastique épinglée sur une commode Louis XV ; la demoiselle aux ailes
émeraude valorise la splendeur de l’abdomen.
Lui dans elle,
l'un dans l'autre. Des préambules ? Non. Conjoints depuis longtemps.
Habitués l’un à l’autre ; pas de parades amoureuses pour les
hermaphrodites ?
Paroles.
Relax. Deux anges riant sous cape blanche.
Situation
cocasse ; pour elle. Elle dit en aristocrate ; «Mes âmi(e)s ne
me croâront pas ! Quelqu'un d'inâccessible, que je n’aurais jâmais cru pouvoir
épingler à mon tableau. »
Pourquoi ?
Homme extraordinaire ??? Lui retourner la remarque ; comme une
chaussette.
Elle se
réjouit. Âh ses âmies ! Elle choisit à haute voix, les meilleurs mots
de ses amies :
«
»
. . . Bien vouloir
mettre un préservatif, s.v.p, ou un autre truc, une autre solution, décrite en
détails. Aucun souvenir de son truc ; très étrange ! Pas compris ce
qu'elle a dit. Opté pour le préservatif ; sais mettre une socquette,
rejeté l'autre possibilité ; rien qui vaille.
Très vive,
moi, un peu assoupi.
Assise sur
moi, elle en moi.
Rupture/cassure :
(elle) amasse sa salive. Malaxe, augmente la quantité. Et ça fait des grands
« chveu, chvuees » continus désagréables, entretenus. Ecœuré, pas au
point d'arrêter tout. (Si remettre souvent ça ensemble, trouver un moyen exquis
pour interdire.)
Fracture :
penchée pour embrasser, versets de salive mousseuse, de sa bouche à ma bouche.
Juste entrouvrir la bouche. Acceptation de cet exercice imposé. Rebuté. Elle
n’imagine pas faire naître une répulsion.
Ne pas le
supporter une seconde fois ! ! !
(L’articulation
sur l’axe est très agréable ; positivement il ne reste que cela !)
Pas éjaculé en
elle. Ceci explique cela. Un loupé. Pourtant possible ; mécanique bien
huilée.
Réserver la
répugnance pour plus tard.
Mettre en
veilleuse
en sacré bon dieu de décideur de rêves !
Allure ;
pourtant au mieux à l’intérieur ; de mieux en mieux, toujours mieux, mieux
toujours, à la limite, limite la à, à l’extrême limite . . . Pas passé au
travers du miroir.
Pas chagrinée pour deux sous !
Et toujours, la mousse descendante par
couplets. Et pas chouchoutée en retour par quelques saccades ascendantes.
Stalactites/ Stalagmites.
Brûlure ;
puis, il a mis le feu à la grange du prieuré pour éviter d'avoir à la démonter
planche par planche. Prétention à pouvoir maîtriser le feu en jetant des seaux
d'eau sur les foyers trop importants du brasier. Surévaluation des capacités à
remplir les seaux. Petit débit de la source qui remplissait le bassin.
Propagation rapide du feu. Combat au milieu de ces deux extrêmes.
(Rêve à
démouler à la louche.)
« Qu’est-ce
que viennent foutre ces trois rêves, dont un protège slip, dans cette histoire
de pinceaux ? C’est un passage qui me semble inopportun. . , tu pensais au
`Grand Masturbateur` de
Dali ? »
«. . . Aux
dessins de Hans Bellmer. . , plus subtil. . . Mais j’essaie plutôt de faire
comprendre à travers ce tuilage de manuscrits qu’il n’y pas que la peinture qui
m’intéresse. Toutes les images me passionnent, quelles qu’en soient les
origines : j’appelle images, d’abord les ombres et les reflets dans l’eau,
ce sont les plus anciennes avec les rêves et les hallucinations, puis il y eut
le dessin et la peinture. Ensuite, la supériorité de la lumière (la photo) sur
le pinceau. En cellule quand il n’y a plus la télé (la lumière), il y a les
rêves. . , souvent mon père y est. »
Nos pères étaient maçons.
Au trois
compagnons s’adjoint Djief, un autre complice. Deux et deux égal quatre.
Filochard,
Croquignol, Ribouldingue, (les Pieds Nickelés) et Gil&, (le professeur) ont
mené joyeuse vie depuis quelques semaines. Ils se trouvent à nouveau en pleine
déconfiture.
-«Il ne nous
reste plus qu'à travailler ! »
-«Hourra!
J'ai trouvé ce qui nous fallait. » s'écria Croquignol en relevant son grand
nez du journal ouvert qu'il lisait pendant que ses deux compères ronflaient sur
le même matelas de la chambre squattée.
Et ils firent
« ce qu'il fallait. »
(Mon enfance
fut rythmée, entre autres, par ce mensuel de bandes dessinées. Je buvais ces
drôles de personnages, dessinés avec liberté, décontraction. Le trio était
plein de vie, alerte. C'est le crayon de Pellos qui réussissait à le rendre si
facétieux.)
Le 2 novembre
1997, l'affaire « ce qu'il fallait » est en déroute.
Le 3 novembre,
la nouvelle de l’échouage du trio dans les journaux régionaux ne fait pas de
grosses vagues.
Les Pieds
Nickelés naufragés sur leur radeau, aperçoivent la voile du bateau qui va les
engloutir. Leur histoire fait frissonner un département quelques jours.
Le 2 juillet
1817, soit presque deux siècles plus tôt, les trois rescapés et le prof se
mettent à peindre un grand tableau pour commémorer l’événement bien avant qu'il
ait eu lieu : Ecœurement général au salon de la peinture de 1817.
En 2001, soit à
peu près quatre ans après l'événement, Géricault peint en prison une réplique
de notre « Radeau de la Méduse ». Il réussit à peine à émouvoir les
participants de l'atelier de la salle d'arts plastiques qui ne voient dans son tableau
qu'une scène faite pour réjouir les amateurs de gonflette, écrit un journaliste
anonyme de la « Gazette ».
La salle de
travail de Géricault est moins grande en surface que le véritable radeau qui
mesurait dix mètres sur vingt : la surface du microcosme du peintre était même
de dimension inférieure à la taille du tableau des trois rescapés. La toile
mesurera 4 m 91 sur 7 m 16. Deux
murs latéraux encombrés d’étagères et de livres, le mur du fond entièrement
fenêtré, celui d'en face, ne lui laissera qu’un mur de deux mètres cinquante de
haut sur trois mètres de long, parce qu’il y a la porte. C'est tout de même sur
ce mur blanc qu’il va tendre successivement six feuilles, pour arriver à
réaliser définitivement une seule feuille de cinq mètres sur sept.
Une idée folle,
Maman, même pour Géricault !
Le trio et le
professeur, avaient une admiration sans limite pour le travail de Géricault.
Ils ont étudié, comment il avait organisé son travail, quelles recherches il
avait faites, ils ont vu toutes ses esquisses, tous les croquis, toutes les
études que les différents ouvrages peuvent proposer. Puis ils ont examiné,
comme des scanners, le moindre détail de cette mer déchaînée, le moindre recoin
de ce plancher de poutres enchevêtrées et ligaturées, le plus insignifiant des
muscles tendus ou fatigués, découvert la guirlande de drapé rouge qui serpente
entre les corps des rescapés, vu le brick, une mouche à l'horizon.
Lorsqu’ils discourent sur le radeau, les
superlatifs ne suffisent pas. Comment Géricault si peu oxygéné par le lieu,
a-t-il pu, rassembler autant d'énergie pour réaliser un tableau si riche en
détails, si libre d’expression et de démesure ?
L'enthousiasme
que nous avons pour son chef-d’oeuvre aurait pu avoir l'effet inverse ;
c'est-à-dire nous couper les ailes, nous couper l'envie de peindre l'eau sous
les pieds. Notre chance c’est de l’avoir peint deux siècles plus tôt. Ce fut,
par la force des choses, une bonne conjoncture pour éviter le plagiat, la
copie.
L'envie de
peindre le tableau avant qu’il ne peigne le sien, était plus forte que la
conscience de nos difficultés en dessin et en peinture. Donc, bien avant
Géricault, nous nous sommes remémorés cette aventure mythique dont nous sommes
les héros.
Nous avons
rassemblés neuf reproductions de toutes tailles de l'oeuvre de Géricault peinte
en 1996, des plus claires au plus foncées. Certaines virent franchement aux
jaunes d’or, d'autres aux rouges orangés. C'est le livre de la collection
« Gallimard Découvertes » qui nous a apporté le plus d'information et
les meilleures reproductions des détails.
Dès 1817, les
linéaments du tableau ont commencés à s’assombrir. Nous avons retrouvé une
assez grande reproduction photographique du début du vingtième siècle, en noir
et blanc; nous y avons repéré des ombres assez précises sous la tente de
fortune que nous ne voyons plus aujourd'hui.
Nous avons
décidé que le dessin ne serait pas notre problème majeur.
Ce fut notre
perte.
Nous avons eu
recours au rétroprojecteur ; ce fut notre erreur.
Dans l’atelier
de peinture, de surface inférieure au vrai « tableau/radeau », dans
le noir, le rétroprojecteur placé de l'autre côté de la fenêtre, à l'extérieur,
en pleine mer, pour obtenir une image gigantesque, nous avons dessiné :
décalqué pendant des heures la moindre ligne, l’ombre fugitive, le petit
détail. Le recours au rétroprojecteur n’a pas réglé tous les problèmes de
dessin : les lignes peuvent disparaître immédiatement sous les jus des
premières couches de la peinture acrylique. Plus que cela, décalquer n'est pas
comprendre. Comprendre le dessin d’un bras, par exemple, c'est pouvoir le
déplacer dans l'espace, en corrigeant sans cesse le raccourci, c’est tenir
compte de la pression donc de l’écrasement des muscles d'un avant-bras posé sur
une poutre, tel un logiciel de 3D. Nous n'en étions pas là, nous étions
incapables de modifier quoi que ce soit, de reprendre, une crispation des
doigts, une main, une bouche entrouverte, un nez en contre-plongée Nous devions
avoir recours à beaucoup de concentration pour ne pas perdre, la courbe d'un
mollet, le profil incertain de certains rescapés anonymes, relégués dans
l'ombre. Une vigilance que nous n’avons pas eue.
Notre radeau de
la méduse est devenu une soupe, il est maintenant difficile de repérer des
lignes franches à la surface du potage, tout est, d'une grande mollesse, baveux
: juste des rais de lumière violentes, des reflets dus à des éclairs d'orage.
Notre grande marmite s'est assombrie par les cuissons successives. De touillage
en rattrapage, les couches d’écume se sont accumulées, les couleurs se sont
salies, le dessin s'est gâté. Les morceaux se sont mis à flotter sur la surface
bouillonnante, les cœurs n'y étaient plus.
Trois des
quatre peintres se déplaçaient régulièrement chez leurs avocats pendant les six
mois que durèrent les travaux. La peinture piétinait. La peinture augurait le
procès proche ; une planche à savons, un toboggan, un sabot à la dérive.
Il était plus
facile de sourire de notre résultat en peinture que de l'avancée du procès,
pourtant nous étions des artistes dotés d'un solide sens de l'humour, et de la
caricature : trois Daumier englués dans les goudrons, capable de brosser les
portraits saumâtres des quelques spectateurs moqueurs qu'ils rencontraient
intra-muros. Ils pouvaient rire de leurs aventures sur la mer.
Nous nous
sommes enlisés dans les bruns, les bistres ; poissés dans la pâte qui devenait
de plus en plus épaisse et cassante, nos six morceaux de toile devenaient de
plus en plus lourds, de plus en plus fragiles : des croûtes, des lambeaux que nous
reprenions inlassablement, dégoûtés, de plus en plus laborieux. Nous devenions
méchants les uns envers les autres. Quelquefois nous réussissions à faire
émerger des morceaux de corps humains qui nous satisfaisaient. Il arrivait
qu'il puisse y avoir des îlots qui nous conviennent, l’un d'entre nous
s'évertuait à rejoindre deux îlots, mais lorsqu’il empiétait sur le plus réussi
pour leur donner une unité, il gâchait à nouveau tout le morceau. Chacun
rejetait la faute sur l'autre, ce qui était souvent exact. Nous avions été trop
ambitieux. Celui qui pensait être raccommodeur finissait par être le fossoyeur
du travail du précédent (qui avait péniblement réussi à donner de l’allure à un
travail trop peaufiné). Sarcasmes, quolibets, moqueries. Plus nous nous rapprochions
de l'échéance, plus les personnages du radeau s'embourbaient dans la peinture,
disparaissaient. Nous finissions par être les seuls à les voir.
Nous
ressemblions aux enfants qui connaissent les grands fantômes de leur chambre :
poissés dans le papier peint.., définis par les ombres de la lune, les objets
et les motifs. La maman ne les voit pas au grand dam de l'enfant qui s'énerve
et les dessine du doigt : « ils sont là, je les vois aussi dans les cauchemars
de nuit ! » « Les monstres des cauchemars n'existent pas, c'est toi qui les
fait!» « Oui mais, les monstres, il ne le savent pas que les cauchemars
n'existent pas ! »
A quatre.
Six mois.
Une descente
dans la peinture.
En 1818, les
quatre peintres de la méduse, dont le professeur, furent condamnés pour la
dégradation volontaire de leur tableau. Le procès tourna rapidement à
l'accusation d'incompétence en dessin. Mais aussi, craquelures, coulures,
macules, emplâtres, fissures, croûtes.
« Tout
ce que vous peignez sera retenu contre vous. » Alechinsky.
Le reproche le
plus juste qui fut adressé aux artistes était d'avoir montré trop peu d'entrain
à récupérer le dessin de leur tableau, a fortiori lors des dernières séances.
Sans doute qu'il est fort agréable, et plus facile d'avoir des pinceaux libres
et hardis, que d'avoir du talent, c'est ce talent que les quatre artistes
auraient dû prouver en cette circonstance.
« Mais, le
plus grand défaut de cet ouvrage est l’incorrection du dessin. Les formes sont
mâles et fortement ressenties, le faire est vaillant et vigoureux, mais on voit
trop souvent dans les contours de l'exagération et tout à la fois de la
sécheresse. C'est bien dommage qu'il n'y ai pas de figure principale, tout est
ici hideusement passif, rien ne repose l’âme et les yeux sur une idée
consolante : pas un trait d'héroïsme, de grandeur, pas un indice de vie, de
sensibilité ; rien de touchant, rien d'honorable pour l'humanité morale, on dirait
que cet ouvrage a été fait pour réjouir la vue des vautours ! »
Ce tableau,
aujourd'hui intransportable, un jour sans doute disparaîtra, comme s'il
s'agissait de la part de ses auteurs d'une attention délibérée. Il disparaîtra
comme englouti, sur une barque sombre, dans une mer déchaînée. La mer, seule
présence symbolique féminine du tableau. Le naufrage sera total.
Il y en a une,
musclée, Michel-Ange fabriquait ses personnages féminins très musclés trop
musclés, de véritables Schwarzeneger. La femme est imposante, elle avait de
beaux seins, Géricault n'en a pas faits, on découvre à peine son bas-ventre,
son pubis et dans l'ombre. Elle est au troisième plan, dans la chaîne d'êtres
humains agglutinés qui forment une oblique dans le tableau. La large ligne entraîne le regard vers
l'homme noir qui agite un grand tissu rouge. Elle pose sa main sur l'épaule du
barbu à la chemise rayée. Son visage se trouve exactement à l'intersection des
deux diagonales du tableau. Plutôt un être androgyne, les traits du visage sont
trop émaciés, la lumière sur ce visage trop plongeante, du coup, il est bien
difficile d'y voir une femme, juste deux beaux seins fermes peints par Ange. Il
faut plutôt voir le sexe de la femme, peint par Marlo dans les replis de la
manche de chemise du barbu qui tend le bras dans la direction du bateau mouche.
Nous ne pouvions pas nous contenter de la présence symbolique de la mer.
L'emplacement du clitoris de la femme se situe sur le coin inférieur droit d’un
rectangle d’or* inscrit dans le tableau…
En revanche
dans la géométrie de la composition, la touche de peinture qui représente le
bateau au loin, ne correspond à l'intersection d'aucune ligne : nous sommes presque certains que cette
mouche est un satellite libre inutile dans l'organisation du tableau.
*Le
rectangle d’or est magique ; quand on lui retire un carré, il garde les
mêmes proportions entre longueur et largeur…
Nombre d’Or = √5+I sur2=1,618.., http//membres.lycos.fr/Villemingerard/geometri/NbOr.htm*
…Mais sur notre radeau c’est de la blague, c’est juste pour dire qu’un clitoris
mérite une bonne place sur le tableau.
Progressivement,
de jour en jour, d'année en année, le radeau de la Méduse s'est assombri. La
peinture s’est dégradée, et s’est fait ronger par sa gangrène : les goudrons.
Les fonds sont devenus instables. Déjà à l'époque, Filochard écrivait dans son
carnet : « je cherche vainement à m'appuyer; rien n'est solide, tout
m'échappe, tout me trompe.»
« À la vive
imagination qui a enfanté une composition physique si énergique, il faut le
secours et l'aide du temps. » Ribouldingue marmonnait cette phrase, alors
que la toile n'était même pas sèche. Ce furent ses dernières paroles, sans
vraiment le décider, il se scella.
Nous avons
essayé d’écrémer la toile de son trop-plein pour la soulager. La stocker
négligemment, la rouler dans un coin, l'oublier. La détruire pour la terminer.
Quelle grande
décision prendre ?
Avant de rendre
notre verdict, comme quatre loups en cage, nous avons tourné devant ces êtres
piégés qui n’osaient pas nous regarder, la femme baissait les yeux. Nous avons
fait notre procès, seuls, sans robes, sans perruques. Nous avons délibéré avec
humour. Nous avons pouffé, éclaté de rire devant les jurés poisseux de la
croûte. Nous avons vu et revu notre erreur, inlassablement pointé du doigt
notre cruelle indigence en dessin et notre incapacité à garder les couleurs
propres. Si bien réfléchi, que notre sanction sonna comme alléluia: confier la
toile au meilleur peintre extra-muros que nous avions sous la main afin
qu’il l'améliore :
- « Seule
Nad@ peut la reprendre, et lui redonner un peu d'allure pour son embaumement !
»
Filochard
aurait préféré la recycler, pour qu’elle serve de base dure et épaisse à un
autre épisode pictural, mais, en aucun cas pour une autre de nos aventures, qui
nous aurait rappelé trop de mauvais jours. Nous aurions eu l'impression de
cloîtrer définitivement ces êtres déjà en si mauvaise posture.
Les pieds de
Nad@ entraient régulièrement à la
prison via le prof. Nad@ ne peint que des pieds. Elle pourrait sans doute
peindre autre chose, mais elle n'a jamais essayé. C'est une spécialiste du pied
et il y a beaucoup de pieds dans le tableau de la méduse, des dizaines. Trop
difficile à peindre pour nous, alors nous les avons emmaillotés dans du chiffon
pour ne pas avoir à nous en occuper. Nad@ est capable de voir les pieds dans
tous les sens, sans en avoir sous les yeux, elle les retourne, les surprend par
dessous, de trois quarts, en extension, sur la pointe, pesants. Elle les peint
deux par deux en un nombre limité de coups pinceaux, par aisance, parce qu’il
ne faut pas donner trop de coups de balais. Faut pas sentir le labeur. Pas plus
de cent coups de pinceaux par pied.
Nous étions
certains qu’avec elle, nos pieds iraient mieux, mais elle n'est ni spécialiste
des mains ni des visages. Nous pressentions que, experte en pieds, elle ne
pouvait pas être décevante en mains. Pour les visages sa peinture ne pouvait
pas être aussi indigente que la nôtre. Nad@ à un oeil exercé. Elle est capable
de dessiner avec justesse, plusieurs jours plus tard un pied nu en portrait
observé quelques jours auparavant. De pieds en mains, d'une main à une épaule,
d'une épaule au menton, d'un menton à la bouche; la montée progressive de ses
compétences vers les yeux nous semblait possible pour une dessinatrice de son
acabit. Il nous fallait trouver pourquoi elle se focalisait toujours sur les
pieds quand elle regardait quelqu'un dans les yeux. Puis, l’inciter à
s'intéresser aux autres parties du corps des hommes : aux muscles, aux tendons,
aux cheveux, au nez. Elle a de très beaux yeux qu'elle a installé derrière des
lunettes pour les rendre encore plus lumineux.
Nad@ est
institutrice, elle dessine comme elle respire, et en a besoin. Elle s’est fait
coincer les pieds dans des chaussures de danse lorsqu'elle était petite fille,
ça l’a rendue nerveuse. Elle a donc fini par la retrouver, la raison.., en
fouillant dans ses souvenirs avec son pinceau, lors d'une séance d'atelier
animée par le prof. Comme Archimède dans sa baignoire, qui laissait couler ses
robinets de peinture, elle s'est écriée :
L’année
dernière, Géricault sur son « radeau/atelier » s'est sans doute mieux
débrouillé que nous, même après le passage de Nad@ qui a vraiment bien arrangé
les choses. Il a sans doute trouvé dans sa cellule notre toile abandonnée. Il a
tiré les enseignements de notre ratage. Il a pris des décisions de titan.
Installer de véritables personnages de cire sur le radeau pour en faire des
croquis, allumer de grandes rampes de bougies en hauteur autour du radeau, qui
ont donné, sur les corps nus, des indications de lumières plus justes que les
nôtres. Il a donc, beaucoup dessiné d’après nature morte, appris par chœur la
moindre variation dans l’espace des déplacements des corps. Géricault est
devenu capable de tout faire évoluer, de retrouver un muscle sous les jus
malgré les épaisseurs successives: nous, nous avions travaillé à la lumière
fixe du rétroprojecteur, elle nous a trahis.
(Repérez les trois Pieds
Nickelés :)
1.
Ange = Filochard.
2.
Marlo = Croquignol.
3.
Djief = Ribouldingue.
Le professeur = Gil&.
Nad@ = Nad@.
Djief est, dans
l'ordre, le quatrième personnage principal. Il peint, mais il n’écrit pas. Il
vient, mais il ne parle pas. Voici deux ans qu'il se rend régulièrement, tous
les vendredis après-midi à l’atelier d'arts plastiques, il y peint avec les
mains, mais il n'ouvre pas la bouche. Il a participé à l'exécution du radeau
comme les trois autres membres du quatuor ; il a articulé des phrases de
mécontentement, de ravissement. Il a eu sa part, moins que les autres, il a
défendu son bifteck. Il a peint sa surface comme les autres, il est des
nôôôtres, il a vu comme les ôôtres ! A cette époque là, il parlait comme
les autres.
C'est le verdict qui lui a cloué le
bec : « le trait trop relâché, la pâte trop relax. »
On peut sans doute rester bouche bée
quelques instants et s’effondrer, quand on reçoit un verdict poignant. Lui a
perdu l'usage de la parole ; un large procès qu'il faut franchir !
De semaine en semaine Djief s'est tu. Ca
s’est fait progressivement devant Ange et Marlo. Même sa peinture, plutôt
souple, est devenue franchement transparente. Djief hiberna debout comme un
hibou. Il s'est mis à attendre la sortie dans le silence le plus total de la
nuit. Seul un ange communique avec lui ; ils échangent des phrases sous la
volière, ce sont des mots corses. Il a effacé le français.
C'est le radeau
de la méduse qu'il l’a fait se claquemurer.
Depuis
l’échouage (de la méduse sur le sable), Djief ne peint plus que des taureaux de
corrida transparents.
Djief est un
personnage principal dont on ne peut rien dire. Juste le décrire ? Cheveux
courts, calvitie sérieuse, grand, il a grossi, proportionnellement à l’escalade
de son silence. Avant.., il a beaucoup voyagé en lisant ; « je
serpente sur les petits sentiers escarpés, de la Haute-Corse. »
Je perçois son
accent ; je ne me souviens que de cette phrase. En revanche, j’entends
bien ses coups de pinceaux, titiller ses surfaces en camaïeux, chatouiller ses
fonds de couleur. C'était un spécialiste des grands fonds, il aimait tellement les fonds qu’il lui
arrivait de les reprendre plusieurs fois sans que Ange le lui demande, alors
qu'ils pouvaient être convenables dès le premier :
« Ce n’est pas utile d’empiler les
couches, lui disait Ange, il y en a qui ne serviront à rien ! »
Marlo répondait
pour Djief : « Un peintre grec superposait trois fois la même image
sur le même support. Pour la postérité ! Pour qu’à chaque fois qu’une
couche se desquame il en apparaisse une autre par dessous ! »
« Tu as
écrit précédemment 16 couches ? »
Habituellement,
lorsque le quatuor repense à une toile peinte dans l’atelier, il se souvient
mieux des mots exprimés que des coups de pinceaux exposés ; curieusement,
les mots glissent sur le cadre,
alors que les traces des pinceaux demeurent sur la toile.
Depuis le
fameux épisode de la faillite du tableau, Ange chaperonne Djief. Il le
télécommande comme une mère téléguide son bambin vers le bac à sable ; du
bac à sable au toboggan, du toboggan à la balançoire.
« Djief
redresse ton pinceau, prends garde à droite, prends garde à gauche, ce qui est en
face est faible, retouche ce qui est incertain. »
Marlo, lui,
prend des distances : « Est-il contagieux ? »
Un autre
peintre Paul, ressemble à Djief, il a séjourné longtemps à l’atelier, il y a
beaucoup peint, et profusément parlé: bavard, saoulant. Il saoulait/parlait et
il se saoulait/peignait pour les mêmes raisons que Djief ; qui lui, n’a
plus parlé, et de moins en moins peint.., seulement sur commande, juste pour
grignoter le temps de séquestration.
Silence il
ne se repeint pas.
***
Carnet de croquis.
Les aventures
de notre envoyé spécial ment à
Hong-Kong .
(Suite et
fin.)
Le héros, la
tête relevée à se la bloquer, alors qu’il croquait une des plus grandes tours
que les Babéliens eussent faites sur terre, la baissa brusquement.
La baissa pour
ne pas rester dans cette situation à regarder indéfiniment les tours et les
avions des autres pays…
Pays qu’il
serait amené à explorer pour les beaux yeux d’Ange...
Ange qui ne
projette pas ses mirettes hors de l’enceinte de sa résidence si facilement
qu’on pourrait croire...
Croire qu’il
s’évade par le rêve, par l’écriture, par la peinture.
Notre héros
était assis sur le quai de béton, les pieds ballants à quelques mètres du
niveau de la mer. Il embrassait une tour d’un seul coup d’œil sans bouger le
cou qui devenait douloureux, relevé, et tourné à quarante cinq degrés sur la
gauche.
Il le baissa
brusquement et le remit dans l’axe. Un cou fragile d’avoir trop dessiné les
fourmis qui installaient une monumentale poutre d’acier à près de quatre cent
mètres de hauteur.
Il voyait cette
flèche du pied à la tête, avec sa tête et son pied à l’envers reflétés dans
l’eau ; la baie ne l’en séparait pas. Elle était juste devant ses cuisses, en tête-à-tête avec ses jambes pendantes qui
s’enfourmillaient.
Ainsi, alors qu’il se rafraîchissait le
cou bouillant d’avoir embrassé l’épi de béton, ses yeux tombèrent dans l’eau
scintillante.
Il avait donc
abandonné momentanément son dessin déjà bien échafaudé de bambous, de
hachures, de rayures, de griffures ; on pouvait presque compter les
étages, plus de quatre vingt.
Cette baie
basse et apaisante pour le cou, recelait des trésors de belles silhouettes de
bateaux qui circulaient dans les deux sens comme s’ils s’étaient rendus quelque
part et que leurs affaires aient été très pressées. Sur l’eau, tout ce beau
monde nageait à la même vitesse, empressé, mais à vitesse constante.
L’impression que par-dessous toute cette mécanique aquatique, juste à fleur
d’eau, des rails des chaînes et des pignons invisibles déterminaient une
activité intense et constante.
Un ponton tiré
par un remorqueur un peu pataud mais robuste, et sûr de lui, attire le regard
souffreteux du héros.
(À partir d’ici
il faut aider le lecteur dilettantiste… Non ?
Si vous êtes vigilant depuis le début et
que vous comprenez tout, la moindre allusion, les références, ne lisez pas
cette longue parenthèse/béquille… Sautez plus bas car les quelques phrases
suivantes vont résumer trop clairement ce qui suit et alors, il n’y aura plus
la montée progressive et poétique d’une angoisse au sein des cinq ou six pages
qui suivent.
Choix !
Le héros c’est
Gil&, c’est lui qui dessine l’immeuble en construction, ça s’est vrai. A
cet instant, il vit une soudure hallucinatoire entre Hong-Kong et le centre de
réanimation : il est sur un lit d’hôpital et il se réveille
progressivement d’un coma, ça aussi c’est vrai ! Quatre jours. Une
appendicite qui a viré en septicémie. Il est encore sous les drogues
antidouleurs c’est pour cela qu’il fait des hallucinations et
conséquemment, fait des efforts surhumains pour comprendre ce qui lui arrive.)
Un ponton tiré par un remorqueur un peu pataud mais robuste, et sûr de lui, attire le regard souffreteux du héros.
Dans ce
gigantesque chenal les petits trucs, grands, trapus ou effilés qui flottent,
peuvent être autonomes ou pris en charge par des molosses qui leur mènent un
train d’enfer. Le remorqueur qui attire son regard agité mène une danse
invariable, en remouant des hanches comme une grosse bonne femme qui
traverserait une rivière avec de l’eau à mi- cuisses et un chapelet de pneus
noirs de camions en guise de tablier.
C’est le
remorqueur qui me fit divaguer.
Mon cou fragile, qui suivait
difficilement le mastodonte, finit par prendre du retard, et mon regard
s’échoua sur le ponton qu’il remorquait : un grand carré métallique
hérissé de bites d’amarrages bridées par des aussières de grosse section
reliées à la grosse dame de devant. La pétroleuse avançait sans être
embarrassée par sa drôle de cargaison.
Oui, pour
le ponton métallique ; l’image est vraisemblable !
Mais, non, pour
ce qu’il transportait..,
uniquement de la fourrure blanche en vrac à ne plus savoir qu’en faire,
même pas conditionnée par balle. . , et pas une grosse épaisseur. . , pas un
mètre de hauteur. . , juste un tapis mal réparti.
C’est peut-être
le contrecoup de ma tête mal irriguée d’avoir examiné trop longtemps le haut du
pavé qui me faisait percevoir cette scène dans le grand miroir aquatique de la
mégalopole.
« Jusqu’ici
notre courageux héros ne faisait que regarder vaguement la mer et ses
embarcations, mais un tapis blanc tiré par une dame en noir à pneus. . , ça l’a
fait sursauter.
Notre héros
n’est plus à H. K, mais lui ne le sait pas encore, (il ne sait même plus qu’il
y a de la vie sur terre). »
L’image se
ratatine.
Il aurait bien
aimé regarder par l’autre bout de
la lorgnette du capitaine.., pour voir s’il ne rêvassait pas.., se contenta de
s’ébaubir les quinquets, de se les frotter en tournant les poings pour
s’assurer de la véracité de l’image avec toutefois l’espoir de tout
effacer.
Ça n’a pas
suffi. Le tapis blanc était toujours sur le radeau/ponton.
Le
ponton/radeau semblait bouger par ondes successives, soulevé par la brise de
cette journée torride. Le radeau blanc flottant était à une centaine de mètres
de lui ; dans quelques secondes, il ne passerait qu’à quelques encablures.
(Une encablure vaut environ douze mètres. Quelques signifie ici: deux et
demi.)
La dernière
seconde arriva vite.
Mon héros, (de
ses (vrais) yeux cligna), photographia au quinzième de seconde,(donc un peu
flou), ce qu’il surprit au moment, où le radeau passa au plus près de lui. (La
grosse veuve ceinturée de pneus noirs était loin, de quelques cinq ou six
encablures ; il s’en contrefichait.)
Il développa le
cliché polaroïd sur la rétine, le fixa dans sa mémoire ; ce qui lui donna le
loisir de s’y attarder. Il le prit en main, l’inspecta à la loupe, et bien à la
lumière.
( Flash
back ; auparavant, sur les images en mouvement, il n’avait pas pu faire
attention aux détails des photogrammes ; notamment à la voile hissée sur le radeau, une voile
discrète, d’un mètre de haut, gonflée et maintenue par la vergue. Voile inutile
puisque cette drôle de cargaison était remorquée !)
En revanche,
sur l’image fixe, (le cliché), ce qui lui semblait être un gigantesque manteau
(de fourrures blanches), était en fait un tas de vraies bestioles fourrées.
Non pas des
benêts vêtus de peaux de biques blanches, mais de véritables petits animaux
blancs musclés aux courtes pattes et au museau proéminent. Il ne lui a pas fallu
longtemps pour les identifier : il y en avait toujours quelques-unes qui
prenaient pension dans le prieuré pour l’hiver : c'était des hermines.
Des centaines
d’hermines.., sans doute destinées à être noyées au large.
Vivantes ?
Elles remuent un brin, elles respirent peu.
Beaucoup
jonchent le plancher métallique, sur le dos, sur le côté, dans tous les sens,
par grappes. Certaines se protègent du soleil sous la voile de fortune*, elles
sont difficiles à discerner, elles se glissent les unes sous les autres jusqu'à
former une carpette épaisse, vraisemblablement pour tenter d’échapper vainement
à la torpeur.
*si vous n’avez pas comme
notre héros l’image sous les yeux, sachez que ce polaroid a beaucoup de points
communs avec le tableau de Géricault ; cependant, autant son théâtre à lui
est devenu sombre autant celui-ci est éclatant.
Qu’est-ce
qu’elles peuvent bien foutre sur un radeau? Quelques bestioles se sont hissées
sur une grosse caisse, et, grouillent en vain pour trouver une issue. Des
esclaves se fondent parmi les blanches et se frayent un passage dans cette
multitude. Deux vigoureuses hermines noires jonchées sur un tonneau en bois,
l'élément le plus haut du radeau, se soutiennent mutuellement; la plus robuste
agite un mouchoir rouge, elle espère être vue du quai.., à moins qu'elle
n’exprime qu’un triste au revoir. La plupart semblent s'être abandonnées à leur
triste sort, elles paraissent ne plus rien attendre du voyage.
Votre héros
n'imagina pas que cette scène lui était destinée, il regardait le cliché comme
s'il se fut agi d'une simple vignette de B.D : La baie de Hong Kong
feuilletait au vent son magazine.
Le héros se
croit toujours à Hong Kong, mais il n’y est pas. Il est ailleurs, pas bien loin
du rien.
Les images se
confusent et s’excusent :
Le mât du
radeau est un beau pieu d'amarrage, (de la lagune de Venise), spiralé rouge et
blanc, lumineux. La voile gonflée et rayée de rouge de blanc, c’est une grosse
sucette en sucre d’orge.
Très
délicatement (en live !) toutes les hermines se teintent progressivement
en bandes horizontales et parallèles, deux couleurs ; orange et bleu.
Mon héros suppose qu'en spécialiste de
la palette graphique il opère* en direct avec son sabre laser retoucheur
d’images. Prétention !
Il semble
déterminé à teinter le film en deux couleurs ; par des rayures, des barres, des spirales. Cependant, il
laisse la mer bleue ; ¨mer-bleue¨, et, le ciel bleu ; ¨ciel-bleu¨.
Ambition !
Ténacité !
Il y parvient.
Arrogance !
Il fait tourbillonner les hermines avec légèreté (toujours en live), comme des
gros bonbons rouges et bleus à hélices. Les hermines dodues et aériennes
s’éparpillent dans toute la géode, rebondissent sur les parois et conquièrent
en grande partie le ciel azur et l’outre-mer.
« Ton
héros a la tête thermoformée sur l'appui tête de son fauteuil, seules les
petites billes de ses yeux peuvent bouger paisiblement, il ne s'en prive
pas. »
Où qu’il dirige
sa vue stéréoscopique, les hermines joufflues et ventrues voltigent dans tous
les sens. Certaines passent en très gros plans flous devant lui, d'autres font
des loopings dans ce grand espace comme de joyeux enfants de cirque en train de
jouer sous leur chapiteau avec leur hélice dans le dos.
Leur héros a
bien la sensation d'être au cinéma, un cinéma demi-sphérique pour lui seul,
devant ses yeux ouverts. Il peinturlure les bestioles avec les couleurs de son
choix, avec son logiciel 3D.
Le pro du
spectacle décide d'utiliser pour cette autre scène un ruban rouge velours de
grande longueur, et, de l'introduire par l'oreille d'une hermine, de le faire
sortir par l'autre, puis, de le faire pénétrer par l’esgourde suivante, le
faire ressortir, et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes les hermines
bicolores à hélices en état stationnaire soient reliées par un fil rouge qui
dessine une grande arabesque vertigineuse de plusieurs centaines de mètres,
claquant au vent, sous un vaste couvercle éblouissant claquemurant ses
minuscules cavités orbitales.
Il aurait eu
plus facile de ligaturer ses pieds de tomates avec ce trop grand lacet de
chaussure rouge ; il n’a pas choisi la facilité !
Les yeux grands ouverts sur le monde, la tête
endormie sur ses deux oreillers, Notre héros est un peintre jésuite de plafonds d'églises baroques ; il se
concentre. . , s’extrême concentre de tomate et hop ! …La tribu de
Cupidons bicolores s’immobilise, les phylactères rouges entre les deux
oreilles, des lettres d'or s'inscrivent et défilent sur le ruban rouge comme
sur un panneau d'annonces dans un aéroport.
Leur héros
peint des hallucinations* en live.
Réveillé ?
En pleine vie,
tout éveillé, en toute lucidité, il peut fixer ce qu'il télécommande, mais, ne
rien voir de ce qui est de votre globe terrestre : il ne peut en saisir
que des chimères, des formes molles, bien volumineuses, à satiété, mais rien ne
ressemble aux choses de votre glèbe dont il n’a pas le souvenir mayonnaise à ce
moment là.
* Rêver n'est pas
halluciner : on rêve quand on dort, on hallucine éveillé. La différence est
extraordinaire ; on peut être conscient que l'on hallucine, on ne l’est
pas quand on rêve ; c'est seulement au réveil que Little Nemo prend
conscience du rêve.
Gil& ne
sait pas ce qu’est halluciner. Il ne pense pas qu’il soit possible de percevoir
autre chose que la réalité sur la devanture de ses yeux bien ouverts.
Il dirige ses
yeux : c’était bien huilé.
Sa bouche est
sèche : pipette please !
Il prend la
commande de sa bouche ; c'est une belle acquisition.
Il sent l'air
s’infiltrer dans le nez ; aération des galeries.
Les yeux, le
gosier, et le nez coiffés d’un drôle de truc gémellaire et gélatineux ;
l’ensemble coïncide avec
l’intérieur d’un crâne humain. Néanmoins il n'a pas conscience d’un
corpus ; il soupçonne seulement l’existence d’autre chose… Il ne réussit pas
à compter ses excroissances ; seule sa tête est vissée, là.
Où ?
Au
milieu ?
Oui, quelque
part dans l’espace géodésique gazeux. Là, les hermines gonflées comme des
panses bicolores de vaches mortes flottent en silence. Elles passent et
repassent à travers ce gigantesque double truc gélatineux qui semble être son
cerveau ; quelques bestioles sans gêne (prêtes à exploser) ont
ignominieusement garé leur moteur à hélice dans ses circonvolutions comme elles
l’auraient fait avec le pneu de leur vélo ; en le coinçant dans les
lobes.
Un souffle de
pensées, (les puissantes pensées
de notre héros à tous !), et les hélicoléoptères cupidons trop pansus se mettent à péter.
Pétarader !
Il essaye des
commandes/poussées diverses, et, à chaque fois, ce petit monde rococo aux
couleurs kitsches, pète et
sautille allégrement comme au jeu de la chaise musicale pour une assemblée
aristocratique : le ruban rouge suit les changements de fessiers en
s’emmêlant, l’arabesque est toujours élégante.
Gil& fait
des efforts champollionesques pour mieux maîtriser une situation qu'il ne déchiffre pas.
Les heures
passaient, les images défilaient, toujours aussi ahurissantes ; il croyait
de moins en moins à la fidélité de ce qu'il analysait sous sa coupole.
Progressivement les images devinrent
franchement absurdes. (A fortiori lorsque, face à leur chevalet, les
hermines en transe, les pieds au mur, se mirent à peindre des répliques de
tableaux de peintres impressionnistes.., qu'elles les peignent en moins d'un
quart d'heure, il ne put y croire, Monet passe encore mais pas Renoir, Renoir est
un lambin . C'est cette pilule qui a fait déborder la couleuvre du vase qu’il
n’a pas pu avaler.)
Plusieurs
clepsydres se vidèrent encore.
Gil&
comprit qu'il n'était pas dans son assiette, qu'il était ailleurs. . , dans
l'assiette au beurre d'un autre. . , dans le lit défait d'un autre.., à la
soupe populaire. . , certainement dans un hospice.
Ce qui lui
faisait supposer cela, était un souvenir ketchup, quelque chose d’onctueux,
d'incertain. Il se souvenait mollement avoir volé dans les plumes d’un hôpital.
En voiture ? Il s'y est rendu en
voiture, seul, en première rugissante. Il n’a pas essayé la deuxième vitesse.
Où ? In memoriam...
Du temps passe
encore. . , comme toujours.
Rien pour le
compter : pas de doigts, pas de quartz. Pas de grandes horloges de gare
sous la coupole de son église baroque, juste les attributs des quatre
évangélistes ; lion, taureau, aigle et ange.., qui n’aident en rien à
égrener le temps ! Pas
d’horloge : il se serait méfié d'une horloge de gare dans son cigare
puisqu’il avait de plus en plus la
lucidité de ce qui se passait dans son encéphale. . . Encore peu de cognition
pourtant.
Il n'osait rien
prendre pour argent comptant.
Un
tube dans l’œsophage.
Les narines
entubées.
Rien ne lui
rappelle ses mains.., pas de pieds, il avait maintenant conscience des manques
à conquérir.
"Tout
finit par arriver" dit Marlo en jetant un oeil sur le paquetage de
sortie du plus ancien de la détention qui quittait la geôle.
"Faire
l’inventaire !" décida
Gil& entubé.
Ses deux
oreillers l'empêchaient de tourner la tête pour examiner les collatéraux de sa
nef. Il n'était pas assis en F incliné sur l’arrière comme il le
croyait, Il était en i allongé sur l'eau ; (il comprit que
c’était un matelas d'eau.)
Malgré ma vue
emmêlée, je discerne trois paramécies rectangulaires accrochées. Trois trucs
flous situés, en plein milieu d’un mur blanc, à une distance imprécise de mon
lit. Trois rectangles comparables, fixés dans l'axe de mes yeux : essayer
à tous prix de discerner (dans un brouillard) ces trois trucs imprécis collés
sur le mur laiteux. Vérifier que les trois quadrilatères ne sont pas des images
de dupes.
Heures après
heures, mon regard affaibli, à intervalle régulier, monte, régulièrement, à
l'assaut des.., photos, épinglées, non identifiées.., je suis formol; ce sont
des photographies !
Des tirages que
je ne peux pas décrypter.., trop loin, dans la brume. Ma vue a baissé. . .
Jusqu'à ce qu’après une plombe d’épreuves, j'en harponne une : "le
prieuré baigné de verdure..,
agrafée.., par qui ? "
Comment un écrivain décide-t-il de faire mourir son personnage lorsqu’il, en a assez de le voir se déliter, quand il devient pitoyable ?
(Dans les
indispensables notes en annexes de « L’œuvre au Noir », Marguerite
Yourcenar décide de faire se suicider son personnage Zénon (lame de rasoir)
quelques jours après le suicide de Montherlant (poison 1972) et celui de
Mishima (Hara Kiri 1972)
Les pieds
Nickelés aux commandes de ce « cadavre exquis » ne se comparent pas à
elle, ils veulent juste lui piquer son idée !
La mort du
héros :
« Aujourd’hui
20 novembre 2002, rien dans mon agenda ne m’incite à faire disparaître mon
Gil& grabataire oscillant entre la vie et la mort sur son escarpolette…Au
contraire ! C’est le jour de
Sainte Céline et, j’en connais au moins cinq qui aiment vivre.
Donc il vivra,
mais je vais le laisser se retaper avant qu’il ne reprenne la peinture en
prison. »
Placidement je fais le
catalogue de ce qui retient son souffle.
-Quelques
entubages.
-Des fils
électriques ventousés sur la poitrine, reliés à une boîte musicale.
-Un tube
pointillé rouge et transparent qui rejoint une bonne bouteille millimétrée
retournée.
-Trois gros
tuyaux de section conséquente, remplis par intermittence d’un drôle de liquide
plus rouge vinasse que brun rouille, et de section supérieure aux autres tubes.
Qui sortent d’où ? Ils disparaissent en rampant, à droite et à gauche, à
la hauteur du lit qui flotte. Des drains. Très préoccupante cette
tuyauterie ! Pince mi et pince moi... Pincements ! Ankylosé et resserré,
donc vivant, mais propension à trépasser.
(Ai pensé à un
ami qui a fait le con sur le bord de la piscine, et hop, à l’eau :
tchonk ! Paraplégique. Sur le lit il a bredouillé : "ai eu de
la chance, j'aurais pu mourir." Moi, in petto ; "n’a pas
eu de chance, aurait dû mourir.")
Lorsque
l’infirmière a dégagé le drap blanc pissé qui le couvrait, il entrevit un
dernier petit tube qui sortait de sa blite flasque, "Comment ont-ils pu
emboutir ce truc ? "
*Enlever le " l "
de blite et le placer dans pissé si vous ne l’avez pas déjà fait naturellement…
*Opéré ; coup de sabre du chirurgien.
La tenaille d’agrafes, qui zig zaguait depuis son plexus solaire
pour finir, in extremis, au
ras du riquiqui pénis de
chair avachie noire, l’a stupéfait, ,une zone bleu de Prusse dévastée ;
violacée lui aurait convenu. Tout un
champ fichu ravagé par une armée disparue. Qui a bien pu
foutre un bordel pareil dans ce coin ?
Même la chair du Christ du Retable d’Issenheim
n’est pas aussi faisandée... Si! …Tout le corps du Christ est
sinistré. Lui, une seule zone (le ventre et le bas ventre),
mais ça lui donne une
idée de
l’ampleur... Le Christ est piqué et infecté de partout. Armes d’essaim
d’insectes à gros dards, tous restés dans la peau.
Presque des allumettes.
Il est bien mort de cela lui, lui non.
Bienheureux le ventre pétrit.
Francis Bacon, et Vélickovic font figures de
peintres d’opérettes. Egon Schiele et les
autres, qui peignent la viande*
de manière assez brutale ; dans le même sac !
Il n’a sans doute pas mobilisé ses connaissances en
histoire de l’art à ce moment là ; ensevelies à cet instant-là. S’il avait
pu exhumer quelques dents du champ d’Arès, il aurait sorti un pompier nu de
Cabanel*, imberbe, casqué à la grecque, lisse comme sculpté dans un gros savon
de Marseille, (tout neuf, sorti du magasin, le contraire de ce qu’il était
lui). Quelqu’un l’avait labouré, vidé, et remis la tripaille en vrac. Beau
boulot Mr le Comte de Frankenstein ! Satisfait.
Le demi litre de drogue faisait encore effet ?
Il était convaincu que c’était cela qui le rendait euphorique. Sinon comment
n’aurait-il pas été effrayé, à mourir d’un arrêt cardiaque. Aujourd'hui encore
l'idée d’avoir eu cette quincaillerie de marionnette en permanence autour de
lui pour renaître de ses cendres le fait à chaque fois frémir, (son écriture
s’en ressent). Ce jour là, il se prit pour un Phœnix de quatre vingt quinze
ans.
*Le dessin du Christ couché
de Mantegna, en raccourci, est à Milan : les deux plantes des pieds
occupent une bonne partie de la surface du dessin, un, drap de lin cache le
sexe; le périzonium. Des plis, des courbes, de plus en plus resserrés (tout
rétréci très vite), triangle du dessous de la mâchoire inférieure, (de
mémoire ; il faut la faire fonctionner ! Que l’on soit à l’hôpital ou
à la prison; la bibliothèque n’est pas sur le bout de la langue), triangle du
nez, poils de l’intérieur des narines, couronne d’aubépine.
Il reçut une
lettre d'Ange qui de sa cellule lui fit part de sa joie à ne pas pouvoir
l'approcher. Il était heureux de ne pas
réussir à l’imaginer dans cet état d'épouvantail à corneilles. Il
préférait cent fois garder l'image du pantin alerte de son ami professeur
gesticulant de toutes ses ficelles dans l'atelier de peinture. Une maigre
marionnette émaciée revêtue d’une peau de bête, genre Saint Jean-Baptiste du
retable fauché par la septicémie. Il désigne péniblement du doigt le Christ sur
la croix en émettant juste une bulle rouge ; « Il faut qu’il
grandisse et que moi je disparaisse! » Résigné.
«J’exècre les
lits d'hôpitaux, tu ne m’y verras pas. J’abhorre l'homme horizontal, le Christ
peint allongé de Holbein, long, maigre, bleu et osseux, de profil sur un grabat
de pierre. Dostoïevski, en le découvrant, aurait perdu définitivement la foi. »
En revanche,
Nad@ qui s'est fait passer pour un membre de la famille, a réussi à l'approcher.
Elle a encapuchonné sa longue tignasse de tigresse ondulée noire sous une
charlotte obligatoire, a revêtu une blouse blanche, et s'est calée contre le
récalcitrant blême. La femme du gisant lui avait recommandé de « ne pas
murmurer dans le pavillon ;
vivant, ça le chatouillait. Presque mort, ça devrait l'agacer de ne pas pouvoir
se frotter les oreilles. »
Nad@ prit des
précautions, elle murmura la fable à cinquante centimètres seulement du fragile
phonographe. Elle avait appris par coeur « Les deux amis » de Jean de La
Fontaine, puisqu'il était interdit d'apporter le livre dans la salle de
réanimation. Elle a rempli deux fois chaque oreille. Les infirmières
demandaient à ce qu'on lui en mette plein les entonnoirs, elles garantissaient
qu'il auditionnait, que ça lui était indispensable pour lamper la vie.
Il n'était pas
très emballé par son matériel, les médecins non plus, ils ne firent pas de
pronostic, ils tentaient seulement de garder les viscères javellisés en
équilibre sur le plateau de la balance, petite mort empesée.
« Les murmures
à l'oreille m’ont été inutiles… Pourtant aujourd'hui, c'est un bonheur de
savoir que ma femme et Nad@ m'ont
minutieusement murmuré aux oreilles d’enviables phrases immatérielles.
Puis j'eus
quatre-vingt-dix ans.
Et j’ai
dégringolé au ralenti les marches vers la cinquantaine, en deux années ; ce qui
me fut davantage acceptable. Actuellement il me faut les remonter à coups de
pieds dans les fesses, pas facile. . , j’ai déjà vu le paysage chamboulé une
fois en descendant, il est hivernal. »
***
Marlo peignit Gil& de trois quart dos ; chauve, jambes nues, les pieds couverts de poussière. Un genou plié, reposé sur un tabouret, une plante de pied en gros plan, très sale. A côté du professeur, Marlo a peint Ange en ange ; Ange plus jeune qu'il n’est. L'archange guide avec douceur la main maladroite du vieillard illettré qui commence à écrire un évangile* à la plume d’épervier. (Nad@ en Marie Madeleine free lui donna un petit coup de main pour les pieds.)
* Description contrefaite
du saint Matthieu peint par Le Caravage en 1598 (toile refusée). Autrefois
conservée à Berlin. Détruite.
Lorsque le tableau fut livré à l’hôpital, il fit scandale, on
crut y voir un manque de respect pour le professeur. La peinture fut blackboulée
et Marlo dut recommencer puisque c'était une commande payée d'avance, une sorte
d’ex-voto. La deuxième fois, il évita tout risque de refus* en se tenant
strictement aux conventions admises par le règlement de l'hôpital. Il est tout
de même arrivé à faire un bon tableau, car Marlo en quelques années est devenu
assez bon peintre, mais son deuxième travail est moins honnête, moins sincère
que le premier. Finalement l'affaire s'est plutôt bien terminée, puisque
Gil& a pu garder et accrocher le premier tableau au prieuré. La deuxième
toile étant acceptée, fut installée dans la chapelle ardente de l'hôpital, qui par la suite, a été repeinte pour
un autre opéré. Cette chronique montre combien peuvent être nuisibles ceux qui
critiquent ou dédaignent une oeuvre d'art pour des raisons de convenances.
Qu'ils soient ici poursuivis par les remords !
*La toile acceptée, peinte
en 1600 par Le Caravage est à Rome, à l’église Saint Louis des Français.
***
(Néglige-t-on
la Dame à l’hermine ? …qui n’est autre que Nad@ ! )
Elle est
élégante. Elle a une tête d'hermine, ses cheveux sont séparés en deux, plaqués
sur la tête en bonnet de bain ; (un fin capuchon élastique de cheveux
qui lui modèle la tête.) Au milieu du front, seule la raie laisse deviner que
ce sont bien ses cheveux arrangés en deux fines trames d’étoffe qui la
recouvrent à mi-joues, jusque sous le menton, rendant ainsi ses oreilles
invisibles. Se présentant ainsi, son visage est un masque clair. La délicatesse
des traits est soulignée par un léger bandeau noir sur le front. Une autre
petite bande brodée brune plus discrète suit la ligne des sourcils en passant
par dessus le nez ; jamais vu cela ailleurs? Sa bouche imite un sourire
esquissé.
Sa tête
relevée, légèrement tournée, ne regarde pas Leonardo di Vinci.
*
Effervescence et branle-bas dans la
cellule d'Ange.
« Je vois
son hermine, presque blanche. Qu'est-ce qu’elle fiche ici ? Il n'y aura jamais
d’hermine dans ma cellule. Je préférerais voir la femme sans son hermine. Ce
n'est peut-être pas une hermine, je suis certain qu'il n'y a pas la femme, mais
y a-t-il une bestiole ici ? Comment serait-elle venue là, montée sur la
table ? Je l'aurais vue, entendue. Elle ne peut être que fausse. Je regarde
ailleurs pour rafraîchir mon regard. Toutefois lorsque que je reporte mes
pupilles dans sa direction, elle me regarde à nouveau de ses petits yeux. Trop
provocant. Je me lève brusquement pour la démasquer. Je ne puis garder cette
illusion dans ma cellule. »
(Le lecteur peut-il oublier
qu’une couture, un crevé, et quelques plis sur l'épaule de la robe de la femme
forment un sexe? Supprimer cette parenthèse, si à la lecture de cette ébauche
vous êtes plusieurs à garantir avoir le clitoris en tête.)
L'hermine
n'était qu'un morceau de papier froissé posé sur la table, Ange avait deviné
juste, il n’y avait pas le petit animal fétiche de Nad@, juste une feuille en
boule, en plis ; la dernière lettre de sa concubine lue et relue.
Voir c'est
reconnaître.
Relire c'est
dur.
***
Dans les belles
et utiles notes situées à la fin du roman de Marguerite Yourcenar, (Pourquoi
ne pas mettre les notes à l'intérieur du roman ?) elle répond à l'une de ces amies qui lui fait un reproche :
« Xenon se laisse aller dans sa
prison, lui fait remarquer Olga. C'est vrai, lui répond-t-elle, mais la raison
en est simple, ce n'est pas un héros. »
Ange n'est pas
un héros, mais il ne se laisse pas aller.
Il peint.
*
La
représentation des drapés est un exercice périlleux en peinture. Pour les
historiens de l'art le drapé désigne une grande variété d'étoffes et de tissus.
Cela va des vêtements aux draps X, sans oublier le torchon qui brûle, le
kleenex pollué sur la table de nuit.., bref, toute sorte d'étoffes dont le
volume sera intensifié par l'éclairage.
La technique de
représentation est souvent la tempera avec des rehauts blancs ou les hachures
sur toile préparée grise. Lorsque les artistes italiens s'adonnent au même
exercice, ça change d’allure, la technique est plus légère, plus picturale, les
plis sont plus souples. Ils s'ordonnent selon une hiérarchie ; quelques
grandes lignes fanfaronnent, le discret réseau de plis secondaires obéit aux doigts et à l’oeil. Le
travail du drapé n'est pas une sinécure mais un exercice franchement chiant, il
est nécessaire de s'y consacrer, alors Ange entreprend des séries de drapés en
cellule. Il organise sur sa table des tissus qu'il dessine, puis il les peint.
Il en brosse
aussi quelques unes d'après des repros de Véronèse quand il cherche des effets
de moirage sur des vêtements de soie.
« Le peintre
a pour fonction de donner aux impressions rétiniennes des valeurs tactiles. » (J’sais
plus d’kiesss…)
C'est ce que
fait Marlo en cellule avec ses femmes/fusain sur le papier.
«Quelle
vanité que le dessin qui attire l'admiration par la ressemblance des choses dont
on admire point les originaux!»
(C’éd Blaise Pascal.)
Marlo, lui,
vénére les originaux.
Ange, lui, se
fiche des chiffons chiffonnés sur sa table, c’est le résultat aplati sur la
toile qu’il cherche, il n’admire pas l’original ! Il s’en fout.., même.
(Avant
dernier pli).
Un vendredi
après-midi qui n’en vaut pas un autre.
Aujourd'hui, un
an plus tard il doit être marqué d'une croix.
Ange
effervescent et volontaire, (comme il l’est la plupart du temps qui passe
vite), encourage ses ouailles à entreprendre une peinture sur un grand format :
il ne lésine pas sur la surface, va pour deux grands morceaux d’affiches
collées côte à côte.
L'idée du drapé convenait
à tous. Le prof ne se défaisait pas facilement, il a seulement eu peur de
replonger dans la peinture visqueuse et laborieuse du radeau. Ange le baratina
en sortant de son chapeau une petite image souple, découpée sans précaution
dans une revue d'art.
Gil& comprit
instantanément qu'il était possible d'ébaucher ce travail de copie, puisqu'il
ne discernait pas une ribambelle de personnages musclés plus ou moins bien
fagotés grouillant sur un radeau papier glacé. Il craint le dessin, Aie
aie ! (Difficile d’imaginer à quel point !) L’incompétence en dessin
du quatuor fut sa dérive.
Aucun de nous trois ne
pouvait reconnaître quoi que ce soit sur le document. Djief aperçut juste un
pied nu, sur la pointe des orteils, qui dépassait d'un grand foutoir de drap
orangé. Il l'avait collé sous le nez du prof, pour lui c’était des oeufs
brouillés. Sa prothèse de presbyte déchiffra un pied d'ange ; une
déduction des quelques bouts de plumes coupées en haut de l'image amputée.
Gil& pensait, qu'à petite échelle, peindre des réseaux
complexes de plis et de replis ne posait aucun problème ; ils pouvaient
être peints avec minutie et précaution, ne serait-ce que pour s'entraîner à
comprendre les raisons complexes qu'ont les ombres et les lumières à se
pénétrer avec subtilité ou brutalité. Le grand format blanc que nous avions
sous les yeux allait nous imposer un brusque changement d’échelle plus
intriguant que déroutant puisque « certaines lignes de plis vont
mesurer un mètre ! »
Juste l’image du dessous
de la ceinture d’un archange drapé dans un spacieux satin orange. Il était
difficile de distinguer la cuisse, le genou et la jambe, cependant, en
remontant le pied, d'un grand réalisme, tout devenait clair. Il faut être
frappé comme un peintre baroque pour empaqueter la partie inférieure d'un ange
asexué de cette façon là. Nous distinguions maintenant les cordelettes de la
ceinture de sa tunique rose lie de vin décolorée. Le trop ample drap orange
organisé savamment emballait tout, en superflu. . , dix fois plus de surface de
brocard qu’il n'en faudrait pour lui faire une chemise de nuit ample, 1000 fois
moins et, on pourrait encore lui tailler un string.
C'est la deuxième lecture
de cette petite photo qui mit la puce à l'oreille de Marlo. Il se mit à prendre
un ton suranné.., (il eut donc l’air con, ce qui ne lui allait pas bien) :
« Dans les plis.., dans le
drapé de la tunique du séraphin, je vois.., je vois que le peintre a fait des
souillures guimauves qui n’existent que pour elles-mêmes ; elles ont un
rythme d’agapes, des couleurs sinusoïdales moirées, une douceur de caractère et
une expressivité émouvante.., attendrissante. C'est la première fois que je
perçois cela dans une peinture.., une vision ! Toutefois, c’est vrai que
je n’ai sous les yeux que le dessous de la ceinture. En extase devant ces
linéaments de couleurs, face à l’alanguissement de ce peintre maniériste mon
émotion est si forte que je vais m’évanouir. Ah ah !!! »
Marlo avait bien vu, trop
vu, mais ne voyait plus ; il était couché par terre.
Ce qui aurait pu arriver aux deux autres s’ils n’avaient pas déjà été assis (l’émotion est
communicative). Nous étions donc seulement sur le cul. Ange ne pensait pas
produire un tel effet avec son petit bout de papier pliss.
Nous venions
de prendre conscience-de-ce-qu'était-l'Abstraction !!!
*
Du dix-neuvième avec
Géricault et sa clique, nous atterrissions directement à la peinture de De
Kooning ; il y avait de quoi perdre les pédales. Quatre vingt dix
biennales de peinture venaient de s'écrouler les unes sur les autres en
ensevelissant tout les autres Mouvements sous ailes : Impressionnisme,
Cubisme, Surréalisme, ismes et tutti quanti.
Atterrissage direct sur
les décombres de la seconde guerre mondiale. Aux États-Unis. Le choc.
*
(Dix de der).
Quand Marlo reprit
conscience, complètement transformé par son passage dans la faille
spatio-temporelle.., métamorphosé, comme s'il était redescendu d’un grande
échelle de pompier après avoir scruté de l'autre terre côté de l’Eden
Atlantique.
Exalté et déterminé, il
fixa au scotch d’emballage deux larges pinceaux l'un au bout de l'autre ;
cela lui faisait un manche de soixante centimètres. Il nous incita à faire de
même.
« Plus question, de
peindre avec de la peinture en tubes, trop pâteuse, de traînailler notre
pinceau comme un chasse neige. Il faut trouver plus liquide il faut effleurer».
Plusieurs assiettes de
pique-nique immaculées sont déjà sur la table, ce sont nos auréoles d’un après
midi.., y déposer les noisettes colorées et fabriquer nos mélanges au fur et à
mesure, est notre discret et raffiné plaisir du vendredi.
Marlo excité et tapageur
se dirige vers l'armoire et en extrait quelques pots du purgatoire. Ils expient
une flaque de peinture dans chaque assiette.
« Ha ! Ha ! (Méphistophélique…de
la braise sous les lunettes) Nous allons peindre avec de la couleur de
supermarché, métal liquide.
Il faut de l’eau, beaucoup d’eau
pour diluer, ça va gicler, attiser la surface, ne pas glisser dans les affres du haut de la planche
savonnée, pas question de lécher les flammes et de s’éterniser dans le foyer.
La mobilité est de rigueur, pas plus de quelques minutes au même endroit
brûlant. Ne prenons que ce rouge et ce noir, d’ailleurs, y a rien d’autre... Si
on n'a pas de vert on prend du rouge, et encore le rouge.»
Ange ne mesurait pas le
degré de la transmutation qui se préparait dans l'atelier, le prof lui se
doutait de ce chambardement depuis quelque temps.
Le prof connaît Pollock et sa peinture glycérophallique, ses
all over, et tout le tsoin tsoin. Son peintre préféré d'après la seconde guerre
mondiale est, aujourd'hui Francis Bacon, demain ce sera un autre, Sam Francis
est dans son panthéon, De Kooning son définitif Jupiter. Il boit donc du petit
lait en suivant des yeux Marlo qui dresse la table.
Les yeux d’Ange qui
avaient peint des dizaines de drapés petits formats, en merlans frits prennent
conscience de ce que prémédite Marlo.
Lors de cette bacchanale,
nous nous contentons des fonds de
pot.
Marlo zébra des grands M
sur le papier ; les plis ça fait toujours des M, des Z, des N ou des Y,
rien d'autre…
Dans le tissu, même posé
négligemment, ces quatre lettres peuvent se retrouver mais ça n’écrit rien du
tout de compréhensible ; en majuscules
imprimerie, en bas de case, en cursives, en majuscules cursives, en italiques,
cela dépend de la richesse de l'étoffe, de sa souplesse, (la nôtre est grège).
L'oeil, repère quelques grandes lettres en surface, ça le fait rigoler, et il
s'enfonce dans des lettres de tailles intermédiaires, puis il finit par
fouiller les quatre variétés de lettres vermicelles des sous-ensembles
complexes. (Les poils des chats gris dessinent un M au-dessus de leurs yeux,
c’est le M de Marie…)
Marlo, tel Zorro devant
une porte close, la baguette rendue inoffensive par le pinceau fixé à son
extrémité imprime des signes sur le support : des m, des z, des n, et des
y dans tous les sens, de toutes tailles, imbriqués les uns dans les autres. Pas
de voyelle, y a rien à lire !
Ça donne un drôle de
réseau un peu hasardeux qui suit avec élégance et scrupule le paquet présent de
l'ange cadeau.., (faut pas oublier, qu’endiablé, Marlo veut peindre un demi séraphin !) Il époussette la
toile à une vitesse qui nous donne l'impression de voir vibrer Gabriel demi
portion. Effet stroboscopique, tant le peintre exalté mouline sans cesse sur
les mêmes traits avec un certain décalage.
Son large pinceau fait des
allers-retours entre les assiettes et le mur, il passe plus de temps à touiller
nerveusement les restes de soupe bigarrée qu'à les déposer sur le mur ; un
seul geste vif et déterminé et, le jus est badigeonné. Ce qui nous donne cette
impression de mouvement sur le papier, n'est pas tant Marlo qui nous soûle par
ses déplacements, ses paroles et ses grands gestes d'épaules, mais, bien sûr,
les multiples larges traits de couleurs légèrement différentes qui composent le
tableau à ce moment là. Cela nous donne l'effet de ne voir que la partie
inférieure d'un personnage de bandes dessinées, en gros plan, qui vibre sur son
marteau piqueur. (Ça ne lui a pas plu qu'on le lui dise).
Il a préféré quand on a
fait référence au « Nu descendant l'escalier » de Marcel Duchamp, et à certains
tableaux des Futuristes italiens. Ces filiations l’ont rendu plus enclin à nous
admettre à ses côtés ; c’est que Marlo n’accepte pas de peindre avec
n'importe qui ! Dans n'importe quel cas ! C'est un capricieux qu’il
faut prier.., ( en face de lui ; glorifiez le siècle Balzac ou faites
semblant !) En cinq années il a tant fait d’allers et retours dans la
peinture et la littérature du dix-neuvième, et avec une telle désinvolture !,
que ça l’a rendu, (non pas prétentieux !,) mais impartial : aux côtés
de ce spécialiste nous sommes tous des passoires trouées de la fin d'un
ridicule XXe siècle sans peinture/tableau et sans roman/pavé. Lorsque nous
échangeons sur la peinture ses arguments sont bétonnés. L’humble prof gobait
tout le béton. Ange, lui, mine de
rien, s’instruisait aussi mais ça ne se voyait pas ; ce n’est qu'après le transfert de son
instructeur à Marseille qu’Ange s'est franchement libéré du pinceau.
*
(Avant le transfert, la peinture n’était pas le repli
stratégique d'Ange, ce n’était pas sa coquille à thé : d’ailleurs, il ne
se recroqueville jamais.., c’est pas son genre, il fait face: il met un malin
plaisir à ouvrir l’homo sapiens comme une huître : quand il a sous les
yeux le visage de quelqu’un qui se parchemine ou qui se tend, c’est garanti sur
facture qu’il est le meilleur à l’ouvrir. Il voit vite ce qu’une sale gueule
est susceptible, de bredouiller, de cafouiller, donc de répandre le fiel pour
se masquer : il devine juste
en lisant le parchemin… En chiromancien du faciès il lit et anticipe le
mensonge.., l’entourloupette.
Puis il te le retourne
comme une crêpe.., c’est kif kif ; elle n’en a pas conscience la crêpe.
Ange se sert de sa clairvoyance comme d’une monnaie de singe.)
*
C'est bien avant
le départ de Marlo qu’Ange s'est coltiné, en cellule, la trentaine de drapés
petits formats au numéro six : ce n'était donc plus un novice, il
commençait à se débrouiller seul, il réussissait à nous faire prendre
confiance.
Pourtant, nous sommes
encore restés un quart d'heure figés et circonspects, calculant et emmagasinant
les données et les retombées de la démonstration picturale (au pinceau
rallongé) de Marlo.
Il allait bientôt falloir
fusionner, c’était maintenant indispensable; quatre Zorro sur la même porte
close et sous la houlette de Marlo.
Ce qui nous faisait peur
ce jour là, c'était la vitesse d'exécution, trop rapide pour nous. Nous
suivions des yeux comme trois ronds de flan un jongleur qui jouait avec plus de
pinceaux que nous pouvions en voir. Le résultat n'était pas encore à la
hauteur ; ça se cassait encore un peu la figure, mais ça augurait
dramatique.
Le présage nous
tétanisait. . ,
-« Alors ? »
-« Heu !
heu !, On va s’y mettre. »
Marlo peignait dans l’état
d’ivresse inverse de celui qui nous a coulés lorsque nous avions brossé le
Radeau de la Méduse. Nous étions, bien sûr, absolument à jeun durant cette
période ; c’est à dire étonnamment lucides, exagérément lucides, donc
conscient de notre ignorance, et nous avons persisté. Du coup, on a
inter(minable)ment peint avec méticulosité et application, comme des bebeus.
D’avoir les trois doigts crispés, on a fini par s’engluer dans la peinture. Des
doigts qui glissèrent inexorablement dans la touffe des poils du pinceau, pour finir dans l’épaisse pâte colorée du tableau.
Nous détestions nous
surprendre ainsi sur ce papier tue-mouches, d'autant plus que nos bouches
entrouvertes, (comme nos trois doigts,) se rapprochaient en béni-oui-oui de la
peinture: comme pour la dévorer, et coiffer la toile anthropophage sur le
poteau.
-« Le premier qui
rira.., »
Aujourd'hui, un an plus
tard, Marlo éclata de rire en tenant sa peinture à distance, à plus d'un mètre,
il ne la respirait même plus!
-« Ma peinture n’a
pas à être flairée ! » Marlo/Rembrandt.
Il en était le maître à la barbichette. . , au pied !
Entrez dans la danse!
Ils y entrèrent avec
détermination mais timidement ; peluche courageuse dans le fond de la
poche, pattes de lapin en bandoulière, se signer, grigris, toutes les simagrées
que font les coureurs de demi-fond avant le départ. (Ils sont aussi tous les
quatre coureurs en rond hors pair : c'est sensiblement la même histoire
que celle de la peinture.., mais c’est déjà assez confus comme ça.., alors
délestons..,)
Les quatre mousquetaires moulinent comme des danseuses qui
s’échauffent à la barre devant le prétoire. Puis, il se met à pleuvoir des hallebardes de camaïeux
sur le mur. . , beaucoup de coulures. . , souvent soufflées par le coup de
balai du suivant. Les mille couches finissent par couvrir la grande feuille de papier.
Bien malin celui qui est maintenant capable de
dire à quoi ça ressemble ce que nous peignions ; trop près pour
reconnaître la moitié inférieure de la tunique orange de l’Ange déçu :
-« …sa robe est
d’venue moulticolor … »
De plus, nous n’avons pas peint le magnifique pied nu en extension
de l’Ange, (c’est le pied qui doit faire l’ange). Oubli, lapsus, ou cadeau pour
Nad@ qui guette dehors ?
La feuille est
descendue du mur, séchée roulée, élastiques, sortie, déposée en grande pompe à
l'experte Nad@ pour la pose d’une rustine : le pied.
*
Il y eut
d’autres séances véhémentes de grands drapés. Toutes plus gestuelles les unes
que les autres : poignets, épaules et hanches à se les luxer.
Comme l’archer vise avec
soin son but, tend son arc et libère vivement la flèche, l’écrivain du pli doit
concentrer son attention sur les formes, diriger le pinceau avec force et
décision et, sûr de lui, tracer les lettres S,M,N,Z.., (et leur cousines
germaines, s, m, n, z).
Des pots
entamés de peinture acrylique bien juteuse jonchent les tables rassemblées et
protégées.
Les règles de
travail se modifiaient régulièrement : une des dernières fut l’obligation
de peindre avec toutes sortes de couleurs cassées, rompues et finalement noyées
par les superpositions de couleurs transparentes, jusqu’à ce que la lumière
passe délicatement sur les grandes surfaces et trébuche dans le creux d’un S.
(Un effet de plis profonds
ressemble à une suite de S majuscules couchés.)
La dernière
règle acceptée par le quatuor fut l’ordre hiérarchique du passage des peintres
sur la toile : d’après quels critères : la confiance ? Les
compétences plus ou moins admises ? La politesse ?
L’allégeance ?
C’est sans
doute le comportement des quatre chats du prieuré devant la grande assiettée de
croquettes qui donne instinctivement la réponse irrationnelle la plus claire à
cette question : l’âge, le sexe.
Nous n’avions
pas à combiner les deux paramètres en ce qui nous concernait.
Notre atelier
de fortune exigu prenait l’allure ouvertement copiée de l’atelier bordélique de
Bacon à Londres : récemment reconstitué en fac-similé bordélique à
Dublin.
- « notre
atelier sera refait à Corte. . ,»
-
« Non ? »
-
« Si ! »
-
« Non… »
Deux heures
plus tard, tout le capharnaüm a disparu, fallait faire place nette, ça allait
être la messe de fortune pour la sœur, faut lever le camp !
*
Nos plis peints
avec ou sans pied, se sont retrouvés sur les cimaises de quelques petits lieux
choisis mais surtout sur les murs du prieuré. Nos plis bigarrés ont voyagé
roulés comme des couvertures de survie, déroulés comme des trophées de chasse
ne passionnant malheureusement que les chasseurs et l’équipe des traqueurs
brailleurs présents lors de la battue :
-«On était
fiers de nos tableaux de chasse ! »
(Montrez plus
de dix photographies de vos progénitures à quelqu’un d’autre qu’à un membre de
la famille proche, vous allez le soûler très vite, a fortiori s’il n’y a
même pas d’arrières plans pour le distraire !)
-« Oh,
il a les mêmes oreilles que son père. . , il y a de beaux plis dans
l’oreille.., complètement abstrait. »
-
« Et.., une oreille, sur grande toile, une ! Deux trois. »
La feuille de
chou n’a pas donné grand chose en peinture, mais alors nos plis, ils ont fait
causer:
« J’y
connais rien, j’vois pas c’qui ya sur la feuille, mais c’est beau de
loin. »
« Vous
zavez pas fini votre peinture, hein ? C’est pas fini, hein ?»
Bref, nos
toiles abstraites de plis multicolores ont du emmerder bien des amateurs de
peinture ; pris en otage !
-« dites
q’c’est beau ! »
Contrariés,
nous avons fini par immoler nos chefs-d’œuvre sur l’autel : nous nous en
sommes servis comme nappes de protection (des nappes de cérémonies qui
représentent des plis peints ! C’était drôle !) Sacrifiées avec un
différé d’un mois, le temps de bien mémoriser les détails, d’en tirer les
enseignements, d’en garder le souvenir définitif, rien que pour nous, sans
amertume, sans haine pour les béotiens. Après tout, nous nous faisions plaisir.
Nous désirions progresser, et c’était le cas à chaque fois, on l’a toujours
cru, et c’était vrai.
Nous sacrifions
nos toiles pour ne pas laisser la
signature visible de nos errances, de nos maladresses. Seul comptait le plaisir
égoïste de progresser et de guerroyer ensemble contre un ennemi commun que nous
croyions chacun garder intime, mais finalement, sans doute le même démon, celui
du simulacre, de l’illusion et de la durée.
Nous n’en
parlions jamais, ça résistait en silence.
Ça aurait pu
s’écouler ainsi, un hors-d’œuvre transformant le précédent en vulgaire nappe de
banquet, puis un autre, un par semaine. Le dernier n’ayant plus les jalons pour
se repérer, aucune couche ne s’empile, du coup, rien ne se délite, juste le
présent qui flotte en surface.
***
(Mais ça ne
s’est pas fini ainsi.)
C’est Djief qui
créa l’événement.
(Il ne nous
avait pas habitué à cela depuis l’évènement qui l’a écroué ici. Ange sa nounou
et nous étions habitués au suçotement de son pinceau, cela l’apaisait. Il
coiffait son petit mètre carré de fond en une séance, ça plissait et
replissait.)
Pour la
?ième fois, Ange scotche une grande feuille sur le mur, Djief est avec
lui sans qu’il le lui ait demandé, ça c’était déjà un dérèglement. Peut-être
avions nous fini par hériter de la nonchalance des peintres de fond, toujours
est-il que ce jour là, c’est Djief qui a préparé le premier sa palette.
- « Ouais
mais, ça n’a jamais été une course de vitesse pour se préparer ! »
Nous sommes plutôt du genre à nécessiter une demi-heure
d’échauffement ; feuilleter un bouquin d’art, parler du dernier livre lu,
dernières nouvelles des peintres de dehors … Nad@ et quelques autres qui
suivent épisodiquement la langueur
des mois de maturation de notre peinture.
-« Il
n’y a pas le feu au support ! »
Ça se met en
route comme un radeau.
-« C’est
quoi qui prépare, Djief ? »
C’est un
mélange qu’il prépare : du produit pour nettoyer les vitres, il y en a un
flacon entier dans l’armoire, avec un vieux liant acrylique blanc trop épais. Il mélange tout cela dans
une verrine vide ; il a abandonné les assiettes blanches de pique-nique.
Il a sûrement inversé un grain de
sable : après des années de silence c’est sans doute le désordre des
choses… Pas très malintentionnée sa mixture. Il cherche encore dans l’armoire.
Il y trouve, de l’huile de lin, un reste visqueux.., de l’essence de
térébenthine qui époussette les nasaux, et il mixe le tout sous le regard
furtif des autres. . . La conversation en aparté à trois devient inévitablement
incohérente mais elle se poursuit musicalement en surveillant leur quatrième
qui furète. Ils restent méfiants, (tous sens dehors,) prêts à intervenir, (ça
ne se perçoit pas.)
…Fouine de
l’argile sèche qu’il transforme en barbotine et, l’adjoint à sa mixture. Cela
aurait été judicieux de le questionner sur son intention, son
invention ?.., s’il avait encore pu parler, mais fallait s’contenter
d’observer Djief.
Et le voici qui
badigeonne au large pinceau la feuille fixée sur le mur. Il la couvre
entièrement. Son énergie de peintre apathique leur en bouchait une surface à
eux aussi. Les opérations n’ont pas pris plus de vingt minutes.
Puis, il
extrait de sa poche une magnifique reproduction photographique d’un
« chapeau de gendarme » (du XIXè). Ange sait que ça s’appelle comme
cela le grandiose plissement de terrain qu’il examine, qui y ressemble effectivement
un peu.
Genre signe
oméga Ω .
-« Waouh !
Quel pli ! »
Une montagne
coupée longitudinalement.
Aucun des trois
ne savait qu’un truc de ce genre existait vraiment à l’air libre jurassik.
La lente force
du temps, sans presse livre ┘└
En retrait de
quatre mètres environ, il installe la photographie face à la surface
dégueulasse et dégoulinante qu’il vient d’enduire, juste à l’intersection des
diagonales. Il la scotche sur un dossier de chaises emboîtées, le plus
haut ; chapeau de gendarme face à l’enduit. Ca forme une pyramide invisible.
(Marlo en a fait plusieurs schémas qui n’aident pas à comprendre.)
Ce que Djief installe, semble
confusément cohérent.
Puis, il ferme les rideaux de la salle
pour obtenir une obscurité de salle de cinéma ( ? ). (Ils n’ont pas
beaucoup peint cet après midi là, de plus ils avaient tari les conversations
qui s’épuisent vite ici, plus vite que la peinture.)
Puis, il
s’assoit et attend dans la pénombre. Comme nous.., avec nous.., en retrait ;
trois paires d’yeux de chats incrédules rivés sur l’enduit qui dégouline, (plus
qu’il ne sèche,) le verso de la photo face au mur.
Silence on ne
tourne rien !
Il n’est rien
arrivé.
Ils avaient
bien compris que le grand Djief
espérait inventer la peinture automatique en miroir; une couche de gélatine,
une petite image à copier, un temps de pause assez prolongé et hop
transfert ? Si lui était un peu fêlé du fond, nous, nous avions toute
notre raison scientifique à la surface ; on a bien vu qu’il n’y avait pas
de source de lumière !.., faut pas pousser le bouchon, on n’y a pas cru.
Il avait bien le principe, il aurait eu encore bien des essais à faire, mais
cette fois avec un rai de lumière. Ça n’aurait pas suffit non plus, il aurait
encore manqué la poudre de perlimpinpin.., heureusement pour nous il ne les a
pas faits ses essais.
Djief ne nous a
pas pipé mot de ses attentes, on s’y attendait, ça ne lui avait pas fait
recouvrer la parole. Il croyait peut être nous couper l’herbe sous les pieds,
nous prouver que notre quête de peintre était une montagne sans sommet. Ça n’a
pas marché !
C’est plutôt
lui qui en avait ras le pinceau de badigeonner son petit mètre carré ! Ils
ont pensé que c’était cela la raison principale qui l’avait poussé en pseudo-scientifique à manigancer un
attrape nigaud à peindre lyophilisé.
Marlo a fait
semblant ou il a cru un instant, qu’il pourrait améliorer l’expérimentation en
interposant des pigments de couleurs pures en petite quantité à la pointe de la
pyramide virtuelle obscure, entre l’image à piéger et le mur peintographe,
mais il ne réussissait pas à localiser le petit œil-de-bœuf de l’intersection
spectrale.., entêtement inutile, les poudres colorées n’auraient pas tenu
toutes seules en suspension ! il a essayé plusieurs fois en balayant
l’image avec la main… Marlo n’a pas insisté, il n’allait pas scier la branche
sur laquelle tout le monde était assis ; la branche c’est l’équilibre, c'est la
peinture, la peinture non coupée, la vraie de vraie.
Personne
n’avait envie de croire au rêve de Djief. C’était son rêve mais vraiment pas le
nôtre, ça ne pouvait même pas frôler notre imagination.
Djief cherchait
bien trop alambiqué. Son truc n’était qu’un succédané de la caméra obscura,
c’est sûr… Et ce n’est pas parce qu’il se claquemure dans le silence qu’il est
fêlé. Sa question était recevable ; comment transformer la mixture en
pixel, sans l’électronique, sans optique, sans maille à partir.. ? Mais ça
fait beaucoup de défaillance. Marre de cette histoire..,
.., qui n’est
pas un événement.
Un non
événement.
« Inventer
la peinture vite liquidée par l’opération
du Saint Esprit, et ma tranquillité.., sera peinarde, » se frappa
encore Djief plusieurs fois par rebond dans sa tête billard ? Il n'est pas
peintre dans la peau. Il est seulement entretenu par l’équipe. Il ne suit
l’équipe que parce qu'il est planté là pour neuf ans. C'est juste un peintre du
dimanche qui aimerait que tous les jours soient vendredi pour rester repiqué
ici. Ici, les peintres s’emmerdent le jour du seigneur.
Ce flop n’est
pas l’événement de Djief. Ce bide en est juste le prélude qui permet de
comprendre la suite.
*
« La création d'une oeuvre
équivaut à la création d'un monde. »
Kandinsky le Grand.
C'est le grand
Kandinsky de 1913 qui devint notre phare d’Alexandrie. Pas vraiment le petit k.
d’avant 10, (il se cherche des poux,) mais pas du tout l’éminent K des années
30/40, (il a un compas dans l’œil).
Ce sont les
improvisations à l'huile sur grand format qui subjuguèrent le groupe. Munich.
…Cependant aucune reproduction ne permet
de se rendre compte de la fulgurance de son pinceau, de la générosité de sa
pâte, des pénétrations complexes des couleurs, de l’affrontement des amas.
C’est frustrant
de savoir qu’une repro, aussi tramée soit-elle, n’a pas d’épaisseur !
C’est dépossédant de penser que ce que l’on a sous les yeux n’est pas une pipe.
Tout cela
Gil& nous l’a fait comprendre par touches successives, il a tenté de nous
faire percevoir l’abîme.
Il n'a jamais
trop insisté sur l’importance de l’original.., par décence. Ce jour là, par
exemple, il venait d'en renifler un la veille à Bâle à la fondation
Beyeler ; il en attrape souvent c’est son métier.., pendant que les
gardiens ont le dos tourné. Il grattouille une bouffissure en regrettant de ne
pas pouvoir en prélever un échantillon.
A l’atelier, il nous impose de
n’examiner que notre propre peinture, (la repro glacée n’est qu’une chauve
souris clouée à l’écart sur la porte de grange.) C’est la toile que nous avons
sous les yeux qui est l’original, celle que nous pouvons tâter sans se faire
engueuler.
Notre peinture
n'a pas la qualité d'une improvisation de Kandinsky (130,7 X 130,7), c'est
certain, (quoique ? Quelques fois..,) mais elle en présente la facture et
le grain. La repro chauve souris (12,6 X 11,2) permet de repérer les audaces de
la composition, les subtilités des mélanges de la couleur, cependant, réduite à
l'échelle d’une photographie de magazine les linéaments deviennent homogènes et
lisses.., comme si la référence du grand K. avait été peinte à l'aérographe.
Ingres aimait
lécher sa peinture, Monet non ! le Kandinsky des années 10, encore
moins ! Ce sévère K. aux lorgnons affiche souvent sur les photos une
allure de psychanalyste sévère à ne pas faire des tâches de Rorschach sur sa
redingote. Et pourtant, sa peinture est relâchée, colorée, il est difficile de
l’imaginer en train de peindre habillé de noir et en blouse blanche.
La plupart des
peintres qui ont succédé à l’énigmatique K. ont laissé la marque visible de
leur pinceau sur la toile*. Lui est le premier cas à ne plus se référer
aux paysages, aux objets, aux femmes nues.., du balai ; seulement la pâte
colorée comme « remède universel pour lutter contre son époque
malade. » Ça ne s’est pas passé comme il l’aurait voulu…
* Picasso en transportant
une de ses toiles fraîches a laissé ses empreintes de doigts sur une hanche.
A l’atelier, en
bons sangliers, nous suivons la peinture fraîche à la trace. Les reproductions
ne nous permettent pas vraiment de nous repérer, mais tout de même, nous
comprenons maintenant si bien une repro sur papier, qu’elle finit par en dire
plus long qu'un original de musée examiné par une harde de visiteurs tenus à
distance du chef-d’œuvre.
Nous adorons ne
voir que les grands coups de pinceaux sur l’omelette énigmatique de notre
peinture. Tollé quand le sujet devient incompréhensible, pour nous, pour tous
les autres. La réalité sur nos tableaux finit par devenir inutile, voire par
choquer. Puis, plus personne ne reconnut des gros plans d'étoffe plissée
dans nos mêlées.
*
Ensuite, nous
accostâmes les Expressionnistes Abstraits tendance Willem De
Kooning des années 50, qui lui, pratiqua toujours une peinture figurative, mais
de manière violente, du coup, difficilement identifiable, c'est cela qui nous
plaisait. Son agressivité sans frein dans l'attaque de la toile était bien
visible même sur une petite reproduction en papier. Un sujet préoccupa Willem
De K. pendant vingt ans : la représentation d'une femme assise en L .
Il s'y épuisa comme par défi. Il finit par arracher la toile de son support et
s'en servit comme serpillière.
«…Beaucoup
de critiques ont attaqué les Women, j'aurais dû être abstrait, je ne me sens
pas du tout dans la peau d'un artiste abstrait. » De mémoire, comme
souvent.
De l'autre côté
de l'Atlantique, sur ses toiles à la dérive, Francis Bacon donne des coups de
poing pourpre, violet et indigo. Il essaye de rendre le luisant de la couleur
qui vient de l'intérieur de la bouche, en retroussant les lèvres et les joues,
pour désigner les gencives. « …Être capable de peindre l’intérieur de la
bouche comme Monet peignait un coucher de soleil.»
« Bacon
espérait faire un jour la meilleure peinture du cri humain, mais il n'en a pas
été capable. » Ange.
« Nous non
plus, mais nous n'avons pas cherché à le faire!» Ange et Marlo et Gil&.
*
Un long serpentin plus tard.
( Ya pas à
savoir combien de temps il s’est écoulé depuis nos débuts en peinture et en
écriture ; il reste du sable dans le haut de la montre. Beaucoup. Trop. Tout
doit disparaître : écrire et peindre pour égrener. Pas chercher à compter.
Ne pas installer un compteur kilométrique en bas de chaque page.)
Djief fixe, s’agite, prépare quatre ou
cinq assiettes de soupe de camaïeux.
Repeindre pour nous étonner. Ça le reprend.
Il tient un
large et long pinceau rallongé au scotch à chaque main ; suivant un axe de
symétrie vertical, il exécute une chorégraphie à deux mains.
Il dépose,
de part et d’autre
une vingtaine de lignes dans des tons
plutôt rosés violacés.
Intrigués
par tant de fougue.
Djief
instaurait une composition équilibrée,
contrebalancée,
genre
isocéphalie, très prisée à la renaissance.
Lui
n'optait pas pour le triangle isocèle
mais pour le Y,
en
majuscule calligraphique souple, et à l'envers.
Un
Y inversé en plein milieu du mur, sur presque toute la hauteur soit, plus de
deux mètres.
Un
M majuscule secondaire, resserré dans sa largeur, inscrit dans le Y.
Pas
d'autres lettres.
Ce
qu'il entreprend est dans nos cordes. Que ce soit Djief qui entreprenne cela
seul est inconcevable et surtout très intrigant.
Cerveau
gauche frère siamois du cerveau droit.
Ils
vont bien.
Ils
tracent des courbes, des accolades souples, plus ou moins ondulées.
On
se colle sur lui sans réfléchir et sans hésiter plus longtemps.
« Je
m’installe derrière Marlo, j’ai le souffle de Gil& sur les oreilles » ;
Djief recharge sa palette. Six mains écartelées brandissent chacune un long
pinceau.
Un
grand papillon ouvert qui peint.
… ! …
Une
promiscuité sur un axe, nuque, dos, fesses, ré, mi.
Le
quatuor se fait la voix, essais cacophoniques.
Silence.
Puis, genre
Beethoven, combinaisons courtes, reprises, symbiose. De la compréhension
mutuelle, moins de mauvaises couches, de moins en moins. Des dissonances de
couleurs tout de même, dissonances audacieuses, plus ou moins acceptées. C'est
la première fois que le groupe s'écoute si bien peindre. Le résultat est à la
hauteur, d'une unité surprenante, qui ne laisse pas transparaître qu'il a été
peint à huit mains, dextra sinistra simultanément. La même aisance aux
accolades, aux courbes, aux crochets. Un seul être à huit bras. Des tons roses
et violacés se mixent avec finesse
et délicatesse ; ça donne de la soie de qualité, des passages de
lumière calculés, quelques replis profonds, des surfaces de repos.
Le carré de
papier blanc de deux mètres de côté a disparu avec le mur pour ne laisser voir
qu'une grande mandorle violacée, sorte d'amande verticale ( ) c’est le Christ
qui habituellement s’inscrit dans une aura de la sorte. Ici point de Christ prétentieux en lévitation,
juste un long pli sombre et profond, chapeauté par un repli.
Un croquis
serait inutile, on a déjà compris...
L'unité des
tons adoptée et imposée par Djief, nous a permis d’être en parfaite harmonie.
Nous n'étions pas habitués à la symétrie. Y inversé, agréable à peindre.
Presque trop facile.., pourtant le résultat fut plus troublant qu’à
l’accoutumée.
Vers 17 h, le
travail inachevé, reculés à reculons pour mieux le voir, les instruments
déposés. Immobiles. Scrutateurs. Auto satisfaits.
Djief marmonna
une phrase en corse :
«
Fighjuleti u passaggiu di l’umanitā. »
(Isoler cette phrase, c'est la seule qu'il ait
prononcée depuis longtemps.)
( )
Djief se
dirigea vers la mandorle et, sans ralentir devant la peinture, il pénétra à
l’intérieur.
Eberlués, nous
le suivîmes des yeux:
« J’emprunte
le sentier sinueux des rivières et des montagnes.» (Ange, peux-tu traduire cette phrase en
corse, s.v.p. de façon à ce que personne ne la comprenne.)
Son image
rétrécissait au fur et à mesure qu'il s'enfonçait dans la fente, puis, elle
disparut de notre vue à cause de l'obscurité. Elle avait bien diminué !
Comme des
lapins blancs, nous étions pris dans les lacets, aussi braconniers que les
spectateurs lambda qui se sont pris dans nos grands formats. Nous n'avions pas
vu ce que présentait notre peinture gestuelle.., pas si intellectuelle qu’on le
croyait !
-« Un sexe de femmes entrouvert.
Waouh ! » Marlo.
Seul Djief savait ce qu'il voyait. Lorsqu'il se
dirigea vers la sortie, il se débarrassa d'un petit bout de papier qu'il tenait
secrètement dans sa main depuis le début de la séance. C'était une de nos nouvelles
règles, seul le chef d'orchestre devait connaître la partition. On a beau avoir
de la mémoire, faut un modèle. Il avait découpé l’épaule de la femme à
l’hermine.
Djief, plus
fort que Courbet avec son tableau : « L’origine du monde» 1866 !
Nous n'avons
jamais revu Djief.
Tant mieux pour
lui.
-« Ange
trouve-moi une autre sortie, je ne (re)passerai pas par (là) ! On n'y passe pas
deux fois dans sa vie » Marlo.
Le prof, qui
lui, sortait facilement, ne dit donc rien.
Ange qui
n’avait, ce jour-là, aucune raison de sortir ne chercha pas ; tant,
sacrebleu et pourpre, que la peinture était belle !
Les autres, ils
étaient sept ou huit, les têtes dans leur papier peint, n'y virent que du feu*…
*Le premier
dessin serait dû à une belle jeune femme grecque nue qui, se tenant près de
l’âtre, aurait pris un morceau de charbon de bois pour fixer sur le mur blanc
le contour de son fiancé nu qui partait à la guerre rouge.
… n'y virent
que du feu. Un seul élève n'avait pas la tête dans le guidon, Matthieu. Il
avait vu Djief disparaître dans la peinture. Il venait de lever la tête pour
lire péniblement l’heure sur sa montre de poignet.
*
« Tu peux venir
dessiner et peindre avec nous, mais tu dois savoir qu’ici on ne peint pas comme
des babouins ! » C'est comme cela, quelques mois auparavant, que T…
présenta l'atelier de peinture à son copain Matthieu, un grand gaillard voûté et boutonneux qui
se penchait pour l'écouter dans la bouche.
-« Ouais, j'aime bien dessiner, j’aime bien dessiner des camions, des
camions de pompiers. . , et des camions de bestiaux. »
-« Il peut venir la semaine prochaine ? Il aime dessiner. » exigea T…
Marlo, qui pêchait le fil de la conversation sans y toucher. . , ça ne
lui disait qui rien qui vaille, ce jour là, il se tint coi à contre courant.
La semaine
suivante quand ce grand dégingandé à la voix graveleuse, qui ne fait pas de la
dentelle dans sa cellule, passe dans l'encadrement de la porte de la salle
d'arts plastiques en obscurcissant* légèrement la petite salle, Marlo en
rapace, de l’intérieur, (donc dans l’autre sens,) la dégaine renfrognée, rentre
dans le prof .
« C'est lui ou moi ! Si ce type entre, moi je sors,» sachant très bien que s'il avait fallu faire
un choix c’eut été l’aigle que le professeur aurait choisi, il joue avec ce déséquilibre.
L’aigle; -« La présence
de ce type ici est une honte à mon incarcération. Il ne relève pas du même type
d'enfermement que moi* !»
Le dompteur; aussi adroit qu’un prof qui sélectionne ses fauves, (y en
a qui échouent!), fait reculer obligeamment la proie/leurre, ce trop grand
garçon voûté.., qui se diaphragme*.
* « Plus* de
lumière… » Goethe agonisant.
* Plusse ; le contraire de moins.
*c’est la seule fois que Marlo a perdu son humanité.
Matthieu porte au poignet une montre en carton, les aiguilles indiquent
l’heure au stylo bille ; toujours la même heure, l'heure des horlogers, 10
h 10.
Par la suite dans l'atelier, il s'est rouvert un petit diaphragme, (1,8 pas plus). Il a su se faufiler comme un petit écorniflé sans
craindre le rapace qui n’était pas son prédateur.
*
La proximité est la pire courtisane des choses dans une maison close
comme celle-ci.
-«Qu'est-ce que la solitude ? »
-«C'est la promiscuité!» répond aussi sec Marlo au sondeur
météore, qui n’avait pas envisagé la solitude sous cet angle.., un curieux qui
croyait poser une question embarrassante !
*
Le prof apprenait des trucs compliqués en dessin grâce à Matthieu.
Avec lui, il pénétra les arcanes des différents types de représentation de
l'espace, qui n’étaient plus dans sa circonférence depuis sa petite enfance..,
c’était donc bien plus que de la croûte de tarte à avaler ! Lorsque Matthieu crayonnait un camion d'après une planche du
dictionnaire, il lui ouvrait la
sous-ventrière, il le sur développait ; comme s'il était né avec un
système à désenvelopper les camions incorporé dans sa demi sphère. Les monstres
du macadam se faisaient désentraver plusieurs fois à l’ouvre-boîte, boîtes
dangereuses. Il ne les surexposait pas avec beaucoup de conformité, mais il
levait les voiles sur tout, larguait certaines amarres, jetait l’encre sur des
trucs inconcevables.
Dubuffet, prospecteur de trésors de galions, ne rencontra que des oiseaux de l’envergure de notre
gaillard. Matthieu est un des siens sur la nef*. Il aurait pu représenter tous
les systèmes du corps humain en un seul dessein, une utopie de Gil& ;
digestif, sanguin, respiratoire, et lymphatique.., comme un buffet ouvert avec
tous les détails du garde manger, pas de texte qui expie; une chatte, une meule
de foin n'y retrouverait pas ses petits. Il n’a pas essayé l’anatomie…
Dommage !
* …des fous de Sebastian Brandt, illustrée par Jérôme Bosch…
Que des bétaillères et des camions citernes !
Puisqu’il inversait ce qu'il ne voyait pas conformément, ça donnait un
bordel embrouillé inversé dans un miroir sans tain : la cabine était là où on
ne l’attendait plus. Il convertissait même le haut en bas. On aurait dit un
camion de pompiers après un grand incendie. Non que le bahut ait crâmé, il
demeure rouge vif. ( ? ) …Ça suppose d’imaginer quelques pompiers, qui à
hue, se seraient acharnés à dévider les tuyaux, et d’autres à dia, qui se
seraient éreintés à mettre le
lourd moteur en morceaux, tant qu'à la fin, s’il avait fallu, ils leur
auraient été impossible de remettre en ordre les différentes tragédies de
cet inventaire capharnaümique …
Pour finir, Matthieu
scotcha bout à bout deux cartons pour fixer une remorque à son exhibition de
robinetterie. Il placardera le diptyque dans sa cellule en face de son camion
lit de pompiers assez vrai.., rétros, klaxons. Le feu, c'est sa vie, dans une
autre vie ça sera.., l’anatomie. Regrets. C’était un pinailleur de première classe, on l’a
bien compris, qui se suspendait aux moindres recréations, que le prof lui-même
ne démêlait pas. Il pouvait changer d'échelle de manière incompréhensible.., Ah
la la, fort, trop fort pour Gil&. !
Sa calculatrice était en carton.., Il ronchonnait tout le temps, pas
très fort, mais trop fort pour Marlo !
Marlo a fini par le tolérer dans l'atelier.
-« Bon ! Mais pas avec nous en peinture… »
Le problème ne s’est jamais posé pour la peinture. Il ne nous a jamais
vus peindre, nous étions pourtant en face de lui sur le grand mur. Il n'osait
pas regarder les artistes au travail, il craignait trop Marlo, qui est toujours
resté réglo avec lui. Il l’aurait même défendu contre ses prédateurs, il en
avait. Matthieu n’est qu’un leurre pour Marlo. Ange tempère. Gil&.
collabore avec tous les élèves, il est payé pour ça.
Djief est ailleurs, Matthieu l’a vu réduire comme ses camions, il vient de regarder sa montre,
toujours à 10 h 10 ; les
aiguilles comme la partie supérieure d’un Y définitif.
Les trois peintres de repli, sans champagne, lèvent leurs coupes, les Y
Y Y vides levés, pour le départ d’un des leurs dans le grand « i » grec :
« A ta santé
Djief ! »
Le cristal des verres entrechoqués résonne sous la coupole.
Sous la grande coupole de
la croisée du transept de la cathédrale, quatre pendentifs triangulaires V V V V raccordent la demi
sphère aux quatre murs piliers de la base carrée. Le Christ en majesté se la
joue plaqué sous le sommet du ballon, et les quatre évangélistes, fiers comme
des gros bras, trônent assis sur leur écrits, respectivement collés sur leur
accroche cœur triangulaire;
Saint-Marc et son lion,
Saint-Jean et l’aigle,
Saint Luc et le taureau,
Saint Matthieu et l’ange.
Donc, Matthieu
l’analphabète* (et ses camions) cohabite avec Ange l’anachorète (et sa
peinture).
Oh ! là !, ici, pour ce cadavre écrit, imprimé sous
vos yeux, papier blanc ou écran luminescent déroulant, s'est Matthieu qui guide
Ange. Pas facile à admettre ! Ca s’est fait sans qu’ils soient de mèche.
L'un et l'autre n'auraient pas aimé le savoir. Matthieu n'en aurait pas eu
l'étincelle. Ange aurait préféré être briqué par Gil&…
Donc ; quand
l'ordinateur portable entrouvert, (bénitier de lagon aux bi-lèvres émeraude,)
génère soigneusement des lignes de mots gris sur l’écran plasma tapotés par les
doigts inhabiles d’Ange*, c'est Matthieu qui conduit l'engin. Matthieu,
qui est toujours à 10 h 10, c’est encore lui qui a fait traverser Djief, lui
qui éteindra le feu de la rampe quand tout le monde sera sorti du plateau… Il
faut faire confiance à celui qui regarde le doigt du maître qui montre la lune.
* "Dans le tableau du Caravage à Rome,
c'est l'ange qui dicte le texte et guide la main de saint Matthieu
illettré." (Le rapprochement des situations est fait au risque de perdre le
lecteur au clair de lune.)
Clés.
Le taureau exhala de bien
belles phrases sur le clavier de Djief qui par contumace n’est autre que St
Luc !
Lorsque la disquette de
l’ordi passe entre les mains de Marlo (St Jean) c'est l’aigle Corse qui punit
les fautes de syntaxe, celui là même qui apparaît chez Victor Hugo dans
« Les châtiments » ; « Il neigeait. . . Pour la première
fois l’aigle baissait la tête. ». . , métaphore de Napoléon.
Gil& (St
Marc) se battit comme un lion pour étendre sur le fil les mots essorés des
quatre lessiveuses de phrases. . , et y mettre de l'ordre.
L’Aigle
superviseur scruta les incohérences du texte et ne se lassa pas d’annoter, il a fallu lui clouer le
bec, il aurait pris le dessus. Il a beaucoup raccourci les chroniques d'ange;
Ange est un
conteur.
Matthieu ne
compte pas ; 0*
*( zéro)
Ange compte sur
le ring les réactions des premiers lecteurs de la disquette (qui n’en sont pas
les rédacteurs.)
A gauche,
contre : « Vous écrivez pour vous. Vous ne pensez pas à celui qui
n’a pas suivi l’escalade de votre amitié peinturlurée et alambiquée, que vous
compliquez à l’envi ! Un travail d’égoïste qui ne me concerne pas.
Ca vous fera un bon pavé à rire à
votre sortie, moi pas. »
A droite,
pour : « Il y a des moments de littérature…mais j’ignore de laquelle,
et de qui ? Il y des choses que je ne pige ni à la première ni à la
deuxième lecture*, il y a des écrivains sophistiqués : par exemple
Quignard, le dernier, page 49 : «L’écrivain est le langage qui se
dévore lui-même dans l’homme dévoré par le mentir qui en fait le noyau. » C’est le brassage des textes
collés, interpénétrés et enrichis
les uns par les autres qui fait la
richesse de votre pavé baroque, bravo!»
*Relisez ! « Réécoutez ! »
Répondait Beethoven à ceux qui lui demandaient ce qu’il avait voulu dire.
Il est très agréable de savoir que certains
lecteurs cobayes soupçonnent qu'il n'y ait de l'intérieur ou de l’extérieur de
la geôle qu'une seule main qui frappe et qui dépêche ces replis, (ce
texte !) ; oui et non, entendu que comme en peinture, d'année en
année, les coups de pinceaux donnés par les différentes mains sur la toile sont
devenus indiscernables; union en peinture, cohésion en écriture, ils y sont
parvenus !
Le parfait
cadavre exquis c'est la disquette !
Le délit
parfait.
La disquette grille-pain
qui passe d’un ordinateur à l’autre. Elle ne laisse aucune rature, aucune
écriture cursive, rien de graphologique, rien que l'on puisse attribuer et
reprocher à l’un ou à l'autre, toujours la même police : du Times New
Roman généré sans hésitation, sans état d'âme, anonyme, mais sacrément lisible
!
***
On peut
promptement régler le compte à Marlo : il a tant gonflé et exagéré les
formes rebondies de ses femmes de papier, il les a tant gonflées qu'il a fini,
comme le Baron de Munchaüsen, aéroporté par la grappe de fesses et de seins d'Aphrodite*.
*Architecture
: la première coupole aurait été moulée sur le sein* d'Aphrodite.
*sein :
sinus.
Evidemment que
Gil& est victime du « syndrome de Stockholm » ! ( Sur
l’aéroport, d’heures en heures, tous les passagers pris en otages, se sont mis
à prendre parti pour les terroristes et à maudire les décisions des autorités
territoriales.) Gil&, passager clandestin est dans la même situation, il ne
souhaite qu’une chose : voir se volatiliser les peintres.
L’indispensable
chef-d’œuvre !
(Dernière
station.)
Un jour d'été
2002, sept jeunes peintres désœuvrés en mal de peinture se rassemblent dans un
grand atelier isolé.
C'est parce
qu'ils ont bu le débit du roman par l’Internet qu'ils ont eu envie de s’y
mettre : la peinture et la personnalité d’Ange Confusiani sont
captivantes : un type qui
donne des leçons à leur professeur honoris causa ! Un capitaine qui
barre la peinture comme un brick ! Un gaillard d’avant eux qui vit comme
un poisson dans l’eau dans une enceinte fortifiée et qui y trouve matière à
peindre !
Le professeur
leur a déroulé le tapis rouge : les rouleaux de peinture réalisés à
l'intérieur de la prison. un Bacchus bon enfant, un ciel rougeoyant, des
chevaux écumants, cavaliers sévères, des drapés colorés, plis et des replis
bigarrés, des mètres carrés de labeur, des kilos superflus de peinture.
Ils ont ouvert
des gros pots, fichu un sacré bordel dans le grand atelier, cassé la croûte, se
sont coupé les cheveux, refait un peu le monde. . , mais surtout, ils ont
peint. Quand on peint on ne cause pas, en tricotant c’est possible. Ils ne
peuvent pas faire deux choses à la fois, doivent se concentrer sur leur mètre
carré.
On ne sait pas
toujours quoi peindre ; à sept, pas facile, c'est presque un orchestre à
éclairer.
Ce jour-là on a
décidé d'aller voir dans la tête de Nico pour savoir s'il n'y avait pas laissé
quelque chose à peindre. Il a souvent des trucs qui traînent, il y a l'embarras
du choix quand on y jette un oeil. Pourquoi sa tête et pas celle d'un autre ?
Pour lui être agréable, il n'allait pas merveilleusement ce jour-là. Pas très
grave, juste des démêlés sentimentaux, il se prenait les pieds dans les nœuds
en débutant.
Nico a une grosse tête pleine de bazar
et de trucs qu'il a lus et vus dans les livres de quand il était petit. Il
reste de la place dans sa tête, mais pas trop, quelquefois il ne sait plus où
ranger le nouveau qui arrive, ça reste devant le portail, et cela l’empêche
d'aller voir ce qu'il y a derrière.
Dans son
intelligence c'est comme une meule de gruyère mais en plus grand, vraiment plus
grand, à une autre échelle. C'est plutôt des galeries qu’il a dans sa tête. Son
cerveau c'est plutôt une architecture compliquée, genre basilique, avec des
voûtes en berceau partout, des culs de four, des arcs-boutant, de la pierre
taillée partout. Mais ce n’est pas bien aligné comme une cathédrale gothique ;
une croix (nef, transept, cœur), c'est plutôt comme si un architecte n'avait
pas suivi de plan, c'est imprévisible, y a pas de grande salle, ça tourne à
droite à gauche. Les couloirs
voûtés conduisent à la lumière, vers une sortie ? Mais on ne sait pas comment
s'y rendre. Il y a des tourelles et des passerelles en bois qui semblent nous y
mener, des chaînes barrent le passage, ce n’est pas possible. Tout est
démesuré, les puits de lumière sont violents, les zones d'ombres angoissantes,
noires, inaccessibles. On se demande bien comment Nico peut ranger là ce qu’il
possède ! De grosses grilles bloquent les portes et les fenêtres.., il y a
de l'écho. Il doit y stocker des connaissances rares, des souvenirs d'enfance,
des citations entières de livres oubliés.
Des galeries,
des couloirs, des arcs, des ponts de bois : on va essayer de peindre ça..,
de l'intérieur.
Y avait
peut-être plus simple dans la tête d'un autre. Tant pis. Faut pas chercher
pendant cent sept ans. Ne pas trop hésiter, y aller.
Il y a de
l'ombre et de la lumière, ça s’est bien. Et, si cela aide Nico à y voir plus
clair, tant mieux pour lui . . . et nous on aura fait une belle virée au centre
de la tête.
Ici on n'est pas confiné, on
est ailleurs, on peut se déployer, étendre les ailes.
Sept
mercenaires.
Nous n'avons
jamais guerroyé de concert, quelques uns n'ont jamais peint sans main courante,
d'autres se dépatouillent très bien. Notre point commun est d'avoir été l’élève
du maître.
On veut se
jeter sur la toile mais la tête de Nico résiste. On comprend qu’elle ne peut
pas se peindre ; qu'il va falloir la construire. C'est pas un travail de
peintres, heureusement on s'en est rendu compte assez vite, c'est plutôt un travail
de maçon.
"Nos
pères étaient maçons." pensa Ange. . , ailleurs.
On balance les
pinceaux, on dégotte des truelles. On commence par échafauder un grand mur ;
dix mètres de long sur trois mètres cinquante de haut. Les rangées s'alignent
horizontalement, le mur se monte, sans coups de sabre*. De la pâte épaisse
déposée à la taloche sur toute la ligne, on choisit les moellons et on les
dispose comme des Legos, faut qu'ils se croisent avec ceux de la rangée
précédente.
Dare dare, on
arrive au-dessus ; notre mur est aveugle, il cache tout ce qu'il peut y avoir
derrière. C’est à dire rien, même pas le néant. Il est plaqué contre le support
vierge. Un mur épais, un appareillage cyclopéen barre la toile. Une muraille.
Ensuite, et
vite, ne pas attendre la prise du ciment ; triturer la pâte, desceller les
parpaings, recouvrer ce qu'il y a derrière cet obstacle, fouiller dans la tête,
ouvrir ce mur aveugle comme celui d'un squat.
"Y doit
bien y avoir quelque chose derrière cette muraille, c’est pas possible que l’on
ait bossé pour rien !"
Notre
espoir : découvrir la nef d’une grande cathédrale romane désaffectée
construite sans queue ni tête, qui défie les lois de la pesanteur, un imbroglio
de pierre de circonvolutions, de calottes, et de voûtains ? Personne n’y
croit.
-"Considérez
ce mur comme étant un cadavre et votre truelle de maçon comme un scalpel
destiné à faire disparaître l’opacité de l’obstacle, et donc à désigner la
lumière de ce qu'il cache." bafouille Gil&.à l’esbroufe.
-« Waouh ! »
s'alarment les élèves que le plausible défi déroute.
C’est tout de
même dingue de savoir que derrière notre mur maçonné il peut y avoir le foutoir
labyrinthique du crâne compliqué de Nico. Au début, on rigolait bien, on
disait ça pour déconner, on n’allait tout de même pas gober qu’il était
possible d’atteindre son
cortex par la maçonnerie. . . Lui, ça le faisait bien rigoler aussi, ça
lui tenait chaud. Il est toujours persuadé que tout est limpide quand il parle,
à nous soûler.., on doit se débrouiller avec son vrac qu’il nous livre par
gerbes. On en laisse des brassées, on ne peut pas tout engranger…
Eh ben, c’est
pas le foutoir de Nico qu’on a rencontré derrière le mur. On aurait pu tout
aussi bien ne rien rencontrer du tout, d’habitude ya rien derrière une couche
de peinture même maçonnée à la
truelle. Si on croit mordicus que c’est un mur, c’est parce qu’on est bon
public, qu’on décolle assez facilement en poète du quotidien. Retrouver à
volonté l’enfance qu’est pas bien loin qui chatouille. Ya pas plus de mystère
derrière ce mur que de beurre en branche, c’est sûr. Mais on est là pour passer
une bonne journée et prendre une déculottée en peinture, qu’on aime bien
s’prendre, on s’prend pas pour Albator !
-----( ?
)-----
En sondeur de
catastrophe inexpérimenté un des maçons en culottes courtes s’est mis à
tambouriner pianissimo sur un moellon qui sonna plus creux que les autres.
Quelle musette le piquait ! Adagio, en connaisseur il plaqua l’oreille sur
la peau pour entendre les résonances telluriques au plus profond.., assez
distinctement, et, decrescendo ça cessait.., ça reprenait plus allegretto au
cœur comme si quelqu’un jouait des
petits coups rigolos sur le clavier d’une tuyauterie de cave souterraine ;
« Tititing ! titing ! ting ! g ! » Puis ça
continuait en plus rigolard : « Guiling ! guilig !
guili ! guiliguili *! » Et encore…
*CD
possible.
Descellez un moellon ! Avec la
truelle en pied de biche. Bing ! De la crème fraîche dans la figure, tout
le monde se marre. La pierre bouge, elle est extraite comme la bonde d’un
tonneau; la lumière fuse, éblouissante, elle inonde l’atelier, en marquant à 45
degrés des zones franches de lumière aveuglante. Personne n’a l’idée de se
mettre à genoux, de prier, encore heureux ! Quelqu’un d’aussi con ne
serait pas intronisé dans l’équipe ! C’est plutôt les lunettes de fin du
monde qui s'imposent… A l’unanimité on souhaite accélérer, le jeu en vaut-il
les chandelles dont nous allons avoir besoin ?
Ce qui est
derrière n’est pas le ciboulot de Nico, c’est plus compliqué, presque un truc
d’extra terrestre, c’est dire...
Est-ce nous qui
révélons cette gracieuse auréole ?
Nous avons la sensation d'être dans une sale affaire.
-« Dégagez
un autre parpaing pour y voir plus clair. »
Avec Hitchcock,
le héros sait qu’il y a quelque chose dans la cave suintante et obscure, et il
y va tout de même, nous, on attend peinard, qu’il le fasse à notre place de
cinéma. Ici pareil, on court sans doute au casse pipe ; on enlève d’autres
pierres et on se fait agresser par la lumière, et on trébuche dans un univers de pierres et de poutres, genre
Piranèse*
*Piranèse et sa célèbre
série des « Carcéri » (prisons, en italien), celui que Focillon
appelle « Un prophète du passé, un magicien de la lumière, un
admirable artisan de la gravure.., »
n’a pas inventé cet univers carcéral, il était déjà inscrit dans la
tradition du décor de théâtre au XVIIIème siècle.
C’est un décor
de théâtre qui a surgi devant nous, à la fois obsédant et grotesque, dramatique
mais impossible, presque risible, trop carcéral.
Çà appartient à
qui ce forum oublié ?
-« On
peut pas pénétrer dedans ! »
Evidemment, on
n’est pas dans un conte.., faut pas exagérer, c’est en deux D, pas en trois D.
Même quand tout
sera sec et solide on n’y pourra rien, on n’est pas des passe murailles… c’est
déjà époustouflant d’avoir ce panorama sous les yeux sans avoir eu à le
brosser.., on monte un mur contre une grande toile, on le casse aussitôt, et
hop on découvre derrière sur la toile une architecture qu’on a souhaitée mais
qu’on n’a pas peinte. Fortiche ! Cela aurait été autrement plus
problématique de peindre ce gigantesque hangar à fresco avec ses perspectives
tous azimuts. Certaines lignes de fuites sont absurdes et fausses, mais tout de
même. Y aurait eu besoin de grands
compas pour tracer des trucs pareils, des gabarits, des bissectrices… L’espace
dévoilé, (démuraillé) mesure plus de cent mètres de large. La hauteur des
voûtes culmine quelquefois à cinquante mètres. Pas de ciel à l’horizon, pas
d’horizon, pas de soleil, juste des puits de lumières.
Le puits dans
lequel Ange a jeté la clé de sa cellule ?
C’est qui qu’on
entend tintinnabuler quand on plaque l’oreille sur la peinture fraîche?
(Attention !) (C’est fait, on pouffe de rire.)
A trop penser à
notre Maître artiste à tous ; Ange Confusiani, Prométhée alias
Ribouldingue, St Matthieu, on finit par le kaléidoscoper partout… Il est là bas
aux cinq cents diables, dans le dédale de pierre, emberlificoté dans les gravats de sa cellule
moribonde. Trop loin pour l’apercevoir, les couloirs en volées d’escaliers
mènent loin, bas et profond.
-«
Ange y es-tu ? » Ter.
L’espoir de ne pas peindre seuls, de
rendre à Ange ce qui appartient à ange ; c’est lui qui a inventé le
concept de peindre réuni !
Les peintres au
cours des siècles, se sont toujours regroupés en respectant la sévère
hiérarchie compagnonnique, mais depuis la fin du dix-neuvième siècle les
individualités écorchées ont pris le dessus sur les associations et les
écoles, néanmoins la plupart des peintres pleurent seuls avec leurs pinceaux
sur leur morceau de toile. Nous
peignons fouriériste. Pour nous avoir incités à peindre à quatorze mains,
veuillez agréer, Maître Ange, notre plus haute considération.
Notre utopique conciliabule d’histoire de la
peinture associative a duré, suffisamment pour qu’un homme comme Ange puisse,
franchir les moellons de sa geôle, marcher plein sud, se repérer dans le dédale
de couloirs où la lumière est aussi fatigante que lorsque Mitterrand erre seul
dans le Panthéon, (sans caméra pour le filmer sur toutes les chaînes sous tous
les angles).
Ange apparaît
en aristocrate, comme un pacha du haut de sa passerelle, fait un petit signe de
vie de la main ; « Hello ! » « Echo ! »
« éco » « éo »
Il avance
tranquillement vers nous, d’un pas lent, calme mais folâtre… « Ne m’appelez
pas maître, seulement centimètre*. » dit-il posément en enjambant la
zone de fumigènes…
*emprunté à un musicien.
Stop !
Coupe…
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Arrête,
merde ! Non mais c’est pas vrai !
On va pas
refaire le coup de la peinture fenêtre ouverte sur l’extérieur !
Un, Djief qui
laisse la clé sous le paillasson, s’enfonce dans la peinture à travers le crevé
de la manche de la dame à l’hermine et se met au vert.
Deux, dans le
sens inverse Ange s’extrait de la glu… et retrouve la clé des champs dans
un puits de lumières!
Virez tout ce
passage. Trouvez un scénario plus « nonsense ».
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Ok ! Arrêtez
la lecture à la page 110, après ; « on s’prend pas pour Albator. »
Et reprenez ci-dessous, c’est plus dingo.
*
« Le microscope
électronique a confirmé ! Derniièères nouvelles ! » A la
une d’un canard.
L’épaisse
mixture pourpre, émeraude et outremer retrouvée derrière le mur qui dessine
l’étourdissant panorama d’une architecture absurde éclairée au canon a été
peinte au pinceau !
Quelqu’un a
vraiment peint ce dédale de voûtes de pierres après que le septuor ne mure la
toile, et avant qu’il ne la descelle !
-« Arrête
de nous prendre pour des cons! »
…Appelés à la
barre les uns après les autres.., leurs témoignages concordent ; la toile
était vierge. Les membres du septuor reconnaissent ne pas avoir fonctionné
comme des peintres orthodoxes en murant la toile ; quand on murmure, c’est
que l’on n’a pas la conscience tranquille, eux pourtant l’avaient.
Quand on peint
avec passion, (avec ses tripes !) de tout son cœur, un pigment pourpre
appelé " blouep* " peut passer dans le sang en cas de
plaisir intense ; on en a retrouvé en abondance dans la toile du dessous.
Toutefois, si on peut difficilement comprendre le passage du pigment épais des
viscères au sang il est encore plus dingo d’imaginer le passage du sang vers la
toile via le pinceau.
Quelqu’un a
utilisé une quantité importante de pigments pour peindre !
Il a été
difficile de faire admettre à la petite troupe de maçons qu’Ange seul n’a pu
suinter autant de pigment. Et ne pas croire qu’il suffit de se vautrer* sur la
toile pour laisser la trace de cette couleur pourpre.., c’est, à coup sûr, bien
plus biscornu que cela ! Cependant, il fut confirmé l’année suivante que
les pigments provenaient bien de la même personne en bonne santé. D’autres
teintes que le pourpre ont été repérées en grande quantité ; des petits dépôts de minéraux provenant
d’autres parties du corps qui produisent aussi de très belles couleurs !
La bile donne la laque de garance cramoisie, par exemple.
*Le Suaire de Turin a été
fabriqué entre 1260 et1390, ce n’est donc pas le Christ qui a pu y laisser ses
traces de souffrance ; néanmoins, il y a bien quelqu’un qui a été crucifié dans
les règles de l’art, cloué par les poignets, lacéré et enveloppé dans un grand
linge…
* Les Anthropométries d’Yves
Klein sont plus réjouissantes que le suaire ; quelques belles filles se
sont faites enduire de peinture qu’elles ont déposée avec grâce sur une toile
vierge fixée au mur.
Le poids total,
des pigments et du liant utilisés pour colorier cette grande toile à été
calculé avec précision ; un prélèvement d’un centimètre carré qui n’a fait
de mal à personne, soit 0,19gr, a été minutieusement gratté. Ce qui fait 2,4
kilos de matière ; pigment et liant compris, sachant que le liant gras a
séché et que la quantité de pigment minéralogique n’a pas pu varier…
L'histoire est
suffisamment complexe, il n'est peut-être pas nécessaire de se référer aux
scientifiques. D'ailleurs, ils n'expliquent rien, ils ne supputent pas juste,
juste ils supputent... Alors ?
Rappel du
premier scénario abandonné : Ange n'est donc pas sorti de la cuisse d'un
gigantesque tableau de Piranèse (en couleurs !) Il n’est pas apparu en bas d’un
escalier de pierres éclairé par le
puits de lumière de sa clé recouvrée. Ce n'était pas un bon plan de sortie de
tableau.
Néanmoins, le rideau de scène est bien la
reproduction polychrome et monumentale d'une gravure noir&blanc de ce
visionnaire dantesque qu’est Piranèse. N'y attendez plus l'apparition du
peintre reclus : Ange est toujours dans sa cellule "in
Carcere"... c’est-à-dire dans la prison qu'il a apprise par coeur
depuis tant d'années et dans laquelle il peint, et, pour laquelle Gil&. se
déplace depuis tant d'années. Incontestablement, le professeur ne tient par le
rôle le plus difficile de la pièce !
Habitude:
intra-muros, peu de détenus s'intéressent à notre Prométhée de la peinture, il
est devenu transparent pour la plupart des surveillants, et sonnant et
trébuchant pour les quelques professeurs qui l’ont approché.
Doute: retour
des vacances d'été 2002 ; plus d'Ange au
long cours de peinture !
Transfert ?
Personne ne
veut ou n’ose répondre à la question, on détourne la conversation.
Libération ?
Impossible...
(?) 16 ans ! Seulement six calendriers épluchés en oignons !
L'atelier : le
travail reprend avec d'autres néophytes qui rêvent d'atteindre le niveau
d’Ange, la référence en peinture: une grande toile en point de mire sous les
yeux pour mesurer le chemin à parcourir ; marche et rêve.
Sur la grande
toile modèle, des arcs doubleaux, des colonnades, des claveaux de pierres, des
voûtes en berceau, une tour circulaire monumentale, l'ensemble est brossé
largement avec conviction et énergie.
Scénographie
exagérée : la fenêtre de la tour barricadée par une lourde grille en fer forgé
démesurée semble illuminée par l'acier en fusion d’un petit haut fourneau
intérieur.
Un clair-obscur
plus fort qu'un George de la Tour !
Interrogation:
Ange a-t-il peint cette toile présentée dans l’atelier ? C'est possible ?
Un tel sujet
Peint par un embastillé ? Seul, l’été dans sa cellule ? Absurde…
A-t-il puisé
son inspiration dans le ciboulot de Nico comme l'équipe de jeunes peintres
extra-muros ? Il connaît Nico par
Gil&. le prof.
Transmission de
pensée ?
Étrange coïncidence
!
Hypothèse : 1-
Intra-muros Ange aurait peint une scène complexe de couloirs et de voûtes sans
fin...
2- Extra-muros, le septuor ne réussit qu'à construire un mur aveugle de
chantier derrière lequel au démontage il découvre, à la virgule près, un
complexe architectural ; (qu’Ange aurait pu peindre seul en cellule de juillet
à août).
Donc :
Deux toiles identiques qui ne seraient « qu’une » à deux endroits
différents.., ( ?) Impossible !
Mention: Ange
Confusiani ne se s’est pas volatilisé, Ange n'est qu'un prénom corse qui ne
prédestine pas nécessairement à l'envol. (Les Blandine ne finissent pas dans la
gueule des lions.)
Déduction: Ange
a eu chaud durant cet été. Il a peint, beaucoup peint, trop peint...
Il en est
peut-être mort, mais où et comment ?
La mort est une
évidente déduction, mais la mort laisse des traces, or, il n'y en a pas ;
juste son pinceau chinois volé et cette toile ultime, la dernière, la plus
belle, la plus monumentale, la plus joyeuse par ses couleurs qui du coup,
annihilent complètement l'absurde sujet cauchemardesque du labyrinthe sans
issue.
Essayons tout
de même de prêter foi à cette histoire de pigments* retrouvés sur la
toile : 2,4 kilos de matière en poudre (liée sur la toile !) qui
proviendrait du corps d'une seule personne.
*Le bitume de Judée fut la
première couche sensible utilisée par Nicéphore Niepce en 1827.., mais ça n’a
pas de rapport.., alors pourquoi l’écrire ?
Un corps est
constitué de beaucoup d’eau. On ne meurt pas en réduisant de quelques kilos
d’eau, mais, en est-il de même si l’on perd plus de deux kilos de matière
minérale solide ?
Prenez Ange, il
pèse... Il pesait ! Il n'est plus là... Environ 70 kilos. L'essorer: il a
beaucoup diminué.
Notre déduction
est absurde et fantastique, mais bon sang! Il faut bien trouver une explication
logique !
Si l’on admet
ce qu'ont écrit les scientifiques, l'histoire n'est pas macabre ; « en cas de
plaisir intense le « blouep* » peut passer dans le sang puis
sourdre par les pores dilatés lorsque l'on a « la chair de poule ». Grande
émotion, grande joie.
Faites-en
l’expérience avec une raclette en bois (bâton d’esquimau). Rendez-vous à
l'opéra, c’est trois heures d’émotion assurée : vous récolterez, sur votre
avant bras.., sur votre ventre (à
la raclette) une noisette de pigment, de quoi peindre en garance un pantalon de
zouaves ou autre chose de votre choix.
Le pancréas
fabrique du carmin,
la lecture
passionnée de Prévert donne du jaune mordoré, le vert est obtenu par le mélange
du Prévert et du bleu syncope.
Le rouge vif
par fierté.
Le noir par
inavouables pensées.
Et le blanc
qu'il faut empâter… (Il est donc indispensable d'en posséder une grande
quantité. Touchez un empâtement de Rembrandt !)... Des minuscules perles
laiteuses coulent des yeux de l'artiste s’il l’est, si son dessein est limpide
et son trait transparent. Le blanc perle quand l’artiste commence à vaticiner,
à euphoriser en rond autour de son
oeuvre, il égrène des larmes de contentement. Palsambleu, il lui en aura fallu du plaisir pour en avoir de
toutes les couleurs, pour en racler autant ; 2,4 kilos de pâte multicolore
! Les restes d’Ange se seront sans doute évaporés en poids plumes.
*Blouep ;
phonétiquement comme "Blow-up": ne pas confondre avec le film
d'Antonioni.
Ange brava
Zeus*, d'abord en créant, puis en écrabouillant le premier homme qu'il peignit
avec des pigments et du liant. Ensuite il a essayé de réanimer le feu du ciel
au canon pour illuminer les ténèbres de la terre et de l'humanité.
*page
3 ; Prométhée brava Zeus..,
Un Ange passe
……………………………………………..
…………………………………………..………,
en Corse.
*
***
Axiome :
plus on est seul, plus on est Corse. Attention, s'il convient d’inverser la
proposition, seul un Corse peut le dire!
Premier séjour
: colonie de campeurs (près de quinze), camaraderie sonore d'estivants
enthousiastes, découvreurs et déjà conquis. Tout l’arôme présumé du pays en
pleine bonne poire continentale. Mais pas un Corse à l'horizon. Au retour, j'en
découvre un, collègue dans mon premier collège : déraciné, déplumé, presque
aseptisé, ne vivant que pour l'avion hebdomadaire (!) du retour dans son pays
confisqué. Malgré tout, qu'est-ce qui lui permet de rester digne ?
Deuxième étape,
trois ans plus tard. Cercle d'amis plus restreint (dix), écrémé. Avec le temps,
du cercle des miens, j'exclus ou s'excluent volontiers les renfrognés ; les
faux, les mous, les creux ; les friqués-blasés. Je n’aime que les fervents. On
habite sauvage "chez Le Berger" - comme si le pays n'en comptait
qu'un - premier Corse côtoyé à dose réciproquement homéopathique.
Traversées de
maquis, découvertes de plages espérèment désertes, colonisées de nos seuls
culs-rougis-punis. Je joue les premiers de cordée. Comprends que ce pays existe
mieux sans foule, sans bruit.
Troisième
approche, trois ans plus tard (tiens, j'avais pas remarqué...) Plus que quatre.
Plutôt montagne et automne. Place aux Corses, le touriste ayant déserté
l'horizon.
Découverte du
vent, des orages et de l'austérité : épreuve à surmonter pour se sentir accepté
par le pays. Ma fille y a deux ans. Elle est précoce à reconnaître les couleurs
: influence du lieu sans doute. Sa petite enfance est partout sacrée, elle a
tous les droits. Encore aujourd'hui, pour elle, la Corse est le pays de
l'hospitalité.
Bilan : la
Corse m’est familière et étrangère (Seul un con se sent partout chez lui, j'ai
donc progressé).
Quatrième essai
(trois ans plus tard, ça alors!). Sept. Nombre croissant : erreur, donc, et
régression. La Corse résiste, le Corse se cache. Essai non transformé. Avorté.
Dernière
croisade. Treize ans déjà, longue gestation, celle-là... Trois : père, mère et
fille. Mais je pars souvent seul, marcher. La Corse m’est entrée dedans par les
pieds, c’est par les pieds que je l'ai comprise et sentie, cette fois ; là où
ils pouvaient me porter, trop couard pour affronter l'abrupt, mais jamais
lassé. Je me souviens d’y avoir songé tout éveillé une nouvelle vie.
Prémonitoire !
Je n'ai
toujours pas parlé avec un Corse, mais j'ai dialogué avec son pays, selon mes
pas, mes chimères de marcheur.
L'année
suivante, c'est la Corse qui vient à moi. Qui me répond par le truchement de
trois ambassadeurs naufragés. Emprisonnés mais plénipotentiaires.
Pour moi,
chacun d’eux est plus que le Dalaï-Lama. D'ailleurs le Tibet je m'en fous, sauf
le respect et la compassion que je lui dois.
Voilà les
premiers Corses à qui je puisse parler vraiment, avec qui débattre, dont le
sort me soit lié et l'histoire familière, professeur équivoque qui apprend tout
autant qu'il enseigne.
Cinq ans après,
il n'en reste qu’un.
La Corse, j'y
retournerai quand Ange y sera. Libre.
Parole
d’Évangile.
Luc
Maffoni.
Jean
Chiodi.
Matthieu
Andréani.
Marc
Villemin.
Et
quelques autres.
…Et
Nad@ pour les pieds de nez.
Un dernier pour le plaisir ?
*
…Nad@ aima qu’ils vénèrent
ses pieds peints jusqu’à les lui laver : le trio avait acquis en quelques
années de telles connaissances en peinture qu’il pouvait se permettre de juger
les progrès en pointure de la belle hermine.
Toutes les semaines les
nouveaux pieds de Nad@ se blottissaient régulièrement dans le carton à dessin
du prof zélé, l’Hermès du vendredi, le trait d’union entre les garçons
admiratifs et la peintresse chagrinée de peindre ses jours sans un homme à ses
pieds. Elle trouva en eux une chaussure. Elle s’est tenue à un seul, le plus
mesuré, les deux autres se tinrent
admirativement à l’écart…
Oh, ça ne s’est pas
enflammé longtemps, juste une étincelle d’année.
Pour lui elle s’est
couchée nue sur une feuille de papier légère de sa largeur et de la double
longueur de sa taille. Le corps nu enduit d’huiles délicates et parfumées, elle
se couche et se recouvre. L’opaque devient transparent aux enivrantes pressions (des parties) du
corps. Empreintes transparentes obtenues le dos allongé et la face en relevant
le papier par dessus la tête comme une charnière. Une grande feuille, pour dire
sa présence et sa réalité à son amoureux, qui sera repliée pour réduire et
tenir dans le carton à dessin d’hermès. Le corps de Nad@ sous le bras à travers
le détecteur.
Dépliée en cellule, il s’y
est allongé…
****
Encart destiné aux
balbutiants qui déraillent souvent en lisant les lignes à découper suivant les
pointillés.
------------------------------------------------------------------------
Trois
braqueurs Corses et un centimaître d'arts plastiques se rencontrent à la maison
d'arrêt d'Épinal par chance et par hasard : ils se sont mis à peindre et à
écrire encore et en chœur, si bien qu’il s'est écoulé six ans.
On
peut jurer que nos premiers aveux de peintures et d’écritures sont.., sur la
tête de nos pères, authentiques : Bacchus, Méduse… Jusqu’à celui de l’ange
au pied nu qui nous a fait l’effet d’un électrochoc, puis tout fout le camp,
c’est du flan, nous avons trop peint de plis et des murailles de prison trop
hautes pour nous.
La
Dame à l’hermine existe vraiment, le repli sur son épaule est riquiqui, en
revanche, il existe une Nat et une Nédia, qui donne une Nad@ plus forte que les deux séparées.
Marlo
dessine des compagnes au charbon. Ange a progressé en peinture de manière
asymptotique. Djief s’est effectivement tu.
Quelques
autres ont peint et écrit avec nous, mais pas de manière aussi engagée.
Aujourd’hui.
Marlo (transféré à Marseille) rejoindra la Corse l'an prochain, Djief
(transféré dans la région parisienne) sortira l’année suivante, Ange est
toujours à Epinal. Sa sortie est pour bien plus tard. Et Gil& n’enseignera plus la peinture à la
maison d'arrêt quand elle sera vide, il a eu son conpte.
On cite pas mal d’endroits dans ce roman, on en
fait la liste :
Les Etats-Unis, l’Eden, l’Atlantique, Fresnes,
Marseille, Le Prado, Hong-Kong, Munich, Rome, Moscou, Venise, Berlin, Dublin,
Londres, un atelier à l’écart, La Corse, Corte, Alexandrie, Bâle, Stockholm,
Tibet, l’Assemblée Nationale, Turin, Olympe, Wanchai, la prison d’Epinal.
On récapitule les noms des personnalités dont on a
parlé :
Sébastian Brandt, Hermès, Bacchus, Le Berger, Rembrandt,
Le Baron de Munchaüsen, Focillon, Prométhée, Albator, Big Jim, un cyclope, Napoléon,
Courbet, Han Yu, Little Nemo, Manet, Danton, Jackson Pollock, Egon Schiele, Olga,
Narcisse, Goldmund, Sainte Céline, Marie-Madeleine, Zénon, Montherlant,
Mishima, Carmen, Zorro, Louis XV, Les Pieds Nickelés, Pellos, Filochard,
Ribouldingue, Titien, Croquignol, St Marc, St Luc, Raymond Queneau, St
Matthieu, Francis Bacon, St Jean, Jupiter, Champollion, la Méduse, Monet,
Renoir, de Vinci, Rorschach, Archimède, Richter, Schwarzenegger, Mahomet, Le
Christ, Zeus, Le Dalï Lama, Kurosawa, Jules Verne, Nietzsche, Dieu, Prud’hon,
Monet, Méphistophélès, Bruce Lee, Fourrier, Mitterrand, Marguerite Yourcenar,
Victor Hugo, Hermann Hesse, Goethe, Dostoïevski, Jean-Paul Kaufman, Pascal
Quignard, Marguerite Duras, Balzac, Beethoven, Blaise Pascal, Confucius,
Nicéphore Niepce, Hitchcock, Antonioni, Yves Klein, Salvador Dali, Ingres,
Théodore Chassériau, Gérard Garouste, Eugène Delacroix, Honoré Daumier Édouard,
Willam Turner, Hans Bellmer, Giovanni Battista Piranèse, Georges de la Tour,
Luis Būnel, Velickovic, Sam Francis, Rothko, Jean Dubuffet, Auguste Renoir,
Zeuxis, Rembrandt, Holbein, Velázquez, Caravage, Grünewald, Andrea
Mantegna, Michel-Ange, Archimède,
Léonard de Vinci, Beyeler, Winsor
Mc Cay, Georges Brassens, Jacques Prévert, Georges Perec, Hans
Hartung, les Futuristes Italiens, Maurice Denis, Marcel Duchamp, Willem De
Kooning, Pierre Alechinsky, Jérôme Bosch, Breughel, Oscar Dominguez, Wolgang
Paalan, Canabel, Max Ernst.
***
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