L’officier de marine a un regard
vif, assuré, perçant…
Les quatre rangées de boutons de
sa veste ont le même regard.
Vues verticalement, les deux rangées
de boutons alignés dessinent un trapèze dont la plus grande base souligne la
largeur des épaules. Il est couvert de décorations colorées et scintillantes.
C’est un repère, nous nous en
approchons craintifs. Inutile de s’adresser à lui, on ne parle pas aux statues.
Je finis par m’apercevoir qu’il est mobile, mais pas dans tous azimuts. Ses
gestes sont précis, assez lents et limités. Quand il plie le bras à
l’articulation, il se forme un minimum de plis. Il ne dépasse pas un certain
angle de pliage. Le pantalon est ample, en soc de charrue, ou plutôt en proue
de navire. Il ne doit jamais plier les jambes, il mange probablement les jambes
tendues… Peut-être ne mange-t-il pas ?
Je pense naïvement que c’est le
commandant en personne qui vient gentiment nous accueillir à la gare pour nous
souhaiter la bienvenue.
Des gradés dans cet état,
quasiment neufs, il y en a partout dans l’École, tous aussi "bleu
marine", tous aussi imposants, avec plus ou moins de décors sur les
manches, les épaules et le poitrail : ce ne sont que des sous-officiers !
Je pense alors que si les
sous-officiers sont aussi séduisants, le Commandant de l'École, lui, doit être
éblouissant. Nous le guettons et c’est la déception le jour où nous constatons
qu'il a une bedaine et que la base la plus large du trapèze formé par sa double
rangée de boutons dorés à ancre de marine n'accentue pas la carrure de ses
épaules mais augmente la disgrâce de son ventre bedonnant.
L'objectif à atteindre nous est
quotidiennement présenté sous les yeux; nous préférons nous identifier en
sous-officier qu'en commandant… Peut-être les sous-officiers, eux, envient-ils
le ventre de notre commandant ?
Autant nos supérieurs sont
élégants et séduisants, autant nous, les Mousses, sommes franchement mal
fagotés et laids.
Quelques apprentis coiffeurs se
font fait la main sur nous : le peigne devient totalement inutile du jour
au lendemain. Nous avions appris à nous reconnaître durant notre première
semaine d'essai et, en deux minutes, un coiffeur revanchard et sadique
transforme notre tête.
Ne plus se reconnaître nous amuse
beaucoup quand nous sommes en groupe : cela nous attriste quand nous nous
retrouvons seuls devant le miroir, notre pouvoir de séduction a été anéanti en
un instant.
Je n'ai pas eu envie de rire
quand, plus tard, il a fallu que je tonde les brebis de mon troupeau. Elles ne
se reconnaissaient pas et se fuyaient. Les agneaux pour quelques heures ne
retrouvaient plus leurs mères, ils essayaient de téter n'importe quelle brebis.
On nous affuble de treillis
amples qu'on appelle "bleu de chauffe". Notre uniforme de travail est
aussi chiffon et terne que celui des gradés est rigide et éclatant. Même notre
costume de sortie bleu marine, col bleu, bonnet à pompon rouge, ne nous
satisfait pas; le tricot rayé bleu et blanc descend jusqu'aux genoux et c'est
difficile de l'enfiler et de le faire disparaître dans le pantalon à pont. Le
pont nous fait deux épaisseurs de drap de laine sur le ventre, même celui qui
n'a pas de ventre en a un, ce qui est mon cas. On a toujours trop chaud à cet
endroit.
On dit que ce fameux pont-levis
du pantalon marin, mieux que la braguette traditionnelle, permet les rapports
sexuels plus directs et plus rapides : il suffit de baisser le pont, de
relever un peu la vareuse et d’extraire l’excédent de tricot rayé, puis de
baisser le slip. Nous sommes si vilains avec notre crâne rasé, nos oreilles
décollées, notre acné, notre costume raide… Et puis nous nous ne sommes pour la
plupart que des puceaux vantards.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEhU-QjBL4-iPAcc31weOwwtsrVP_oXXAxcQbDj05_LKU9TRyt_-HsiC2wwbGTadrpfGD0q9y0ee54jWAgM2xqiKcr7sP-7GcqVBalUfF23Pfc26LYJIBuv3r1fnAFywXrF5XzBtwgr7Eq8/s640/ecolemousses.JPG)
Les vêtements de laine piquent
aux cuisses, on peut comprendre l'utilité du long tricot rayé en coton.
Moi qui n'ai jamais rien mis sur
la tête me voici obligé de porter à longueur de journées ce bonnet rigide à
pompon rouge. Un couvre chef qui laisse un double cercle de marques rouges autour
de la tête, jusqu’à ce que six mois de transpiration ramollisse le cuir et le
carton, c’est à ce moment là on l’appelle "bâchis ". Lorsqu’il
est enfin ad hoc, qu’on ne le sent plus sur la tête, on vous demande de le
changer parce qu'il est devenu flasque.
On n'aime pas le flasque dans la
Marine!
On n'aime pas le terne dans la Marine!
Je le sais pour avoir dépensé un petit pécule en cirage.
Il m'arrive de me toucher, de me
tâtonner pour être bien certain que j'existe. Pas à l'intérieur de l'École, en
ville, dans un endroit sans doute où je peux me référer à mon passé :
je passe devant une grande vitrine, je marche normalement et je tourne vivement
la tête pour essayer de surprendre mon reflet sur la vitre. Les deux
personnages portent toujours un bonnet à pompon rouge.
Ce sont deux marins.
Durant mes sept années de vie
militaire, je n'ai jamais été vraiment certain que celui qui agissait à Brest,
à Lorient, à Toulon, à Tahiti, en Algérie, etc, fût celui que j'avais connu
pendant mon enfance. La rupture fut si brutale, que longtemps, il m'a été
impossible de me remémorer le cheminement emprunté pour atteindre cet étrange
monde parallèle.
La surenchère
À l'École des Mousses, nous occupons
nos temps de pause à fumer, à discuter. Nous donnons nos avis, sur nos gradés
et sur nos bateaux du port militaire en vue depuis notre promontoire. Nous
évoquons notre passé, une époque où nous étions propriétaires :
"J'ai une mobylette rouge, mon père une D.S.19."
Civil, je possédais si peu de
choses qu'il m'est impossible de rivaliser avec la plupart des autres. Je
comprends vite que pour entrer dans la conversation, il faut exagérer, puisque
de toutes manières, les faits sont invérifiables. J’habitais à mille kilomètres
de là!
"J'ai deux rétros à ma mobylette."
L'année suivante, lors d'une
permission, je commence à gagner un peu d'argent, j'achète ma mobylette qui ne
m’a presque jamais servi, seulement pour les "perms". Je supporte mal
le mensonge alors j’ai régularisé ma situation.
Nous joutons souvent comme des
jeunes coqs pour savoir qui de nous était le plus à envier avant
l'incorporation. Il faut avoir baisé des filles, et en aimer particulièrement
une pour se tailler la part du lion.
Je ne me doute pas que beaucoup
exagèrent, mentent. Il y a une surenchère du mensonge alors je rivalise avec le
même système de valeurs qu'eux, j'abandonne à contre cœur le mien, mais je ne
suis pas dupe de mes exagérations et de mes menteries, j'en souffre :
" Tu ne mentiras pas ! "
Catéchisme quand tu nous tiens.
J'ai peut-être gagné la
considération de quelques uns de mes camarades mais je perds le peu de confiance
que j'ai en moi. Je deviens progressivement le pur produit d'une communauté homogène
: je renie parents pauvres et surtout père alcoolique… Je suis prêt à revêtir
n'importe quelle peau. Je me métamorphose en ce que le groupe exigeait
insidieusement de moi.
"T'as déjà baisé?" Me demande mon camarade du lit de dessous.
"Oui!" Et je poursuis ma phrase maladroitement. Il se
moque de moi. C'est insupportable, mais me mettre en colère serait une erreur
tactique, une preuve irréfutable de mon mensonge, alors j’adopte un ton
désabusé. Il continue à se moquer et il vocifère pour toute la chambre que j'ai
déjà baisé. Je ne comprends pas
pourquoi il agit cela.
Je ne savais pas que "baiser" signifiait "faire l'amour". Je croyais
qu'il utilisait le verbe "baiser" en pensant "embrasser sur la bouche".
Si "embrasser" ne
signifie pas "mettre les bras autour
de quelqu'un" mais "donner
un baiser", et si "baiser"
ne signifie plus "donner un baiser" mais "faire l'amour",
je ne sais plus quel verbe utiliser pour signifier qu'on tient une femme par la
taille. Je suis très gêné d'avoir ignoré jusqu'à ce jour ces subtilités de
langage.
Je viens de perdre la face, je dois
la recouvrer, je lui rétorque :
"Chez moi, dans mon pays, on demande : tu as déjà été avec une
fille?"
Cette formulation ne le convainc pas entièrement. A ses yeux,
je suis irrémédiablement puceau et ça le fait bien rire. J'enrage mais
j'intériorise tout. J'en veux à ma foutue province de paysans de ne pas avoir
mis en circulation la signification au sens figuré du verbe "baiser".
"Tu as une femme?"
Je hais ce type si sûr de lui qui
ne rate pas une occasion pour me ridiculiser, mais il me fascine parce qu'il est
porteur de tout ce que j'aimerais posséder dans ce milieu militaire.
In petto : Si j'ai une femme?
Il ne parle pas de "femme" dans le sens "mari et femme". Il veut
savoir si j'ai une "bonne amie".
Instantanément je traduis le mot "femme"
en "bonne amie".
"Oui j'ai une femme!"
Je suis fier d'avoir évité le
piège.
"Moi aussi j'ai une femme!"
Dit-il à son tour tout content…
Et ce n’est pas un piège qu'il me tend. Funeste erreur! J’aurais du encore et
toujours me tenir sur mes gardes avec lui qui dort sur le lit du dessous!
"J'ai reçu une lettre de ma femme ce midi, tu veux la lire?"
"Oui"
"Vas-y, lis-la!"
Son amie se languit de lui, et
elle le lui répète toutes les deux lignes. Pour finir, elle embrasse tendrement
son petit marin. Vains dieux que j'aimerais que cette lettre me soit adressée!
Je fais peu d'efforts d'imagination pour m'approprier le contenu de la lettre.
J’y fais une ponction, çà, il ne peut pas s'en rendre compte.
"Tu peux me faire lire une lettre de ta femme?"
Je n'ai pas prévu cet échange de
bon procédé. J'ai menti, aucune fille ne m'écrit. Je me sens désespérément
veuf, mais digne. Le sous-officier de service me sauve pour la nuit en éteignant sans préavis.
"Demain"
"Oui demain" finit-il avec ironie. Il se fout de ma
gueule, c'est sûr, mais j'ai déjà mon plan.
Cette nuit-là, j'étais de garde
de deux heures à quatre heures du matin : j'avais du travail, m'écrire une
fausse lettre d'amour et me masturber.
Mais d'abord me masturber, parce
que cela fait longtemps que cela ne m'est pas arrivé. J'ai trop peur d'éveiller
l'attention de mon ambigu de copain du dessous. Cette abstinence a du bon, c'est
toujours cela d'économisé pour plus tard, et puis, quand quelqu'un a des poches
sous les yeux on le soupçonne de se livrer à cet acte impur. On ne doit pas
perdre cette semence, il faut baiser les filles. Se masturber, c'est être
lâche, tant pis, je passe outre. Il suffit d'être bien caché et d'éjaculer sans
un mot dans le slip, puis de laisser sécher sur soi. C’est chaud, c’est bien,
puis c’est froid, beurk ! Nous pouvons laver nos sous vêtements et les
sécher au fer à repasser alors, passez muscade. Il s'agit là encore d'être prudent
et discret, à la laverie c'est impossible.
Je me masturbe en me frottant
contre un pilier. Il n'est pas envisageable de sortir le sexe, j'ai peur d'être
vu par un camarade qui se relève pour aller au W.C ou pis encore, être surpris
par un gradé qui fait une de ses rondes de nuit.
Une bonne chose de faite, je me mets
ensuite à rédiger une lettre d'amour, c'est très facile, je me laisse aller,
les mots viennent sans effort tant j'en ai besoin, tant j'ai besoin d'être
aimé. En l’écrivant, j'ai l'impression de découvrir cette lettre comme si une jeune
fille me l'avait réellement adressée, et à la fois, je suis persuadé l'écrire
pour une fille que j'aime. Cela me plait bien… Bien autant que ma masturbation.
Le lendemain, mon voisin
lourdingue du dessous lit la lettre. Sa satisfaction ne dure pas :
"T’as pas une photo
de ta femme ?"
J'écris à mon vrai copain
d'enfance Félix qu'il m'envoie une photographie de fille, peu importe laquelle,
surtout pas une photographie de magazine. À lui je peux tout expliquer, il n'y a
pas de rapports de force entre nous. Il s'acquitte de cette mission avec
adresse. Il réussit à se procurer une photographie d'une fille pour qui nous avons
vibré tous les deux quelques mois avant mon incorporation. Il découpe le type
qui donne le bras à cette jeune fille et recadre la photo qui devient minuscule.
La fille est belle… Avec de grosses joues.
Je suis ravi et presque amoureux.
Mon voisin est intéressé mais pas
séduit. Qu'est-ce qu'il est difficile!
Félix joint à la photo de la
jeune fille celle d'un copain à lui qui fait du culturisme. Félix pense sans
doute qu'il est possible d'impressionner mes camarades avec ce tas de muscles.
Je lui suis reconnaissant de
m'aider si rapidement de sa planète si lointaine.
Une seule crosse
Marcher au pas est pour moi un
grand bonheur. Nous y consacrons six heures par jour. Les séances sont
entrecoupées de petits moments pour "fumer
la cigarette". Jamais je ne trouve ces parades trop longues.
Le soir nous commentons nos progrès:
″je réussis très bien le quart de tour à droite, mais rarement celui
sur la gauche".
"Notre second maître fait quelquefois exprès de commander le
contraire de ce que l'on attend. La moitié du groupe se retrouve dans un sens,
et l'autre dans l'autre : Ah ! C'est un malin le second maître, mais
moi je ne me trompe jamais".
"Aujourd'hui j'étais le premier de la colonne de gauche, celle sur
laquelle on s'aligne, c'est difficile… On n'a personne devant soi sur qui se
fier".
Quand enfin nous sommes capables
de marcher au pas, quand le "garde à
vous!" n’a plus de secret pour nous, arrive la suprême récompense : le
maniement des armes.
C'est à une baguette de majorette
plus qu'à un fusil qu’il faut comparer notre arme, d'abord parce qu'on nous
attribue des mousquetons* déclassés, donc des armes inoffensives et puis ce ne sont
que des objets de décoration et de manipulation. Quelques uns d'entre nous
remarquent qu’avec ce faire-valoir du soldat, il est possible de pointer pour
tirer et tuer, ces brebis égarées sont bientôt remises dans le rang par les gradés
qui, paternellement leur font remarquer qu'un fusil ne sert pas à çà. Ainsi,
pendant dix mois, à l’Ecole des Mousses, je n'ai jamais mis en joue quoi que ce
soit. J'étais tenté de le faire à bien des moments, pour voir, pour simuler. .
.
Il y a quelques mois je jouais
encore aux soldats en parcourant la campagne et les forêts avec entre les mains
une planche découpée en forme de fusil et décorée de clous et de ficelles :
je n’ai jamais eu d'armes en plastique. Pas assez d’argent. . .
Ici, je suis déçu de ne pas
utiliser comme arme de guérilla le premier fusil qu'il m'est donné d’avoir en
main.
Dans un premier temps, les fusils
montent sur les épaules au rythme de chacun. Un mois d'entraînement intensif
nous fait passer de l'individualité au mouvement d'ensemble parfait. Progressivement
nous devinons les éléments insignifiants d'un ensemble riche de sens. Nous perdons
notre faiblesse d'individu désordonné pour gagner la force du groupe uni. Nous
devenons invincibles par le grand bruit de la seule crosse d'un gigantesque
fusil qui frappe le sol.
C'est grisant d'aboutir à une
telle perfection, à une telle puissance !
Le fracas des crosses, de même
que celui produit lorsqu'on frappe de la main le fût du fusil pour présenter
les armes ou celui fait en attaquant le sol du talon, m'appartient, il est
l'écho de ma propre puissance.
Nous aimons les épreuves
d'endurance. Notre escouade peut tenir le "garde
à vous!" plus d'un quart d'heure. Le "présentez armes!" facilement cinq minutes!
Il n'y a ni sévices, ni punitions
pour celui qui effectue mal son mouvement. Le gradé le prend à part et lui
donne une longue leçon particulière à l'issue de laquelle le Mousse effectue
son mouvement mieux que nous : je remarque cela à chaque fois. Par la suite, le
gradé se sert de son prosélyte pour faire des démonstrations devant les autres.
J’aurais aimé être celui-là!
…Mais je suis trop sérieux et
j'apprends trop facilement des mouvements aussi compliqués que "l'arme sur l'épaule" pour
avoir le privilège d'une séance particulière. Mon honnêteté ne me permet pas de
feindre la maladresse alors, je ne suis qu'un élément de cette formation en
rectangle appelée escouade.
Mon heure arrive.
Le classement scolaire, militaire
et sportif du premier trimestre me projette à la première place de l'escouade.
Je deviens "chef de hune", comme
au temps des caps horniers. Cette distinction me fait sortir du rang. J'obtiens
le privilège de donner la cadence à ma classe :
"Une, deuille, une, deuille!" C'est fantastique.
On me coud un galon sur la manche
droite. En ville, on me prend pour un quartier maître, on m'envie. Quelquefois
on me salue. Quel désenchantement lorsqu'à la fin de cette année scolaire
militaire on me retire mon galon de manchot qui ne vaut que pours l'École des
Mousses. J'ai la terrible sensation qu'on me dégrade injustement. Cette
promotion me donne une certaine confiance en moi, même si elle me met souvent
dans des situations désagréables: je suis et je suis toujours mal latéralisé et
dyslexique, je confonds ma droite et ma gauche. Le demi-tour ne m’a plus posé
problème lorsque j’ai admis qu'il est obligatoire de passer par la droite. J'ai
des bons réflexes et quand j’étais dans le rang, il m'était assez facile
d'imiter presque instantanément le quart de tour de droite ou de gauche qu'effectuaient
mes voisins. Je ne suis hors du bloc humain, mon grade de manche m'isole de mes
points de repères. Il me faut fréquemment ordonner à l'escouade de me faire
face. Je résous le problème en décidant de vociférer indifféremment : "à droite, droite!" ou "à gauche, gauche!". La
pagaille est rare, le hasard fait que le commandement tombe souvent juste.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiv3s-PkUFJGmjZ7rQZVwYB9gf09ex9F6UF_mwSNaDZShI7JWNt5FsbZOJmSMDETos7BszDzVwUgUQpJXup5LQ9qBjD6NbBBT5o1s8YFifmg9Gi9dxJMsHxzx9ve9GiEC0vxYcswS0THIw/s640/Gilbertcamionidentite.JPG)
Les deux cygnes
Nous partons en mer une fois par
quinzaine comme de véritables moussaillons. Le bateau sur lequel nous embarquons
est une des deux goélettes écoles de la Marine Nationale, "l'Étoile" et la "Belle
Poule". Deux superbes deux mâts de trente-cinq mètres, comme je ne
soupçonnais pas qu'il en existait encore de nos jours. Toutes voiles dehors,
ces deux voiliers sont majestueux comme deux grands cygnes. Jamais je n'aurais
imaginé monter à bord d'un tel vaisseau.
Nous sortons de la rade de Brest
silencieusement. Nous n'avons d'yeux que pour les voiles gonflées au-dessous de
nous. Il faut parfois changer d'amure, amener certaines voiles, en étarquer
d'autres. Je ne comprends pas très bien toutes ces manœuvres. Tout cela est
très théâtral et la représentation me plait bien. Quinze mousses, à la queue
leu leu, tirent sur un cordage de grande longueur qui agit sur les voiles par
l'intermédiaire de toute une série de palans. Un maître de manœuvre scande nos
efforts par un grand geste du bras et un sifflement bref et répété. La voile
s’amène ou se déploie, on ne s'en rend pas toujours compte tant le voilier est
grand. J'ai l’agréable sensation d'être marin d'une autre époque.
Je suis pieds nus, le pantalon "bleu de chauffe" retroussé jusqu'aux
mollets. Nous avançons en frottant le pont comme une ribambelle de marins
découpés dans du papier.
Merveilleuse sensation que de
regarder se briser les flots par l'étrave de la goélette, recevoir les embruns
en plein visage et se reculer pour éviter les paquets de mer.
La goélette reste inclinée sur un
côté plusieurs heures, chacun se déplace gauchement en s'agrippant à tout ce
qu'il trouve… Les seules verticales à bords sont les corps humains qui se redressent
comme des plantes perturbées dans leur croissance.
La pause de l'après-midi est un
moment de grand recueillement au cours duquel on demande aux deux musiciens de
l'escouade de sortir leur harmonica. Bien emmitouflés dans nos parkas kakis
trop grands et tous rassemblés par grappe sous le grand foc faseillant nous
apprécions leur musique rythmée par les vagues qui se brisent sur la proue.
Nous nous laissons bercer au-dessus du soc de cette gigantesque charrue qui
fend inlassablement la mer…
Les mélodies des harmonicas jouent
notre solitude à la dérive. J'aurais aimé que ce soit moi qui orchestre cette
nostalgie collective. Une manœuvre ou un gros paquet de mer déferlant sur le
pont, coupe souvent court ces moments privilégiés.
Le repas de midi à bord est assez
singulier : il faut descendre dans une cale avec son propre couvert en fer
blanc. On nous sert à manger des aliments étranges. Je me souviens particulièrement
du calamar en sauce. Ce souvenir culinaire me soulève encore le cœur. Il était
sans doute bien cuisiné, mais manger dans les soutes de ce voilier était aussi
fou qu'essayer d'absorber du potage sur le grand huit d'une fête foraine. Les
plus téméraires d'entre nous y séjournent jusqu'à la fin du repas et nettoient
la table, mais personne ne séjourne dans cette antichambre de l'enfer.
Le bateau ne bouge pourtant pas
beaucoup. Nous ne sommes que des mousses. Les marins de l'équipage de la
goélette, eux, se reposent dans leur " bannette"
dans le "poste" au plus profond
de la coque : nous pensons qu’ils doivent cette décontraction à leur
origine bretonne.
En fin d’après-midi, sur le pont,
on nous distribue à chacun une boîte de sardines, un quart de vin et des gâteaux
à volonté. Nous nous jetons sur les gâteaux. Ma mâchoire se referme et s'arrête
net au contact de l'un d'eux sans même l'ébrécher. Très dur celui-ci…
Ils le sont tous! On ne peut les
grignoter que petit à petit. Dans l'eau, ils ne gonflent pas. Délicieusement
parfumés, j'aurais fait l'effort de les éroder comme des falaises, mais ils sentent
l'aspirine. Chacun avec son carrelage à la main, debout mais tenu, tout le monde
se marre. J'apprends par la suite qu'on appelle ce genre de pâtisserie, le "pain de guerre"… Qui se
conserve des dizaines d'années.
La guerre me fait un peu peur.
Se faire de la bile
"Le commandant de Pimodan"
est un vieil escorteur de la Marine Nationale qui n'en finit plus de rouiller, ils
le repeignent périodiquement pour l'embaumer. Les couches se superposent, le
métal n'est jamais nettoyé à blanc, de ce fait la peinture finit par s'écailler
ou par arrondir toutes les arêtes des soudures. Nous sommes habitués à mieux.
La "Résolue" racée, toute
neuve. Le porte-hélicoptères ne s'appelle pas encore la "Jeanne d'Arc". Le "Colbert"
superbe! Les différents escorteurs d'escadre. Le "Foch", le "Clém",
deux frères porte-avions monumentaux! Nous les voyons sortir et entrer dans la
rade de notre balcon.
De très loin, le "Commandant de Pimodan[1]"
a tout de même fière allure. De près, j’en ai honte. J'y fais une mémorable croisière.
C'est la première fois que je vois
les côtes de si loin. Les phares, les sémaphores et les balises nous lancent
toutes sortes de signaux cabalistiques dans la nuit, sans effet sur nous, seule
compte notre aptitude à résister à la déchéance dans laquelle va nous entraîner
inexorablement le mal de mer.
À la proue du bateau, nous
recevons les embruns une bonne partie de la nuit. C'est très vivifiant, mais
froid, il faut se mettre à l'abri. Les seuls endroits abrités se situent au
milieu du bateau, ils sont tempérés par les tourbillons d'odeurs de machines,
mixés aux relents d'une cuisine de collectivité. Il faut pourtant se résoudre à
s'y rendre. À cet endroit le mouvement se fait moins ressentir. À l'arrière
nous aurions à la fois les désagréments du mouvement et les odeurs de fioul.
La deuxième nuit je lutte
désespérément pour habiter à l'intérieur du poste que l'on nous a attribué. Je
ne veux plus dormir recroquevillé sur une gigantesque aussière lovée près d'un
tuyau d'échappement des gaz de la salle des machines.
C'est la première fois que je vois
un hamac...
Les marins de l'équipage et
plusieurs de mes camarades dorment profondément. Ils ne donnent pas une
impression de grande sérénité tant leurs hamacs bougent. En fait, ce ne sont
pas les marins endormis qui bougent avec les hamacs, mais le bateau. Les
hamacs, au contraire, sont presque immobiles. Le poste empeste le vomi, ça prend
à la gorge, puis à l'estomac dès que l'on franchit la porte étanche pour
descendre l'échelle. Au milieu du poste une grande bassine est arrimée par des
cordages, chacun peut y vomir sans avoir à remonter sur le pont. Quelques
marins de l'équipage et deux mousses ne s'en privent pas, ils ont établi leur
quartier contre elle. La bassine est au quart pleine; elle ne peut pas contenir
plus de vomissure à cause du roulis qui agite cette petite mer granuleuse.
Pour résister à cette puanteur
acide et aux mouvements du bateau il faut, respirer à fond pour oxygéner le
cerveau, ne pas regarder le sol et contracter le plus possible les abdominaux.
Ces trois points me paraissent capitaux, ils me permettent d'endurer plus que
de résister au mal de mer.
Je suis mort de fatigue. Je n'ai presque
pas dormi la nuit précédente. Je veux me coucher. Il le faut. J'accroche les
araignées de mon hamac comme je peux, dans le sens de la longueur puisque le
bateau roule. Durant la nuit on change de cap, le bateau se met à tanguer, je
suis dans le mauvais sens.
Je dors quelques heures, je me
sens reposé, mais à la fois vulnérable puisque je redeviens apte à considérer
mon milieu. J'ai faim et soif. Aussitôt que je mets pied à terre hors de mon hamac,
je suis pris d'un vertige, il me faut remonter sur le bastingage pour trouver
l'air frais au plus vite.
Je n'ai plus rien dans l'estomac
mais ce n'est pas une raison pour me sentir en sécurité, on a toujours quelque
chose à vomir, ne serait-ce que les sucs gastriques et la bile. Mon camarade du
hamac du dessous en fait la pénible expérience, sa cuvette en est pleine. Il est
serein, endormi, blanc comme un mort, éteint, vidé… lessivé.
La mer l'a vaincu.
Il sera paisible jusqu'à
l'escale.
Je ne l'envie pas. Je monte
précipitamment l'échelle en déglutissant le plus souvent possible pour retarder
l'échéance. Je me penche par-dessus le bastingage, la bouche ouverte, j'offre
mon contenu à la mer. La poche stomacale se retourne comme une chaussette. Elle
ne peut renvoyer qu'un peu de suc gastrique qui préfère le passage par les
voies nasales.
Je vais mieux. J'ai faim et soif.
J’érode un "biscuit de
guerre" que je trouve délicieux. Il est difficile de trouver de l'eau en
pleine nuit, la distribution d'eau ne se fait qu'à certaines heures. Je me passe
d'eau et bois du vin. C'est plus facile de trouver ce liquide en pleine nuit à
la cafeteria, il n’est pas destiné à saouler l'équipage, il en reste dans les
gourdes mais, au repas, personne n'a vraiment envie d'en boire. Je déteste le
vin. A bord, "gouindru", c'est plutôt du vinaigre, du "picrate",
du "lousou". J'en bois un peu par mauvaise mer pour aider ma tempête
d'estomac à s'apaiser. C'est mon truc, comme d'autres portent en médaillon la
photo de quelqu'un qui leur est cher ou une petite plaquette de cuivre sous le
bonnet de marin, une petite peluche. Moi je bois une gorgée de vin de temps en
temps et ça me donne l'impression de pulvériser et de diluer mon pain de guerre
en un instant.
Fantastiques sensations que de
pouvoir agir sur ses propres abîmes!
En mer, par mauvais temps, c'est
souvent le cas au large de la Bretagne, nous ne sommes que des estomacs : comme
les oisillons qui offrent un bec si grand ouvert à la mère qu'on ne sait pas où
est la limite de la charnière, entre l'œsophage et l'estomac. Apprentis
marins, nous ouvrons notre mâchoire pour tout rendre à la mer.
Il est difficile de ne pas penser
obsessionnellement à son organisme et ses métabolismes quand j'évoque cette
croisière dantesque.
La troisième nuit passée à bord est
aussi terrible que la deuxième, la journée ne l’est guère moins, mais il fait
jour et c'est une raison suffisante pour ne pas me croire aux enfers.
Nous arrivons à quai à Brest au
petit matin. La passerelle semble se dérober sous nos pieds. Nous chancelons et
cela nous amuse beaucoup. Sur le quai, cet effet subsiste : il faut s'asseoir
pour ne pas tomber. Nous avons tant été secoués en mer que les mouvements à
terre nous manquent. La terre nous refuse elle aussi à son tour.
J'entends toujours le
bourdonnement des machines. Nous n'avons que seize ans, la fatigue que nous avons
accumulée est à la limite de ce que nous pouvons endurer. L'oscillation de mon
bateau ivre décroit progressivement, mais persiste jusqu'au lendemain soir.
Depuis cette croisière, je ne me rends
plus sur la digue de la rade pour m’enivrer du déferlement des vagues. Par la
suite, j’y suis retourné, c’est hypnotisant.
Mal barré
Autre croisière.
Trois marins de l'équipage avec
qui je me retrouve seul à la passerelle lors d'un quart, profitent de l'absence
de mon second maître pour m'inciter à ne pas signer mon acte d'engagement de
cinq ans pour la Marine Nationale.
Leurs propos me paralysent. Que
veulent-ils dire?
Je suis seul avec eux, la barre
entre les mains. Comme j'aimerais être douillettement dans les rangs de mon
escouade pour les affronter. Les lâches profitent de mon égarement pour me dévorer.
"Barre-toi pendant qu'il est encore temps…" Je fais semblant
de ne pas les écouter.
"La Marine, c'est pas ce que tu crois… Oh puis merde, je sais que
ça ne servira à rien, que tu signeras, mais moi ça m'aura fait du bien de te
dire cela."
L'attitude et le ton agressif
qu'ils prennent me font peur. Ce qu'ils disent ne m'ébranle pas, au contraire,
cela me conforte, je m'imagine être lynché à coups de pierres comme Saint Tarsicius.
Mes souvenirs de catéchisme sont tenaces! À l'époque paléochrétienne, Saint
Tarsicius, un jeune fanatique est arrêté par une cohorte de soldats romains
mécréants alors qu'il va donner la communion aux siens condamnés dans les
arènes. Ils exigent qu'il jette les hosties aux orties… il serre si fort les
mains autour du ciboire que même mort personne ne réussit à le lui arracher. Ils
le lynchent. Mon Saint Sacrement est la barre du navire qui doit maintenir le
cap, coûte que coûte. Les pierres reçues ne sont que des mots, mais bien durs
pour un convaincu… Je suis persécuté comme j'aime. Je souhaite que mon second
maître me retrouve mort, raidi, la barre à 260°… et qu'on m'enterre avec la
barre.
Le cordeau
La préparation du sac marin pour
l'inspection.
La date d'inspection nous est
annoncée huit jours à l'avance. C'est le départ d'une course effrénée qui nous entraine
à tout laver, à tout repasser et à immatriculer au pochoir la moindre de nos
affaires. Le pochoir, appelé plaque d'immatriculation, imprime un chiffre de
quinze centimètres de long. Même nos mouchoirs doivent être immatriculés! Nos
slips! Nos brosses à vêtements! Certains zélés immatriculent leurs gants de toilette
en deux opérations : le début du numéro d'un côté, la fin de l'autre.
L'assiette et le quart en fer blanc, la fourchette et la cuillère sont
immatriculés au burin…
Les opérations de lavage, de
repassage et d'immatriculation sont longues mais assez simples, le pliage va
nous mobiliser bien plus longtemps.
Le pliage est un casse-tête. Nous
devons tout rabattre "au carré", vingt centimètres de côté. Nos
effets doivent être présentés en escaliers carrés et alignés, les uns sous les
autres avec des espaces de cinq centimètres de façon à dégager la large immatriculation
noire de chacun de nos effets. On ne doit voir qu'une longue suite de numéros
identiques. C’est magnifique !
"Les numéros de marquage devant être parfaitement alignés dans le
sens de la longueur : pour se faire, le Mousse aura toujours dans son
"caisson" une ficelle qui lui permettra de bien ajuster les chiffres
les uns en dessous des autres. […] Non seulement les dessus des chaussures
brilleront, mais aussi le dessous. On exposera le cirage.
Les effets du sac de marin seront présentés sur un banc au bout et à
droite duquel le Mousse se tiendra au garde-à-vous en tenue impeccable avec des
effets lui appartenant. Le numéro d’immatriculation en témoignera."
Le Mousse maintient la position
jusqu'à ce que le groupe d'Officiers Mariniers et d'Officiers aient
méticuleusement tout vérifié aux gants blancs.
Certains effets, tels que le
bonnet, qui est rond, et les chaussures, en forme de chaussures, n'ont pas à
être transformés ou pliés au carré. Nous présentons le bonnet d'un bout :
il désigne harmonieusement la ligne d'effets qui se termine, près du Mousse et
au sol, par la paire de chaussures qu'on écarte plus ou moins pour arriver à
une largeur de vingt cinq centimètres. La colonne se terminait en queue de
comète par des petits accessoires divers.
J'aime préparer cette mise en
scène, je m'applique, je m'attache surtout au coup d'œil d'ensemble. Les fiers Mousses
de l'escouade sont alignés dans le couloir du dortoir, chacun au pied de son
œuvre d’art. Il est impossible du premier coup d'œil de distinguer les
différences entre les ″installations[2]″.
Cependant, nous nous distinguons, les individualités surgissent de cette uniformité.
Nous sommes jaloux de la perfection des autres.
Cette grande messe est un beau et
insidieux rituel de dressage … Aujourd'hui, je mets la table n'importe comment.
Je dispose les couverts comme ils me viennent à la main sans tenir compte du
côté où je me trouve.
Sacco
Chacun essaye de prévoir ce que
sera sa vie de marin après l'École des Mousses, ce sera dans quelques mois.
Nous espérons le changement avec
la possibilité de nous adonner à une spécialité choisie : détecteur, timonier,
missilier, secrétaire, électricien, manœuvrier, fusilier, l'aéronavale, etc.
Ce que nous connaissons des
différentes spécialités est assez confus : nous nous fabriquons des légendes de
toutes pièces.
La plupart des gradés qui nous
encadrent sont manœuvriers (bosco) ou fusiliers (sacco), des vieux métiers. Le
gradé manœuvrier symbolise le marin qui germe chez certains. Le gradé fusilier
personnifie le militaire qui en veille chez d'autres. Les Mousses qui se sont
fourvoyés dans ce milieu militaire en regrettant la Marine Marchande ou la
marine à voile corrigent sensiblement leur erreur en choisissant la spécialité
de manœuvrier, on est sur le pont. Les Mousses attirés par la rigueur militaire
de la vie de marin, désillusionnés par les sorties en mer au cours desquelles
ils ont constaté le laxisme à bord des bâtiments de la Marine Nationale doivent
à tout prix éviter le bateau, ou alors y embarquer comme le représentant de
l'ordre et de la discipline. C'est cela le rôle du fusilier embarqué. D'autres
Mousses choisissent cette spécialité uniquement pour éviter le mal de mer,
il est en effet possible par ce biais de faire sa carrière à terre. On peut
aussi choisir de devenir fusilier en
détestant les parades militaires, mais par amour du sport. Nos moniteurs de
sport, uniquement des fusiliers, passaient leurs journées en tenue de sport.
Ils donnaient l'impression d'être aussi anticonformistes que les deux seules
femmes couturières qui travaillaient dans notre École.
Aucune des spécialités ne
m'intéresse.
Je choisis fusilier (sacco)…Sans
raison.
J'adore l'École des Mousses, les
études, les défilés et les flonflons, j’aimerais que cette situation
s'éternise. Nous allons choisir notre spécialité par ordre de classement. Je me
classe neuvième sur 260 élèves. Je dois ma moyenne élevée à la combinaison des
différentes notes dont certaines avaient peu de rapport avec les sciences et le
français. J'étais avantagé par les matières militaires, les notes de conduite
et d'inspection. Le sport élève sensiblement ma moyenne : de 8 en début d'année,
j’atteins 18,2 à la sortie. Je dois mon amélioration à ma ténacité et mon
courage. Par exemple : je m'entraîne à monter des cordes à la force des bras et
j'arrive à grimper douze mètres en fin d'année : 20 sur 20.
Ma place dans le classement est
d’une certaine manière usurpée. Le français en début d'année m'a précipité dans
une escouade de faibles. Je suis nul en orthographe et en rédaction…
Excepté une rédaction : le
professeur nous donne à traiter un sujet sur la solitude. Le jour où il nous
rend nos copies, il commence le cours d'une manière étrange : il me pose des
questions détournées… j’ai compris par la suite qu’il essayait de repérer une
tricherie de ma part, avais-je utilisé des sources littéraires et poétiques,
m’a-t-on aidé, ai-je eu une vision poétique, pourquoi seulement cette
rédaction ?
J'obtiens un dix-huit sur vingt,
cette note relève un peu mes très mauvaises autres notes. Qu’ai-je pu écrire de
si particulier?
Je crois me souvenir avoir écrit
un long paragraphe métaphorique… J’aimerais en avoir le souvenir. Le prof se
met à me regarder différemment, s’en suis troublé, d’autant plus que je n’ai
jamais pu reproduire ce miracle d’écriture.
Nous sommes cent soixante
apprentis marins de pont, je suis classé neuvième, on m’envie…
J'aurais aimé être mal classé
pour ne pas avoir le choix et prendre, contraint, la dernière des spécialités,
la plus délaissée : fusiliers marins.
J'aurais voulu ne jamais choisir…
qu'on choisisse pour moi, qu'on me l'impose!
Je me suis habitué au confort de
la prise en charge totale de mon être physique et psychique, et maintenant à
une croisée des chemins, on exige de moi que je prenne une décision :
J’ai pris la spécialité de
fusilier marin… ça m'est venu comme ça…
Je sais ce que signifie ce choix
pour mes camarades, moi, je n’en ai pas conscience. Un ami m'a-t-il
influencé ? Je n'en ai pas de véritable. Un gradé fusilier m'a-t-il
séduit? C’est possible, deux sont exemplaires.
Je suis le premier du classement
à harponner cette spécialité. Premier avec une bonne longueur d'avance puisque
le deuxième à choisir sacco, n'arrive qu'à la 150ème place.
Cette position d'échappé de
peloton m'a sans doute séduit.
Les officiers s’étonnent que je
puisse mettre mes capacités intellectuelles au service de cette spécialisation
qui n'en demande pas. Cette situation est singulière. On s'étonne de me voir
agir ainsi et cela me comble.
Les premières heures à l'École
Maternelle ou Primaire sont pour certains enfants des souvenirs de solitude et
de désarroi… Je chasse ma solitude en m'enthousiasmant immédiatement, sans
hésitations et sans réflexion pour tout ce qu'on me propose.
Prendre du recul
À l'École des Mousses, le fusil
ne sert qu'à défiler. À l'École des fusiliers, on m'apprend qu'il sert à la
fois à défiler et à tirer. Cinq mois plus tard à l'École de Commando, le fusil
migre encore. Nous nous moquons des pantins qui défilent le fusil sur l'épaule,
les commandos ne le portent qu'en bandoulière, ou à la main, comme des
guérilleros, cartouches à blanc à la ceinture. C'est ce que j'ai toujours fait adolescent
avec mon fusil en bois, je trouve tout ce cheminement alambiqué pour en arriver
à cette évidence du fusil.
Nous nous exerçons à lancer toute
sortes de projectiles avec toutes sortes d'armes. Notre problème majeur est de
ne pas se blesser avec le recul… la précision du tir est pour l'étape suivante.
Il faut éviter de se fendre
l'arcade sourcilière en se servant du tube lance-roquette anti-char. Nous visons
les blockhaus du Mur de l'Atlantique. Tirer au mortier est assez reposant : laisser
tomber le projectile dans un tube incliné, retirer sa main, se boucher les
oreilles avec les index et attendre que l'obus se fasse éjecter après percussion
au fond du tube, puis en remettre un autre. Nous lançons des grenades avec nos
fusils. Personne n'aime le faire. La grenade que l'on enfile au bout du fusil est
une grosse betterave, on ne doit
pas oublier de glisser la crosse du fusil sous l'aisselle pour la laisser
reculer. Si la crosse est bloquée par l’épaule comme pour le tir aux
cartouches, c’est au minimum l’hématome, voire la clavicule qui se brise… Ne
pas laisser le doigt dans le pontet du fusil au moment de la détente. Il est recommandé
d'agir sur la détente de l'extrême bout de l'index. Toujours se méfier du recul
d’une arme.
Lancer des grenades offensives est
une joie, sauf le jour où j’en dépose une calmement, dégoupillée, de l’autre
côté d'un poteau en béton à coté duquel je suis allongé…C'est un exercice inoffensif,
les oreilles en gardent tout de même le souvenir longtemps.
Le jeu final favori de notre gradé
est d'envoyer une grenade d'exercice au beau milieu de la dépression douillette
dans laquelle nous attendons notre tour pour lancer. Depuis sa tourelle, de
l'autre côté, il catapulte malicieusement sa fausse grenade qui ressemble
dangereusement à une vraie. Bon, elle est bleue, mais les goûts et les couleurs
dans notre état, on n’a pas le temps de les distinguer.
Il gueule : "Attention grenade!"
Ce jeu idiot qui nous fait bondir
de tous côtés comme des diables d’une boîte. Sa farce fait beaucoup rire ses
collègues... Nous aussi, après coup pour fanfaronner. Vraie ou fausse grenade?
Il faut la considérer vraie, nous bondirons à chaque fois de l'autre côté et
nous le ferons cent fois de suite s’il le faut.
Il arrive aussi qu'on nous donne
un pain de plastik. Cet explosif comme son nom l'indique est malléable. Une
fois j’ose y enfoncer un doigt. Je n’oserais pas modeler quelque chose de plaisant
à faire exploser, je n’y suis pas autorisé. Sans détonateur, ce pain d'explosif
est inoffensif, mais j'ai vu "Le salaire de la peur"… ça marque. Depuis
ce jour, je crois que tous les explosifs sont aussi redoutables que la
nitroglycérine. Un pain de plastik ressemble à une motte de beurre, il est
toutefois impossible d'imaginer qu'en ligne sur la plage, nous les commandos, sommes
affairés à faire sauter des soles au beurre.
Nous faisons du tir à balles
réelles en stand couvert et bétonné. C'est incontestablement plus sécurisant pour
tout le monde d’être dans un large couloir, mais combien plus assourdissant. Je
mâche du papier hygiénique pour m'obstruer les conduits auditifs. Les gradés
portent des casques comme ceux que l'on coiffe dans son salon pour écouter seul
de la bonne musique. Ils sont les seuls
à en posséder. Je pense que si ces prothèses avaient été à notre disposition,
nous aurions mis un point d'honneur à ne pas les porter, elles disgracieraient
notre faciès de guerrier.
Nous tirons dans toutes les
positions possibles : debout, à genoux, couché, avec appui et sans appui. À
toutes distances. Nous pouvons tirer en prenant tout notre temps et à d'autres
moments, le plus vite possible.
"Quand vous serez au réel!"
Dans l'armée, on entend par
"réel" la guerre, le rêve larvé inavoué.
Toutes les semaines, nous faisons
"une marche forcée". Jamais avant de marcher ainsi je n'aurais pu
imaginer qu’il était possible de tant se forcer. Nos seconds maîtres vérifient
le poids de nos sacs, ils s'assurent que nos deux gourdes sont pleines d'eau.
Eux ne portent rien et chaussent des "pataugas" (chaussures en toile)
plus légères que nos rangers (brodequins montants). Le départ est donné à la
manière de celui d'une course… Nous menons d'un bout à l'autre un train
d'enfer. Nous sommes ruisselants de sueur et à bout de souffle dès les cinq
cent premiers mètres. Le casque tombe et descend sans cesse, au rythme de nos
enjambées, c’est la mouche du coche. Certains, à mi-course, l'enlèvent et le
fixent dans le dos, sur le sac, c’est en principe interdit mais, la fatigue des
gradés qui nous accompagnent nous permet cette incartade… Encore faut-il se
méfier car un gradé a de la mémoire : je garde toujours mon casque sur la tête.
Je porte le fusil de certains de mes camarades qui s'accrochent pour rester
dans le peloton de tête. Je suis avec mon sac une véritable bête de somme.
Lorsque mes camarades de route flanchent et décident de finir à leur propre
rythme, je leur rends leur fusil, alors j'ai des ailes, je m'envole pour
quelques kilomètres avec plusieurs camarades et nous franchissons ensemble la
ligne d'arrivée.
Parfois je démarre pour atteindre
mes limites. Je me donne à fond. Seul, je grignote des minutes sur le deuxième.
Je suis imbattable, jamais personne ne m'a battu à la marche. Je mets un point
d'honneur à défendre cet idéal. Je veux arriver aussi exténué que mes camarades
et pour cela il faut que je courre seul et à mon rythme.
À l'arrivée, quelques marcheurs
au bord de la syncope sont transportés à l'infirmerie, mais, comme dit notre
capitaine : "S'évanouir, c'est être
au tiers de ses capacités".
Cette phrase me secoue, je m'en
imprègne pour les courses suivantes, malgré mes efforts je n'ai jamais réussi à
m'évanouir de fatigue.
Ma formation tactique sur le
terrain à l'École des Fusiliers ne diffère pas beaucoup de ce que nous avons
appris seuls avec mes frères et mes amis pendant mon adolescence, excepté le
tir de balles à blanc qui est le summum de la sophistication du jeu.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi9e2fWEeWbjfswaGLMX0Lht2Rs0WVjEifaZ2wKM4XD1ph-7Sr9jBJgE07Vqkk3caIUbkj3SriuCimK3lqr6cxYsdMiwk4hKBVMiRrJ-fyZ0S7l6JmGpAXGtr1Ii5PNmXdSe5ILN5rVAEA/s640/beretvertmitrailleuse.JPG)
Il y a un peu plus d'un an je
jouais encore à la "petite
guerre", je joue maintenant à la "fausse
guerre". Nous nous attaquions, armés de rames de haricots, protégés
par des vieux couvercles de lessiveuse. Il fallait ramper, se cacher, essayer
de surprendre l'ennemi, attendre à l'affût, faire diversion, ou franchement passer
à l'assaut. Armés de fusils en bois, de nos carters de vélo en guise de
mitraillettes, d'épées, d'arcs, nous franchissions allégrement les siècles au
gré de notre imagination, et avec toujours beaucoup de loyauté!
Le "pan pan" de nos carabines est redoutable.
Il faut distinguer les "pans" inoffensifs, balles
perdues, du "PAN t'es
mort !", balle fatale, on est alors obligé de tomber, atteint en
plein cœur : "Arrrhh"!
On ressuscite aussitôt à un autre
endroit en un autre guerrier qui tire la leçon de sa première mort. Nous traversons
de grands espaces, marchons tout l'après-midi à la poursuite d'un ennemi
inatteignable, tendons une embuscade et attendons des heures le passage de la
camionnette du boulanger.
On s’asperge d'eau, on passe
debout sous une chute d'eau, c’est les Indes à la saison des pluies.
Dépoitraillé en plein courant d'air on vérifie nos pièges tendus dans le Grand
Nord. On saute un repas, c’est de la survie. Pour subsister, on grappille des mûres,
des cerises, des framboises, ou des pommes. Quel plaisir de jouer à avoir faim !
Ce qui me plait par-dessous tout,
ce sont les nuits passées sous une tente de fortune fabriquée avec quelques
sacs de pommes de terre en toile de jute rapiécés et assemblés. Le froid nous
réveille et tout penauds nous regagnons notre lit…
… À Lorient, il m'est impossible
de retourner dans mon lit douillet et c'est quelquefois dramatique de savoir
que je n'ai pas la possibilité de couper court à l'aventure.
De l’or en bar
Je hais les dimanches.
Lavage, repassage, cirage,
lustrage et la musique de mon minicassette, jusqu’ici tout est plein. Le soir
raviolis tièdes en boîtes et salon de télé sinistre à courant d’air, c’est long
avant le film qui peut être décevant…
Les interminables après-midi sont
déprimants.
Je m'entraîne aux parcours
d'obstacles et à la course à pied. Je passe des heures seul à tourner en rond
sur la piste cendrée du stade sans beaucoup d'entrain mais, c’est efficace pour
accélérer les heures qui passent et améliorer les temps de mes performances.
Je n'aime pas sortir en
permission en ville le dimanche. Sortir suppose dépenser de l’argent que je n’ai
pas, errer de bar en bar. J’essaye régulièrement de faire comme la plupart des
autres mais, je ne trouve jamais mon compte dans ce genre de relation. Je
recherche de la compréhension, de la chaleur, de la connivence.
Je conçois l'amour comme une
communion solennelle des esprits de laquelle les rapports physiques quels
qu’ils soient sont exclus.
Pourtant, "Les filles à
marins" que nous rencontrons me tentent. Je dépense beaucoup d'énergie à
résister à leurs avances, je me trouve des prétextes, j’en ai peur…
Le soir, je me masturbe
frénétiquement en en déshabillant une, sauvagement et introduisant mon sexe
ferme dans le sien… Un no man’s land que je ne peux pas imaginer ! Je ne
connais ni l'anatomie, ni la profondeur, et encore moins la moiteur d'un vagin.
La libellule.
Je suis assez vif d'esprit et
maladroit dans tous les exercices de précision. Je n'ai peur de rien, ou
plutôt, je ne réfléchis pas devant les obstacles, et cela me fait gagner du temps
sur les autres : nous faisons tout au chronomètre et en compétition.
Je suis un grand sec, bien musclé
des jambes mais pas de force dans les bras ainsi, lors des parcours
d'obstacles, des marches, et des courses, je ne suis pas encombré par le poids
de la partie supérieure de mon corps réduite à sa plus simple expression.
Néanmoins, je suis nerveux, j'ai
la possibilité de mobiliser par à coups la force des bras, des épaules :
je me hisse d'un bond sur les murs, planches, cordes qu'il faut franchir en
laissant certains gros bras désespérément agrippés à ceux-ci.
Je vole d'une corde à l'autre et
passe d'un trou à un redressement sur plateforme sans hésitation. Je saute en
drapeau : je plonge les bras en avant pour saisir les premiers barreaux de
l’échelle descendante et me retourne par dessus l’échelle les pieds en l’air, à
une hauteur de cinq mètres. Cette technique permet d'accélérer la chute et donc
de gagner quelques secondes à ceux qui en sont capables.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgkr7oogvVX6bFVgiSRMfC1F0UGP3gB6427vqBMnAtSgjxdic2H2u5Z9A2qn8QOk8qwexYtFKY97uHSEKHsjm1l5OGAwXrixN69GEIJJ8gDSm1Erej64cXBBPO5FwGQOm-KFml8FzuPYJo/s640/passagedrapeau.JPG)
Le parcours du combattant type
mesure cinq cents mètres et comporte vingt obstacles homologués tant pour leur
hauteur, leur profondeur que le rapport de distance entre eux. Ce parcours est une
référence, on le retrouve d'un endroit à l’autre, comme un vieux compagnon avec
lequel on se mesure.
Une corde pendue contre un mur
sans aspérité de sept ou huit mètres de haut. Nous grimpons le long du mur en
nous aidant de la corde, c'est relativement aisé jusqu'au moment où la corde
plaquée à l'angle droit du rebord supérieur du mur. Notre propre poids nous
empêche de saisir à pleine main la
corde à plat sur le mur de sortie. Cela aurait été l’idéal pour se redresser.
Un camarade qui grimpe à côté de moi à une autre corde tente de faire ainsi, il
s'écorche la peau du revers des quatre doigts qui ne saigne pas immédiatement,
ça s’épluche en blanc. Il ne sent pas se déchirer les lambeaux de chair à chacune
de ses tentatives de redressement. Je suis sur le mur bien avant lui, Je ne l'aide
pas, on ne s'aide pas sur un parcours, non qu'on me l'ait interdit mais je n'y
pense pas : je m'écorche toujours un peu les doigts moi aussi, les blessures sont
guéries pour le parcours chronométré de la semaine suivante.
Ma peur décroit de façon
inversement proportionnelle à la distance qui me sépare de l'hélicoptère. Ça
descend très vite, heureusement cette fois, nous avons des gants épais qui nous
permettent d'éviter les brûlures par le frottement de la corde. Nous savons descendre
en rappel, nous l’avons fait le long des falaises, vingt, trente mètres pas
plus, sans assurance, mais jamais nous n'en avions fait d’un hélico dans le
vide, sans appui.
Par groupe de six ou sept, sac à
dos, gilet de sauvetage non gonflé et fusil d'entraînement, nous prenons place
dans la carcasse de l'hélicoptère. Le vieil hélico est immergé à deux mètres
sous l'eau. L'eau entre progressivement dans la cabine. Assis, immobiles, nous
prenons notre respiration et la longue attente commence. Il faut attendre
trente secondes. La règle est de ne pas s'affoler sous l'eau et dans le noir.
Nous sommes reliés à un câble qui nous guidera pour la remontée, à tour de rôle,
suivant la numérotation de nos sièges, nous remonterons à la surface. L’intérêt
de cet exercice est de savoir attendre en restant tranquille, ne pas paniquer afin
de ne pas se faire découper en rondelles en sortant trop vite parce que les
pales de l'hélico tournent encore assez longtemps, invisibles quand la
libellule tombe en mer.
Etres diaphanes
Réussir le stage commando est la
voie royale qui conduit au stage parachutiste, récompense suprême de plusieurs
mois d'efforts.
La veille du saut, je ne me
serais pas cru capable de pouvoir me jeter de cette imposante tour métallique
de dix-huit mètres. Je n'ai jamais fait un effort contre nature si important.
Sauter de l'avion va être bien
plus facile!
Je gravis maladroitement les barreaux
de l'échelle de la tour qui me mènent à la trop haute plate-forme. Je pèse
lourd, très lourd. Il me faut commander à mes mains de saisir des derniers barreaux.
Je suis trempé de sueur.
J'ai très peur de savoir que je
sauterais, mais je ne m'imagine pas ne pas pouvoir sauter, les conséquences
sont trop graves.
Ce bond me semble être un vrai
suicide : je ne me suis jusqu'ici jamais précipité du haut d'un immeuble et c’est
ce que je vais faire, dans moins d’une minute ça sera mon tour : un acte
d'une témérité insensée. Des générations de parachutistes l'ont fait, ce saut
n'est pas dangereux : cet argument ne me convainc pas tout à fait.
Un moniteur m’installe un harnais
duquel se déloveront treize mètres de courroie reliée à un contrepoids, freiné
par un système élastique qui finira par immobiliser le pantin à quelques mètres
du sol.
Le parachutiste doit mettre les
bras sur la poitrine, baisser la
tête, serrer les jambes, joindre les pieds, les genoux déverrouillés : le
plus groupé possible pour être un ressort à l’arrivée au sol et aussi pour ne pas
se prendre un pied, une main dans les suspentes du parachute lors d'un vrai
saut d'avion.
C'est dans cette position que j'attends
le sol qui se rapproche à la vitesse d’une image énergiquement zoomée :
mes camarades assis au sol en demi-cercle grossissent jusqu'à éclater.
Cet exercice fort utile pour
notre formation est si anti naturel qu'aujourd'hui encore je n'ose plus
m'approcher du bord d'un précipice, d'une falaise, ou d'un immeuble, de peur
qu'un farceur pousse un "go !"
Je crois que je sauterais encore à ce commandement tant au sol on nous a
conditionnés à franchir la porte et à faire un grand pas à ce moment-là.
La lumière rouge clignote, une
sirène beugle jusqu'à couvrir le bruit épouvantable de l'avion. Le moniteur
gueule :
"Debout, accrochez !"
Du moins je suppose que ce sont les mots qu'il crie, je devine les
cinq syllabes terrifiantes puisque c’est ce qu'il hurlait au sol, mais ici c’est
de la bouillie sonore : il est humainement impossible de couvrir le bruit
de l'avion et encore moins celui de la sirène. Nous nous levons comme les
éléments d'une chenille, laborieusement, handicapés par le harnais et les
lourds parachutes. Nous accrochons notre mousqueton au câble de l'avion tendu
dans la longueur du fuselage. La lanière qui prolonge notre mousqueton est
notre cordon ombilical qui va se délover hors de la carlingue comme un boyau et
extraire l’organe salvateur, le parachute. La lanière tient bon au câble, le
parachute et le pantin, eux, tirent vers le bas, le lien qui relie les deux
parties cède à cent kilos de tension, quand la coupole est prête à se gonfler
d'air. Lors d’un saut, un mousqueton qui claque trop près de mon visage, me
casse un morceau d’une canine.
Je ne vois le sol de la porte de
l'avion que lorsque le segment de chenille inquiet qui me précède se fait
happer par le vide. J’entrevois la superbe carte postale : "Go !"
Je me sens tomber
vertigineusement une vingtaine de mètres et mon "pépin" s'ouvre.
La nuit, le film de mon saut s'impose
des dizaines de fois, mes réveils en sursaut interrompent mes chutes sans fin.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEi-wvFYLTWFerQvbeSUobD1ZMs-csMjP3oOKXnuO7BK7lHTIGFlsq8IdqgYQGGTnUj4uu69UiS-bgZtRU2AJAE7_uhK5sfbrU1YKXdo0BHB8ztjVMV0BwElCBlgX62POZTz0ejLBZkjZ3M/s640/Parachuteavion.JPG)
À quatre cents mètres d'altitude,
suspendus à la coupole dans le silence total, nous devenons des êtres
diaphanes. J'aimerais faire durer cette impression d'apesanteur. Je suis heureux
d'être là suspendu, étonné d'avoir pu quitter la carlingue de l'appareil si
facilement, satisfait d'être seul, surpris par cette plénitude et ne pas savoir
qu'en faire…
Ce moment est très bref, le sol
jaillit vers moi à six mètres seconde.
Les jambes tendent à se plier,
les talons à se ramener sous les fesses, c’est un réflexe contre lequel il faut
lutter : la colonne vertébrale n’a pas à absorber le choc au sol, nos puissants
membres inférieurs déverrouillées doivent tout absorber. Je refuse le sol, je
dois retendre les jambes légèrement fléchies plusieurs fois, ce doit devenir
une obsession.
Sauter de nuit n'est pas plus
angoissant que de faire le premier pas dans l'escalier d'une cave non éclairée.
Nous sommes quelquefois endimanchés
d'une gaine que l’on porte le long de la jambe ; soit elle contient des
fusils, sous le ventre, soit elle contient des cailloux. Lestée pour simuler le
poids des rations alimentaires ou des munitions, trente kilos. Il est
impossible à celui qui porte une gaine de jambe gauche de s'asseoir seul dans
l’avion. Ainsi harnachés, notre installation dans la carlingue est une lente
procession d'animaux grotesques et empotés : des tortues bipèdes carapacées recto
verso. "La gaine de jambe" peut casser les jambes, "la gaine de
ventre" fait éclater les
genoux. Il faut les larguer au cours de la descente et les laisser pendouiller
sous nos pieds au bout d’une corde de cinq ou six mètres, de sorte qu'elles
atterrissent une seconde avant nous. Ce paquet suspendu a l'avantage de nous
renseigner sur la distance qu'il nous reste à tomber.
Nous aimons nous conter les
anecdotes morbides de tous les parachutistes malchanceux, cela nous aide à
purger toutes les frayeurs que nous avons à surmonter durant cette période où,
contre nature, nous sommes devenus ″hommes-oiseaux-cailloux″.
Toutes ces épreuves nous valent deux
insignes. Une sur la poitrine droite, "la plaque para". Saint Michel
l'Archange est notre patron. L'autre cousue sur l'épaule droite, "la banane". On pouvait y lire
en rouge "commando marine",
de quoi frimer dans les rues de Toulon et on ne s’en prive pas.
Nous avons maintenant un métier !
Un savoir faire ! Je suis "fusilier-marin-commando-parachutiste".
Je suis très fier de cette
dénomination à rallonges et il est possible d’ajouter des wagons suivant nos
capacités.
Nos gradés nous habituent
progressivement à l'idée que nous sommes les meilleurs. Nous sommes la troupe d'élite
française : nous partageons fièrement ce privilège avec la Légion Étrangère et
quelques régiments de parachutistes. Nous pensons avoir l'admiration de toute
la population puisque nous sommes les défenseurs de la Nation. En fait, nous
n'impressionnons que les "dames pipi", les anciens de la Légion, des
enfants étonnés de voir des soldats de plomb en chair et en os, et tout de même
quelques jeunes filles, ce qui n’est pas négligeable. Les toulonnais et les lorientais
ont d’autres préoccupations que d’admirer les marionnettes kakis qui défilent
rituellement sous leurs fenêtres. L'ambiance concentrationnaire dans laquelle nous
vivons encourage une vision fantasmée de la réalité. De fait, à dix-sept ans et
demi, nous nous croyons pourvus des pleins pouvoirs, et de la confiance de tous.
La réception
De l’école des mousses, à l’école
des fusiliers puis au stage de fusilier et enfin en stage commando, nous sommes
une dizaine à grenouiller toujours ensemble avec un certain plaisir. Notre
formation se fait en dehors de toute influence, nous finissons par croire qu'il
n’existe que notre microcosme. Nous surmontons les obstacles, notre ascension
semble ne pas avoir de fin… C’est à ce moment là que l’on nous éparpille dans
les quatre compagnies de commandos marines. Du groupe duquel nous tirons notre
force nous devenons des individualités démunies et fragiles.
Je deviens "JE".
Je suis en train de ramper avec
une bougie dans le cul…
Une compagnie est divisée en
quatre ou cinq sections de vingt individus chacune. Chaque section est divisée
en deux groupes. Chaque groupe reçoit un stagiaire commando tout frais à moudre.
Les anciens m'ont préparé une
réception. À poil au garde à vous, je suis contraint de répondre à toutes
sortes de questions idiotes. Je dois exposer tout mon "sac commando",
cette inspection de sac est un prétexte à pillage systématique. Ils me prennent
presque tout, même le sac de couchage en duvet. De nu au garde à vous, je passe
à nu en train de pomper, puis à nu à m'enfoncer une bougie dans l'anus. Il
fallait supporter leurs railleries:
"Ah il l'enfile bien, il a l'habitude!"
"Il sait s'y prendre cet enculé!"
"Pédé, c'est un
pédé!"
Il n'est pas possible de faire semblant et de serrer la
bougie entre les fesses sans l'enfoncer. Ils s'en aperçoivent et je reçois des
coups de brodequins. Mon camarade de stage à quelques mètres de moi est dans la
même situation, on lui demande de tailler sa bougie puisqu'il semble ne pas
pouvoir l'enfiler facilement. Nous rampons jusqu'à la porte en recevant au
passage des coups de pieds qui nous retournent, il faut enfoncer de nouveau la
bougie et ramper…
En me relevant, je touche le pied
d'un d'entre eux sans m'excuser, je reçois un violent coup de boule sur le
dessus du nez qui me fait saigner abondamment. J'effleure le treillis d'un
ancien qui semble être le chef d'orchestre de cette soirée. Il me somme de me
relever. Il se met en garde, les poings serrés sur la poitrine, il exige que je
me batte avec lui. Il me donne l'avantage : c'est moi qui doit amorcer le
premier coup. J'ai bien d'autres préoccupations à ce moment que celle de me
battre avec lui, ma cause est perdue d'avance et je n'ai pas le cœur à lui donner
un coup… J'en suis incapable. Je ne sais pas me battre aux poings… je ne l'ai
jamais fait. Il est furieux de me voir hésiter et hurle comme un diable. Ce qui
l'intéresse, je ne suis pas dupe même dans cet état de déchéance totale, c'est de
s'exercer à frapper sur quelqu'un qui n'est pas tout à fait désarmé. Il veut à
tout prix que je me mette en garde pour avoir la légitimation et le loisir de
me décocher quelques fameux coups dans la figure. Entre temps, mon nez ne
saigne plus. Le sang sèche sur ma bouche, le menton et les mains. L'ancien me
traite de "mauviette", de "lopette" et de
"femmelette". Si je ne me bats pas avec lui, je sais que je vais devenir
la risée et souffre-douleur de toute la compagnie. Je dois me battre ou faire
semblant, je lui donnerais ainsi la possibilité de me fondre dessus, je recevrais
ma part de coups et je gagnerais sa confiance pour toujours. Je ne connais pas
encore ce code de l'honneur qui unit vainqueur et vaincu, je le découvre quand
cette bête, après m'avoir mis l'œil au beurre noir et refait saigner le nez
m'invite à me saouler à la bière. C'est un grand honneur qu'il me fait.
On me demande de me rhabiller. Je
coiffe mon casque lourd, sans placer en dessous le casque léger qui amortit. Il
faut m'imaginer courir, en pleine nuit, dans la pinède, avec une cocotte minute
sur la tête et sur les épaules un sac chargé de cailloux. Ce sévice n’est pas
le plus avilissant de la soirée. Il est vivifiant. De retour à la chambrée, à
la lumière des néons, comme des papillons de nuit, les anciens reprennent leurs
attitudes incohérentes et je pompe en recevant des coups de pieds. Je ne me
souviens plus de ce qu'on m'impose pour finir.
Je me réveille le matin, après
une courte nuit, tout contusionné et avec l'œil droit complètement fermé.
Ce jour est le commencement d'une
période de plusieurs mois au cours desquels je suis traité en véritable
esclave. Pour recouvrer la liberté, il faut attendre qu'un autre "nouveau"
arrive dans le groupe et qu'il prenne ma fonction d'exutoire.
J'appartiens corps et âme au plus
ancien quartier maître chef. Je lui dois tout, lui seul décide de ce que les
autres peuvent exiger de moi.
Ma principale fonction est d'être
responsable de gamelle : je lave, essuie et dispose, matin, midi et soir le
couvert de dix hommes. Je fais la queue à la cuisine et à la cambuse pour y
retirer mes dix rations. C'est également à moi d'aller chercher du supplément
pour les anciens… Je reviens souvent bredouille. Ils font exprès de m'y envoyer
pour avoir le plaisir de me houspiller et de me mettre des claques. Quand les
assiettes ne sont pas tout à fait propres, ils me renvoient les laver… C’est un
exploit technique que de réussir à ramener une vaisselle étincelante dans les
conditions où je la lave… je trouve bizarre de voir ces baroudeurs tant respecter
les règles de la bienséance.
On me fait aussi repasser les
pantalons et les chemises de deux ou trois d'entre eux. Je cire les chaussures
de quelques uns. Je lave du linge plus que mon compte. Toutes ces corvées
ajoutées m'occupent jusqu'au soir, je n'ai pas beaucoup de temps à moi.
Les anciens observent mes
moindres faits et gestes, cela ne m'incite pas à écrire une lettre. Ils censurent
parfois notre courrier.
Je préfère ne pas écrire.
Après une formation solide, un
métier bien en main, me voici réduit à faire des corvées de femmes !
La chute est vertigineuse.
Je perds ma foi.
… On m'a préparé à faire la
guerre mais, en 1966, la France est en paix avec le monde… Les troupes de chocs
sont condamnées, à rester douillettement dans la chaleur des casernes, à
s'exercer au tir, à marcher, à boire le soir sous des prétextes futiles.
Je me mets à espérer qu'il éclate
un conflit quelque part pour qu'enfin, nous puissions savoir ce que nous valons.
On parle du Tchad ?
En exercice sur le terrain, c'est
encore moi "le nouveau" qui porte la ration alimentaire du plus
ancien. Je me coltine aussi régulièrement le poste émetteur d'un poids
redoutable et je porte la pile de rechange d'un autre ancien qui s'en débarrasse.
J'accepte tout sans rechigner. Je dois attendre l’arrivée de la promotion
suivante : je prie, dans le sens "je souhaite" que mon remplaçant
arrive vite.
De retour, il me faut nettoyer
mon arme et celle de mon ancien.
Mes prières n’ont pas abouti,
quand la plupart des groupes reçoivent un nouveau, mon groupe obtient un ancien
affecté là pour une raison que j’ignore, si bien que ma période de corvée est doublée.
Quelques quartiers maîtres chefs
décorés croupissent en section la tête pleine de rancœur et de ressentiment,
ils ont fait la queue de la guerre d'Algérie. Ils boivent souvent le soir en
ville. Vers deux heures du matin, je me fais virer en bas du lit, sans me rendre
compte que les lampes sont allumées depuis un moment… À peine distingués, ces
néons agressif deviennent constellations d'étoiles : je viens de recevoir un coup de tête sur le
dessus du nez qui se met à saigner abondamment. Je suis pétrifié de peur. J'ai
quelques difficultés à prendre conscience que je ne vis pas une hallucination.
Chargés de tout notre barda, nous sortons courir dans la colline. Puis on nous
ordonne de découdre nos bananes "commando" de l'épaule de notre vareuse
d’apparat. Je veux bien découdre tout ce qu'ils veulent.
La colère de ces quelques
poivrots semble légitime. Un des nôtres bleu bite, a joué le soir même les gros
bras dans les rues de Toulon, il a roulé des mécaniques, a crâné devant
quelques filles entraîneuses de bar. Ce sont leurs filles de bar qui ont rapporté
la fanfaronnade, ça n’a pas plu à ces anciens d’Algérie porteurs de quelques
barrettes obtenues au feu. Un jeune n’a pas à faire le malin avec sa banane
alors décousez-les toutes, pas de détail.
Pour en découdre, il me faut
apprendre à boire, à baiser et à me battre. Je commence par apprendre à boire.
Le lendemain de mon arrivée,
l'ancien qui m'a bleui l'œil, m'invite à me saouler royalement avec lui. Une
invitation qu'il m'est impossible de refuser. Cette saoulerie est contre nature
mais, c'est plutôt à un concours de résistance qu’il me convie. Il a un handicap
de quelques cannettes sur moi, cela me rassure un peu. Nous sommes attablés
l'un en face de l'autre. Il marmonne
des adages que je dois écouter. Je ne réponds pas souvent, il pourrait me mettre son poing sur la gueule,
je me contente d'écouter son monologue. La plupart de ses phrases finissent par
l'onomatopée "Allé p’tit bois!"
et je bois par petites lampées.
Kronenbourg 1664, une date clé
pour l'histoire du marin : je crois pouvoir dessiner de mémoire l'étiquette
collée sur les cannettes de bière.
"Allez, jeune, bois!"
J'ai dix sept ans et demi, c'est
vrai que je suis jeune, lui me parait assez vieux. Il n'a pourtant pas plus de
vingt cinq ans. Il me semble qu'on ne peut pas être plus vieux. Où ces sauriens
vont-ils tous mourir ? Il n'existe pas de cimetière secret pour ces éponges du
soir imbibées d'alcool, un jour, ils se rendent à un stage de formation pour être
sous-officier. La métamorphose est totale.
Le quartier maître chef à qui
j'appartiens fait maintenant mimétisme avec la table.
"Bois, jeune, va chercher deux bières!"
Il paye toutes les bières. J'en suis
à ma cinquième, lui, au moins à sa dixième, en fait, je n’en sais rien. Moi, je
ne suis pas habitué à ingurgiter une telle quantité de liquide. Je me relève, j’ai
une envie de pisser pressante, je commence à avoir du coton bourré dans la tête et les yeux
traîtres. Je reviens avec deux bières. Je sirote la mienne comme un médicament,
il boit la sienne comme une amante…
Il commence à devenir méchant et
à me parler des jeunes irrespectueux qu'il doit remettre sur le droit chemin à
coups de boules.
Quand va-t-il s'endormir absorbé
par la table? À proximité, tout le monde boit et fume, beaucoup jouent au
tarot, notre couple ne dénote pas des autres. Sans révolte, je fais ce que le
type exige de moi. Il a décidé que les coups de poing et boules qu'il m'a
asséné la veille méritent qu'on trinque comme pour un baptême. Il boit avec
l'enfant qu'il a oint. J'attends que le maître de céans me congédie. La soirée est
longue. Je suis saoul ou malade, je ne saisis pas la différence entre les deux
états. Je me traîne en titubant et en vomissant régulièrement. Mon quartier maître
chef en fait autant. Il est heureux d'avoir partagé avec son épigone.
Contraste.
J'ai seize ans et je suis admis à
l'École de Mousse. Avec Félix, mon ami de village et d’enfance nous décidons de
boire pour tout cela ; nous allons nous séparer, Brest est à mille kilomètres.
Nous commençons par sortir un vin
de groseille qui n’en est pas, c'est un rouge ordinaire que nous recrachons. Félix
revient quelques instants plus tard avec une bouteille d'alcool de mirabelle,
de la "gnôle". C'est la première fois que j'en goûte, c'est très
fort.
Nous buvons chacun un grand verre
cul sec. Félix jette un bon tiers du verre à chaque fois, il croit que je ne le
vois pas. Au bout d’un moment, il fait mine d'être ivre. Je fais moi aussi
semblant de l'être en mimant certaines des attitudes d'ivrognes que j'ai eu
l'occasion d'observer à la maison lorsque nous faisions dépôt et débit de vin.
Très vite l'effet de l'alcool prend le relais de ma comédie, je n’ai plus à
faire d'efforts pour tenir mon rôle. Nous rions tout le long du chemin pour
rentrer chez moi. Nous ne pouvons plus enfourcher nos vélos, nous nous affalons
sur la route. Nous restons longtemps allongés sur le dos à parler très fort en
regardant le ciel étoilé qui fait de grands tourbillons dans nos têtes. Notre
progression se fait maintenant à quatre pattes. Nous nous laissons choir au
milieu du champ de blé mûr dans lequel nous nous sommes égarés.
Les anciens trouvent toujours un
prétexte pour boire et je les suis, contraint au début, puis, de plus en plus
machinalement et finalement, par la suite, heureux de passer ainsi amicalement
nos soirées inutiles.
Nous chantons.
"Aux quatre coins, Nom de Dieu, un commando qui bande. La belle
est consentante… Les règles lui sortent du cul toutes chaudes, et toutes
fumantes, ahh, Nom de Dieu!
Sacré Nom de Dieu, quelle allure Nom de Dieu, les règles lui sortent du
cul toutes chaudes et toutes fumantes…"
Il y a un répertoire. Je peux toujours les chanter.
On n'entre pas dans la vie privée
des autres.
On paye de la bière et c'est
tout.
On estime que le payeur a de
bonnes raisons de le faire et boire sa bière est une attitude suffisamment
éloquente. Je paye naturellement, moi aussi, de nombreuses caisses de bières,
et personne n'en connait les raisons…
… Il n'y en a pas.
La lotion après rasage
À Mers-El-Kébir, nous nous saoulons
souvent. Saouls et malades à vomir, à perdre connaissance, saouls à ne plus se
souvenir, à s'affaler de tout son long, sur les pavés de la chambre, saouls à
délirer dans son lit, saouls à se réveiller le matin, la langue aussi collée et
raide qu'un vieux pinceau oublié dans un pot de peinture sèche.
Je commence à bien boire, j'y mets
de la bonne volonté mais, je ne me bagarre pas et surtout je ne baise pas. Ils
supposent que je suis puceau! Ils ricanent! C'est d'autant plus difficile à
supporter qu'ils ont raison… Ils finissent par me persuader que c'est une tare
que de n'avoir jamais fait l'amour à dix-huit ans.
Mon quartier maître m'appelle
"mignon".
"Hé mignon!"
Je souhaiterais être laid, au
moins buriné et usé, voire balafré. Comme je regrette de ne pas avoir profité
de ma beauté d'adolescent pour séduire, au lieu de cela ces baroudeurs nostalgiques
se moquent de mon visage.
Je hais ces quelques cons qui, au
nom d'une certaine virilité, ont gâché ma sensualité. Je ne profite pas assez
de mon corps de jeune homme pour caresser, embrasser, toucher, parce que toute
une série d'avatars et de blocages inhérents à cette vie communautaire d'hommes
m'inhibe jusqu'à l'asphyxie.
Un ancien qui la veille au soir
s'en est allé baiser au B.M.C[3]
m'interpelle. Il vient de rendre compte de son coup tiré à toute la chambrée :
"Tu viendras baiser avec moi au bordel samedi soir! On prendra une
femme pour deux, je voudrais bien voir comment tu baises!"
L'idée de baiser une femme
m'obsède, à fortiori depuis que ce manque m'est désigné comme un handicap.
"Non je n'ai pas envie de dépenser mon argent à ça!"
Ce qui est en partie vrai, j’en
envoie un peu à mes parents.
Il abandonne son offre en riant, je
le regrette presque : je préférerais être initié au plaisir du coït plutôt qu'à
celui de la boisson. Il me propose un jeu : chercher l'entrée de la caverne. Je
ne dois pas me tromper.
"Hé mignon, tu sais qu'il y a deux trous dans la cramouille d'une
femme, un au-dessus et un en bas, dans lequel tu dois mettre ta bite?"
Sans hésiter, mais complètement
au hasard. Sachant que la vulve est quelque part en bas du ventre, il m'est
difficile d'imaginer l'existence d'un trou en haut et d'un autre en bas. Inclus-t-il
l'anus? Je sais pour en avoir un qu'il se situe derrière et en bas. Pour en
avoir entendu parler, je situe le vagin en bas du ventre, mais à quelle
hauteur? C'est le mystère le plus complet. De plus une femme urine, mais par où
? Avant que l'on me pose cette question saugrenue, je pensais qu'il était
impossible de se tromper et donc impossible de s'enfoncer malencontreusement
dans le méat urinaire. Sa question énigmatique remet tout en question. Il y a
certainement trois trous principaux, un pour uriner, un pour baiser, un pour déféquer.
Trois orifices, trois entrées qui se trouvent dans la même zone, et une seule
appropriée.
Comment ne pas me tromper quand
un jour je me retrouverai sur le ventre d'une femme ? Le meilleur moyen
d'éviter la confusion et la honte est de ne pas m'y mettre… Mais je n'en suis
pas là, il me faut répondre à la question :
"Celui du dessus." Ils éclatèrent de rire.
Je trouve mon compte dans cette
plaisanterie. En effet, si ce n'est pas celui du dessus, c'est forcément
l'orifice du milieu puisque j'exclus celui de derrière, même si je ne suis pas certain
que, par mégarde, au juger, on puisse s'y glisser par maladresse.
Quand le grand jour arrivera,
j'entrerai par la porte du milieu.
Un point reste obscur. Comment
chercher l'entrée sans éveiller l'attention de la femme. Ce détail prit
l'importance d'une montagne. Je me sens incapable de surmonter un tel obstacle.
C'est une peur plus difficile à surmonter que celle de sauter en parachute. C’est
quoi une femme? Je n'ai vraiment pas l'habitude de côtoyer ce sexe. Je connais tellement
mieux les hommes !
Dès l'âge de onze ans je suis
séparé de l'autre sexe à l'internat. Je suis le deuxième fils d'une famille de
quatre garçons, la première fille arrive avec six ans d'écart. J'ai quelques
vagues souvenirs de mixité agréable utile datant de l'École primaire. Par le
trou bien placé de son pantalon troué, une petite camarade tire un morceau de
chair flasque qu'elle triture. Elle me le fait palper. Cela me donne une
indication sur la couleur et la finesse de la chair à cet endroit. Je me demande
bien d'où elle a tiré ça! Je ne possède que cet élément de puzzle du sexe féminin,
et je dois m'en contenter jusqu'à ce qu'un haut degré d'intimité avec ma femme
me permette enfin d'observer plus précisément les détails anatomiques plus ou
moins utiles pour faire l'amour.
Je décide de m'arrêter à
Marseille pour me faire dépuceler.
Je me faufile dans la ville
sordide à la recherche d'une prostituée. Il y en a partout. J'ai un peu
d'argent, mais je suis avare et même pour un grand jour comme celui-ci, je
rechigne à tripler la mise pour acheter une belle fille. Cette économie de
bouts de chandelles me vaut de marcher main dans la main avec une jeune femme
assez boulotte et plutôt laide. Elle a cependant la peau soyeuse et lisse et ce
fut bien agréable de sentir son ventre sous le mien et mes cuisses sur les
siennes. Elle n'enlève pas le haut, je n'enlève moi aussi que le bas. Dans
l'escalier montant je lui glisse timidement dans l'oreille que je suis puceau.
Elle marque un temps d'arrêt :
"- Quel âge as-tu?
- Bientôt dix-huit ans.
- Ah ?
- Mais je suis marin…, militaire!
- Oui ça va, je ne me ferai pas emmerder par les flics."
Quelle chambre d'hôtel minable!
Elle me lave le sexe flasque au savon. Je ne bronche pas, je suis entièrement
entre ses mains, je m'en remets à elle.
Elle se couche sur le lit, elle a
une serviette sous les fesses. Elle me regarde en souriant, je suis debout
comme un con, elle me fait discrètement signe de venir. Je n'ose pas jeter un
coup d'œil sur le pubis. Je remarque à la dérobée une zone poilue, je dois me
contenter de cela. C'est la première fois que je vois la moitié inférieure nue
d'une femme. Il existe plus belle plastique, mais celle-ci, avec ses grosses
cuisses, son gros ventre et ses replis
me convient tout à fait. Je me mis à bander très fort, sans effort
d’imagination, et je me couche automatiquement sur elle.
Ses doigts me touchent adroitement
le sexe, je le sens s'engloutir dans une délicieuse moiteur, les problèmes
d'entrées s'évanouissent. J'éjacule presque aussitôt sans faire un seul mouvement,
le plaisir fut intense.
Puis je me sens coupable.
Elle me fait un baiser. Je trouve
ce baiser répugnant.
Je me rhabille sans hâte pour ne
pas lui laisser voir ma honte. Je la paye sans précipitation. Je disparais vers
la gare où j'ai ma minable chambre
d'hôtel.
Encore essoufflé, je sors mon
sexe mou. Je redoute les maladies vénériennes. On a vu des films particulièrement
rebutants sur ce sujet : des phallus couverts de pustules, de crêtes et de
chancres, des bouches déformées, des anus abîmés. On nous a montré aussi
comment les gonocoques de la blennorragie et les tréponèmes de la syphilis
circulent dans les organes génitaux. Le summum de l'horreur ce sont les
quelques séquences qui insistent sur la thérapie. Un médecin débouche un méat
calaminé, il y enfonce à vif des tubes de diamètre assez considérable, il y
manœuvre un écouvillon.
Je prends un flacon de lotion
après rasage Menen. Il est à moitié plein. Cinquante degrés. Je m'asperge
abondamment le gland. Je m'en lave le sexe et j’essaye même, en écartant les
minuscules lèvres du méat, d'en faire pénétrer à l'intérieur. C'est impossible.
J'ai l'idée d'uriner, puis je continue à me frotter le sexe jusqu'à vider tout
le contenu du flacon.
La culpabilité est volatile. Elle
fait place à une fantastique excitation incontrôlable. Je revis en solitaire ce
que je viens de faire avec la prostituée. Je vis une phase animale que je n'ai
pas pu vivre avec elle… Seul et nu dans ma chambre, j’ai des audaces. J’halète
et m'agite frénétiquement. J'impose mon rythme à l'oreiller, je lui fais subir
tous mes caprices. Je peux maintenant
éjaculer comme dans un vagin puisque j'en ai mesuré la chaleur, la profondeur
et l'aspiration.
Trois ou quatre fois au cours de
la soirée, je me masturbe de cette façon. J'ai envie de payer une autre
prostituée mais ma parcimonie retient les cordons de ma bourse.
Les comprimés de Gardénal
Dans ma famille, il se passe des
choses terribles que j'ai la chance de ne pas avoir constamment à l'esprit,
n'étant pas souvent en permission. Malheureusement je ne peux pas totalement
les ignorer. Ça va de mal en pis : je peux le constater lors de mes brefs
séjours.
La santé de mon père décline, il n’a
que quarante cinq ans, il en parait quinze de plus. Il me donne l'impression
d'être un vieillard et je souhaite sa mort prochaine pour ne plus avoir à supporter
ses humeurs d'alcoolique dégénéré que pourtant je ne crains plus.
Il me fait honte à tel point que
je n'amènerais jamais quelqu'un chez moi, surtout pas une fille!
Daniel me rapporte qu'un soir de
crise où mon père veut tout casser, mais surtout maltraiter ma mère, il est
obligé de l'attacher à une rambarde. Je l’ai moi-même maltraité en lui faisant
une clé de bras pour l’obliger à redescendre et quitter la porte d'une chambre
dans laquelle ma mère s'était réfugiée. Je le mets à terre en forçant sur le
bras, il s'affale sur le carrelage. Je n'ai pas eu à faire d'efforts pour l'entraîner
à la cuisine et je me souviens que cela me plaisait de le traiter ainsi tant il
me répugnait. Nous protégions ma mère de ses assauts.
Étant petits, nous nous sommes
toujours rangés du côté de ma mère qui ne criait jamais, mon père hurlait et
cassait assiettes et verres. Nous
courions nous réfugier avec elle chez la voisine, une petite vieille qui se
faisait exploiter à faire de la dentelle toute la sainte journée devant sa
fenêtre. Elle logeait en mitoyenneté de notre grosse ancienne ferme. De chez
elle, cachés sous la table grinçante aux pieds sculptés de trois ou quatre
chimères, nous écoutions les cris, les bris, les portes claquer et les jurons,
nous attendions l'accalmie puis, nous revenions et l'on nous ordonnait d'aller
au lit. Ce rituel se reproduisait souvent. Ma mère s'en allait quelquefois
pleurer et passer la nuit sur un grenier à foin des voisins. Je donnais tort à
mon père qui n'avait qu'à bien se tenir pour mériter la tendresse de ma mère,
mais aujourd'hui je ne suis plus sûr de rien.
Un soir de drame, alors que
j'empêchais une fois encore mon père de fracturer la porte de la chambre dans
laquelle… Il me lança :
"- Tu verras le jour où tu auras une femme et qu'elle ne voudra
plus coucher avec toi!
- Elle a bien raison de ne pas dormir avec toi, tu es bien trop
repoussant quand tu es dans cet état-là!"
Je ne mesurai pas la teneur de ma
réplique. Il s'arrêta net, se tint au montant de la porte pour reprendre son
équilibre, il me fixa de ses deux petites billes vacillantes d’alcoolique, il
hésita, me pétrifia, puis il descendit.
En automne 44, mon père s’engage
pour toute la durée de la guerre dans l’armée De Lattre Tassigny, bravo !
Je nais en 1948. Mon père note "le pinard" des villages jusqu’à
Berlin, c’est ainsi qu’il le nomme dans presque toutes les lettres qu'il envoie
à la femme de son tuteur. Mon père est orphelin commis chez ce couple de paysan.
À la Libération, il devient maçon. En 1955, j'ai sept ans, il tomba d'un
échafaudage et se brise le crâne, l'os du rocher est en éclats. Il a sans doute
bu ce jour-là ? Mais je n’en suis pas certain. Ses camarades témoignent que non, par solidarité peut-être.
Il se remet très mal de cet accident, il est déclaré invalide civil quelques
années plus tard, après bien des démêlés avec la Sécurité Sociale qui
régulièrement veut le voir retravailler.
Mon père se sentait diminué :
j'ai souvenir de cela.
Les médecins lui interdisent le
vin et le tabac. Il ne peut accepter ce sacrifice. L'alcool le mine
progressivement. Après son accident il lui faut très peu d'alcool pour être chancelant
: il n'est plus à la même enseigne que les autres buveurs, les années d’après
l’accident comptent triple pour sa constitution physique.
Malgré les circonstances
atténuantes dues à son accident du travail, mon père me fait honte, il gâche
mon plaisir de permissionnaire de fait, je ne suis pas triste de retourner dans
ma caserne.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiM-rKxA1IHAfz4A5Ti591WpVjczfDMhhfOmMdEUPl9yTo9Qz8bA59z_q6xkNSn6WdP3wJiqGXKtFWYDySoVHXoi0GxvASsFoGBI_6k0eNMf405bTh3SLclJMsMr9rbp-4evvDXc_99Pi8/s640/Arabegilbert.JPG)
Louis Amstrong
Pourtant un jour, je ramène un
ami commando à la maison. Ma mère nous accueille d'une voix très douce, presque
éteinte. Le soir Daniel, mon frère, m’explique que Maman vient de tenter de se
suicider en absorbant un tube de "Gardénal", le médicament que
Papa prend par unité, lors de ses
insupportables maux de tête. Elle vient de passer quelques jours à l'hôpital.
Elle est encore très faible. Mon père pendant ces quelques jours de permission est
tout penaud, il manifeste beaucoup d'attention envers ma mère.
Mon ami trouve notre foyer très chaleureux…
Ce qui est la réalité, surtout comparée au sien. Nous nous y sommes rendus quelques
jours après. Il essuie quelques larmes quand ma mère l'embrasse avant de
partir, l'ayant presque reconnu comme l'un des siens, le huitième, le deuxième
bis de la lignée. Sa mère ne lui tend que la main, elle nous accueille sur le
palier, nous n'avons pas la proposition d'entrer. Son frère, avec qui il n'a
aucune relation affective, est un petit piteux voyou, il ne s’en embarrasse pas.
Nous louons une chambre d'hôtel pour la nuit.
Cet ami est le seul marin qui a
connu le milieu familial que j'ai fui en m'engageant dans la Marine Nationale. Dans
notre chambrée, il veut souvent que je lui parle de ma famille, j'ai horreur de
le faire. Malgré moi, je suis amené progressivement à lui en parler, puis à l’inviter
chez moi.
Je perds Guy par lâcheté quelques
années plus tard.
Notre amitié fut grande mais
fragile, car il donnait beaucoup et je lui rendais assez peu. Il existait un
déséquilibre d'échange dont je n'avais pas conscience. Je ne me rendais pas compte
que je tenais beaucoup à lui, et lorsque je m'en aperçus, je me suis efforcé de
ne pas laisser transparaître mon plaisir.
Trois ans plus tard, je suis à
Tahiti, une lettre de Guy m’atteint en plein cœur. Il profite de mon
éloignement géographique pour me faire des révélations.
Guy, d'emblée et sans ambages,
déclare qu'il a été amoureux de moi lorsque nous étions ensemble au commando. Depuis
le premier jour qu’il m'a vu! Il se souvient bien de mon œil poché. Il me
réactualise quelques épisodes communs que, précise-il, "Nous n'avons certainement pas mémorisé de la même manière".
Il me révèle qu'il m'a fait lire
"Les Amitiés particulières" de Peyrefitte pour me faire comprendre ce
que peut être l'amour entre deux garçons, en espérant que je fasse une relation
avec notre amitié.
Lors d'une saoulerie collective,
nous nous poursuivons avec des poignards algériens. Il est difficile de
déterminer la part de jeu amoureux et la part d'agressivité que révèle cette
poursuite. Nous avons failli nous blesser. Complètement saoul, il titube et je
dois le traîner sur son lit. Il parle beaucoup mais je n'ajoute pas beaucoup
d'importance au contenu. Pour avoir assisté beaucoup d'ivrognes, je sais qu'ils
parlent sans réflexion, diarrhée verbale, plutôt musicale. Dans sa lettre, Guy
me rappelle quelques phrases qu'il a prononcées ce soir là, ce sont des bouteilles
à la mer :
"Je t'aime, tu es mon seul ami."
"Barrons-nous ensemble."
"Allons vivre ailleurs tous les deux." Et il se met à
pleurer… Ce qui ne m'émut pas… La plupart des gens saouls pleurent.
Il s'épanche, il me fait part
sans détours de son amour. Je ne prête aucune attention à ses intentions. Le
lendemain, il se retranche derrière l'inconscience de son éthylisme.
C’est évident que je vis un grand
amour sous couvert d'une belle amitié virile. Nos corps de jeunes hommes ont
besoin de tendresse, de caresses et nous vivons sans.
Je m’en satisfais en chahutant.
Nous nous exerçons aux sports d'attaque et de défense, nous buvons ensemble,
l'ivresse légitime nos promenades bras dessus bras dessous.
Un jour, en "close
combat", je mets trop de conviction à ma parade "d'attaque de
sentinelle ceinture haute". Je tombe sur Guy de toute ma hauteur à lui
faire cogner la tête sur le béton. Il est hospitalisé pour un traumatisme crânien
léger. La visite que je lui fais à l'hôpital n’est pas à la mesure de l'amitié
que je lui porte. Il me manque quelque chose depuis son départ et je ne me rends
pas compte que c'est son absence qui me pèse. Comme un automate à la recherche
du Nord magnétique, je me rends à l'hôpital souterrain de Mers-El-Kébir[4].
Je vois Guy. Il m'attend impatiemment et moi je ne fais qu'acte de présence.
Dans la lettre, Guy m'avoue aussi
qu'il est venu dans ma famille avec la même appréhension et la même joie qu'une
jeune fiancée. Il termine sa lettre en parlant d'une véritable torture que je
lui impose à l'hôtel, dans le lit à côté du sien. Il espère qu'il n'y ait plus
de chambre à deux lits, pas de chance, nous les tirons à la courte paille, l'un
est plus petit que l'autre. Ce jeu lui est intolérable, car il a envie de se
coucher nu avec moi, pour "enfin
seul, te caresser". Je suis à
mille lieues de me douter de son désir. Je m'endors aussitôt, je m’endors vite
à cette époque. Guy veille, frustré.
La lecture de cette lettre me
chavire.
Je suis à mon bureau à Papeete,
je monte dans ma chambre et j'attends que les images saccadées et fuyantes qui
défilent s'immobilisent.
Je suis très flatté d'entendre
dire que l'on m'aime, mais aussi dégoûté car cela s'appelle l'homosexualité.
Seul dans l'ombre, je jouis du contenu amoureux de la lettre. Au grand jour, ce
qu'il m'avoue me répugne. Il me propose de partir et de vivre avec lui. Je lui réponds
assez rapidement en faisant mine d'accepter son offre. Je suis salaud, je fais
cela uniquement pour en savoir plus, car il sous-entend qu'il a d'autres
révélations à me faire si je ne le rejette pas. La réponse ne se fait pas
attendre, le ton est exalté, Guy est encore passionné, je ne comprends plus tout
à fait ce qu'il veut dire. Il parle de projet, alors je prends peur. Je lui
ferme ignominieusement la porte au nez en me moquant de sa perversion. Par
lâcheté et par moralité, je coupe court à une exaltante amitié.
Deux années plus tard, je reçois
un pli laconique :
"Souviens-toi de Louis Amstrong."
Louis Amstrong vient de mourir.
Il me l'a fait découvrir. Nous l'avons aimé inlassablement, surtout "The
Good Book".
Par lui, je lis quelques livres…
Guy des Cars, Slaugther. Notre préféré est Jean Lartéguy, l'auteur de la
trilogie "Les centurions", "Les prétoriens" et "Les
mercenaires". Nous le comprenons bien. Il parle de nous, de nos vies rêvées
de soldats au combat.
Avec le recul l'identification est
terrifiante.
Sur la même étagère de la
bibliothèque, en contrepoint, une biographie de James Dean, un livre de Caryl
Chessman.
C'était aux plaisirs de
l'écriture que Guy m'initie sans le savoir… en réalité, je ne sais plus lequel
de nous deux commence à écrire… C'est parce que nous sommes ensemble que nous
éprouvons ce désir. Guy tient un journal qu'il cache, moi j'écris de petites
histoires et de longues lettres pour ceux et celles qui veulent bien les
recevoir. Notre activité littéraire n'est pas importante, mais elle existe dans
un désert culturel. Nous écrivons pour pratiquer la même activité et être ensemble.
Le dessin de nos écritures, au fil des mois, devient identique. La queue du
"g" se noue harmonieusement. J'écris le "d", le
"b", le "q" et le "p" en caroline comme les
moines copistes, ce que j’ignore à l'époque[5].
Guy imite non seulement mon
écriture mais aussi mes tournures de phrases, il me chipe mon vocabulaire, si
bien qu'il devient difficile à ma mère qui reçoit quelques lettres de lui de
deviner qui écrit quoi.
J'achète un survêtement de
couleur bordeaux. Je m'étonne encore de cette audace ou de cette inconscience
vestimentaire, les survêtements n'existent qu'en différents bleus ou en noir.
Quinze jours plus tard, Guy s'achète un survêtement de même couleur en
prétextant qu'il aurait bien aimé une autre couleur, à défaut il se contente du
bordeaux. Mon pantalon est un peu court et le sien un peu long, nous nous les
échangeons cérémonieusement. Nous sommes les deux seuls à porter un ensemble de
cette couleur parmi tous les fusiliers marins noirs et bleus.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgJLttMUE6oyAogYrFDtlqolM5BJaLTLR7UmU5_jfCncSjoMTR882vGtg_Dy2wKtcjBH6ZJh-k8AIW6yv8ds7NIGRK-RjcBAMe3zGeMlt7dtVYkIanF_7zXMVehIgC5oAqtysCiI0CO-us/s640/Guybordeauxsurvet.JPG)
Les soirées bachiques finissent
par nous ennuyer, nous souhaitons ne plus y prendre part mais c'est difficile
d'y échapper, nous sommes regroupés par vingtaine dans quatre salles voûtées
d'un fort enterré, l'intimité est impossible. Notre sac de couchage sous le
bras, nous nous installons dehors dans le djebel du stand de tir. Les chacals
pleurent au loin. C'est agréable d'être là ensemble, loin des chansons
paillardes, des rots, des pets, du vomi et des bagarres d'ivrognes. Étendus,
nous comptons les étoiles. Au petit matin, nous avons l'impression de revenir
d'une autre planète. Celle de la veille continue à tourner, nous la prenons
dans son élan.
Raging Bull
Un an plus tard, je deviens l'un
des plus anciens de la section, le kakou. Les recrues arrivent régulièrement
tous les deux mois. C'est à mon tour de profiter de tous les bienfaits qu'offre
le statut d'ancien.
Je ne fais pas laver mon linge ni
repasser mes effets, encore moins nettoyer mon arme par un nouveau… plus par
timidité que par philanthropie. Les rapports d'ancienneté s'effritent par la
faute d’anciens, qui comme moi, n'ont pas fait la guerre, et qui conséquemment,
manquent d'assurance et de hardiesse pour anéantir l'audace latente de certains
néophytes. Je maugrée sur l'époque
dictatoriale lorsque l'on imposait la loi à coups de poings dans la gueule. Et
à la fois, naïvement, je rêve d'une douce démocratie qui préserve mes
privilèges d'ancien. Bref je n'ose pas frapper les nouveaux, ce qui leur donne
de l'assurance.
Toutefois, le spartakisme a ses
limites.
Je suis installé avec une 1664
sur un fer à "I" en hauteur, une belle place pour assister à un
combat de boxe, sans gant, entre deux nouveaux de la même promotion. Mes
camarades, des "anciens" exigent d'eux un vrai combat. Les deux antagonistes
de fortune ont quelque peine à échanger leurs premiers coups, mais les
spectateurs et les entraîneurs qui éperonnent les deux boxeurs, les excitent et
les incitent à se battre réellement. J'assiste à un combat frénétique un peu sanglant.
J'en conclus qu'ils ne doivent pas être très bons amis pour en arriver à cette
extrémité… J’oublie que j'ai moi-même été obligé de me battre contre mon gré et
que je me suis exécuté pour ne pas recevoir les foudres de l'Olympe, plus
redoutables que celles encourues pendant le tournoi.
Je ne suis ni meneur, ni acteur
et encore moins grand prêtre de ce genre de cérémonies initiatiques.
J'en suis spectateur.
Je ne prends jamais vraiment de
plaisir à y assister mais, je ne me désolidarise pas de mes camarades. J'assiste
sans réactions (ni excitatives, ni répulsives) à ses drames avilissants.
Le désœuvrement
Je goûte à peine de ma
tranquillité d'ancien qu'une administration dont j'ignore tout m'affecte sur un
navire de guerre de la flotte de Toulon.
J'abandonne le béret vert du
commando Marine pour recoiffer le bonnet de marin à pompon rouge dont nous avons
honte car il nous confond avec les autres marins.
Je monte la coupée du bateau, je
salue rituellement l'avant et je me fais conduire auprès de mon supérieur. Le
reste de la journée est consacré à toute une série de démarches pénibles :
une course aux signatures, prétexte à prendre connaissance du matériel, des
locaux et du personnel. C’est une journée pénible et cafardeuse comme celle que
doit passer un pied de salade repiquée à qui l'on a coupé le bout des feuilles
et qui attend la rosée du soir.
Je suis logé dans le poste avant,
dans la proue du bateau. Nous y sommes peu nombreux, ce qui me vaut de
récupérer deux minuscules casiers. J'en utilise un pour mes vêtements et l'autres
pour mes bricoles personnelles : mon petit magnétophone à cassettes, mon papier
à lettres, mes lettres reçues, mes anciens tickets de cinéma, du parfum, du fil
et des aiguilles, deux ou trois livres, quelques stylos.
Mon travail à bord consiste à
bien faire aligner les marins le
long de la coursive à l'heure des repas. Le matin je m'occupe du branle-bas. Je
passe dans tous les postes et je réveille les matelots au sommeil lourd qui n'ont
pas voulu entendre le clairon de la sono. Je fais se lever ceux qui paressent
au lit, ceux qui se recouchent après mon premier passage. Je fais ces rondes
matinales sans gronder, plutôt gentiment, ce qui me vaut la considération
immédiate de l'équipage qui jusqu'alors était habitué aux aboiements de mon
prédécesseur.
À quai, j'amène par équipes les
matelots en "séances de décrassage". Je suis à la tête d'une envolée de marins de toutes tailles,
de toutes constitutions et de capacités différentes, nous tournons dans
l'Arsenal de Toulon et profitons du moindre obstacle, d’un tuyau pour faire un
équilibre ou un ramper, d'un mur pour le franchir. Ces parcours se déroulent
toujours dans la bonne humeur. Je suis fier et c'est grisant d'être responsable
d'un peloton d'individus qui me fait confiance.
C'est à peu près tout ce que je
fais.
J'en demande davantage pour ne
pas m'ennuyer. Il y a peu à faire pour un fusilier marin à bord. J'obtiens
finalement une responsabilité à la hauteur de mes compétences : j'ai une belle
écriture ronde fille disent-ils, je m’en fiche je l’aime bien, une sorte
d’onciale. Mon "bidel" me confie une montagne de cahiers vierges sur
lesquels je dois inscrire des entêtes à chaque page. Ce travail me plait
beaucoup car il me permet de passer paisiblement certaines heures de
l'après-midi dans un petit bureau sans hublot oublié de tout l'équipage. Un
petit paradis où je peux relever la tête et rêvasser entre deux vagues d’entêtes
manuscrites. Malheureusement je prends trop d'avance et lorsque tous les
cahiers sont préparés pour une année, je dois cesser cette activité et réapparaître.
En faisant durer les plus menus
travaux, les journées sont longues, les soirées encore plus. Nous passons la
moitié du temps à quai et l'autre moitié en mer.
En mer, je n'ai strictement rien
à faire. J'assume pourtant un poste de quart dans un bureau au centre du
bateau. Ce bureau tient de la loge de concierge. Les marins locataires viennent
me voir, nous bavardons un moment sur le palier, mais la plupart du temps je
suis seul, surtout la nuit, quatre heures de temps, et a fortiori quand la mer est
mauvaise.
Je me mets à lire pour passer le
temps… Ou peut-être suis-je prêt pour la lecture et je dispose de temps? Je lis
presque un livre par jour pendant huit mois, soit environ deux cents livres.
Je jette mon dévolu sur un
marchand de livres d'occasion de la vieille ville "Au chevalier
Paul". Ce magasin ne vend que des livres à un franc, deux francs et trois
francs pièce selon le volume, simple, double ou triple. Ce sont les petits
livres de la collection "Livre de poche" qui en 1967, est à ses
débuts. Elle ne dépasse pas les trois cents volumes. Ce ne sont ni les titres,
ni les auteurs qui m'incitent à acheter ces livres mais, leur numérotation. Par
chance, à cette époque, la collection ne publie que des auteurs de renom :
Giono, Sartre, Malraux, Mauriac, Maurois, Gide, Claudel, Bazin, Maugham,
Balzac, Zola, Nietzsche, Vian, Kafka, Diderot, Dostoïevski, Bernanos, Camus, Prévert…etc.
Je lis presque toute la
collection.
Je mets au placard les écrivains
que j'ai lus l'année précédente. Guy des Cars et Lartéguy qui n’écrivent pas la
réalité, alors que Sartre et Bernanos, entre autres, me transportent dans un dédale
d'impressions et de sensations dont je ne soupçonnais pas l'existence.
Chaque auteur est une découverte,
chaque livre un événement. C’est avec une certaine amertume que j'arrive au
bout des dix ou douze Giono, des huit ou neuf Sartre, des deux ou trois Camus…
Je suis consterné de ne pouvoir lire que deux romans de Kafka, chagriné et
révolté de savoir que Boris Vian est déjà mort et qu'il n'a laissé que quelques
romans. J'échangerais bien son œuvre contre celle de Balzac qui me concerne
peu. Je ne suis pas déçu qu'il n'y ait que trois recueils de poèmes de Prévert
puisque je reprends épisodiquement chacun d'eux et y butine une poésie sans
rime, ça c’est une révélation ! Il y a toujours une page pour me séduire… Ses
textes courts influencent beaucoup mon écriture de cette époque.
Je suis allé jusqu'en classe de
troisième en lycée, je ne suis donc pas inculte, ni franchement niais. Je sais
qui est Zola, certains de mes camarades de lycée se jettent sur ses ouvrages :
la lecture de "Germinal" dont on m'a pourtant tant vanté l'érotisme
de certains passages ne m’emporte pas, j'en abandonne la lecture. Je lis jusqu'au
bout "Les Misérables", c'est plus la performance marathonienne qui me
motive et me fait avancer que les aventures de Cosette.
J'ai lu ce roman comme on tricote.
Je peux toucher chaque soir
l'épaisseur des pages lues et je me satisfais plus de cela que du déroulement
de l'histoire.
Je tombe amoureux d'Esmeralda.
Phoebus et Quasimodo sont mes rivaux mais, ne pouvant faire entendre mon amour
à la belle Egyptienne, je suis floué. Qu’elle se décompose aux côtés de son
amant sans que je puisse intervenir me met hors de moi.
Ce n'est pas la vivisection en cours
de français des classiques au programme qui me donne goût à la lecture… Tous
ces viscères, inertes, tendus et épinglés ne m'ont jamais engagé à lire l'ouvrage
reconstruit (donc vivant). J'avais plutôt l'impression d'être en sciences
naturelles.
La culture de mon adolescence est
maigre: j'ai beaucoup lu de bandes dessinées américaines, notre tante chère
sœur Léontine nous fournissait abondamment, elle les détournait parce que ce
n’était pas de la bonne lecteur pour ses orphelins.
Le dessin est la seule matière qui
me distingue de mon studieux et talentueux frère Daniel, mon cadet d'un an avec
qui je suis en sixième. J'ai un an de retard. Ça m'embête de le voir rafler
tous les prix en fin d'années, mon prix de dessin compense un peu, mais il ne
me console pas, je me sens diminué aux yeux de mes parents, c’est une des
raisons mineures qui m'incite à m'engager dans l'armée.
J'ai rarement dessiné à l'école
et à la maison, j'ai cependant un souvenir agréable de graphisme pour chacun de
ces lieux.
Sur un coin de table, je me
souviens avoir fait plaisir à ma mère en dessinant un camion. Je le vois encore
avec sa cabine cubique. Ma mère m'en dessine un mieux.
J'ai intéressé ma mère, j'avais
cinq ans.
En public, l'instituteur me
félicite pour avoir dessiné une série de mesures en fer blanc posées sur une
table à quelques mètres de nous.
Au lycée, j'attends avec
impatience les séances hebdomadaires de dessin. Je reproduis scrupuleusement et
soigneusement l'objet ou l'image que l'on nous présente. Une seule fois j'échappe
à la copie conforme : je fais une grosse tache de couleur aux pieds de mon
chasseur yougoslave stylisé. La tache ne peut être gommée, ni grattée sans
entamer le support. Le professeur intervient adroitement, il transforme la
tache en un splendide faisan gisant mort aux pieds du chasseur : un trophée de
chasse. Subjugué. Un déclic, une heure qui compte beaucoup dans ma vie.
Ecrire et dessiner…
Quelque part dans le Golfe de
Gascogne, au milieu de la nuit, cloîtré dans ma petite loge de concierge, mon
stylo à bille vient de tacher une feuille de papier blanc. La tache retient mon
attention, j'interviens pardessus. Je récidive chaque nuit entre deux chapitres
d’un livre passionnant. Je dessine sans relever mon stylo.
Le jeu varie, se complique de
jours en jours. Le rythme se raffine. Je m'étonne de voir s'agrandir mon
répertoire de formes, de traits et de couleurs, bientôt j'arrive à écrire de
véritables partitions, l'écriture contrapuntique est souple et originale, le
rythme inattendu, les accords astucieux.
En fait, je m'écris
quotidiennement de la musique… de la poésie ? ou des dessins ? Où sont les
frontières entre ces trois activités.
Je ne dessine rien qui représente
quoi que ce soit de figuratif, mes rythmes ne se référent à rien de ce que j'ai
connu auparavant, j’invente l'abstraction.
"Écrire et dessiner sont identiques en leur fond." Paul Klee.
″L’écriture c’est du dessin noué autrement.″ ou le contraire… Ah ma
dyslexie ! Jean Cocteau.
Mon grand plaisir est de vivre le
temps de l'écriture, d'observer le trait de crayon se dévider comme un fil qui
s'effiloche, se noue, se serre, se casse, meurt et renaît ailleurs plus fin, bondit,
saute à cloche-pied et puis disparaît définitivement pour surprendre sous une
autre forme, sur une autre page.
Depuis ces nuits de plaisir, je
favorise toujours les instants où mon crayon peut errer sur les feuilles de mes
blocs de papier à lettre. A bord, le dessin alterne avec la lecture, puis le
plaisir de l’arabesque l’emporte sur la ligne domptée. Plus tard, le dessin est
l'unique contrepoint de mes journées ennuyeuses. Progressivement j’abandonne la
lecture et je consacre tout mon temps libre à peindre à la gouache.
A quai, j'achète des toiles et je
deviens peintre de chevalet. Je pense que la peinture à l’huile ne peut être
que paysage et portrait. Mon entourage m'incite à adopter ce système de représentation,
ils en veulent. Pour leur plaisir je me mets à peindre des couchers de soleil
d'après carte postale.
Ce n’est pas satisfaisant bien
longtemps mais, que peindre d’autres ?
Je ne ressens pas le même plaisir
que lorsque je dessine la nuit sur le bateau. En contentant mes camarades, je
suis en train de perdre l'exclusivité de mes instants privilégiés lorsque je
laisse mon stylo bille dériver en histoires abstraites, en langages ésotériques,
que je suis le seul à décoder…
À Tahiti, durant mes quarts de
nuit, mes yeux se brouillent de fatigue sur mes dessins à la plume, sans doute
à cause de la trop grande luminosité polynésienne, alors j'ai passé des heures
à peindre dans un local fermé.
Mon plaisir initial se transforme
lentement en une passion que je vis en ascète. Une nidification qui me fait
progresser. La somme de travail est présentée au tout Papeete dans une galerie
cotée.
Whisky coke. Une réussite
consacrée par les journaux, mes amis, mes supérieurs, mes inférieurs…
Sans en être conscient, je suis
influencé par la mode pop : ça gondole, c’est mou, c’est coloré, ça
envahit toute la feuille. Mes dessins aux feutres et à la plume ont des airs de
pochettes de disque des Beatles, des Pink Floyd.
"Gilbert Villemin, peintre
et commando", titre en gros l'article du "Journal de Tahiti",
sur la photo j’ai l’attitude d’un faux dur, bras croisé, le regard sévère, très
fier.
Fontainebleau.
En six mois, je dois me
transformer en moniteur de sport. Du jour au lendemain, je pratique tous les
sports collectifs de ballon, j’apprends à arbitrer, à corriger les erreurs
tactiques de jeu… Je suis trop gauche, trop introverti pour me sentir à l'aise
avec les autres au milieu d'un terrain de sport. Les meilleurs s'initient aux
nouvelles techniques sportives à une vitesse prodigieuse, moi, je m'empêtre.
Nous brassons les différentes disciplines
les unes à la suite des autres à longueur de journées, presque toutes sont
nouvelles pour moi. J'en ai pratiqué si peu à l'École, puis au lycée et même
durant mes premières années de marine.
Plutôt qu'une formation, c'est
une initiation à divers sports que je reçois pendant le stage de six mois, mais
les enseignants en demandent plus, ce qui me vaut d'être classé parmi les derniers.
Je ne me vante pas trop de ce
diplôme obtenu aux forceps.
Aux sports collectifs, je préfère
la course à pied : un bon prétexte pour rester seul ! Déjà à l'École des
Mousses, lors d'un cross country inter compagnies, je me classe deuxième sans
comprendre pourquoi ni comment… J'ai couru, tout simplement. Je suis porté en
triomphe par mes camarades de compagnie. Une pythie de sous-officier fusilier
me prédit le titre de Champion de la Marine Nationale. Ce qui arrive. Je récolte
coupes et médailles, honneurs et considérations. Je fais moins figure de héros
à l'échelon militaire. Une année, alors que j'étais en excellente forme
physique, je réussis, très étonné, à prendre la seconde place à la demi-finale
du championnat de France militaire de cross country, un exploit.
C'est plus difficile de bien
courir parmi les civils, mais je ne suis pas ridicule : catégorie "junior
deuxième année", je me classe vingt-quatrième espoir français. C’est Boxberger qui gagna ce jour-là.
On me propose de ne faire que de
la course à pied pour rester dans le bataillon des athlètes ; je préfère le
stage de sous-officier.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEiabOwj5ZdzFrzgM9oXO3ejAdgvR4KVXT1kHw86AlJ-IYek_Wew_T9gSGenyRHyKtFBeW9T2wnNJTPzQ3G3UKaOwIfdFC8ig31iuRz-MHXyuAjTfFlF_Fuotc1Ks5EnpfMwWhCC3BFKT8E/s640/Crooscoupemarine.JPG)
Lorient en express.
Je choisis une carrière militaire
pépère à une hypothétique et éphémère place sur la scène nationale du demi-fond
: c’est ma grande préoccupation au automne de l'année 1968. J’ai eu vingt ans
le 14 juillet.
Le 11 novembre 1968, presque jour
pour jour, mais à un an près, et par anticipation sur le Général De Gaulle, mon jeune père vieilli qui le vénère, meurt
après quelques heures de coma. Il est pris de vertige et il s’affale lourdement
de tout son long sur le carrelage de la cuisine d'un voisin buveur. Un scénario
assez classique auquel son crâne s'est plus ou moins accoutumé. D'habitude, il
n'en meurt pas, ce jour-là, si.
La mort me fait un pied de nez de
l'extérieur du train qui me ramène vers les Vosges. Je traverse la France dans
sa largeur. J'ai une largeur de France pour me préparer à revoir ma mère, mes
frères et mes sœurs, mon père immobile.
Mille kilomètres sur une
banquette de la SCNF, et sept voyageurs témoins de mon trouble. Tels des
sacristains goguenards, ils assistent à ma déliquescence en sirotant des sodas,
des eaux minérales pour aider à faire glisser leurs bouchées de pain mastiquées
sans bruit. J'ai faim, je mange sans bruit et sans miettes et mon père est
toujours mort. Je bois, et mon père est certainement mort.
Un officier m'annonce la nouvelle,
il a l'air grave, je le crois sur parole. Je m’habille en marin. On m'a acheté
un billet, on est attentionné envers moi, mes camarades restent silencieux. À
voir leurs visages, je vois bien que c'est sérieux, ils me rendent grave.
Que ma mère, mes frères et mes
sœurs soient bien débarrassés, j'en suis ravi. Je suis bien content qu'il nous laisse
le champ libre à tous … Mais il ne s'est pas volatilisé, il dépose la mort sur
le seuil de notre porte.
À Paris les sept sacristains du
compartiment se dispersent. J'ai envie de m'acheter le journal de bande
dessinée "Pilote", mais une farce me fait préférer "La sélection
du Reader Digest", le mensuel de mon père. Quoique ? C’est bien lui
qui a abonné la famille à "Pilote". Dès son premier numéro !
Paris-Nancy : une
cruciverbiste débutante saute souvent à la grille vierge suivante. Je bois et
je mange au diapason avec elle.
Dans l'état où il était, il
devait mourir…
Je le trouvais vieux, cacochyme,
repoussant. Aujourd'hui je note qu'il était jeune. Il est mort à quarante cinq
ans.
La tête contre la vitre, celle de
la mort appuyée sur le reflet, je pense à Meursault, l'homme de L'Étranger de
Camus. Je vis en train son voyage en bus qui l'amena jusqu'à la maison de retraite
où gisait sa mère.
Je pense aux choses qui ne
s'arrêtent pas pour un mort. J'ai beaucoup de sympathie pour Meursault et je
calque sincèrement et fidèlement mon attitude sur la sienne. J'aimerais être fumeur
pour griller une cigarette à la veillée funèbre aux côtés de mon père déjà
racorni.
Ma tante chère sœur, celle des BD,
sœur de mon père, a naturellement l'idée de photographier les enfants alignés à
côté du lit mortuaire :
"Pousse-toi Daniel, tu caches ton père!"
Elle est très spontanée. Nous
avons donc une photo souvenir : les quatre grands garçons baissent la tête et
lèvent un peu les yeux en direction de l'objectif, les trois autres enfants
sont jeunes, au premier rang. En retrait les deux grands trous noirs des
narines de mon père.
Au cimetière, Daniel se réjouit,
toutefois il se retient un peu devant le village. Daniel est libéré.
Je trouve que Maman pleure
trop ; elle a les larmes faciles ! Ce ne sont certainement ni des
larmes de douleur, ni des perles de bonheur, mais seulement des larmes versées
à l'occasion d'un changement d'état, il va être de taille.
En dix ans, elle acquière tout ce
qu'elle n'a pas eu : elle outrage le village. Puis, elle se greffe aux vingt
ans de ma sœur Evelyne et elles les vivent ensemble. Elle se met à travailler à
l'usine, elle s’achète une 4L, par la suite elles deviennent plus puissantes.
Elle a eu des hommes, elle s'est arrêtée à un. Elle est radieuse, moins jeune,
mais éblouissante.
J’ai un voile sur les yeux quand
je revois les quelques soirées de la fête patronale : le soir, sous un
chapiteau, deux films sont projetés à la suite. Maman s'esquive de la maison,
elle m'amène avec elle sur le porte-bagages de son vélo. Nous arrivons en
retard à la séance puisqu'il faut attendre afin que Papa ne se doute de rien.
Les films ne m'intéressent pas beaucoup mais je suis bien car Maman est une
femme heureuse le temps de deux films amputés.
Gérard et moi sommes les plus
affligés à l'enterrement, les plus surpris, mais tellement moins directement
concernés, puisqu'absents. On ne nous parlait même plus des drames par
courrier, nous savions qu'ils existaient et nous nous y accoutumions mal même
après dix ans.
Mon petit frère Cyrille ne se
souvient pas beaucoup de cette époque, il a du enfouir quelques souvenirs qui
peuvent l'étouffer.
"C’était un méchant" m’a-t-il dit lorsqu’il avait dix
ans.
Evelyne a envie de pleurer à
chaque fois qu'elle pense à cette époque, Guy se moque d'elle, il ne veut pas y
ajouter trop d'importance, son attitude est équivoque.
Sylvie, comme pour tous les
sujets qui touchent de près son intimité, clôt la conversation.
Maman a le même type de réaction,
elle se tait, une larme perle à chaque œil. Quinze ans plus tard, elle placera
une photo de mon père dans un petit cadre sur le buffet de la cuisine… Albert
jeune, trente cinq ans, juste avant son accident. L'époux est réhabilité à la
maison, du moins jusqu'à la date de son accident du travail.
Il faut se défendre pour que ma
mère puisse bénéficier d'une petite pension. La Sécurité Sociale ne fait pas la
relation entre l'accident du travail et la décrépitude progressive de mon père
:
Il faut pratiquer une autopsie.
Le fossoyeur qui a enterré mon
père est un petit homme trapu percé de gros yeux, préservés sous un béret
moulant. De petites jambes arquées et aérées dépassent d’un large pantalon de
grosse toile grise. Il est aussi cantonnier. Il mange quelquefois à la maison
le midi, il a son pot de camp. Il nous menace souvent de nous "peler les
dents" avec son couteau, nous "mettre la tête entre les deux
oreilles". Il appelle mon frère Daniel "Dien Bien Phû" parce
qu'il a toujours les genoux égratignés.
J'ai revu cet homme râblé
plusieurs années après la mort de mon père, il rôde autour de la mairie, son
fief. Il ne me reconnait pas. Il me fascine parce qu'il a enterré mon père,
alors je me fais connaître :
"…Le fils d'Oscar, le deuxième…"
"Il me remet vite". Il
y a peu de préliminaires.
"…Tu fais les Commandos Marines, je peux te parler franchement."
Il poursuit. "C'est moi qui ai
déterré le cercueil, ça faisait déjà trois semaines, ça commençait à
"cocoter". Il a fallu le mettre sur la table à la mairie. Le médecin
a scié la calotte crânienne, il n'a pas fouillé longtemps… C'était trop tard
pour trouver quoique ce soit. Je l'ai remis dans le cercueil et j'ai rebouché
le trou."
J'écoute sans broncher, il semble
me demander de temps à autre d'acquiescer pour savoir s'il doit ou non
poursuivre son récit.
Le cantonnier de mon enfance ne
semble pas se rendre compte de l'impact de ses paroles. Il plaisante si souvent
avec la mort… Il promet toujours des os à la voisine pour aromatiser sa soupe.
Le village assimile l'autopsie de
mon père à une profanation de tombe.
Et puis le train à vapeur me fait
traverser la France dans l’autre sens. L'École des fusiliers n'est pas une
vision de l'esprit. Elle existe. Nous avons reçu une couronne mortuaire de
fleurs, envoyée par mes camarades marins. Cela m'émeut, pour la première fois
je note l'attention du groupe pour l'un des siens.
A mon retour, je ne parle de la
mort de mon père à personne, et personne ne m'incite à en parler.
La promotion
Mon stage d’officier marinier[6]
de huit mois à Lorient se déroule paisiblement. Notre enseignement et notre
entraînement ressemblent à celui que j’ai fait trois ans plus tôt. Les marches
forcées se succèdent au gré des semaines et des intempéries. La boue et la
pluie bretonnes ne sont ni plus ni moins agréables qu'auparavant. Le bocage :
toujours aussi labyrinthique… Comme un seul Thésée, de nuit, nous dérivons de
barrières en buissons épineux, de rivières en pommiers, pour quelquefois
revenir au premier bocage et aux premiers taillis, nous sommes pourtant persuadés
avoir maintenu le cap droit devant.
L'ambiance est agréable, nous sommes
devenus plus respectueux l'un envers l'autre, presque polis, quelquefois même
attentionnés. Nous sommes une troupe de grands enfants pris en charge vingt
quatre heures sur vingt quatre, nous agissons comme si nous étions en classe de
neige. Je grossis de sept kilos, et cela malgré la dépense physique quotidienne
considérable.
Je suis recordman sur le parcours
du combattant homologué et me classe second de cette promotion toute matières
confondues ce qui me vaut le droit de pouvoir choisir l’arsenal de Papeete à Tahiti,
si je le veux.
Le voyage me séduit, mais lorsque
je mesure avec un sablier ce que sont deux ans, mon sang se glace.
Il y a déjà cinq ans que je dérive
avec mon sac de marin, ma boîte de petits objets, mes papiers personnels, pas
une fille ne peut m'empêcher de partir.
La preuve par les limaces
Puisque me suis acheté une
mobylette pour ne pas avoir à culpabiliser de mon mensonge auprès de mes camarades,
je cherche aussi une fille pour justifier mes fausses lettres d’amour.
C’est assez facile avec un pompon.
Dans mon hameau, deux jeunes filles, limite bigotes occupées à fleurir l'autel
de Marie, relèvent la tête. Je m'intéresse à celle qui officie avec le moins de
zèle, Josiane. Marie-Laure est la plus belle, c’est elle qui m'a montré le bout
de ses lèvres par un trou de son pantalon abîmé.
Alors que notre petit groupe joue
aux petits chevaux, aux milles bornes et aux dominos avec éclats de rire, nous
nous éclipsons Josiane et moi pour nous comprimer les bouches, j'en suffoque.
C’est elle qui me tire par la manche ! La langue d'Anne-Marie est ma
première langue… Envahissante, fatigante quand ça s’éternise. Les émotions
baveuses de cette soirée suffisent à créer le terrain pour un échange de lettres
d'amour.
Une fois par trimestre, lors de
mes permissions, nous nous patinons. Nos mains restent immobiles bien sagement
sur nos épaules respectives, la taille aussi, je crois. J'ai bien trop peur de
lui toucher quoi que ce soit, elle ne me touche pas non plus. Je n'ai aucune
audace.
Nos relations de visu sont
souvent sans intérêt. Nous échangeons des sourires béats forcés, les miens en
tout cas. J'en ai même mal aux joues. De plus, elle n'est pas belle. Nous nous
voyons si rarement qu'un jour de rendez-vous, à la gare j'ai failli me tromper
et en embrasser une autre. Je doute un instant ; est-ce ma dulcinée[7] ?
Cette fille lui ressemble mais dans une catégorie franchement plus laide. Quel
soulagement quand je me rends compte de ma méprise ! Josiane m'apparaît
alors très jolie et rayonnante quelques instants plus tard.
Josiane est ma première touche,
elle a bien failli être la dernière, car j’ai séjourné sur le pas de la porte
de la cuisine de mes "ex-futurs-beaux-parents" avant mon départ pour
le Pacifique. J’étais en vue de la confortable salle à manger, la souricière se
serait refermée derrière moi. Je me suis arrêté sur le seuil, j’ai reniflé, le
fromage sentait le rance.
"C’est mieux de se
voir dehors."
À 900 kilomètres de là, à
Lorient, je me fiche bien de ce qu'elle peut me raconter dans ses lettres
quotidiennes, je désire seulement lire toutes les quatre ou cinq lignes ses
"je t'aime" et ses "mon chéri". Je veux que ce ne soit pas
ma propre main qui me les écrive. Dans le fond, je crois que j'ai toujours
détesté cette fille. Détestée parce qu'elle n'est qu'un fantôme.
Josiane agonise dans mon cœur et moi
sans doute dans le sien. Nous n'en avons plus pour longtemps à ne pas vraiment
nous aimer. La hauteur de ma pile d'enveloppes et la longueur de son ruban de
soie, à eux seuls, témoignent de notre relation amoureuse : pas un orgasme pour
pimenter, pas une éjaculation pour sceller mon monceaux de lettres au ruban
rouge. Trois ans, ça a duré trois ans, que des langues trimestrielles et des
missives hebdomadaires.
Au bout de trois années, nos
baisers, nos lettres et nos conversations peuvent être intervertis, un lecteur
curieux n’aura pas de difficultés à comprendre notre histoire d'amour, j’ai
tout gardé, c’est de la musique répétitive[8].
Je me suis fatigué de l'illusion d'être aimé. Elle ne m'a jamais plu physiquement,
j'étais donc dès le début dans une impasse. Je me souviens avoir montré à un
camarade matelot la photographie d'une fille plus jolie qu'elle en lui parlant
d’elle : c'est dire que je n'en suis pas fier.
Anne-Marie n’a été qu'un fantôme
impalpable avec qui j'ai correspondu par habitude et par nécessité.
Murielle, très jeune, 14 ans,
j’en ai 18. Je fais sa connaissance sur les bords de la Moselle en mobylette
lors d’une perm, je traverse le fleuve à la nage en héros pour elle. Elle
m’essuie. Notre liaison langoureuse est puissante, façonnée de baisers
ventouse, de langues vrillées et de corps habillés frottés. Si frottés qu’il
faut que l’on fasse une halte masturbation quelques kilomètres de pétarades
après avoir quitté nos chéries respectives. Je suis avec Félix, cette fois il a
aussi la sienne. S’en suit pour moi une correspondance sensible, touchante et
immature autour de laquelle il manque le durcisseur. Cette intense amourette
n’est pas la brèche susceptible de pomper mon projet exotique.
Régine, une "chti", je suis
monté chez elle en train, je découvre les terrils. Des chapelets de petits
baisers fermes… Je dois me contenter d’un samedi soir, une soirée dansante aux
caresses baladeuses avec toile et laine, et d’un calme dimanche avec ses sœurs
plus jeunes. Maigre butin à emporter à Tahiti, à délayer deux ans dans le
lagon. J’emporte tout de même ce butinage, je suis accoutumé à rêver avec des
miettes. Six mois plus tard, en post-scriptum elle m’annonce que pour
m’attendre elle a pris un ami. Comme un croisé du Pacifique, vexé, je regrette
de ne pas l'avoir ceinturée de chasteté avant de partir.
Véronique s'émerveille devant ma
plaque de parachutiste et mon insigne de commando, son père est capitaine d'une
compagnie de commandos marins. Ça fait peur, et à la fois, ça me rassure. Nous
échangeons de bien belles caresses, allongés en maillots de bains, ça
progresse. Les plages toulonnaises ne sont pas assez désertes pour plus de sel.
Elle veut monter dans ma chambre. La chambre que je loue à Toulon est vétuste,
aucune fenêtre ne donne sur l'extérieur, une pièce pour se changer, un
excellent prétexte pour qu'elle n'y monte pas, j’ai peur du vide. Elle se lasse
donc de mon manque d'initiative, elle me congédie. Véronique est la première
fille que je rencontre dans la ville même où je suis caserné.
Sa correspondance est pleine de
rêves, d'imagination, de mots d'esprits, de gentillesse et de gaîté : elle me
comble sur ce point mais ça ne lui suffit pas : moi si, mais passer à plus
d’attouchements c’est agripper la lune.
Que d’entrées et de jouissances
perdues…
L'attachement
Félix m'envoie de longues lettres
mensuelles. Je saute la moitié des pages à la lecture, car pour meubler et me
plaire, il entrecoupe ses belles réflexions inattendues de comptes rendus des
trois ou quatre charmants navets qu'il voit les samedis soirs[9].
Ce sont ses projets séduisants et farfelus qui me font plaisir. Je suis enthousiasmé
et excité par certains passages de ses lettres que je relis régulièrement en
attendant les suivantes. Il éternise ses fins de lettres en me prouvant sa
sincère amitié, son attachement sans bornes, son contentement d'avoir un tel
copain, un véritable ami copain.
Graduellement, je ne peux plus le
suivre, ni m'intéresser à sa révolution, je suis si loin de tout, si près de la
mer.
Très surpris un jour, je reçois
sa première lettre affranchie d'un timbre militaire. Je me sens coupable de
l'avoir entraîné dans une galère. Félix s'est engagé pour passer de l'autre
côté du miroir dans l'espoir de s'y voir et plus vraisemblablement de m'y voir.
Sur mes conseils, il choisit la spécialité de fusilier marin, pour avoir quelques chances que l’on se rencontre.
Pendant trois ans, nous nous contentons de quelques dimanches après-midi et
courtes soirées. Coup de poker, nous réussissons à passer six mois ensemble au
stage de Moniteur de Sports. Mais, notre vie commune n’est pas aussi merveilleuse
que nous l'avons rêvée. Félix est aussi maladroit que moi en sport, mais
incontestablement bien musclé, très bien bâti même, ce qui lui vaut d'être bon
lanceur. Je le bats aux différentes courses, l'un dans l'autre, nous nous
valons, nous sommes aussi gauches et empotés : le classement final l'atteste.
De voir constamment mon double agir en face de moi me rend irritable, bien vite
j'ai des difficultés à le supporter et j'essaye de le chasser de ma vue, comme
une mauvaise muse. De plus, il affiche une certaine naïveté bon enfant qui fait
sourire son entourage et cela me fait la même peine que si c'était de moi que
l'on se moque.
La goutte du vase : nous
nous retrouvons les dimanches chez ma Marraine qui habite Fontainebleau, chez
qui nous profitons d'une ambiance familiale qui nous manque tant. Je le vois
trop. Nous avons failli nous battre…
Les choses s'améliorent très vite
et sans explication quand, en permission, nous construisons une magistrale cabane
dans les bois.
Félix se représente une maison
isolée, des terrains à cultiver et des animaux à élever. Pour moi, avoir une
ferme ne signifie pas s’occuper d’une ferme. La ferme isolée de mon grand-père
répond si bien à la définition que nous donnons de notre idée qu'il est évident
que c'est elle qui me sert de modèle.
J’y avais souvent séjourné étant
enfant, j'avais aidé aux travaux des prés, des champs, mais ça ne m'intéresse
pas du tout de retrouver cette vie de labeur. J'adorais être chez mes
grands-parents parce que le lieu me permettait la solitude… Le cafard que,
paradoxalement, je crains.
Je passais de longues heures
d'ennui dans une clairière, assis sur un gros rocher iceberg chauffé par le
soleil. Une île rugueuse, couverte de magnifiques lichens gris rampants aux
circonvolutions concentriques. Une pierre ronde comme un œuf, émergée de
l’herbe rase broutée… Plantée dans le champ, il y en a d’autres éparses, j'y
cassais des noisettes, souvent véreuses. Je gardais quelques vaches dociles,
qui paissaient lentement en chassant de la queue les taons ravageurs. La forêt
était partout autour, oppressante, vigilante, immense. Mon oncle séminariste,
c’est lui le responsable du bétail, fait les cent pas dans la clairière, il est
ailleurs, il apprend l'espagnol en silence.
La fleur de tiaré et l’atome
Je passe la porte du Boeing, j'entre
dans une serre humide et surchauffée, je suis un melon sous cloche.
Le parfum des fleurs de tiaré, de
frangipanier, d'hibiscus et de bougainvillées rend l'atmosphère irrespirable.
Quelques futurs collègues m'accueillent à l'aéroport et me passent des couronnes
de fleurs autour du cou, un joug de sept ou huit guirlandes qui achève de
m'enivrer. Tahiti.
J'ai des difficultés à m'endormir
tant il fait chaud. Quelques semaines plus tard, alors que la température n'a
pas varié, je supporte un drap, ensuite il m’a fallut une couverture.
Je suis maintenant second-maître,
j'ai une casquette, je ne vais plus manger avec les simples matelots et
quartiers-maîtres, les sous-officiers mangent à part. Les officiers mangent encore
ailleurs et l’amiral a sa cuisine personnelle. Sous-officier, je suis servi à
table, je sors directement en civil de l'arsenal. Je ne fais plus le ménage, je
deviens responsable de locaux, de matériels et d'hommes.
Je ne pensais pas avant d'arriver
dans cette base navale que l'on puisse si peu travailler ! Dans mon
aubette, je fais vérifier les entrées des véhicules et des piétons. Je répartis
les sous-officiers, les matelots et les quartiers-maîtres aux différentes
corvées du jour et quarts de nuit. Je les informe des roulements par une
feuille de service que je fais taper, dupliquer et distribuer. Le travail est
tranquille, il me change de ce que j'ai souvent connu jusqu'ici.
Je fais cela deux ans.
Je m'occupe un peu de la vie
sportive de la base… Pas de l’entraînement, participe qui veut aux différents
jeux collectifs. Les équipes sont composées en grande partie de Tahitiens et de
Marquisiens rieurs qui jouent pieds nus et me chapardent mes maillots. Ils sont
vifs, forts et adroits de sorte que nous gagnons assez souvent contre les
″franis″[10].
Chaque fois que je pense à la
France, mon estomac se noue. Le temps et l'espace me dévorent le ventre comme
le renard du soldat de Sparte. Je suis là pour deux ans… Deux éternités.
Deux ans signifient ;
jamais. Jamais je ne reverrais les Vosges. J'ai très peur, je regrette
amèrement de m'être laissé entraîné à partir. Je fais des démarches pour
essayer de ne rester qu'un an, ce n’est pas possible, je suis pris au piège. Je
compte de manières différentes le temps qu'il me reste à faire. Vingt quatre
fois ce que je viens de vivre loin de mes racines.
Je décide de ne plus écrire en
France, de ne plus parler du passé, d'oublier de quoi je suis fait, je dois naître
ici, sur place dans le Pacifique, ne plus penser à la veille ni au lendemain,
mais seulement au jour même, je m'impose cette discipline
pendant
une
année
après
quoi,
je
me
permets enfin
de compter, de retrancher
le temps qu'il reste à faire.
Pour oublier le temps, je ne
cherche pas à vivre intensément,
je me limite à une seule
passion ; le dessin,
la peinture. Je me condamne à
rester seul dans un cagibi. Je me réveille après une longue hibernation, le
compte à rebours commence, les mois tombent un à un. Le mouvement s'accélère.
Je n'ai plus envie de partir. Je suis bien là.
Étrange
mécanisme d’horlogerie, étrange clepsydre.
Je suis prêt à reprendre l'avion,
un joug de colliers de coquillages autour du cou, étonné d'avoir pu craindre
que le temps me pèse et me terrasse.
Revoir ma famille, Félix, les
Vosges, le printemps et les nuits qui ne tombent pas, sous les tropiques les
journées ont toujours la même longueur.
La Métropole existe-elle vraiment
?
J'ai tout balayé de ma mémoire et
en montant dans l'avion, je
réhabilite le tout, j'attends fiévreusement.
Tahiti est petit. Cent vingt
kilomètres de circonférence. Je le sais pour l'avoir fait à pied, en vélo, en
voiture, en camion. On peut y souffrir de claustrophobie.
Seulement le littoral est habité.
Une bande de cinquante à cinq cent mètres de large et un renflement de deux ou
trois kilomètres à Papeete. À l'intérieur, l'île est trop luxuriante, trop en
pente.
Quelques clichés pour faire envie
: fleurs de tiarés tellement odorantes, cocotiers courbés, vahinés joyeuses et
danseuses, les poissons de la barrière de corail, le lagon bleu vert blanc.
Plonger en apnée pour le plaisir
de suivre un banc de poissons coralliens et se trouver face à face avec un
poisson coffre. Repérer une raie tapie dans le sable, une murène farouche, découvrir
des coquillages. Le fond du lagon est pillé de ses coquillages, cependant après
quelques allers et retours, il est possible de sortir du sable une porcelaine
tigre tachetée de toute beauté. Les bénitiers peuvent être vert émeraude, bleu
marine ou garance foncée, leurs couleurs ondulent avec les courants du fond.
Mon plus grand plaisir est d’exhumer d’élégants cônes spiralés pouvant
atteindre treize centimètres de long et ne pas dépasser un centimètre et demi de diamètre à la base. De
véritables chefs-d'œuvre d'architecture ! La tour de Babel de Breughel se soustrayant
à la pesanteur. Ces coquillages vivent cachés dans le sable du lagon, on peut
déceler leur présence en repérant un petit sillon de plusieurs mètres dans le sable.
C'est palpitant de descendre à quinze mètres en apnée, de repérer la trace dans
le sable, de tenter une des deux extrémités, de remonter bredouille à bout de
souffle, d’y retourner et fouiller la deuxième extrémité. En suivant la traînée
à coup sûr on trouve le joyau.
En dessous de moi deux requins
nagent flegmatiquement. Ils happent par réflexe, d'un vif coup de mâchoire,
tout ce qui se trouve devant eux. Je les observe un instant, médusé…
Jean-Claude m'a prévenu :
"En principe, les requins ne s'aventurent pas dans le lagon, ils
veillent au large des passes, mais lorsqu'il y a de la houle et des courants,
ils s’y introduisent."
Ils semblent ne pas nous avoir
vus. Jean-Claude me répète souvent qu'ils n'attaquent que si l'on a des plaies
sur le corps ou du poisson à la ceinture. Nous sommes bredouilles. Il m'effraie
quand je le vois tendre et pointer la flèche de son fusil en direction des deux
requins qui mesurent bien deux mètres, sous l'eau ils donnent l'impression d'en
mesurer trois. La tête hors de l'eau nous échangeons quelques mots en gardant
un œil vers le bas. Il est très excité à l'idée de tirer un requin, je n'ai pas
l'intention de m'occuper "du
mien" comme il le nomme.
Ma décision le déçoit il rebrousse
chemin, nous nageons à reculons jusqu'au ponton. Je me hisse d'un bond, et fais
un bras d'honneur énergique en direction des deux troubles fêtes qui n’ont même
pas fait attention à nous.
Quelques jours plus tard, j'achète
une mâchoire de requin dans une boutique de souvenir. Comme dans un petit
cerceau j'y ai passé, mon pied,
mon bras, ma tête.
À Tahiti, l'eau est partout, elle
vient aussi du ciel. Il peut pleuvoir un mois durant. Les rues de Papeete deviennent
des fleuves en quelques heures, les voitures noyées s'immobilisent dans les
rues avec de l'eau jusqu'aux ceintures néanmoins, il fait une chaleur étouffante.
Les quelques maisons en altitude voient les nuages entrer par les fenêtres et
ressortir par celles du fond. Les
champignons pouvaient pousser sur mes vêtements rangés dans l'armoire, et mes
cintres en bois reprendre feuilles et racines tant les appartements sont
devenus humides. Non, c’est une blague, néanmoins certains piquets de parc
peuvent reprendre vie et redevenir arbres. L'homme peut aussi être atteint de
moisissures s'il s’habille trop.
L'intérieur de l'île me séduit
bien autant que l'océan. Les Tahitiens n'aiment pas s'y aventurer, beaucoup
d'entre eux craignent les Tupapau[11].
On n'y rencontre pas un animal, pas un oiseau, pas le moindre insecte.
Je m'y enfonce souvent seul.
J'envoie une bonne partie de mes
soldes et primes en France… Ce qui a pour conséquence de ne pas me faire
profiter de tous les bienfaits charnels, alimentaires et festifs de l’île qui
ont un prix fort. Je regarde, j’admire mais, je ne touche pas. En termes
limpides : je ne vis pas avec une vahiné dans un beau faré avec
scooter pour aller danser le
tamouré[12]
au Queen ou au Zizou Bar. Beaucoup le font, c’est possible avec un salaire de
marin en base reculée de Mururoa, il est doublé. La plupart de jeunes marins
reviennent en France sans pécule, ils ont vécu pleinement.
Moi, je reviens en Métropole avec
une manne[13]:
je vais me l’acheter cette ferme !
Ma mère veuve dans le besoin récupère
mes mandats et elle s’en sert, elle en a besoin, je ne le sais pas mais, c’est
avec plaisir que je le fais sans le savoir. À mon retour, progressivement, elle
me rendra tout parce qu’à la mort de mon père, après encore une année de misère,
elle trouve du travail. Ça la rend heureuse : une femme au foyer qui
travaille, c’est le bonheur, une autonomie, un permis, une voiture, un autre
homme.
A Tahiti, deux sous-officiers
m'aident sans le savoir à ne pas devenir sous-officiers de carrière.
Jean-Claude qui tente d'oublier
le temps. Il trouve en moi le partenaire idéal qu'il façonne et place à côté ou face à lui. Il m'apprend
à jouer au tennis. Il est remarié, "just-divorced", il a besoin
d'argent, à Papeete la solde est doublée. Il vit avec sa femme et son petit
garçon qu'il loge dans son armoire. Baisers sur papier glacé. Il me parle d'eux
: ça ne m'intéresse pas vraiment. Deux années sans revoir sa femme et son
garçon.
"Ah, ah! Lécher la chatte de sa femme… Tu verras, tu trouveras ça
bon… Mettre ta bite entre les seins et éjaculer là, ah la la!"
"Beurk". Dubitatif.
"Si, si, c'est bon."
Je pressens qu'il n’aime pas sa
femme.
J'aime beaucoup être avec ce
grand frère. Il est malin. J'admire ses pirouettes quand il s'adresse aux
femmes ou à ses supérieurs cacochymes. La plupart des sous-officiers sont
ternes, c’est facile de briller dans cet univers.
Jean-Charles,
une perle rare !
Un prénom raffiné, un garçon
racé. Tout chez lui dissone avec l'armée, le summum est sa voix : je n’ose pas
parler seul à seul avec lui de peur qu'on se méprenne sur ma moralité. Sa voix
aiguë et pointue surprend : pas une voix de femme, plutôt une voix de castrat…
Il est de très loin le plus
cultivé de mon entourage, le plus poli, le plus propre, le mieux parfumé. Il
n'a rien de commun avec la plupart des marins si ce n'est d'être là. Que
Jean-Charles se soit engagé dans la Marine Nationale reste pour moi une énigme.
Lui, un garçon qui rêve de dorer son blason, devient simple matelot. Tout le
monde se rend compte qu'il s'est trompé de caste, mais personne ne lui reproche
d'agir avec nous comme s'il appartenait à la classe supérieure. Il est
secrétaire. Il a horreur de la vie à bord et du mouvement des bateaux, il n'a
sans doute jamais touché un fusil, il se serait évanoui si on avait exigé de
lui qu'il tire… En contrepartie, il aurait aimé se pavaner avec un long sabre
au ceinturon et se faire portraiturer le regard dans le vague. A Tahiti, il prend
du galon et devient ″maître″, son rêve, enfin, il porte sabre et gants blancs,
mais il n’est pas ″aspirant″[14],
ce grade charnière entre l'école, donc l'adolescence. Le carré des officiers
sera son éternel regret, un soupir lorsqu’il y pense.
Plus tard il quitte la Marine
Nationale, sans être éprouvé. Quinze stations de métro en deuxième classe avec
un ticket de première. Il est encore jeune, il semble ne s'être aperçu de rien.
Nous sommes de drôles d'amis, pas
toujours fidèles. J'aime beaucoup parler avec lui, il est très sensible à l'Art
et c'est ce qui me séduit le plus. Il sait regarder. C’est un grand lecteur de
livres difficiles. Je fais très peu de tennis avec lui : il aime pratiquer,
mais pas mouiller le maillot.
Jean-Charles m'entraîne dans les
restaurants, les plus chers, il me fait boire du champagne, le meilleur, il
m'apprend à bien me tenir à table, je me conforme avec délice. Quelquefois je
désobéis, incité par le diablotin Jean-Claude qui se moque de la bienséance de
notre ami commun : malicieusement je m'essuie la bouche avec la nappe. Nous
rentrons agréablement chavirés. Un soir, Jean-Claude jette Jean-Charles à
l'eau, je l’y aide. Je courre mollement derrière lui dans un état de semi
apesanteur, je le rattrape. Jean-Claude insiste, il le pousse vers le quai, à
bout de souffle il tombe dans l’eau au clair de lune. Notre soirée se finit
dans un grand fou rire à trois.
Vers la fin de mon séjour,
Jean-Charles et moi prenons un "whisky coke" sur les terrasses des
bars sélects des environs de Papeete. Face à l'océan, bercés par les vagues, le
verre bien droit, nous rêvons ensemble à voix basse. Je l'entretiens du projet
à peine ébauché que je prépare avec Félix. Le ressac couvre souvent nos mélopées,
nous ne nous répétons pas. Je crois qu'en réalité nous buvons le crépuscule en
toute mondanité et, grâce au breuvage et à la communion des esprits, nous planons
tous les deux au-dessus de nos propres champs de rêves. Nous atterrissons
presque ensemble et rentrons nous coucher satisfaits et gais.
Les tentations de Saint Antoine.
Mon séjour à Tahiti ne fut pas l’Eden
du soldat.
Papeete, pour un fusilier marin
commando parachutiste de ma trempe, est un peu Sodome et Gomorrhe avant d'être
détruites par le feu nucléaire. On me fait guerrier, je dois de le rester en
toutes circonstances, alors que j'habite une base tranquille située en pleine
rue à une centaine de mètres du centre ville, le quai du lagon est de l’autre
côté. Je sors comme je veux de ce casernement. De ma fenêtre, je vis au rythme des
mouvements de l'extérieur : les belles filles en scooter, cheveux longs au
vent, les genoux groupés, jambes et mi-cuisses cuivrées, pieds nus, les camions
chargés de poissons, de cuvettes et de fruits, les chiens rouges de Gauguin,
les femmes en paréos sur les balcons. Un jour, je repère deux éponges en
mouvement sur la vitre d’un premier étage, leurs mouvements symétriques
m’intriguent, je veux comprendre, ce sont les seins nus d’une grosse dame qui
nettoie une grande vitre, la véritable éponge est plus haute, bien plus
discrète, au bout du bras tendu, j’imagine puisque tout le carreau est laiteux
de mousse. Les seins sont si plaqués qu’ils sont comme deux gros mollusques qui
ballottent sur la baie de verre.
En face de mon bureau, immobile,
la devanture surchargée du magasin chinois, poisson cru à toute heure, soda par
litre, on boit beaucoup, il faut boire.
Ma tenue militaire est
sympathique. Je porte chemisette blanche et short blanc en tergal taillés sur
mesure par un habile chinois. Bon, les chaussettes blanches jusqu’en haut des
mollets et le chaussures noires battoirs gâchent la silhouette, en revanche la
casquette blanche rend fier.
![](https://blogger.googleusercontent.com/img/b/R29vZ2xl/AVvXsEgc_hJOR_z_11cUKOUZlebAAWfXeu3YAZIwbA3ADtfu_XlVqhj50X3jUivgP-K5GnU97JnCBtkbE8j3cbEws1c7Pd8yRsU_tk6MtcpOY0yW3Nf2Gkz2wIOBdekZoyoQWNyssK60pOFYjBg/s640/Marin+Tahitih.JPG)
Je me sers du short pour jouer au
tennis, c'est dire que la distance qui sépare le monde militaire du monde civil
s'amenuise.
Toutes ces attractions mettent mes
convictions miliaires (mes automatismes militaires?) en suspension : la
voûte militaire sous laquelle je suis arc-bouté est en polystyrène, je suis un Maciste
d'opérette.
Mon engagement finit bientôt. Je
ne veux pas y penser, je n'y crois d'ailleurs pas du tout, je suis marin à vie.
Je souhaite pérenniser une situation à laquelle je me suis habitué et dont j'ai
appris à me satisfaire. À l'idée de quitter la Marine, je suis pris d'angoisse
et pourtant je saute dans ce vide, comme d’un avion.
Je ne quitte pas la Marine
Nationale par antimilitarisme, ce n’est pas non plus par prise de conscience…
J'ai des difficultés à trouver une explication.
Je pense que mes rêveries, surtout
celle de la ferme isolée de mon grand-père, m'a servi de prétexte pour
m'extraire sans heurt et sans rancœur du milieu militaire. De l’intérieur, je
n'ai jamais critiqué la Marine, je ne l'ai jamais détestée, j'y vivais en paix,
insatisfait certes mais, sans savoir d'où provenait cette insatisfaction et
surtout sans solution à proposer.
Je quitte l'armée aussi aveuglément
que je m'y suis engagé.
Je me rends souvent compte de ce
qui me disconvient, mais je sais rarement quelle attitude prendre pour redresser
la barre, alors je prends un sentier de traverse, juste pour éviter l’ornière :
mon engagement en était un, mon abandon en est un autre. Je suis des lignes
tracées avec amertume. J’ai eu des prétextes pour m'engager, la mer et les
voyages : la forêt et la ferme, pour m’en extraire.
La nomadisation, la
sédentarisation.
Je vis cette dualité de manière
cyclique ; besoin d'être seul pour recharger l’intellect, l’affectif, le
physique et, à d'autres moments, rechercher ceux avec qui je peux échanger le
fruit de la maturation, étant incapable de le garder pour moi seul de peu d'étouffer.
Puis je me rétracte et ainsi de
suite.
Mais est-ce bien ce mouvement de
flux et de reflux qui m'a incité à m'engager puis à abandonner l'armée ?
Je me suis moqué de Jean-Charles
qui a plané au-dessus de sa classe des sous-officiers en se croyant lieutenant
: une sublimation qui lui a permis d'en ressortir aussi peu mouillé qu'un cygne.
Finalement, non cas est assez proche du sien. Je viens d’en prendre conscience
en brossant son portrait.
Viscéralement je veux être
officier, mais je n'ai jamais papillonné
au-dessus d’eux : trop fier ! Pas un cygne : je me suis brûlé.
L'École des Mousses est un
marécage duquel il est impossible de se retirer pour atteindre l'École Navale
située en face, de l'autre côté de la rade de Brest. Un rude coup que de savoir
qu’en aucun cas je ne serais officier. Je ne suis pas entré par la bonne porte,
il est trop tard.
Déçu et aigri, la paire de
jumelle rivée à mes yeux, je suis relégué au rôle de vigie alors que l'officier
de quart fait le point, ordonne une manœuvre, s'enquiert de la vie à bord.
Déconvenu et amer, j'assiste
impuissant, comme matelot et plus tard comme sous-officier, à la préparation
tactique d'une embuscade, d'un ratissage, d'un assaut, à la surveillance d'un
point fort.
Je ne suis qu'un pion sur un
échiquier, on me manœuvre du bout des doigts, on me sacrifie pour un roi.
Désillusionné et irrité, je
refoule ma déception au plus profond de mon être et je transforme mon énergie
sourde en une formidable envie de correspondre au plus juste à ce qu’on exige
de moi.
Quelques années plus tôt, je trouve
étrange que l'autorité cléricale somme mon oncle séminariste de rater ses
examens et ses tests prémilitaires. L'évêque ne souhaite pas qu'il goûte au
confort du Carré des officiers. Il exige de lui qu'il observe la société
militaire de la base. La gente cléricale craint que son séminariste ne succombe
à la tentation et n'y fasse une carrière d’officier.
Malgré mes aspirations inavouées,
je ne suis pas officier.
Déçu et aigri, sur la pointe des
pieds, de prétextes en faux-fuyants, d'échappatoires en faux-semblants, je
quitte cette mise en scène, je n'en attends plus rien.
La suite de "Le Baba" existe, elle s'appelle "Le Camelot"
"Le Repli" est un conte d'amitié et de peinture.
[1] On m’a fait remarquer cette
année, en 2015, que je ne pouvais pas être sur ce bateau en 1965. Je me suis
renseigné, il y a eu deux bateau du même nom : le « Commandant de
Pimodan », aviso dragueur
colonial, de 1947 à 1976 et le « Commandant de
Pimodan (F787) », aviso
en service de 1978 à 2004. Je fus sur le premier, il était déglingué.
[2] L'installation est une œuvre d’art tridimensionnelle. Le travail
artistique est mis en scène, on peut le voir de tous les points de vues. Le
spectateur participe, il est immergé dans l’œuvre, il y a de la théâtralité.
[3] BMC Le Bordel Militaire
Contrôlé de Mers-El-Kébir. Les filles sont surveillées par les médecins
militaires.
[4] Nous ne sommes plus en
guerre avec l’Algérie. 1966 ou 1967, l’année suivante ce sont les Soviétiques
qui s’installent dans cette base.
[5] Plus tard je vois le film de
Pagnol "Topaze", l’instituteur reprend un élève qui construit le
corps et la hampe de ces quatre lettres d’une seule ligne. Ces quatre signes
sont en palindrome, ça va bien avec ma latérisation intuitive.
[6] Dans la marine on dit "officier marinier"
mais, en fait ça correspond à sous-officier dans l’armée de terre.
[7] Mon père aimait cette
expression.
[8] "Einstein on the
Beach" de Phil Glass.
[9] Ces péplums italiens de Maciste datent des années 1960. Ce tas
de muscles est aussi fort qu’Hercule, c’est un chic type, comme Félix qui est
lui aussi bien musclé.
Les soldats
du sultan pillent le village où Maciste y vit tranquille; il tue sa mère et
enleve toutes les jeunes filles du village et sa fiancée, ça le fout en boule.
Mais le sultan n'est pas responsable il est victime d'une force surnaturelle:
celle d’un monstre qui apparaît du néant…
[11] Gauguin dans un tableau
célèbre a cherché à évoquer la présence
d’êtres mystérieux, les tupapau,
ce sont les esprits des morts qui hantent l’obscurité, les montagnes.
[12] Le
tamure
est la danse tahitienne en général.
On prononce et écrit tamouré. Cook
a décrit ces danses indécentes "timorodee" vers 1780, il aurait
déformé le mot en tamure ?
[13] 50 000 francs en 1971, j’ai
23 ans. La ferme va me coûter 25 000 francs, le reste va me servir à me payer
mes études aux Beaux-Arts. Cette somme globale correspond peut-être à 100 000
euros en 2015 ? C’est beaucoup pour un ex pauvre ! Tout est raconté
dans l’opus suivant appelé "Le Baba".
[14] "Aspirant" est le
premier grade de la troisième caste des marins, la plus élevée. Le grade de "maître"
n’est encore qu’un grade de sous-officier. Jean-Charles aspire à être
lieutenant !
o
o
Changer son destin , jeune ! Le monde est comme un livre , ne pas voyager n est qu' en lire une page ! un ancien fusco ;)
RépondreSupprimer