jeudi 21 avril 2016

Le Camelot

Les notes sont tout au bout de ce tapuscrit de 160 pages A5.
Je n'ai pas réussi à les mettre en bas de chaque page.
Si vous désirez recevoir ce texte biopic en .pdf demandez-le moi à cette adresse  herival.g@gmail.com
Si vous lisez, votre avis m'intéresse.
Gilbert.




Le camelot



J’ai trois Marseille empilés. Le premier en 1966, c’est la ville de mon dépucelage lamentable mais vital, rue Thubaneau, lorsque, marin à pompon, je revenais de Mers-el Kébir à 18 ans. Mon deuxième Marseille est la ville du Mistral sur la Canebière hallucinée lors d’une interminable grève des éboueurs, rebutante.
Mon troisième est la luminosité des calanques: une garrigue qui n’a pas beaucoup changé depuis l’arrivée des grecs par la mer, il y a 2500 ans. Majestueux ! Sauvage !
Mon quatrième est à cheval sur l’oreille ; l’une Cerise, l’autre Merise[1], deux étudiantes.
Mon tout entrelardé forme mon septennat de professeur de graphisme dans un lieu inattendu.

Scaphandrier à l’école d’art de Marseille Luminy

L’école d’art grecque des Panathénées est tapie dans la pinède : des patios, des portiques, des murs blancs diagonalisés par les ombres, des bassins au ras du sol, de grands espaces de culte... Les formes des bâtiments en cascade sont dépouillées. "l’ornement est un crime" Adolf Loos, 1908. Les colonnes de béton sont plus sveltes que les imposants tambours doriques empilés coiffés de lourds chapiteaux.
Passer en une nuit SNCF d’un vieux Prieuré massif et froid du XVIIIe à cette élégance blanche et aérée, le contraste est saisissant. Je prends deux couchettes, l’aller et le retour, je me ragaillardis aux aurores avec les hauts parleurs de la gare Saint Charles et une demi-heure plus tard avec les senteurs des pins et vice versa pour le retour, sans toutefois le coup de fouet des parfums méditerranéens mais avec le réconfort du  foyer marital.
Le boulot de professeur dans une école d’art est un bon taf de je m’enfoutiste… Pour celui qui le veut. Pour plonger dans mon état d’esprit de cette époque, je dois détailler mes avantageuses conditions de travail ; seulement 28 heures de cours à assurer tous les quinze jours et il est possible de se les envoyer en quatre jours en ne préparant rien. En réalité je n’en fais que 24.
Je descends le mardi, mercredi, jeudi et le vendredi à Marseille pour 20 heures de présence avec des élèves… J’ai encore retranché les repas à la cafétéria. Ajoutez deux nuits couchette de promiscuité poisseuses sur les rails, l’aller et le retour. Je majore cette réduction d’une journée de décompression du même type que celle d’un scaphandrier qui remonte, puis je suis peinard à la maison pour plus d’une semaine.
Je suis, nous sommes les "prof-essénecéeffes", nous descendons tous les quinze jours à Marseille, nous logeons trois nuits dans l’école. Les profs du rail pratiquent leur art dans leurs ateliers parisiens une semaine sur deux. Ils sont publiés dans Art Press, la revue de l’Art Contemporain, sauf moi.
L’immersion dans l’atelier exige, efficacité, pertinence et à propos face aux questions des étudiants… C’est à dire pas très souvent puisque beaucoup d’élèves glandent ou travaillent à l’inspiration ; ce que j’admets difficilement.
Je crois plus à la transpiration qu’à l’inspiration.
Un matin, quelques étudiantes suisses de passage dans notre école modèle me demandent "quand les vacances de printemps se terminent-elles ?"  Elles ont hâte de voir l’école et tous les étudiants vivre dans les patios et les ateliers, le hic, c’est que ce n’est pas du tout les vacances, on est dans le pic de la fréquentation. Rigolo, non ?



Je ne sais pas par quel bout tirer ce septennat à Luminy ?
Si je le prends par les fanes (1990), je dois expliquer pourquoi je me suis fait virer avec perte et fracas.
Si j’empoigne la racine (1983), je vais me louanger d’avoir réussi ce prestigieux concours de recrutement.
Le milieu c’est le top.
L’année prélude n’est pas  mirobolante et l’année terminale est déplorable.
Je pourrais commencer par extraire le jus des deux cerises… Heu…Merise et Cerise, mais patience ça doit gélifier…
Dans ce panier garni de sept ans, il n’y a que la dernière année qui s’est rabougrie…

La racine.

1983, j’ai trente-cinq ans, j'ai raté neuf concours nationaux. Il m’en reste un à tenter à Marseille avant le désespoir.
Yannick Noah remporte Roland Garros, je suis devant l’écran, bravo !
Le soir même, je plonge en train de nuit par habitude des concours, la mort dans l'âme, c'est ma dernière carte du tarot de Marseille.
Je suis gonflé à bloc, sans espoir, mais toutes griffes dehors, je suis dégoûté, mais au maximum de mes possibilités, prêt à tout montrer, prêt à jouer surdimensionné... je prends un somnifère. Je présuppose les compétences requises pour les postes en lice, j’essaye de les calquer. Malheureusement lorsque j’examine le décalque à la lumière, c’est décevant, le calque est toujours décevant.
"Ils" ont besoin d’un prof de graphisme pour les étudiants de premier cycle à Marseille, le directeur veut du sang neuf, les profs sont trop usés. Enseigner le dessin, surtout le graphisme, mon rêve ! Mon profil idéal dans le beau miroir… Le premier set avec mes travaux personnels : les doigts dans le nez ! Je suis sélectionné pour le lendemain avec quatre autres concurrents. Avec un crayon en main je suis une forteresse, ça ne me sera d’aucun secours pour l’oral.
Il va falloir séduire les six membres du jury, je ne crois plus à la probabilité de réunir tant de conditions. Je me sens comme une pichenette, un moucheron venu du nord. L’école d’art de Marseille est un concentré de plasticiens de renom. Personne ne m’attend.
Les quatre candidats rivaux ont des press-books épais, des coupures de journaux louangeurs. J’ai eu moi aussi les honneurs de la presse lorsque j’étais coureur à pied et jeune maçon courageux du Prieuré, mais rien en tant qu’artiste !
Habitué à rater, mais à participer avec acharnement, je puise cette fois encore dans le puits qui dit oui. J’exécute un one man show sans idée directrice. Je tiens un discours touffu d’exalté. Personne ne comprend l’ensemble, mais les juges retiennent ma passion. J’évacue leurs questions, j’expose mon point de vue sur les systèmes de représentation possibles à la Renaissance, hors sujet. La nuit, en boucle, je fais le point : trop bavard, aucune mesure. Le troisième jour pour la dernière épreuve, je joue à l’envers de ce que je suis. Quelques élèves lambda sont réquisitionnés in extremis pour une analyse de travaux d’étudiants. Leurs travaux sont mauvais, je le fais remarquer finement au jury. Je m’assois très près des cinq étudiants, ainsi mon ton se calme et se feutre, je deviens chaleureux, intimiste, à l’opposé de mon emportement lors de l’épreuve précédente. La conversation est cordiale, nous échangeons. Je leur fais part de mon point de vue sur les critères d’évaluation des travaux en art, le jury nous entend à peine, je ne monte pas le ton, exprès. Mes deux attitudes lors de ces deux épreuves sont si différentes et si complémentaires qu’elles enthousiasment le jury. Ma retenue combinée à ma passion les rassure, ils me sentent maître de mes attitudes. Je suis leur homme, leur professeur. Je n’ai jamais été aussi comédien lors d’un concours.
De pauvre hère sans considération, je deviens héros.
Sur le quai de la gare Saint Charles, je suis en pleurs. De la joie, mais surtout une tension nerveuse qui se libère. Je délace mon carcan, je deviens lourd, je n’ai plus d’ailes, je tombe, après avoir atteint le soleil.
Je connais les avantages que cette métamorphose radicale va me procurer ; le salaire, je n’en avais pas jusqu’à maintenant. Pour le voyage du retour, je m’achète quelques revues, beaucoup trop. Dans le wagon-bar je bois, je mange, je broie du chewing-gum. Je ne peux me concentrer sur aucune revue, pas même dans L’écho des Savanes. Je me pince. Je me passe le visage dans l’eau javellisée des toilettes exiguës du wagon, je me masturbe pour faire baisser la pression intérieure, rien n’y fait, si, peut-être lorsque je m’hypnotise longuement sur les traverses de chemin de fer qui défilent par la lunette arrière du dernier wagon. Martigues, Vitrolles, Berre étaient panoramiques, le Rhône, paisible, les voyageurs sympathiques, le voyage très long. Qu’il faille attendre fin septembre pour commencer n’entrave pas ma victoire. C’est une victoire ! Un marathon que je cours depuis cinq ans.





Adieu les Vosges ! Effondrez-vous murs centenaires du Prieuré. Fougères, genêts, orties, envahissez cette île perdue dans un océan de sapins. Je vous tire ma révérence, je n’ai plus besoin de vous, ouste ! Je suis un naufragé exténué, récupéré in extremis. Hérival ne sera pas le lieu de ma rancœur, je n’y ferai pas de vieux os. Je veux bien qu’on y répande les cendres de tous mes dessins, mais je ne veux pas y vieillir, y mourir frustré.
Adieu âpre vallée, rude clairière, sombres dieux et déesses germano-celtiques, je vous mets au placard, je vous échange contre la lumière, les pins, les oliviers, l’azur.

Quinze jours plus tard, je descends à Marseille pour préparer ma rentrée et pour mieux apprécier la magnifique école d’art de Luminy installée dans les calanques protégées de Marseille. Je veux pénétrer ce site plus sereinement que lors des jours du concours. Cette deuxième descente m’entraîne vers un grand capharnaüm, les éboueurs sont en grève depuis huit jours, sur le trottoir, je glisse sur une panse de mouton et cette splendide école est presque déserte. Ce n’est pourtant pas encore les vacances d’été. Ces deux premières impressions me découragent avant de commencer…
En 1983, Marseille ne m’accueille pas.


Aréopage

1989, en septembre j’apprends qu’"Ils" me lourdent en fin de contrat donc en juin 1990.
Cette dernière année est une volumineuse balle de coton. De plus, Merise et Cerise ne m’aident pas à l’alléger, elles ne sont plus là...
"Ils" se délestent d’un animateur socio-culturel. Le directeur et sa cour ne me considèrent ni comme un artiste, ni comme un prof.
Animateur ! Ça, c’est vraiment une grosse, grosse injure dans notre milieu artistique élitiste.
Je vais m'échiner à prouver que je deviens "catalyseur d’étudiants" plutôt qu’"un animateur". Quoique[2] ...


Rétrospectivement ; "qu’est-ce qu’ils ont bien fait de me balancer, je ne suis pas un artiste. Je n’aurais pas pu travailler jusqu’à la retraite dans cette école d’art."
Je n’ai aucune idée sur le métier d’enseignant lorsque j’y mets le pied la première fois… une matière rebondissante… J’y sursaute déséquilibré bras tendus. Je finis par avoir l’équilibre précaire d’un prof.
La quarantaine de professeurs collègues de cette école d’art ne sont pas des professeurs pédagogues, ce sont des tuteurs compagnons, des maîtres chaperons.
J’ai vite pris conscience que ce n’était pas la meilleure façon de rendre service aux étudiants, ils ne furent donc pas mes modèles.
A mon arrivée à l’école de Marseille-Luminy, quelques étudiants diplômables s’enquièrent de mon avis sur leur travail d’artiste. Mon regard "de prof" tout neuf les intéresse mais, je dois leur mentir. Je constate qu’ils réalisent tous les mêmes travaux, en rapport avec l’atelier du prof dans lequel ils travaillent. Ces étudiants aimeraient m’entendre dire qu’ils ont tous une identité propre, malheureusement non ; leurs profs sont comme des moules à gaufres et eux les gaufres bien moulées. Dès le début je trouve cela alarmant… Par précaution je me garde de leur livrer mon impression générale, j’attends.
En aparté ; "Je pense que ces profs vedettes sont incapables de procéder autrement avec les étudiants, ils sont les modèles, ils ont réussi leur vie d’artiste, les étudiants les admirent inconditionnellement. "
Je n’aurai pas d’élèves pasticheurs puisque je n’ai pas d’œuvre personnelle modélisante ; mais alors pas du tout ! Je suis plutôt moi-même une gaufre ramollie de Ronald Searle et de Raph Steadman, un admirateur transi de Tomi Ungerer ou mieux… de Steinberg[3] !
Je ne peux pas appuyer ma pédagogie sur ma pratique, je n’en ai pas vraiment une… "Ils" finiraient par me faire culpabiliser les lascars ! Moi, je ne suis qu’un touche à tout.
N’ayant pas d’œuvre sur laquelle m'accouder pour enseigner, je me défausse en prônant l’individualité de l’élève, la recherche de soi. Je vais favoriser et respecter les personnalités naissantes des étudiants. Je n’ai rien à leur apprendre ! Je ne peux pas leur dispenser des recettes individuelles d’apprentissage. Mes collègues enseignent dans un esprit de maître à élève, ils s’y adonnent avec talent et charisme néanmoins, je suis convaincu que ce qu’ils enseignent ne sont que des tics et trucs d’atelier, c’est tout.
"Ils" deviennent mes adversaires parce qu’ils me déconsidèrent ; dissonant agrégé d’arts plastiques parmi les artistes. Je fais pourtant de gros efforts, j’essaye de les caresser dans le sens des pinceaux mais, je ne suis pas faux-cul bien longtemps.
"Ils"[4] finissent par avoir ma peau au bout de six ans !

Derrière ce rempart de précepteurs, dès la première année, je rencontre des étudiants aux belles qualités naissantes et j’ai envie d’en profiter.   
Merise et Cerise n’existent pas encore dans l’école, elles apparaissent l’année suivante.
Les étudiants sont des garçons et des filles qui souvent, viennent d’achever laborieusement leur cycle de lycée, ils sont donc prêts à mordre n’importe quel hameçon artistique. Ils tentent cette voie scabreuse comme s’ils s’agrippaient au dernier mousqueton avant de déboucher par le haut. Ils se resserrent dans un entonnoir escarpé, un vortex… Certains le savent. Ils ont tort de prendre pour point de mire les artistes maudits ou dandystes du début du XXe. Quatre vingts ans plus tard les besoins en peinture et en sculpture n’existent pratiquement plus. Aujourd’hui, une école d’art doit préparer les étudiants à d’autres métiers liés à l’art ; la photographie, le cinéma, le design, l’illustration, la bande dessinée, etc. Ça se bricole à Marseille mais, ce n’est vraiment pas bien valorisé.
Moi, pauvre batracien des arts, je ne suis qu’un illustrateur non publié entre deux eaux, alors je deviens professeur… "Ce que tu ne peux pas faire, enseigne-le", James Joyce.
Les censeurs de cette école d’art de Marseille, mes collègues du "au-delà", ne me pardonnent pas de couler si profond sur l’échelle des arts. C’est cette génération de l’Olympe que j’appelle "Ils".
Ce sont ces mêmes censeurs qui ont relégué les artistes professeurs ringards de la génération précédente dans l’"ici-bas" (les classes probatoires) bien avant que j’arrive parmi eux.
Ce n’est pas être vipère que d’écrire que  mes collègues du fond du panier ne sont pas des flèches de dynamisme ; ils sont soit très mous, dépressifs, incompétents, soit brisés et quelques fois le tout cumulé. Il y a de l’argent à Marseille pour recruter un prof jeune capable de les électriser, ils misent sur moi, je prends mon rôle au sérieux.
Au départ, cette brochette d’artistes Support-Surface de l’"au-delà",  de  ne se méfie pas de moi, ni moi d’eux. Je défriche à grand coup de serpette mon lopin d’herbes sauvages avec "mes" étudiants débutants. J’agis à proximité de ces ayatollahs qui règnent aveuglément sur les trois dernières années du cursus. Mon rôle, selon eux, est de vaporiser quelques bases académiques aux novices auxquels "Ils" enseigneront les choses sérieuses à partir de la troisième année.
Autrement dit, après deux ans, les profs déconsidérés dont moi, léguons les étudiants aux prestigieux profs artistes qui peuvent entreprendre leur boulot de transformation, de formatage.
Là où le bât blesse, c’est que j’ai eu le temps d’installer une tempête de fond dans cette grosse bassine qu’est l’école.
La France passe à Mitterrand, un directeur trublion de gauche jaillit comme un coucou mécanique dans notre cuvette. Il ne vient pas des arts plastiques, il considère l’école d’art comme une entreprise culturelle, artistique et professionnelle et non comme un reliquaire à astiquer. C’est un poids lourd qui s’interpose face aux cerbères. Il est la chance temporaire d’une petite équipe de professeurs rebelles - Ouais !- dont je fais partie. Nous avançons alors sur une voie impériale  pendant deux ans, je deviens coordinateur tout puissant des classes du bas du panier.
La municipalité repasse à droite. Retour de bâton, les caciques reprennent le dessus et moi - Badaboum ! - Je dévale les marches en deux ans et  je valdingue dans un collège vosgien.
 - C’est ta punition. Fallait pas t’approcher si près du soleil !

Je décortiquerai plus loin les pelures de cet oignon que furent les sessions  d’étudiants de ce septennat marseillais en dents de requin et aux parfums de cerise.

Le collège purgatoire

Tout l’été 1990 je maugrée : c’en est fini des beauzartistes débridés, à moi l'abysse des collégiens bavards et rétifs, les dessins faits à contre cœur - Bouh ! - Les exercices en peau de chagrin.
J’atterris à Remiremont à huit kilomètres… Que de la forêt jusqu’au Prieuré d’Hérival ! Le collège est à l’orée de cet immense espace boisé. Incroyable, c’est la première bonne surprise. La deuxième est que, contrairement à ce que je croyais, nous nous sommes, les collégiens et moi collés dès le début comme deux bandes autoagrippantes scratch.
Ils sont accrocheurs ces collégiens !
Une inspection le confirme. Le rapport étonne mes futurs amis, tout comme l’administration. Je ne résiste pas à le copier/coller, fièrement et intégralement sous vos yeux de lecteurs friands de preuve et d’authenticité… Sautez les 15 premières lignes.

"Monsieur Villemin vient de réintégrer l’Education Nationale après sept années effectuées à l’Ecole des Beaux-Arts de Marseille.
Il souhaitait me rencontrer pour faire rapidement un bilan après une première période de travail, n’étant pas certain d’avoir bien adapté son enseignement aux programmes et aux objectifs de notre discipline.
Il se préoccupe surtout de faire coïncider ses propositions avec les intérêts des élèves.
J’ai passé deux heures avec lui : un cours en troisième et un entretien. Au moment où je rédige ce rapport, j’ai reçu une longue lettre détaillant tout ce que le professeur n’a pu  m’expliquer ou me montrer. Il m’a également envoyé des travaux d’élèves. J’ai donc beaucoup d’éléments pour faire un diagnostic.
- Hou, hou ! - C’est ici la ligne 15.
Monsieur Villemin est un professeur exceptionnel à plus d’un titre. C’est d’abord un enseignant passionné qui arrive à mettre en accord, ce qui n’est pas toujours évident,  ses préoccupations personnelles de créateur et celles des enfants et des adolescents qui lui sont confiés.
Il a, me semble-t-il, un grand respect pour les individus. Il a des idées, des options, des stratégies bien définies qu’il expose avec conviction et véhémence, mais il sait toujours être disponible, tolérant et, grande qualité, il connaît toujours le doute qui donne la valeur finale à la détermination de ses attitudes.
Tout peut-être négocié, discuté, remis en question ; ce qui fait sa force actuelle et son potentiel futur.
Il est riche de vécu, d’expériences, de réalisations et de projets.
Il est original dans ses choix dans ses démarches et dans ses méthodes.
J’ai vu un cours surprenant, où tout autre que lui courait à l’échec ; mais toujours présent, encourageant les élèves, les stimulant, les provoquant, il arrive à maintenir sa trajectoire et à atteindre ses objectifs.
Monsieur Villemin a une présence forte par la voix, les intonations, le débit, le tout amplifié par le geste et le mouvement.
Il est en même temps orateur, comédien, camelot, entraîneur.
Je crois qu’il arrive à subjuguer ses élèves et c’est bien ainsi. Certains enseignants marquent les adolescents par leur forte personnalité, d’autres par les connaissances qu’ils leur transmettent.
Je crois que M. Villemin est un personnage et aussi un enseignant.
J’ai eu plaisir à le rencontrer.
L’inspecteur Pédagogique Régional d’Arts Plastiques, J.F Morin."

Nous avons passé deux heures ensemble. Quand deux mois plus tard, debout, face à mon directeur, je lis et signe le bas de ce document, j’en tremblote comme un enfant de chœur récompensé par monssieu le curé.
Son rapport m’a surélevé et Marseille, claquemuré le caquet…

On peut me voir exalté, démesuré, prétentieux, sûr de moi, manipulateur, électrisé, verbeux, je sais. Cet inspecteur voit un camelot, ça je ne le soupçonnais pas. Curieuse profession nommée dans cet improbable rapport d’inspection : serais-je à l’angle des Galeries Lafayette ; bonimenterais-je les qualités d’une marchandise. Fourguerais-je aux ménagères un truc à trancher les légumes en fines lamelles. Six grilles, du jamais vu en magasin. C’est un bon appareil qui ne résistera pas longtemps, qui finira par encombrer le haut placard d’une cuisine. M’en fiche. Il se vend comme des œufs Kinder... Une fine épaisseur de chocolat au lait et un objet impossible à monter… Il n’est plus ce qu’il était dans les années 80…
Je ne me doutais pas avoir la fibre d’un vendeur avant qu’on me l’écrive… Ça me fait encore rigoler. Et pourquoi pas vendeur de contrefaçon à la sauvette ?
C’est un travers qu’il pointe ?
Non ?
Et moi je le ratifie comme une qualité… Alors là !
Bon, il écrit aussi que je suis en même temps "orateur, comédien, camelot, entraîneur." Le mélange est plus détonant et donc plus complexe, ok, ok.
J’adopte avec dérision et émotion le titre de "camelot" pour cette  troisième partie autobiographique.
Ceux qui n’ont pas été mes élèves n’auront jamais le son et les images pour le vérifier. Mais bon sang ! Suis-je ce démarcheur qui a réussi à fourguer les 24 volumes de Tout l’Univers à ma mère, qui n’avait pas le sou mais, qui ambitionnait le meilleur pour ses enfants ? Le suis-je ?

J’ai dû sacrément prendre à contre pied mon inspecteur adoré car il est passé outre quelques-unes de mes habitudes qui vont à l’encontre des siennes, c’est lui la référence, il aurait pu exiger. Par exemple, "c’est un maniaque du cahier de textes de la classe", j’ai su cela plus tard. Et moi qui n’y écris rien, je n’en vois pas l’utilité. Il faut y rappeler ce que j’ai fait de mon heure de cours, en quelques lignes, pour le lien avec les autres profs. Le délégué de classe le pose sur ma table, je ne l’ouvre pas ; l’inspecteur ne me dit rien à ce propos.

Les objets ténébreux

J’ai quelquefois fait lire ce rapport à des amis ;
 - Qu’est-ce que tu as proposé aux élèves pour qu’il écrive ;"tout autre que toi aurait raté."
-  Heu, rien de bien casse-gueule… Une séance intéressante, je pense… J’étais assez sûr de mon choix.
Je crois seulement qu’il n’était pas encore, à cette époque, habitué au type de jeu de dessin que j’ai proposé aux collégiens cet après-midi là.
Les élèves de troisième de cette classe presque Zep sont assez remuants à cette heure de la journée, il faut qu’ils agissent. Ils vont se passer de l’un à l’autre des sacs poubelle en plastique noir opaque. J’ai mis à l’intérieur de chacun différentes choses bien choisies. "Trucs" et non "objets" parce que les trucs doivent être  indéfinissables par de simples mots comme taille-crayon, fourchette, lampe de poche... Le truc choisi doit rester abstrait, une forme géométrique complexe, un morceau de bois particulier, une dent de vache. Après avoir palpé une dizaine de secondes le bidule au fond du sac, pas plus, il refile le sac à un voisin. Bien sûr, pas le droit de sortir le trucmuche qui va subsister plus ou moins mentalement dans le souvenir de la paume et des doigts du gamin…
Et maintenant, il dessine au crayon ce qu’il a perçu.
Je fais passer une dizaine de sacs pour vingt cinq élèves, les difficultés vont en croissant. Je leur propose entre autres, un objet froid, un qui couine, un flasque… Un morceau de polystyrène de protection très compliqué aux différentes arêtes et avec des décrochements. Quelques-uns réussissent à reconstituer en dessin le volume avec exactitude, ils m’épatent, rien n’est catastrophique. Un élève avec son index réussit à déchiffrer "made in china", en léger relief sur un objet plastique pentagonal creux.
Ce jeu est plutôt marrant… Non ?
Cet exercice arrive à la fin d’une série d’exercices de dessins destinés à les faire progresser dans la représentation des volumes simples dans l’espace. Je savais qu’ils étaient devenus suffisamment performants pour rendre compte de ce qu’ils "voyaient" dans le sac.
-" La main dans le sac, pas l’œil !"

En remontant le menton en avant, je demande à l’inspecteur que j’admire définitivement :
- "Il n’y a pas un peu trop de bruit dans la classe, non ?"
Il me répond tranquillement, c’est un type tranquille :
- "C’est de l’effervescence".
Un peu plus tard, lorsque les collégiens comprennent qu’ils doivent palper tous les sacs farceurs qui circulent par rangées, l’inspecteur me dit discrètement, c’est un discret ;
"Puisqu’ils sont en plein travail, nous allons pouvoir discuter de votre stratégie, de vos objectifs."
Je ne comprends pas ce qu’il veut dire puisque moi, je ne m’imagine pas pouvoir arrêter mes relances, mes encouragements. C’est précisément à ce moment que j’aime plaisanter avec les collégiens, je n’ai donc pas de temps à consacrer à ce commissaire tranquille et discret qui d’ailleurs, ne me le redemande pas. Nous avons échangé une petite heure à la fin du cours, mais je ne me souviens plus de la teneur de notre entretien... Ah si, cette question ;
-"Vous n’êtes pas trop fatigué le soir en rentrant chez vous".
Un des derniers objets est mou et velu, c’est une grosse araignée mygale en latex qui en effraie plus d’un au toucher. Il lui manque une patte, c’est difficile de s’en rendre compte, la plupart du temps sur les dessins les huit pattes sont dessinées. Il y a des petits cris amusés dans la salle, crescendo, il faut calmer le jeu mais, à peine, d’ailleurs je n’ai pas vraiment l’esprit à calmer qui ce soit.
Vers la fin du cours les feuilles de dessin au crayon sont disposées sur le sol. Nous sortons enfin les  objets ténébreux des sacs ! Toute la classe est à quatre pattes comme des souris occupées à grignoter, chacun vérifie si les dessins correspondent aux trucschoses et bestioles sortis de leur obscurité. Ça discute, ça pouffe et ricane. Il y a de l’admiration, quelques quolibets et encore de l’effervescence pour l’inspecteur.

Passer d’une école d’art prestigieuse et prétentieuse à un humble collège bigarré d’une ceinture de ville de province, le bond est incertain. Je voulais savoir si j’étais sur les rails de l’Education Nationale, je faisais des efforts mais, je n’en étais vraiment pas certain, je courbais le dos, j’étais prêt à rectifier. Me v’là rassuré je suis piéton dans les clous de l’Institution.
À Marseille j’étais plutôt fakir sur la planche à clous.
Le principal du collège, fluet à la barbichette taillée comme une pelouse de retraité, un chic type qui, après la lecture du rapport, va me laisser réaliser mes projets les plus  farfelus… Que je ne pourrais plus faire aujourd’hui, trop de garde-fous à mettre en place… Ce chef donne tout de même un petit coup de périscope par dessus ma cloison …
A la suite du rapport, il se met à parler de "son" agrégé, j’étais le seul, comme s’il venait de pêcher un gros poisson. Je crois que si j’avais été un menu fretin de l’éducation nationale, un maître auxiliaire de dépannage, il ne m’aurait pas laissé labourer ses 500 collégiens pendant cinq ans… et aboutir à d’ambitieuses expositions d’œuvres ubuesques, mais rien de comparable avec certains capharnaüms titanesques de mes années en roue libre à Marseille !
Je me suis évidemment freiné avec les collégiens… Ils sont tellement plus jeunes et plus vulnérables que les farfelus de Marseille…
Les étudiants d’écoles d’arts dégondent facilement, c’est incontestable… Ils sont là pour cela mais, lorsque l’on propose  à des collégiens de sortir de leurs paumelles… Eux aussi le font très facilement.

Entracte inutile

Mes points de suspension ne sont jamais prémédités lorsque je tape, c’est mon frein à main, un ralentisseur qui me permet de prendre conscience de certaines idées que je n’aurais pas affinées sans ces souffles : écrire c’est aussi soupirer. Je m’assois de temps en temps sur les rochers des sentiers lors d’une haute balade montagnarde… Il faudrait avoir le droit de suspendre plus de points de transpiration dans les pavés de texte… La B.D est moins timorée, il y a des tas d’interjections et de points qui aident bien à égrener les humeurs de bulles.

Quatorze pages !
Je crois que ça va devenir chiant de lire en chapelet les trente années de ma carrière… Cette immersion dans l’enseignement a tout pour raser, encore heureux qu’il s’agisse d’arts plastiques… Je devrais appâter régulièrement le lecteur de quelques anecdotes sensationnelles qu’il faudrait attendre avec impatience toutes les quatorze pages.
"C’est un anglais qui vient d’égorger ses deux enfants collégiens à Lyon… C’était la première fois qu’il avait le droit de voir ses enfants, seul, sans une tierce personne… Un banal désespoir de couple déchiré. Je viens d’entendre cela distraitement à la radio entre les mini jets de ma douce douche puis, ce fut la météo marine : mers agitées.
Puis, séché mais, pas encore gavé par le clavier de mon Mac, avant de me coucher, je mouds quelques dernières phrases souvenirs extraites d’une strate choisie de ma carrière de prof schisteux, je lustre encore quelques dissonances de mots avant mon horizontalité nocturne.
Ne devrais-je déjà pas parler de Merise et de Cerise? Ça donnerait du peps, je pense : une relation prof/étudiantes…

En chien de fusil pour m’endormir, je repense à ces dix-neuf  pages;
- "Egrenées d’anecdotes de sexe véridique, ça payerait plus que du sordide!"
Frou ! Chien de fusil dans l’autre sens ;
- "Oui mais, je ne sais pas être hard comme les écrivains le sont la plupart du temps… Essaye tout de même !
… à genoux, la bite haletante bien relevée, tenue à deux mains, mon joystik à 39° gicle sur le grand miroir  que "la fille" surveillait, étonnée par ce soudain avis de tempête, pourtant prévu. Elle était prévenue ; pas sur le ventre, pas sur tes seins, sur ton image, sur le barrage de verre avec tain ! Ça arrive assez fort par saccades[5] mais, ça vire vite en crachats dégoulinants…"
Pas si mal pour une première invention, non ? Merci à la météo marine…

Toutefois, depuis quelques mois, fin 2014, le mot "saccade" n’a plus l’effet d’arrogance qu’il me procurait, ni ne me donne les mêmes sensations.  Il n’y a plus de troupes de spermatozoïdes sur sièges éjectables capables de filer à 50 kilomètres heure dans le vide pour aller s’écraser sur le miroir de Vénus.
Rabotage de la prostate.
Plus d’éjaculation, c’est fini ; éjaculation rétrograde, ça va dans l’autre sens, dans la vessie, mon urologue m’a expliqué que ça dépend des opérations. C’est un coup de dés à douze facettes, on ne gagne pas souvent. Avec le laser et l’endoscope combinés à l’échographie le spéléologue urologue farfouille à la lampe frontale lorsqu’il est à proximité du Y venant des testicules vers l’urètre.

L’isolement

Avec internet, soit plus de vingt cinq années lumières après mon passage dans l’école d’art de Luminy, j’ai pu repérer quelques anciens étudiants  qui m’ont laissé de très bons parfums. Je les ai vus émerger dans mon atelier à Marseille… Pas grâce à moi… ok !
Le réalisateur de La môme Piaf, le scénographe de grands plateaux de télé, une photographe d’art, la Grande Sophie, une galeriste à New York, une cinéaste belge, des artistes plasticiens actifs, des graphistes de talent, illustrateurs, un designer, ingénieur du son. Je n’ai pas l’itinéraire de tous ceux et celles qui se sont frayé une piste.
Et aussi, quelques supers garçons et filles épanouis dans leur vie d’aujourd’hui qui fleure bon les arts, dont Cerise, avec lesquels je garde de magnifiques liens d’amitié. Ce qui n’est plus le cas avec Merise, ce que je regrette.
Beaucoup ont disparu du cercle des arts, peu ont gagné un travail prestigieux en art, ils l’espéraient pourtant étant étudiants. J’ai vu passer des centaines d’étudiants, quelques dizaines seulement se sont placés sur l’échiquier, c’est très difficile.
J’en ai apprécié aussi quelques-uns en pleine ascension qui se sont faits calciner par la drogue et ou l’alcool ce qui était déjà prévisible quand je les ai connus…
Je pense à Jean-Claude, un Keith Haring miniaturiste. Nous le pressentions, delirium tremens par intermittence.
Les étudiants fumaient en cours, c’était possible ! Je ne me rendais pas compte que c’était du haschisch… Il y a eu Sabine que j’aurais dû repérer tant ses yeux n’étaient plus avec elle. Plus que de l’herbe, elle tapotait de la seringue mais pas directement en cours, enfin, je crois. Deux ans plus tard, elle m’a écrit de sa prison, ce fut mon premier contact avec cet espace clos. Elle ne me demandait rien, je lui ai envoyé une boîte de pastels et des crayons de couleurs qui me sont revenus comme un boomerang, ça a rebondi sur les murs de la citadelle.
Par la suite, je suis devenu passe-muraille tous les vendredis après-midi pendant dix sept ans. Je me suis enfoncé de plus en plus profondément jusqu’au quartier des femmes si petit que c’est un coffret dans le grand périmètre des hommes. Et plus profond encore, j’ai travaillé au quartier isolement, c’est de la spéléologie du vivant ; des cellules habitées cachées dans l’ombre, des couloirs et des sas en cascade. Je me suis introduit deux ans dans ce tréfonds, une heure hebdomadaire, pour donner du travail à un grand gaillard détonant.
Je dis "détonateur" parce qu’il est un spécialiste des explosifs. Il a fait du dégât haché avec quelques personnes de couleur bronzée qui pour lui, comme pour tous ses semblables n’avaient rien à foutre dans son Alsace Blanche.
Ce régionaliste ne m’a pas attendu pour être dessinateur décapant genre Charlie Hebdo. Je l’entraîne sur d’autres pistes artistiques, il me fait confiance, c’est un très bon élève qui accepte mes conseils. Il travaille comme un forcené, ce n’est pas un simple jeu de mot de circonstance. Là où il est détenu, en isolement, il n’y a aucune promiscuité possible et peu de contact avec l’humain,  vraiment très ténu, quelques profs dans la cellule, les surveillants dans le couloir…
Je suis allé au bout de ce tunnel par curiosité comme le saint Thomas du Caravage. Thomas est un paysan qui met le doigt à l’intérieur de la plaie du Christ parce qu’il ne croit qu’à ce qu’il touche. Il semble être presbyte sur la peinture. Je suis allé travailler dans la plaie… J’étais payé, je ne suis pas un curé moi ! Y aller pour examiner les yeux d’un homme qui vit toutes les privations. Passé cette dizaine de portes et on touche la solitude, l’oubli, la jachère d’une vie qui le restera sans doute longtemps, même après sa libération lointaine. J’épie un humain qui respire la vie, qui supporte, qui s’habitue à tout. C’est un sacré bonhomme qui tisse une toile d’ascète en parcourant quotidiennement quinze kilomètres : il fait les allers et retours de sa cellule. Il fait cela tous les jours alors que la plupart de ses voisins invisibles se consument comme des bougies vacillantes. Il regarde l’avenir, il le prépare : démineur dans les pays en paix piégés par la guerre, c’est ça qu’il envisage. Je suis sidéré qu’il puisse être possible de palper le futur dans cette situation : quelques jours de confinement me suffiraient pour trouver un moyen de ne plus entendre mes veines battre sous mes tempes. Je sais, c’est plus facile à taper sur ce clavier que d’essayer de nouer deux manches de chemise à un barreau de fenêtre bien trop bas ou d’aiguiser un bout de ferraille récupéré pour cisailler timidement une artère qu’on ne localise pas précisément.

La liberté pour moi, c’est pouvoir uriner le plus souvent possible ailleurs que dans un Duchamp. La liberté c’est pisser où je veux et écrire en jaune pisse mon prénom en cursive dans la neige. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui, je corrige et j’améliore ce texte avec une sonde urinaire qui me pendouille entre les jambes. Un gros calibre dans l’urètre, une poche de liquide rouge en bandoulière et quelques sacs de lavage sur la potence. Non, ce n’est pas une trouvaille de romancier, j’écris du vrai. Je suis là depuis cinq jours, je devrais être dehors, une formalité pour mes 65 ans mais… Ça s’est un peu compliqué ; je viens d’apprendre que je dois rester encore deux jours… Ce texte avancera, c’est toujours ça de grignoté, je suis plongé dedans et ça demande de la vigilance alors, ça m’évite de considérer ma situation d’enfermé temporaire et d’imaginer le ballonnet gonflé dans la vessie.

Des repaires pour survoler

Des dates qui n’ont rien à faire à cet endroit. Ce tableau devrait glisser à la fin, peut-être pas au début pour ne pas rebuter. Peut-être qu’il est inutile ?
À vous de juger et à découper si vous êtes ce spaciotemporelaute égaré, distrait ou féru d’arrangement.

Dans cette bio titrée "Le Camelot", je bourlingue prof de 1983 jusqu’à la cale sèche de la retraite en 2013 à 65 ans.

1948, j’émerge à Géroménil (Vosges) le 14 juillet.
1964, je  coupe les ponts, Ecole des Mousses à Brest, fusilier commando parachutiste. Ça dure sept ans. J’accoste deux ans à Tahiti. J’ai écrit 100 pages sur cette épopée : "Le Bleu"
1972, j’aborde l’école des beaux-Arts à Epinal.
1979, passerelle du baccalauréat à 30 ans.
1983, je suis "capitaine" professeur à l’Ecole des Beaux-arts de Marseille Luminy.
1985, je hisse le pavillon, agrégation d’arts plastiques*.
1990, je me fais virer par dessus bord des Beaux-arts…
…Et refais surface au collège à Remiremont pour cinq ans.
De 1995 à 2013, j’enseigne auprès des professeurs des écoles à Epinal et aussi à la prison d’Epinal…
En 2013, je suis en cale sèche à 64 ans.

* Comment j’ai décroché le pompon d’agrégé ?
Succinctement : En juin 1983, j’obtiens le Capes, je suis major de ma promotion, s’il n’en fallait qu’un je serai celui là ! Incroyable. Quinze jours plus tôt j’avais été recruté professeur de graphisme à l’école des Beaux-Arts de Marseille. Donc, presque simultanément !



Quelle place choisir ?
Gamins, gamines braillards, morveux, énergiques, rétifs, surprenants ou bien, étudiants et étudiantes motivés, égarés, fainéants, arrogants, créatifs, brillants, errants…
Tout l’été le choix fut oscillant : je démissionne de l’Education Nationale avant d’y être. Je me range à l’avis d’un ami, Jean-Yves qui me garantit qu’un major de promotion a toutes les chances de réussir l’agrégation d’arts plastiques. Je lui fais confiance et l’année suivante, alors que j’enseigne à l’école d’art de Marseille, ce qui me laisse du temps pour préparer le fameux concours, j’échoue.
Je tente à nouveau l’année suivante en 1985 et là, je passe bien au-dessus de la barre. Dans le bio-livre précédent, "Le Baba"(1971 à 1985) je développe minutieusement la façon dont se sont déroulées les épreuves.
C’est la grande euphorie post résultats, agrégé, je saute en l’air de joie, mon père qui êtes au mieux depuis quinze ans. Vivant, il n’y croirait pas.
- Pfouff !- Il me faut encore une fois choisir, le collège, le lycée ou rester dans l’école d’art, j’y suis depuis deux ans. Jean-Yves me sermonne :
- On ne démissionne pas de l’agrégation !
Le bras de fer avec l’administration est embrouillé, je finis par être détaché par l’Education Nationale auprès de la Ville de Marseille. Un contrat de cinq ans renouvelable…
Contrat qui ne fut pas renouvelé par mon directeur et ses artistes qui me reprochent de venir d’un autre horizon et d’être l’amuseur des étudiants, ce qui me sera encore reproché par ma collègue de musique quinze plus tard...


Le premier divertimento : Photomaton à la gare de Marseille 

Merise est une étudiante phare de ma deuxième année à l’école beaux-arts de Marseille. Merise surenchérit le travail que je donne. Elle me rappelle avec complaisance mon attitude à moi, lorsque j’étais comme elle, au même âge étudiant aux Beaux-Arts à Epinal. Je repère qu’elle se pourfend pour répondre à mes demandes de prof. Ce que font également d’autres étudiants toutefois, avec moins de rentre dedans qu’elle, voilà.
Je ne me doute pas encore qu’elle veut gagner à "un, deux, trois, soleil".
Le mur c’est moi, elle est seule à jouer.
Je ne me retourne pas régulièrement comme cela doit se faire puisque je ne compte pas …
Le durée de son jeu est dilatée, échelonnée. Ça dure quelques mois. Elle finit par se fondre dans mes pas, sur mon ombre. Elle s’infiltre en moi, pas seulement par la plante des pieds mais par les mains, le dos, elle se faufile dans mon corps de professeur, elle m’oblige à la ressentir autrement. 
Cerise elle ne se cache pas du tout. Pour m’épier de ses yeux lumineux et malicieux, elle ne revêt pas le stakhanovisme de Merise. Elle est constamment avenante et affectueuse mais, elle ne fiche pas grand chose. Elle fait le minimum artistique. Et régulièrement, elle balance ses remarques déplacées pendant les cours ; elle les assume. Elle est à l’aise dans cette classe bigarrée ce qui n’est pas le cas de Merise qui se tapit sous le travail. Personne ne repère la stratégie de Merise, sauf Cerise qui devient sa meilleure amie.
J’aime les remarques imprévisibles de Cerise à la cantonade dans la classe. Ces réactions me permettent de réguler mes consignes et mes relances de travail, elle m’est donc très utile. 
Je ne vois pas Merise qui en profite pour avancer prudemment vers son but, le mur. Lorsqu’elle l’atteint, je pressens que cela peut ne pas se terminer en une simple communion artistique d’élève au maître … Je finis par voir la femme derrière moi. Soleil !
La première fois qu’elle me surprend c’est avec quatre photomatons.
Pour répondre à l’un de mes sujets, par dérision, Merise réalise un court roman-photo en quatre bustes dans un photomaton. Elle est facétieuse et créative, ça s’est confirmé, elle est aujourd’hui cinéaste.
Elle est magnifique dans sa robe longue de mariée en papier alu, elle chauffe à l’intérieur, elle y transpire, malheureusement les photos ne montrent que le décolleté en alu scintillant. Depuis son adolescence elle entraîne ses amies devant le rideau plissé et le siège couinant de la cabine. Et ça bien avant Amélie Poulain[6]
A la rentrée suivante, je lui chipe sa belle idée de présentation et j’en fais une institution d’année en année…

La liberté c’est se donner rendez-vous à la gare Saint Charles à Marseille aux pieds des quatre cabines photomaton avec chacun une pièce de dix francs en poche :
"Faites quatre photos, quatre flashs, et donnez-les moi quand la machine vous les dégorge, sans découpe, sans retouche, sans ajout. Débrouillez-vous pour que j’en sache beaucoup plus sur vous lorsque j’aurai cette image quadripartite sous les yeux."
Je n’ai mis au point cette première rencontre à la gare qu’à ma troisième rentrée en 1985, je m’y suis tenu quatre ans. J’ai une collection de belles gueules !
Les étudiants, le look apprêté, se relaient avec leurs décorums et artifices sous le bras, ils ont quatre flashs et une quinzaine de secondes pour se faire valoir. Quatre voiles de Véronique qui vont révéler leur peur, leur farce, leur audace, leur humour… Pas facile de vouloir tout dire. Le résultat est très technique pour certains, poétique, pour d’autres, graphique, voire expérimental, piteux pour quelques-uns. Tous me laissent leur flash.
Nous sommes une soixantaine pour quatre cabines. Notre foire aux trombines va durer quelques heures puisqu’il faut donner la priorité aux usagers de la gare déroutés en quête de leur tête d’identité. Le lieu est très fréquenté, nous sommes sur la scène de théâtre du hall de la gare usagée par les voyageurs, ça fait partie du baptême ; c’est la première fois que nous sommes ensemble et ce n’est pas dans une banale salle de cours…
Si la folie créative tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, Franck a deux tours d’avance sur Merise. Aujourd’hui il est décorateur créateur baroque et foutraque de plateaux télé. Il habite la maison de Jacques Tati. Sa femme est son associée ou l’inverse ; un duo de collectionneurs créatifs. Ils ont fait de leur maison un royaume de bouffonnerie.
Mon premier regard sur Franck est en quatre photographies où abondent fioritures et calligraphies ; il réussit à placer autour de lui dans la cabine une kyrielle de signes cabalistiques plus ou moins amputés… Amputés parce que l’absidiole photographique du maton est riquiqui ! Franck, avec l’air ahuri du loup de Tex Avery, tend le cou vers l’objectif. Il a déjà ses cheveux de hérisson ripolinés et ses yeux de merlan rieur. Il se marre bien, ça se voit, tous les détails concourent au rococo. Ça n’a fait que se confirmer. Nous venons dernièrement de manger ensemble dans un de ses restaus parisiens décorés surchargés.
Dans sa cabine Photomaton, Terrot, mon premier punk, est trash. A mon hébétude injustifiée ce garçon s’enguirlande le cou, la tête et les oreilles de chaînes et de vieilles ferrailles. Il a inscrit son prénom en lettres homologuées sur une plaque minéralogique. Le prénom est obligatoire et je dois pouvoir le lire sur le carton photographique.
Tous ces quadriptiques constitueront mon trombinoscope.
Plus ragouniasse, un étudiant mange un foie de porc sanguinolent sous les flashs. Son penchant zombie se vérifiera.
En contre point, il y a l’élégance colorée d’un garçon des îles, les yeux au ciel. Comme une madone en extase, il hume un hibiscus qu’il a chapardé dans une jardinière SNCF… Une improvisation de la dernière chance d’une grande poésie, à peine réalisable dans un studio de pro.
Un expérimenteur réussit à se photographier à l’extérieur en renvoyant son image avec deux grands miroirs.
Yves-Marie se photographie le visage en quatre morceaux séparés. Il reconstitue donc en gros plan son seul visage sur le carton entier. Sa tête est divisée par une croix blanche, ce sont les marges de séparation des quatre images. Il est toujours aussi méthodique en ingénieur du son.
Eva une belle blonde éclatante se rêve Eve. Elle a deux feuilles de vignes en papier sur les seins. Une amie en Dieu à barbe est placée derrière elle. Dieu extrait la femme et sa Golden en quatre temps en l’empoignant par les cheveux. Pour plus de surréalisme, une accessoiriste allume un fumigène dans la cabine. Heureusement, j’ai entraperçu la scène car toute cette mise en boîte est réduite sur les quatre images. Les pompiers alarmés par la fumée accourent vérifier que Eva presque nue ne présente aucun danger. 
Voilà, il est midi et j’ai à présent une vue synoptique de la teneur poétique des nouveaux élèves et sur leur potentiel d’investissement.
Ma collection de bouts de carton est aujourd’hui en galette dans un carton à dessin de mon grenier… Elle mérite bien mieux.




Elle sentait si bon

Ça semble être un grand éblouissement de ma part de ne pas avoir vu arriver Merise dans mon dos. Mais, comment faire la différence entre une fille ou un garçon, qui gobe tous les travaux que je propose et une étudiante séduite par le prof ?
Je suis souvent le dernier à comprendre ce type de séduction quand je dois enraciner un groupe dans le travail : au boulot, je confonds tout, l’amitié, l’amour, la sympathie, l’ardeur, l’assiduité, le fayotage, la motivation.
Lorsque je suis sur la scène, autrement dit, dans ma galère, je ne détaille pas les rameurs un par un, je ne vois que l’embarcation qui dérive au large. C’est moi qui impose brutalement aux rameurs la cadence mais, c’est l’ensemble qui bourlingue. Cerise est en quelque sorte mon sonar.
Monsieur le procureur, je n’ai fait que des propositions de travail que j’eusse aimé que l’on me proposât lors de ma scolarité aux Beaux-Arts… Ce qui n’a pas été souvent le cas, alors je compense, je charge la mule, comprenez-moi ! De plus, (lire la suite de cette phrase en marmonnant) je n’ai pas eu beaucoup d’encouragement à mon époque, (puis lire en s’énervant) alors aujourd’hui, j’en fais. Et je critique durement aussi, pour progresser par à coups !... (Reprenez la diction si vous avez raté l’effet.)
(Moderato) On ne m’a pas fait assez rire avec l’art d’apprendre alors avec moi, (crescendo) en classe, on rigole si on veut !
En cours, en général, on ne fait pas assez dans la sensualité et l’affectivité à mon goût,  (montez le ton) alors moi, je rentre souvent de plain-pied dans la vie intime des élèves (descendre) qui se tiennent rarement sur le pas de leur porte, on y entre ensemble. (Maintenant lire … je vous fous la paix) Je flirte sans doute avec l’art thérapie me dit-on…
Mouais, je ne comprends toujours pas cette branche annexe des arts... Pratiquer un art quel qu’il soit est une forme de catharsis, de libération, de sublimation d’un instant. Et ça laisse des belles traces dans les humeurs pour les heures, les jours suivants. Ça fait du bien à la tuyauterie lymphatique.

Bref, Merise atteint son but : il n’y a plus l’ombre d’un soleil entre nous deux.
Il faut dire que je n’ai pas souvent refusé de rester en plein cagnard lorsque je me suis senti élu par une étudiante : élu pour ma voix de prof,  pour mes moulinets de mains ou pour l’entrain que je vaporise généralement sur la plupart de mes élèves, je ne sais pas, je ne suis pas formel.
Monsieur le procureur, je suis théâtral (ou camelot ?) par conscience professionnelle… Pour être entendu et non pour séduire !
Vous aussi dans le prétoire, n’en soyez pas jaloux, ma situation n’est pas si enviable que vous vous l’imaginez, je suis une caricature. Des étudiants se moquent de moi, me rechignent lorsque je n’ai pas les yeux dans le dos, parfois je m’en rends compte, ça me chiffonne. Les autres colportent que je suis juste bon à regarder les corsages des minettes. Alors que je n’ai jamais recherché l’étudiante maîtresse ou alors récemment puisque je suis plus vieux, ou bien j’ai oublié, ou elle sentait si bon[7]

Un témoin : - Il se fait tutoyer, il se fait appeler par son prénom… Il abuse de sa fonction, il sort de sa fonction, il profite des faiblesses psychologiques de jeunes étudiantes en  errance.
Mon avocat : Si mon client devient très amical avec les étudiants qu’ils soient filles ou garçons c’est parce qu’il les surestime… Pas tous et ce n’est pas forcément réciproque. Si mon client demande à être tutoyé, c’est pour mieux pouvoir ferrailler avec les étudiants, à armes égales. S’il demande à être appelé par son prénom, Gilbert c’est parce qu’il a été traumatisé par ses années d’armée : Villemin ! Venez ici !

La minute de flamenco

Le premier jour où ils sont à moi, je douche les étudiants trois fois dans la journée ; de l’oral qui déshabille, du dessin qui tétanise, une idée originale à trouver sous le sabot d’une cabine Photomaton. Rater une des trois épreuves pointe l’étudiant qui débarque dans cette école et cela en présence des autres.
Hé, ho… Trois douches revigorantes !
Pour certains, elles sont tétanisantes… Je ne concevais pourtant pas mes douches comme étant glacées. Tièdes, oui ! Je veux seulement leur proposer une appétissante carte de bienvenue.
Malgré moi, je mets certains étudiants en difficulté, je souhaite sincèrement l’inverse, leur mettre les pieds à l’étrier.
Je veux entendre le son de la voix de chacun d’eux pendant une minute. J’estime que je leur dois cela, nous devons faire connaissance. Les bavards ont la parole bridée et les plus timides ont impérativement leur minute banalisée.
Le matin à la gare, les trois classes étaient présentes, l’après midi je n’ai plus qu’une classe dans cet immense atelier mal insonorisé qui va devenir leur lieu de travail pour toute l’année. Les étudiants se rassemblent autour d’une massive table en bois. La résonance est désagréable, les élèves vont prendre la parole à tour de rôle une minute, ric rac. Le chronomètre est sévère, il égrène  le silence même si la  parole coupe court. La parole tourne dans le sens des aiguilles d’une montre, on ploufe pour désigner celui qui commence.
Chacun parle de ce qu’il veut, en rapport ou non avec les arts, le choix est déboussolant. Il est possible de parler de soi, de noix, de toits, tout est possible.
Il y a en a toujours un par groupe qui compte les secondes, une idée plutôt banale que j’interdis de reprendre deux fois.
Les minutes défilent comme coqs et ânes. Il y a aussi des balbutiements. Entendre la voix de chacun, une aubaine pour tous, le même temps de parole, c’est mon souhait.
Hélène cite les noms de nos fromages, les premiers calemdosses sont envoyés comme des tartes à la crème. Puis, elle se tétanise, elle a un trou de gruyère. Tous les yeux sont rivés sur elle, elle a un look années quarante, on dirait ma Maman en couleur, elle est belle. Personne ne moufte, il y a de la considération. Le munster coule, le roquefort verdit et puis plus rien sur le plateau… Tic, tac, vingt secondes de silence.
Elle m’a rapporté ses sensations, elle connaissait bien mieux les fromages. C’est par elle, après coup, que j’ai mesuré la difficulté de ce temps de parole.
Merise s’en tire bien, elle fredonne et danse un flamenco avec facilité. Je remarque ses mains trembler lorsque c’est son tour. Elle ose se lever, beaucoup se tiennent tassés sur la table, coudes stabilisateurs. Merise, à la seconde près, reprend sa place sans regarder qui que ce soit, automatisée pile à plat.
Cerise, badine d’un bout à l’autre de sa minute en tenant des propos sur tout et rien. Elle aurait pu papoter bien plus longtemps, une minute ne fait que soixante secondes, stop ! C’est fini !
Les cumulo-volubilis alternent avec les timido-nimbus. Aucun ne m’envoie sur les roses. Ce n’est pas moi qui tiens le chrono, j’écoute, j’ai entièrement confiance en eux. J’ai les photos matons sous les yeux. 
Ça aurait été très con de se présenter en donnant son nom, prénom et autres infos évasives. Non ?
Je dis à mes élèves ;  "Si vous n’avez pas pu ouvrir la bouche lors d’un cours, c’est un cours loupé."
Une intrépide rétorque du tac au tac: "Eh bien, j’en rate beaucoup !"
Raté pour vous mais aussi, pour le professeur.







La boule de billard

Ce contour de table troublé ne dure pas une heure. Il s’en suit un travail de dessin de précision, ma spécialité : redoutable pour beaucoup et très jouissif pour quelques  forcenés dont Bernard...
"Sur un format carré 15x15, tracez un grand cercle et débrouillez-vous pour que ce disque devienne une sphère, une boule de billard !"
Je précise qu’il est judicieux d’éclairer la future sphère par la gauche supérieure. Je fais facilement la démonstration sur un grand format. Je donne l’impression d’improviser à voir les têtes de certains. Je trace les cercles concentriques de la lumière sur les parallèles et sur les méridiens de ce futur volume qui a la structure fil de fer du globe terrestre.
- "Toutes ces lignes de construction doivent être à l’esprit mais, pas sur le papier. Il faut seulement moutonner au crayon." Moutonner, c’est tourner presque sur place, plus ou moins fort, en intervertissant le HB, 2B, 6B graphite sans que cela se voit.
- "Appuyez plus ou moins, passez de un gramme à un kilo pour les zones les plus sombres. Pas de hachures croisées comme chez Dürer."
Quelques-uns réussissent à écrire un chiffre courbé sur leur boule de billard satinée. Les plus nombreux n’ont qu’un infâme tunnel de cercles maladroitement concentriques. Ça les rend mal à l’aise avec cette forme de réalisme mais, ce n’est pas rédhibitoire, ça dépendra de l’option que choisira l’étudiant par la suite : peu ont une idée sur la fin de leurs études, cet exercice idiot d’une précision extrême peut les aider à être lucide… à ne pas choisir une spécialité en graphisme ou en design, à privilégier la photo, le cinéma ou la peinture conceptuelle.

- "Au revoir[8]. Notre première journée est terminée, je vous connais un peu mieux, nous allons travailler ensemble un jour par semaine."
Il arrive que des élèves grognent, alors je mords :
- "Une journée de cours qui ne vous dérange pas, n’en vaut pas la peine."
J’entends par "déranger" que les étudiants se disent :
- "Ce cours m’a mis un tréma sur le "i".
- Je ne savais pas que je pouvais faire cela, je croyais que je n’en étais pas capable.
- Cette journée m’a mis les idées en charpie…
- C’était acquis, ça l’est moins à cette heure…
- Je dois reconsidérer un pixel de ma pensée ou de ma personnalité."

"Nous étions, nous élèves, fascinés par ce prof "fou" à la barbichette "satanique" débordant d'énergie, toujours positif et plein d'idées et qui nous reboostait quand l'envie n'était pas là. Les batteries se rechargeaient d'un seul coup et l'ambiance était au boulot dans la joie et la bonne humeur! C'était en 1987 !"
Silvie, en 2012 par imèle.

Les trente six heures en noir

Dès fin septembre, les étudiants perdent graduellement la justification de leur déplacement jusqu’à l’école d’art. Depuis Marseille, ils prennent leur bus n°21 de plus en plus tard ; les retards, les absences n’ont pas d’incidence pour l’administration, c’est la liberté après les années de lycée. Les 21 échelonnés déversent les étudiants au compte goutte dans les ateliers et ils en repartent selon leur humeur…
- "Alors, à quelle heure  je propose le travail que j’ai prévu pour tout le monde ?"
Je subis leurs présences d’accordéonistes, très agacé par leur temps de travail en yoyo.
Je veux détraquer ce traintrain : j’agis en médecin du travail en leur imposant un week-end de travail, ce que l’on appelle aujourd’hui un workshop. Moi, j’appelle cela "une loge[9]", un travail "charrette".

Le samedi 22 et le dimanche 23 octobre 1987, nous décidons de rester enfermés dans l’école 36 heures pour échanger, créer. J’impose le tempo : nous allons travailler en aveugle le jour et vivre dans le noir toute une nuit. C’est une petite bande d’étudiants groupies qui m’encourage à réagir ainsi à la routine hebdomadaire.

Une peinture de Breughel est notre point d’ancrage : cinq ou six aveugles se tiennent par l’épaule, ils sont à la file indienne, le premier a un bâton pointé vers le sol, il va tomber dans une mare, il est très déséquilibré sur l’avant. Le suivant l’est aussi mais un peu moins et ainsi de suite… Cette peinture est une sorte d’image stroboscopique assez proche de ce que fera Marey et Muybridge en photographie quelques siècles plus tard.
Le poème ravageur de Baudelaire "Les aveugles" est notre main-courante.
L’après-midi débute tranquillement, lorsque la nuit arrive l’atmosphère de travail change, on n’éclaire pas. Ils travaillent par trio ou binôme toute la nuit. Chaque groupe réalise un projet préparé en rapport avec l’obscurité, la non-voyance, l’artistique du toucher. Au milieu de la nuit, présentation de sa performance aux autres.
François, un étudiant installé dans sa grande carcasse de bateleur nous fait à tous une démo de cracheur de feu autour d’un grand bassin d’eau. Entre deux lampées il nous donne scrupuleusement les bons conseils. Il mesure les risques. Il va falloir le suivre. Le produit "gras" est du pétrole désaromatisé, il doit être pulvérisé par petits coups, par saccades. Nous nous entraînons pour arriver à une chorégraphie de cracheurs de feu. Les progrès sont rapides, finalement, c’est assez facile de cracher le feu… Si, si.
Nous sommes bientôt une vingtaine de pasticheurs émoustillés prêts à dégorger nous aussi du pétrole[10] comme notre maître.

Dans le noir, une douzaine de flammes agiles, crapoteuses ou spasmodiques se relaient mais, nous ne réussissons pas à nous coordonner. Des jets intermittents de lumière éclairent nos têtes de dragonneaux qui se reflètent en zig zag dans le grand bassin du patio de l’atelier.
Du gras de pétrole dégouline autour de la bouche, on finit par en avaler quelques glissades, ça écœure, ça coupe l’appétit un bon moment. Nous sommes tout électrisés par le succès de notre bouche flambeau. Et finalement, on ne se débrouille pas si mal, nous réussissons à nous répondre. Nous sommes de fiers saltimbanques.
Par la suite, je vais aimer fanfaronner le soir avec les amis, je les fais sortir avec ou sans la lune pour leur déclarer mes flammes.
Cinq ans plus tard, lors d’une soirée collégiale j’apprends à cracher le feu à ma classe préférée de quatrième. Ils sont bien jeunes ! (Nous allons le lendemain nous ébaubir devant "La Tentation de Saint Antoine" de Grünewald…)
Nous faisons une halte pour la nuit dans un ancien séminaire sur les hauts de Colmar, je fais une démonstration de langues de feu. Peu d’élèves osent m’imiter à pulvériser le pétrole, il y en a tout de même un qui se pique vraiment au jeu. Je ne force personne. Le noir d’encre de la nuit propage quelques ondulations rouges orangés…
Je pense au Principal du collège, celui à la barbichette, il l’a sans doute su. Il ne m’en a pas parlé. Qu’en a-t-il pensé ? Ça me semble impossible aujourd’hui de proposer cela à des collégiens, trop dangereux, trop fou.




Pieds-nus

Plus encore que le principal, ce sont certains parents d’élèves qu’il faut craindre ; la mère de Pierre-Charles supervise les faits et gestes des professeurs mais bon.... Notre escouade de collégiens dont Pierre-Charles a déjà bien arpenté les rues de la capitale jusqu’à ce qu’une élève ait trop d’ampoules pour marcher jusqu’à l’hôtel. Elle décide d’enlever ses chaussures ne pouvant plus les supporter. Je suis face à cet état de fait ; traverser Paris depuis le quai de Javel, Canal + Nulle part ailleurs, jusqu’au Marais auberge de jeunesse.
Ma réaction est de faire déchausser tout le monde, il n’y a pas beaucoup d’hésitations. Les rues sont mouillées, il a plu. Les chaussures à la main nous marchons en goguette, je suis en tête pour repérer le verre cassé sur la chaussée et les trottoirs, il n’y en pas. Dans leur ivresse les collégiens invitent les passants à nous imiter, ils y arrivent parfois. Quelques personnes font des centaines de mètres avec nous.
Je rapporte cette anecdote pour le plaisir que nous avons eu à faire ce parcours mais aussi pour pouffer de la réaction imprévisible de la mère de Pierre-Charles. Son fils marche à mes côtés pieds nus sur les Champs Elysées. Soit dit en marchant, le fils méprise sa Maman top-chaperon autant que son prénom à tiret. Au retour et à sa demande, il lui fait le compte rendu complet de notre escapade champsélyséenne.
- Aïe, aïe, aïe, je crains le pire…
Ce garçon m’aime beaucoup et par voie de conséquence l’envahissante mère aussi, ça je le sais, ça peut aider : il est le seul à avoir les clés de notre génial atelier d’infographie balbutiant, il y passe ses récrés de midi. Il attend ce moment là avec quelques camarades. Il adore explorer le logiciel, il est créatif.
Je ne sais pas comment il a fait pour faire avaler à sa mère l’incongrue pilule de notre marche "indigène" car c’est tout à fait à l’encontre de ses principes éducatifs traditionnels. Donc, pas si "verrouillés" ses principes... Je pense qu’elle était prête à faire sauter bien d’autres verrous avec moi pour son fils.
Vingt ans après derrière mon caddie, je vois régulièrement cette belle bourgeoise obséquieuse et "au demeurant"[11] charmante.

 Elle revit instantanément les années de son fils collégien lorsqu’elle me croise dans une allée. Son phrasé emphasé est intimidant, je m’adapte assez vite au jeu de l’ex-fonction. Elle m’admire toujours trop sans que je sache où est l’authenticité, sa barre est placée hors de ma portée.
J’ai eu et vu beaucoup de parents de collégiens dans ma salle.
En revanche, je n’ai jamais vu un parent d’étudiants à l’école d’art : à 18, 20 ans, ils n’étaient plus tenus en laisse.

François, notre initiateur du feu de bouche à Marseille, a pris toutes les précautions. Il s’est déjà brûlé les moustaches, il en a tiré les enseignements, avec nous il est très prudent.
Moi, je n’ai pas dû toujours être un bon initiateur puisque, quelques années après ce soir mémorable dans le patio, Renaud (ancien élève de collège) et Gilémon (mon premier fils) ont eu des ennuis avec le feu.
Ils sont devenus cracheurs de flammes à leur tour. J’en ai formé une ribambelle en perpétrant la formule au mieux.
Renaud metteur en scène et acteur est recroquevillé dans son  beau grand gras dragon drogué. Il lampe le pétrole, allume et souffle des flammes par la gueule de la bestiole. Lors d’une des représentations, ça se passe mal. Il est tapi dans le ventre noir de sa bête en carton, le pétrole dégouline : il se brûle la main, et l’avant-bras pas très profond mais, tout de même.
A Hong-Kong lors d’une fête de la lune, Gilémon souhaite illuminer un bout de ciel. Il se procure un carburant presque en aveugle…
- Eh oui, il ne peut pas lire l’étiquette en chinois !
Unfortunaly, il jette son dévolu sur un produit  plus proche de l’essence que du fioule. A la première pulvérisation il se brûle le visage. Il est transporté aux urgences. Fortunaly, c’est une brûlure de surface, donc plus de trace quinze jours plus tard, ouf !
Que personne n’essaye sans les conseils de Philippe de Marseille ! Le produit doit être gras et non volatile.
Progressivement, de formation en formation, il y a eu dilution, la perte des précieux conseils, des négligences progressives… Ne plus initier, je m’y tiens.

L’ange noir

Flash-back, ce soir là à Marseille sur la surface du bassin, vingt flammes de bouche se chorégraphient bon an mal an. C’est excitant pour tout le monde d’expectorer deux mètres de feu dans la nuit.

Puis, nous nous hissons sur les hautes plates-formes des patios. L’endroit est dangereux car les langues de béton grises ne communiquent pas toutes entre elles, il faut apprendre à distinguer les noirs sur lesquels il ne faut pas avancer, c’est le vide.
Deux groupes menaçants hauts perchés s’organisent, pour un duel, je suis dans un des deux. Les groupes se toisent en silence, face à face. Entre les deux le vide. Nous devenons deux chorales compétitrices improvisées et nous nous haranguons en un combat de chants cacophoniques dont j’ai, je pense, le souvenir musical sublimé… Ces chants ne méritent sans doute pas que l’on en garde une mémoire magnétique. Toutefois, si cette bande existait, je la réécouterais pour en avoir le chœur net. J’ai surtout aujourd’hui une perception ahurissante de notre performance d’escalade. C’était de l’ivresse créative débilitante !
Je déconne à haut régime, je suis amens[12], je ne suis pas à ce moment un prof responsable et conscient du dérapage possible d’un tel périple de nuit.
Nous sommes au bord, la tête, la bouche en avant, les bras en moulinets pour pourfendre les cœurs rivaux : des gestes outrés pour compenser ce que nous ne réussissons pas à obtenir par nos chants polyphoniques improvisés… C’est un bras de fer de mélopées sur pilotis et dans la nuit. Nous sommes meilleurs en arts avec la matière au bout des doigts.
Un ange noir veille, personne ne bascule…
Lorsque, comme cette nuit-là, je ne retiens pas les étudiants, c’est que je reçois encore les contrecoups de mon enfance, des réminiscences qui redemandent régulièrement une imbécillité de ma part.
Adolescent j’étais un Bob Morane abonné aux défis idiots et dangereux : la descente dans un puits avec une pauvre corde que Félix devait maintenir de ses bras musclés sans que je sache quel était le niveau d’eau du fond. La cavalcade dans une carrière de sable, par grandes enjambées, les talons attaquent la falaise friable qui s’écroule au fur et à mesure. Un vol plané depuis un échafaudage dans un tas de gravier, 6 mètres, pour épater la galerie des amis.
Peut-être est-ce naturel de tout braver à cet âge-là, ce qui ne l’est pas c’est de rechuter lorsque l’on devient responsable d’une cinquantaine d’étudiants à Marseille, ce soir-là dans le noir.
Je suis souvent bien plus dingue qu’eux, sans joint… Certains en fument, je ne m’en rends pas compte, moi, je ne suis pas né avec la fumette. De plus, la plupart du temps en soirée, je ne bois pas  afin de garantir ma parfaite clarté et ma liberté d’action sans assistanat. C’est parce que certains étudiants me croient allumé que j’adopte cette attitude. Je n’ai jamais tiré sur un joint. Et je le regrette presque, la faute à mon catéchisme, plus qu’à celle de mes parents. On ne se dépèce pas de sa couenne catho tannée à même le dos.
Bien des étudiants sont aussi frappés que moi. Franck est le vainqueur. Avant de débuter notre week-end à broyer du noir artistique, il se propose d’être mon chien d’aveugle. Il me demande d’être le plus aveugle de la nuit. Il serait le chien maître de la soirée et moi le prof qui tire les ficelles dans le noir, un truc dans ce genre.
- Moi qui organise et supervise l’ensemble, j’aurai les yeux bandés et Franck serait constamment à mes côtés à faire exécuter et à vérifier mes consignes!
 J’ai failli accepter… Il est persuasif, j’aime ses idées… N’importe quoi ! Peu auraient admis cette situation. La plupart des étudiants volaient bien plus bas que nous... Oreste nous a filmé cette nuit-là en se prenant pour Godard. Il est aujourd’hui un grand cinéaste frenchie.

Lors de fiesta d’étudiants, je brandis mon carnet sur lequel j’inscris mes aphorismes. Je cite Rimbaud ; "… Arriver à la voyance par le dérèglement des sens."
Puis, je rectifie en vociférant et ma phrase devient ;
- … Très peu pour moi ! Moi, je veux arriver à la voyance par le règlement des sens.
Je déborde d’idées et de trouvailles parce que j’impose régulièrement de la gymnastique imaginative à mes méninges… Parce que je fais de l’activité physique et que j’ai une hygiène de vie rude, voilà.
Pourtant, piteusement ce soir là sur les patios, je crois avoir été aussi écervelé que mes deux quartiers-maîtres chefs de zodiacs[13]  qui continuèrent à faire descendre le Verdon à notre escouade voisine alors qu’il était en crue suite à un délestage imprévu… Ça devient critique et ils s’entêtent ; un commando-marine ne recule ni se s’arrête. Bilan : deux noyés. Ces petits chefs se sont entêtés sans étincelles par peur de passer pour deux paires de couilles molles.
Outrepassements proches de ceux de certaines coutumes ethniques qui exigent de leurs adolescents qu’ils réussissent les épreuves pour passer du côté de l’adulte cake, kakou, kador, champion de ces pairs.
J’en étais quelquefois là sans qu’on me l’impose.
Sans doute suis-je assez loin des rituels d’amitié à degrés des tribus belliqueuses en question ? Possible, il doit me rester quelques archétypes de ces passages initiatiques.

La fracture

Plus tard au collège Charlet, quelques collégiens passionnés sont avec moi sur mon échafaudage à six mètres de haut sans parapet… (C’est impossible d’en installer un puisqu’il faut enjamber plusieurs fois la sculpture en béton tordu qui monte comme un chewing-gum étiré.)
Une haute sculpture serpentine qui plairait  à Gaudi, à Niki de Saint Phalle et aux frères Di Rosa, une folie artistique.
Nous maçonnons et modelons du béton sur des treillis de grillage ferraillés qui deviennent des bestioles sympathiques, têtes et corps entremêlés. Cette utopie est une structure qui doit être escaladée par les collégiens.
Une commande  du prof d’EPS exalté par son mur.
Et moi comme un con soumis, je dis oui bien trop vite. Un truc impossible à réaliser avec des élèves. Un chantier qui me fiche la trouille régulièrement, je n’avance pas. Des échafaudages sans garde fou, rien de bien dangereux mais…
Mon père est tombé, un jour de travail ; maçon, il s’est brisé l’os du rocher. Tous les maçons buvaient. Il est mort plusieurs années après, conséquemment à la chute. Boire pour affronter le froid et se donner de la force, les ouvriers le pensaient à cette époque. Il n’y a pas besoin d’alcool pour tomber. Un élève concentré en hauteur au nez et à la barbe d’une gargouille de béton gris peut en oublier ses propres pieds.
Les êtres de béton s’étirent de trimestre en trimestre le long du mur extérieur de notre haut gymnase. Par la suite, ils se feront peindre en quelques jours : un chef-d’œuvre sans bobo !

Nietzsche

Certains élèves sont mes rayons de soleil, qu’ils soient filles ou garçons, qu’ils soient collégiens, stagiaires professeur des écoles ou étudiants d’école d’art. Ils sont mon "Impression soleil levant…" Quand Sandra marque un temps d’arrêt devant ma porte ouverte, (toujours ouverte ma porte) et qu’elle pointe son visage réjouissant avant de disparaître et de continuer à arpenter le couloir, elle est mon Monet.
Il y a de la surenchère affective que l’on ne maîtrise pas lorsque l’on est en cours.
Le soleil de Monet n’est pas puissant. Celui de Merise est comme un tournesol, j’y vois une femme derrière.
Un deux, trois, soleil !
Elle a atteint son but, elle est très appliquée au travail.
Elle aime travailler à sa table sur mes propositions de travail, ce qui me flatte aveuglément ; elle rend son enthousiasme ostentatoire pour m’atteindre, je m’en rends compte mais, je n’en imagine pas le moteur.
Franchement, si vous êtes profs, vous êtes contents  que votre exercice plaise et donne de bons résultats. Dites le contraire !
Il y a de la surenchère affective. Je pense que Merise mise trop sur le surhomme (au sens nietzschéen) qu’elle croit que je suis. Ce ne sont ni mes cheveux dégarnis qui gâchent mes yeux bleus, ni mon corps de roseau qui ne va pas en s’évasant vers le haut qui l'y invite. C’est seulement mon boniment qu’elle admire… Tout de même mes yeux bleus ? Plutôt mon regard, donc l’ensemble de cette zone érogène et… Ma passion pour les arts. Je l’espère ?
Je m’approche d’elle et je l’aide.

Les étudiant(e)s en errance ont aussi besoin de mon aide quelle qu’en soit la raison ; je dois calibrer mes exercices pour eux, mea culpa, c’est le b a ba de la didactique ; La qualité d’un prof est de rendre assimilables les apprentissages complexes en préparant des séances prédécoupées, qui proposent des paliers de difficultés enchaînées assimilables par tous les débutants.
J’ai compris cela par la suite, dix ans plus tard à l’Iufm avec Sophie et Régis deux spécialistes… Il m’en a fallu du temps pour assimiler cela.
L’agrégation d’arts plastiques ne prépare absolument pas à cette science du saucissonnage.
Dit autrement ; comment faire passer une connaissance que l’on maîtrise bien (puisque l’on est agrégé de connaissances !) Comment en faire des tranches digestes pour tous les élèves d’une classe ?
Aujourd’hui, à la retraite je sais le faire, je l’ai su dix ans avant de quitter l’Education Nationale. Ça a duré une décennie, jusqu’à limite d’âge à 65 ans. S’arrêter là, c’est un peu du gâchis, non ?
Bon, je ne me lève plus aux aurores, je suis moins fatigué, je dors mieux, j’attrape moins de rhinos, moins d’éruptions cutanées. Je devrais vivre très vieux puisque je ne fais plus rien de très speed comme lorsque j’étais sur scène.
Être avec une classe, c’est être quotidiennement devant le rideau d’un théâtre. Le camelot a-t-il la même vie que le comédien ? Ils mouillent tous les deux leur chemise non ?

Coller ici un extrait de la lettre du garçon de Marseille (prénom ?) qui me reproche de l’humilier en le faisant parler  devant toute la classe… Ça fera un bon contrepoint à l’assurance de la page que je viens d’écrire et qui aurait du être située ailleurs puisque j’anticipe sur la grande partie suivante, celle de mon métier de formateur des professeurs des écoles à Epinal ; une période de dix sept ans durant laquelle je suis très lucide sur mes progressives compétences d’enseignant.
Et puis, non … Placer ce témoignage d’étudiant ailleurs, ça va encore enfler ce paragraphe créneau. Et je n’avance pas beaucoup mon rapport  sur Merise.

… Insidieusement Merise m’entraîne vers sa sensibilité artistique et c’est pour moi un tapis roulant grande vitesse. Bien sûr, c’est la vibration poétique que je préfère chez les élèves, filles ou garçons. Ces qualités sont mes Champs Elysées. Alors Merise va m'emmailloter de son affectivité et de sa sensualité féminine. Je suis incapable d’aller contre. Je n’en ai pas envie non plus, ça me va, je suis heureux d’être pris dans le lacs[14].

Cerise l’ange bienfaisant de Merise est une routière des confidences. Elle obtient celles des étudiants, celles des profs dépressifs et délaissés et les miennes. Les élèves choisissent plus ou moins leurs cours, par conséquent certains profs n’ont plus d’étudiants devant eux. Cerise aime faire partie du dernier carré de fidèles étudiants. Elle aime être la dernière et ainsi recueillir pour elle seule toute la rancœur du prof out. Elle n’a pas vingt ans, ils en ont trente de plus qu’elle. Ils lui déballent tous leur vie, elle sait déceler leur amertume. Elle est pétillante de malice, elle obtient des petites choses blotties du tréfonds de celui qui lui fait confiance ; ce n’est ni de l’indiscrétion ni de la médisance, c’est de l’extraction de petite tumeur. C’est cette belle qualité que j’aime retrouver régulièrement chez elle, aujourd’hui encore. Elle peut être incisive aussi.
En contrepoint ; entendu à la cafétaria.
Cerise: "J’ai envie d’avoir des enfants".
Merise: "Pas moi." Pas sérieusement et en riant.
Cerise, du tac au tac : " De toute façon tu n’as pas les organes pour les faire !"
Et de se marrer toutes les deux comme deux baleines siamoises. Je n’avais jamais entendu une injure aussi saugrenue.

(Je me promets de passer quelques jours avec Cerise cette année 2014, en tête à tête en Ardèche chez elle…
Face à face improbable avec Merise à Dublin, c’est aujourd’hui niet pour elle… à cause d’une ex-relation amoureuse déboutée ? Difficile à admettre pour moi : son mari, son garçon, son présent, sa mémoire, son passé, l’envie d’oublier ? Elle écrit qu’elle en a marre de ma "soif de reconnaissance, de mon égocentrisme". Je la cite, elle vient de m’écrire cela en 2013 dans un imèle laconique et sarcastique.)


Une fresque de Corrège

L’aventure amicale la plus surprenante… émoustillante. Celle de la chouchoute de mes chouchoutes, une collégienne.
L’année précédente, j’étais encore prof aux beaux-Arts de Marseille, toutes les filles dont Merise et Cerise étaient des femmes bien trempées de plus de dix-huit ans, ici le contraste est saisissant et pourtant...
Dans la salle, elle s’est installée avec ses copines sur la zone de mes passages croisés fréquents. Elle se marre souvent et parfois aux éclats de verre. Le débordement de sa bonne humeur en cours d’arts plastiques est mon thermomètre de classe.
Plus radieuse qu’elle, y’en pas dans le collège. En contre point et par intermittence, elle s’écroule en vrille dans une sorte de cafard romantique de jeune fille qui n’émeut qu’elle et ses voisines qui font mines d’être compatissantes. Elle attire une attention empathique sur elle.
Godard et Gabin auraient misé sur sa moue.
Lorsque nous nous installons au Grand Rex, elle se débrouille pour se placer à ma droite…(On monte à la capitale une fois par an.)
Nous sommes tous bouche bée une heure et demie devant Madonna l’héroïne d’une Bande dessinée filmée.
Franchement, j’le dis, oui, ça me plaît d’être à son côté, ou l’inverse : il y a des élèves qui n’ont pas d’éclat de proximité dans cette équipe de quatrième de collège en goguette… ça serait bien moins agréable !
Je suis blagueur avec tous et toutes les élèves quand le travail se passe bien et lorsque la classe est embarquée corps et âmes dans le projet en cours.
On a quel âge en quatrième ? 14 ans ? Peut-être seulement 13. Moi, j’ai quarante cinq ans.

Florence la facétieuse est d’origine réunionnaise, …
Elle a les traits mixés par un infographiste qui a aplati les plus beaux portraits les uns sur les autres et il a gardé par transparence les plus belles lignes des différentes ethnies du pourtour de l’Océan Indien.
Lorsque je torture mes souvenirs comme vingt années serpillières, je me revois faire des efforts pour ne pas l’admirer trop souvent à la dérobée. J’économisais mes regards furtifs comme si quelques gardiens de musée, invisibles et pudibonds, m’empêchaient de m’attarder sur la complexité d’un des visages de la plus belle fresque de Corrège. Café au lait pour elle, la peau pour Corrège c’est plutôt lait fraise.

Je l’ai revue quelquefois à la sortie de son lycée, toujours resplendissante avec le charme grandissant de la femme qui éclate.
Quelques années plus tard en fac. Un après-midi très ensoleillé à Nancy, c’est sa deuxième licence… Je ne suis là que pour elle. Un rendez-vous organisé.
Nous nous installons à l’intérieur de la majestueuse église baroque, deux chaises retournées pour la circonstance. J’adore bavarder ainsi dans les églises, l’idée lui a plu. C’est dans cet endroit propice aux confessions qu’elle me confie fièrement sa vie de jeune femme. Mes souvenirs de cette longue conversation assis sur nos prie dieu sont un peu flous, je ne me souviens pas exactement du nombre d’amants profs qu’elle a épuisé depuis le lycée : c’est à dire, juste après la troisième quand elle n’est plus "ma" collégienne. Je suis surpris et un peu jaloux (sans sourciller) de son emprise sur les enseignants qu’elle a mis au pied de leur lit d’hôtel. Elle rit toujours autant et ça me fait briller. Elle énumère sans se vanter, elle m’explique comment elle les a séduits l’un après l’autre. Pendant les cours, c’est cela qui est jubilatoire pour elle. Elle jette son dévolu sur le plus beau, le plus mûr, le plus méritant à être son amant trimestriel.
Je suis envieux sous un double charme, le sien et celui d’un dialogue pour deux orgues : une répétition pour un concert d’anges qui ne nous empêche pas de parler.
Elle me parle aussi de son père absent qu’elle n’a jamais connu, elle sait qu’il vit sur l’île de la Réunion. Elle envisage d’aller lui secouer le cocotier, lui dire qu’elle existe. Elle me demande conseil mais, elle n’attend rien de mon avis, il est trop tard pour elle. Elle est quasi certaine de devoir regretter une entrevue avec lui si elle l’organise, etc.
J’ai compris, qu’elle avait du fil à retordre avec les hommes… Pffu ! Je fais une caricaturale psychanalytique de confessionnal d’église baroque avec orgues.
Après m’avoir donné moults détails du dernier prof de fac de la liste qu’elle vient de séduire.
- C’est plus difficile en amphi, on est plus anonyme. Précise-t-elle… Elle finit par me demander les yeux dans les yeux :
 - Pourquoi, tu n’as pas "profité" de moi au collège ?. Ce sont ses mots !
Waouh !
Elle vide son sac et m’avoue avoir souhaité poser sa tête sur mon épaule lorsque nous étions au Grand Rex, elle n’a pas osé, Madonna était au second plan pour elle.
Elle me fait la liste exhaustive de tous les autres moments propices au collège et elle me dit cela ici, comme ça, en se marrant sous la nef avec les deux orgues qui se grondent.
Sa tête sur mon épaule, impensable pour moi à cette époque, le film c’est tout.
Florence était mineure, très mineure, lorsqu’elle me séduisait, jamais il ne m’est venu l’idée de me faire prendre dans son filet à éléphant…
-   J’aurais été le premier ?
-   Oui. 
P’tits regrets ?
Six ou sept ans après, j’ai envie de dire oui.
Mais non !
Quelle honorable moralité j’ai eue de continuer à cette époque à la considérer constamment comme une collégienne !
J’étais en équilibre stable sur le fil de la transgression lorsqu’elle était en troisième.
J’apprends par hasard que le jour de son anniversaire correspond à notre cours d’arts plastiques. C’est un samedi matin, le collège est très calme. Je ne me souviens plus si c’est elle qui me tarabuste ou si c’est sa petite cour d’amies, toujours est-il que je me sens obligé de lui faire un petit cadeau et cela me plaît bien.
Je ne mets pas bien longtemps à éliminer toutes les banalités et les petites choses inutiles que l’on peut offrir à une adolescente pour m’arrêter à l’idée de lui offrir une paire de collants noirs.
Il y en a qui s’ornent de très beaux graphismes. J’ai peur de me tromper de taille alors, je demande à Monique qui a la même taille et les mêmes magnifiques jambes et cuisses qu’elle de faire l’achat. Je précise à Florence et à toute la classe que c’est ma femme qui les a choisis… C’est sans doute une petite lâcheté.
Oui, je lui offre en classe, quelques dizaines de minutes avant la sonnerie de fin du cours. Ses amies insistent pour qu’elle les essaye. Elle ne se fait pas prier, elle s’isole dans une absidiole de rangement et elle en ressort toute pimpante sans pantalon bien sûr : ses lignes de jambes superbes et élégantes sont complimentées par les belles arabesques des collants noirs. Elle est applaudie par tous. Un garçon  veut les essayer à son tour, il le fait, c’est très drôle et très apprécié.
Il me semble que les élèves de la classe ne voient pas le reflet du péché dans cette situation cocasse ; Happy birthday Florence ! S’il y a eu péché, ils n’en ont vu que l’ombre...

Sous la nef de l’église baroque de Nancy un curé patibulaire s’approche de notre duo assis en vis à vis sur deux prie dieu. De sa voix mal feutrée il nous demande d’écourter notre conversation qui s’enflamme de l’enfer et nous prie de remettre nos chaises dans le bon sens.
- Vous n’êtes pas à couéroge[15]. Vous êtes dans la maison de Dieu.  Il  nous dit cela calmement sous une colère catalysée surtout envers moi.
Nous ne lui obéissons pas, notre conversation s’arrêtera naturellement sans l’aide de cet arbitre. Les prie-Dieu reprennent leurs places pour le recueillement des autres. Les deux orgues maugréent de plus belle surtout le haut perché celui du balcon aux fanons de rire de baleines.
La rue.
La lumière.
Cut ! La belle a rendez-vous avec un de ceux dont elle m’a parlé.
Et moi dans cette affaire ?
Que les yeux pour pleurer et un truc déboussolé entre les jambes. Je ne lui tends pas la perche, comme d’habitude, je m’efface.
De retour, volontairement sans autoradio, je rumine les rushes de Florence et je mesure le récurrent désappointement du confesseur derrière son juda/moucharabié/cage.


En lambeaux

J’ai insisté sur l’approche de Merise et sur mon attitude de bienheureux immolé mais, je n’ai pas donné de détails sur le passage de l’atelier de graphisme à celui de son lit de cité universitaire. Plus précisément le matelas de son lit métallique tiré sur le sol. La surface d’ébats est plus  conviviale.
Je parviens à passer un week-end à Marseille avec elle… Environ six mois après la rentrée, notre amitié dure jusque là. Nous sommes devenus méga* complices sans envisager quoique ce soit de torride. Enfin, c’est mon souvenir, je ne peux pas transcrire le point de vue  de Merise d’aujourd’hui puisqu’elle ne souhaite plus communiquer avec moi par courrier, par internet.
Bien avant le matelas tiré au sol, il y a le triangle d’amis : Cerise, Merise et moi.
Nous agissons giga* isocèle, nous passons de la chambre de l’une à la chambre de l’autre. Elles cuisinent dinette pour trois. Nous parlons beaucoup, rions beaucoup, le soir après les journées de cours.
Lors de ces trois soirées bimensuelles marseillaises à trois, j’oublie temporairement la fatigue qui s’accumule sur plusieurs jours.
Je suis souvent téra* fatigué par la nuit précédente passée dans le train couchetteet à ma journée de travail overbookée, passionnante. C’est à cette époque que j’ai recours à un demi comprimé pour dormir le soir, du Stilnox, pas bien méchant mais, indispensable. Sans lui, je n’aurais jamais pu m’endormir quelques heures consécutives. Je suis bien trop excité par toutes ces nouveautés qui me bombardent : les loges, quelques étudiants chronophages, les  collègues qui me toisent et moi qui me compare à eux, l’atelier désert que je veux voir animé, l’appel du soleil des calanques…
A la fin de ces quelques jours, je suis éjecté en lambeaux sur le quai désert de la gare d’Aillevillers, aux aurores, à 20 kilomètres d’Hérival,  je vais remonter en vélo. Ça n’est que du faux plat, et trois vraies montées. Un calvaire de décompression, comme un plongeur qui fait ses paliers.
J’ai la semaine à la maison pour recouvrer une forme nouvelle.
Je vous (lecteur) sens impatient…
- "Qu’est-ce que ces  apartés mal insérés ? Ils ne font pas avancer le rapport que je vous dois sur cette première nuit, sur le matelas après  deux séances de cinéma et à faire les zouaves dans Marseille."
Pas encore le rapport (sexuel), chaque escale a son paragraphe inséré ou l’inverse, dans le désordre, tant pis. Moi, j’ai bien attendu six mois… Lec-trice ou -teur attentif, tu peux encore lire trente pages instructives, je dis ça au pif, je ne sais pas combien. Je tape le clavier quand j’ai quelque chose à mettre sur les feux. Je ne sais pas faire un plan d’écriture, je n’y arrive pas, je suis un emporté, quand ça gratouille, je transcris.





La camera obscura

Tous les ans j’installe théâtralement ma camera obscura sur le cours Julien à Marseille un jour de marché. Les étudiants perplexes pénètrent avec moi quatre par quatre dans un grand appareil photo… Nous investissons un gros œil. En fait ce n’est qu’une bâche noire de cinq mètres sur cinq en polyuréthane, la même que celle qu’utilisent les paysans pour recouvrir leur fourrage, Nous nous enfouissons dessous, elle est parfaitement opaque, seulement un trou de quelques millimètres de diamètre.
L’image inversée se projette sur notre main, sur les vêtements, c’est magique…
-        Vous n’êtes jamais entré dans une camera obscura ? 
-       Alors vous ne pouvez pas croire en la magie de l’image inversée…
Procurez-vous la bâche en question. Placez vous dessous, ayez un clou en main, une boîte d’allumette, chauffez un peu le clou, trouez le plastique de l’intérieur. Ayez le soleil dans le dos c’est mieux. Ne regardez pas par le trou…
      -    Non, ne regardez pas par le trou ! Ne regardez pas le trou non plus ! C’est dans l’autre sens qu’il faut regarder !
Mettez votre main ouverte à quarante centimètres du trou, paume vers le trou et regardez ce qu’il y a dans votre main ; il y a l’arbre, la maison, la personne que vous ne voyez pas à l’extérieur, en tout petit ; ils sont situés devant la bâche en plastique, vous tenez l’image  dans votre main, à l’envers, variez la distance.
Encore mieux, emportez un grand carton blanc avec vous sous cette tente noire, alors là vous êtes subjugué, les contrastes sont meilleurs que sur la main.
     -   Et c’est en couleur !  S’exclament quelques fois les enfants et les étudiants qui n’imaginent pas voir cela.

Enfant, en été, dans le salon obscur aux épais rideaux fermés, j’ai vu des ombres mouvantes bouger sur le sol. Je voyais uniquement des masses foncées et un peu de bleu ! Je n’étais pas bien curieux,  je suis resté, sans explications, seul avec cette délicieuse magie qui me suffisait. Ce n’étaient que des passants sur la route, je ne m’en rendais pas compte. Le trou du rideau était trop gros pour les rendre nets. Un phénomène physique incompréhensible !

Je pense que dans certaines conditions extrêmement rares, nos ancêtres préhistoriques ont pu être les témoins intrigués de ce phénomène d’image inversée projetée sur de la calcite blanche ! En face de la fente d’une roche, on peut voir une image floue, mais on reconnaît les choses !

Gilles de Saint Mitre près de Marseille se souvient de ma bâche noire.
"Je n’aurai jamais été autant émerveillé qu’en ce jour charmant où nous allâmes sur le marché de la Plaine à Marseille et où vous nous fîtes découvrir avec votre grand sac noir les visions hérétiques de la lanterne magique… Eussé-je été moins cartésien que j’aurais  vite fait le rapprochement avec votre curieuse barbichette de grand bouc.
Hélas, il n’en a pas toujours été ainsi !
[…]J’ai aimé vos travaux de graphisme et surtout de votre goût prononcé pour l’antimilitarisme, vous un ancien fusilier-marin commando parachutiste.
J’ai apprécié l’attitude que vous avez apportée à la personnalité de chacun, c’était d’ailleurs la moindre des choses […]
Néanmoins malgré toutes les qualités que je vous reconnais, je me rends compte que vous ne m’en avez pas appris plus que les autres profs, je suis resté sur ma faim. […]
Grâce à vous, j’ai retenu qu’il fallait n’en devoir qu’à moi-même pour mon évolution graphique : aide-toi, le ciel t’aidera !."
Gilles ne s’est pas présenté au jury d’évaluation de fin d’année. Il a fait déposer une lettre sur le siège de chacun des professeurs. Vous venez de lire des extraits de la mienne, signé "le renard masqué."
Nous nous sommes revus cet été 2014. Nous avions rendez-vous devant les arènes d’Arles. Mais, il y a longtemps que nous nous étions rapprochés par courrier irrégulier. Gilles, le renard masqué débutait sa carrière d’écrivain rageur, il n’a jamais plus  navigué dans les arts plastiques.

Bouh, Gilles n’a aimé que ma camera obscura. Puisque c’est ainsi je reviendrai dimanche pour la rendre obligatoire ; dimanche matin[16], sur les places publiques, dans les cours de récré, au Sénat, dans les cours de promenade des prisons. Tous en ligne, entrez et versez une larme à gauche d’émerveillement. Rendre le passage obligatoire à l’intérieur de la camera obscura lors du le service militaire qui brassait toutes les classes sociales.
-       Sauf les femmes… Monsieur!
Obligatoire comme savoir nager ou connaître le code de la route, pour ne pas mourir.
Que ceux qui ne peuvent plus s’extasier devant le phénomène de la lumière canalisée par le petit trou ne lèvent pas le doigt, je ne veux pas vous connaître… Et pourtant, ouistiti, vous  mitraillez à tire larigot vos enfants, vos grands-mères, votre femme en sous-vêtement, alors extasiez-vous ! La télé, l’ordi, les repros des magazines, tout est régi par cette loi...

Persona[17]

Nous nous allongeons ensemble, je crois qu’il y a eu des massages bon enfant, des rires, six mains qui cherchent les points sensibles des muscles... ça dure des quarts d’heures. Non, ce n’est pas encore l’étape du matelas. Nous, c’est nous trois : Cerise n’imagine même pas qu’il puisse y avoir autre chose que des massages, Merise, je n’en sais rien. Et moi ?… Je n’ose rien proposer dans ces circonstances, si, si, j’en suis certain. Ça ne veut pas dire que je n’y pense pas.
Pourtant, un soir, Cerise veut à tout prix voir mon sexe. Elle veut savoir comment est le sexe d’un homme mûr... Il arrive que l’on ne soit que tous les deux. Merise est chez elle, nous la rejoindrons plus tard et puis, c’est Cerise que je préfère, elle est la fille débordante dans "Persona", le film de Bergman. Merise est la femme froide.





Je suis sous sa douche, Cerise m’interpelle de derrière son petit bureau.  Elle insiste, je finis par sortir de la douche pour elle et pour lui montrer furtivement mon pénis. Elle est persuasive, n’importe qui lui aurait obéi. Elle s’esclaffe, son ingénuité me fait bien rire aussi. Je le fais parce que je crois me souvenir que j’espérais qu’elle finisse par craquer pour une vraie raison ; l’envie d’avoir entre les mains mon vrai sexe en chair et en os. Je rêvais. Que désire une femme d’un homme ? Je n’arrive jamais à le deviner...
- Non, non, pas comme cela, en érection !
- Ça ne va pas, quand je suis en érection, c’est que je suis très excité, c’est que j’ai envie de faire l’amour."
- Allez, montre-moi comment il grossit. Allez !
Elle est comme une gamine, qui veut savoir… Qui veut jouer avec moi. Je la crois sincère. Elle veut tout savoir d’un homme… Pour plus tard.
Elles sont jeunes, 21 ans, j’en ai 36. A cette époque, je croyais que j’étais bien avancé dans la vie. J’en ai plus du double aujourd’hui et, cette fois je peux le dire sans d’ailleurs avoir envie de l’avouer ; 67 c’est abyssal. Il y a un abîme entre cette période de 1985 et 2015. Un puits de temps au sens mathématique de ce que signifient les chiffres mais, en réalité, c’est seulement une pichenette d’années pour le cerveau qui ne compte pas de la même manière. Pour les méninges 29 ans, c’est peu de temps. Pour moi, c’est un reflet dans le miroir qui a bien changé en 29 ans. Le miroir, un couperet qui ajuste la pensée frivole qui elle, vit sa vie sans compter, sans vieillir.
Je n’ai pas trop de difficulté à montrer à Cerise ce qu’elle désire parce qu’elle insiste vraiment beaucoup. Je ne sais plus ce que je fais ou à quoi je pense pour atteindre une érection magistrale, ça m’est facile, elle est surprise. Elle s’attend sans doute à un truc à quarante cinq degrés ; à mi-vie ça reste  très bandant et fier : elle est donc rassurée. Aujourd’hui, je pourrais encore la tranquilliser. Son mari qui doit avoir 45 ans a encore de belles érections à lui proposer, car moi qui ait  20 ans de plus j’ai toujours et encore la même verve : le pénis ne vieillit pas mais alors, pas du tout. Mais bon, plus de saccades sur le miroir… Ça surprend Narcisse mais pas plus que les dents qui tombent et la vue qui baisse régulièrement.
C’est Cerise ma première amie des soirs marseillais de célibataire. Cependant, notre duo amical et sensuel n’a pas duré longtemps, nous sommes vite devenus un trio de larrons. Cerise souhaite me coller dans le giron de Merise, elle veut me garder comme confident. Elle sait que Merise ne connaît rien à l’amour, aux garçons et je crois que ça lui fait vraiment plaisir de lui offrir son prof comme une patate chaude. Disons qu’elles s’y sont mises toutes les deux. Cerise a besoin d’un compère, c’est moi, elle sait bien ce qu’est un homme, elle en a déjà essayé quelques-uns ; elle a qui elle veut, j’ai pu le vérifier.
De nombreuses photos témoignent de cette période facétieuse et légère. Nos trois têtes tiennent facilement sur un photomaton, nos joues sont écrasées l’une contre l’autre. Nos sourires sont démesurés, nous sommes sur la même vague déferlante. Personne ne soupçonne ce que nous vivons, ça ne filtre pas dans la classe le lendemain. Certains élèves voient bien que je suis très amical avec Cerise. Avec elle, ça se voit comme un nez sur un visage mais, personne ne suppute ma relation grandissante avec Merise.


L’alpha et l’oméga d’une classe

La plupart des étudiants surtout ceux de Marseille me croient disponible comme l’est un célibataire, pas d’enfants. Ils me perçoivent sans permis de conduire, sans voiture, un vagabond de la SNCF ; automate roboïde. Un peu comme les enfants de l’école maternelle qui n’imaginent pas leur maîtresse habiter ailleurs que dans la salle de classe.
Mes détracteurs à Marseille me croient homosexuel sidaïque (je suis mince). Je porte des vêtements de couleurs, une salopette rouge, celle de l’agrégation, je mets une écharpe argentée à paillette, des chaussures rouges, des chemisettes florales.

Ainsi qualifié et attifé, j’attire tous les ans un papillon tocard, un "laissé pour compte", un pot de colle.
Cette constante est une marque au fer rouge à cheval sur ma croisière professionnelle de professeur, une sorte de malchance, une mouise, un désarçonnant leitmotiv annuel. Et je crois que ce magnétisme parcourt aussi ma vie de marin et mon adolescence.
Etriller cette affaire me permettra peut-être de démêler les chevaux, l’écheveau ?

En septembre, j’entame toujours l’année scolaire comme on entame un kouglof. J’ai faim, je suis d’une grande disponibilité, ça se voit comme la péninsule de Cyrano, alors on me harponne le tarin sans vergogne.
C’est surtout l’élève tocard qui fait mal au pif… Les deux ou trois supers étudiant(e)s prometteurs de la classe s’y mettent aussi mais, ça ne saigne pas !
L’étudiant paumé annuel auquel je suis abonné n’est jamais une fille cependant, les étudiants champions que j’attire, peuvent être des filles.
Je ne m’acoquine jamais aux élèves qui se situent entre ses deux pôles extrêmes, c’est à dire la  grande majorité de la classe. Imaginons qu’une classe est un alphabet. C’est à peu près cela, 24 à 28 élèves.
Je ne captive  que les ABC et le YZ…
Peut-être n’ai-je pas bien repéré les réactions des déeffe et des védoublevé-iksse ?
Attention, ceux du milieu les hache-ijika-émmén-opéculs, je les ai toujours aidés comme les autres, très sérieusement.

C’est cocasse, là, ici, en tapant de-ci de-là - avec le chat sur les genoux qui me mordille pour être caressé - j’ai l’impression de préparer ma défense avant de devoir me présenter devant un tribunal. Je suis pourtant seul avec mon clavier, mon écran, quelques  puces, de la carte graphique, de la ram… Je peux donc y écrire tranquillement toutes les approximations ou élucubrations que je veux au rythme du ronron du matou désintéressé...
Je tapote mes touches azerty averties. Je parle à "je-ne-sais-pas-qui" êtes aux yeux, que votre volonté soit de me demander une confession.
Non, non! Je ne peux pas mentir : je sens au-dessus de ma nuque un glaive tenu en suspension par un crin de cheval.
Pas de panique, ce n’est que le glaive en mousse flexible de mon petit-fils Mattan.
Mon fonds de commerce en écriture, c’est ma vie. Je suis incapable d’écrire autre chose. Je ne sais pas manipuler les personnages inventés… j’ai déjà essayé, je ne suis pas précis, je ne réussis pas à leur faire ressentir des émotions justes, je dérape dans le roman de gare. A ma grande déception, je me rabats sur ma vie : je ne peux être que le mineur (à la pioche) des mots de ma propre existence. Je ne sais extraire et raffiner que cela.

Je reprends la classe.
… Les personnalités fondues du milieu de l’alphabet restent dans l’ombre. Le magnétisme réciproque dont je parle n’existe que pour les deux opposés de la classe.
Tous les ans, à Marseille puis ailleurs par la suite, il y a un étudiant en roue libre qui s’accroche à mon tablier bleu ou blanc de prof d’atelier…  Jusqu’à marcher sur mes traces, à me traquer là où je suis physiquement et moi à lui consacrer du temps sans rechigner, ceci explique sans doute cela, jamais je ne remballe l’un de ces étudiants.
Patrick ne se rase pas, il a des poils hirsutes frisotés parsemés sans harmonie sur le visage, ceux des narines plongent sans atteindre la lèvre supérieure. Des fibres copieusement enrobées de morve odorante brillent à deux pas de distance. Son mégot jaunâtre qu’il tapote entre les incisives  n’arrange pas son portrait disgracieux, heureusement il est jeune et très grand, lorsque je lève la tête, je suis sous ses narines. Il m’a fallu quelques mois d’amitié à bout d’agacements camouflés pour arriver à lui faire la remontrance de son reniflement et lui demander de se moucher. Ce qui n’empêche pas ce grand bébé de croquer discrètement et adroitement sur des petits bouts de papier déchirés ses camarades qu’il côtoie. Son trait est si maladroit qu’il faut bien y regarder pour déceler son talent de portraitiste dans cette économie de lignes hésitantes griffonnées. J’ai gardé un de ses autoportraits : il a la même hargne autodestructrice que Toulouse Lautrec photographié à côté d’un de ses célèbres autoportraits ravageurs. Patrick a un peu la démarche d’un ours mais, ça n’a rien à voir avec ma qualification de tocard… Il n’y a rien de péjoratif dans ma considération, on s’aime et on se respecte beaucoup, c’est la fréquence de nos entrevues qu’il faut réguler. Il essaye de coller tout le monde mais, sa morve n’est pas de la super glu. Patrick bafouille lorsqu’il est ému.

Une autre année, un autre satellite libre, Jean. Il a une vilaine  grosse mouche noire poilue sous une pommette, un appareil dentaire scintillant, un visage en lame de couteau. Très, très serviable, il anticipe mes envies, je suis à pied, alors hop, il me raccompagne à la gare dans sa grosse auto. Il est astucieux, alors tan tan tan ! Il me procure ce qui me manque mais, il faut régulièrement lui demander de limiter ses actions. Il en fait beaucoup trop, il devient extrêmement envahissant ! C’est un électron libre de l’école qui observe tout, il ne rend aucun travail. Lorsqu’il est en troisième année, notre histoire d’amour en sourdine se termine mal ; J’étais avec le directeur et d’autres profs en visite officielle de l’école et voilà qu’en trublion il lance une boule dans le jeu de quille, une revendication personnelle incongrue en la circonstance. Je le rembarre assez vite devant la confrérie qui commence à me considérer ou à faire semblant. Je le renie sans attendre le troisième chant du coq. Il attendait mon soutien puisque j’étais là. Il a dû se sentir humilié, depuis, ses yeux d’orages me lancent des éclairs.

Une année, on me désigne un étudiant de cinquième année dont tout le monde s’est débarrassé : c’est un fumiste, il n’a aucune chance d’obtenir son diplôme. En réalité, c’est l’étudiant qui me choisit, il connaît ma propension à servir les causes perdues. Nous préparons sérieusement son exposition et son exposé, il n’a presque rien à montrer et peu de chose à dire pour la soutenance de son diplôme de cinquième année. Ça n’a pas marché bien évidemment.
Je rafistole tout avec lui comme s’il avait une chance de réussir. Je sais que rien n’est à la hauteur d’un diplôme mais, je suis à fond avec lui le dernier mois, bien trop court. J’apprends le Liban. Il est musulman. Je me souviens d’un pauvre film sur Beyrouth qu’il a réalisé. Il est couché dans la voiture d’un ami avec seulement l’objectif qui dépasse par une lunette latérale. Le résultat hasardeux d’une souris équipée d’une caméra qui court dans un dédale de gruyère entamé…

Chaque année, il me faut sectionner ce type de relation tentaculaire qui peut s’hypertrophier.
Pierre est de ceux-là aussi, j’ai aimé son envahissement. Un extrait d’une de ses lettres griffonnées sur six bouts de papier déchirés donne une idée de notre relation.
" […] L’attaque des autres devient oppressante, je me sens assiégé et je crois qu’ils attendent que je me casse la gueule. heureusement tu es là mais, tu n’y seras pas toujours. Il y a aussi  ce petit groupe qui monte : ils ont pour eux le dessin, ce que je n’ai pas. Tenir un crayon, un vieux rêve. Ah, il paraît que je fais partie de tes groupies, c’est bien non !
… J’en attends trop de toi. Je crois que ce qui me manque en ce moment, c’est la sincérité.  Pierre."

Il y a quelques années, j’exhume ces papiers déchirés d’une boîte d’archives, je les envoie scannés à Eric, un ami graphiste parisien, ex-marseillais beur de la même année que Pierre. Je revois régulièrement Eric, il y a deux ans, nous avons pique-niqué avec une bonne bouteille de bon rouge assis sur un quai de la Seine à Paris-plage.

"Oui, Pierre, bien sûr que je m'en souviens. Un type qui rêvait d’avoir l'esprit de Godard et la beauté de Mastroianni.
Jamais rencontré quelqu'un de si lamentablement libidineux, obséquieux et lèche botte. […]
Ce n'est pas parce que l'on a une vieille Ford, qu’on a les femmes qui vont avec. Ses lunettes exubérantes ne l'ont jamais rendu intelligent. Houellebecq sans talent, cobra sans venin, j'avais oublié à quel point cette Pierre disjointe m'était insupportable. Un snob. Pierre, c'est le personnage central dans les particules élémentaires. 
J'ai rencontré trop de cons de cette espèce aux Beaux-Arts ; tous postulants au statut d'artiste. […]"
Voilà, c’était la tempête d’Eric dans le verre d’eau de Pierre.


Quelques étudiants me détestent : Poséidon se déchaine.
"Non seulement je conteste ta présence dans une école d'art,
(C’est de moi, Gilbert qu’il s’agit) mais j'en ai ras-le-bol de cette intolérance qui te caractérise. Tu es un filtre pour l'école. Qu'il me suffise d'avoir un boulot qui te plaise dès le début de l'année et c'est bon pour le passage en deuxième année.
[…] Tu es comme une allumeuse, tu donnes envie et ton plaisir est de détruire l'autre pour pouvoir survivre. Tu as besoin d'une cour pour exister, tu veux l'ensemble des élèves.
[…]tu m’as descendu en public, ça fait du bien de s'en prendre plein la gueule. Mais j'ai de la chance, je n'ai que 20 ans... Mais toi ?
Tu es un prof médiocre. Existe au moins pour les élèves et arrête de les presser et d’user leur capacité productrice.
Tu fais bouger, mais ce n'est pas toi qui bouges, c'est nous qui réagissons.
[…]je n'accepterai plus que tu viennes empiéter sur ma création, sur mon vécu, ni sur ma liberté.
[…]ce discours, je peux le tenir devant toi et la classe, je me sens prêt à affronter tes critiques.
J'attends une réponse."

Qui a pu m’écrire cette lettre ? Comment ai-je réagi ?  J’ai récemment demandé à Didier, un étudiant de cette année là, s’il s’en souvenait.

"[…]Ne serait-ce pas Gilles ? Il avait fait une lettre te critiquant, je me souviens, signé "le loup blanc" ou le "renard masqué"... Serge peut être ? Il a fait des études de philo, il aurait pu écrire ça, mais ça m'étonnerait il écrivait en pattes de mouche et puis, tu aimais son boulot. Un type très chouette, un vrai artiste."

* Les voûtes des travées de la nef de Notre-Dame de Paris sont "sexpartites". Il y a longtemps que j’ai envie de placer ce mot dans un texte.

Je ne vais pas recopier/coller ici les courriers de la voûte sexpartite*  des garçons marseillais (un par an) qui se sont accrochés à ma disponibilité. Ni rapporter tous les reproches qui m’ont été faits. J’ai une boîte de rangement A4, tout y est pêle-mêle.
- "N’ouvre pas ta boîte de Pandore ! Le linge propre, le linge sale, il y en a suffisamment, ne me sors que la crème épaisse!"
 - "OK ! Bien reçu."


Chats secs et béret rouge

… Ouais mais, portraiturer, par ordre alphabétique, la galerie des têtes intelligentes et généreuses qui a illuminé mes années d’enseignement, ce que tu appelles la crème, serait tout aussi chiant que d’insister sur le menu fretin.
Idée : J’en choisi deux dans le chapeau qui contient vingt papiers pliés. (Pour de vrai !)

Je tire et je déplie. Pauline ! La dernière de ma carrière, à l’Institut de formation des Maîtres à Epinal.
J’apprécie les personnalités débordantes de poésie : on ne leur demande pourtant pas ça pour devenir professeur des écoles. Elle a choisi de passer l’épreuve d’Arts visuels au concours avec moi. "Pas choisi." dit-elle, "je suis trop fluette pour prendre l’épreuve d’éducation physique." Elle est immergée dans les arts comme Obélix, elle ne s’en rend pas compte, c’est naturel. Pauline est la gentillesse et la finesse personnifiée. Cette poétesse au béret rouge a réussi le concours, je respire : elle cumule l’intelligence des maths, du français et  la fantaisie débridée, ce n’est pas fréquent. C’est tout. C’est beaucoup.

Je tire, je déplie. Cédric ?
Waouh ! Lui va m’occuper un moment.
Lorsqu’il était en sixième, c’était un petit bonhomme rieur qui rôdait devant la salle d’arts plastiques. Il n’avait pas droit à ma salle, je n’avais que les classes supérieures et ça faisait mon compte d’heures d’agrégé. Fin juin, il ose s’interposer devant la porte et m’interpeller :
- Vous aimez les garçons qui vont jusqu’au bout ?
Sa question m’interloque, la preuve, je m’en souviens parfaitement et elle m’a toujours suivi, lui aussi d’ailleurs et avec plaisir. Je me demande jusqu’au bout de quoi il envisage d’aller. Après les vacances d’été, il a enfin le droit de passer la porte et je l’ai comme élève cinq ou six ans une heure par semaine : six ans parce qu’il y a eu les redoublements et la tentative d’une année de lycée. (J’anime un atelier au lycée et c’est avec plaisir que je le retrouve après le collège. Il se casse les dents au cours de la seconde.)
Je suis allé chez lui dans sa graniterie le mois dernier pour un cadeau à son deuxième enfant. Il est depuis une quinzaine d’années mon fournisseur en chat secs, mâchoires de crocodiles, fleurs de cimetière, clé de portes par centaines et ardoises... A l’enterrement de son grand-père il repère les couvreurs du toit de l’église  qui balancent à la benne des milliers d’ardoises intactes. Il me téléphone pendant l’office oubliant temporairement le gisant. Je dois réparer le toit du Prieuré, il sait qu’une ardoise est presque éternelle. Le soir même, il me transporte deux milles ardoises dans sa remorque. De nuit, dans la forêt, une mauvaise manœuvre, il s’embourbe. Nous déchargeons et rechargeons les deux milles ardoises en discutant tranquillement dans le fossé.
- J’ai les archives des pompes funèbres de la mairie d’une petite cité. Que des documents d’avant la première guerre, ça te dit ?  Je dis oui. J’ai toujours dit oui.
C’est un garçon exceptionnel qui n’a pas convenu au système éducatif : nul en français. Je ne l’ai jamais constaté, puisque notre terrain de prédilection est ailleurs : le volume, sur le papier et avec les matériaux. Jamais je n’ai rencontré cette perception de l’espace. En cours, en quatrième de collège, comme toute sa classe, il taille un bloc de béton cellulaire en plein air. Lui en prend un gros, puis, il en reprend un autre, puis un autre. Il sculpte comme s’il savait ce qu’il y avait à l’intérieur.
J’ai imaginé un exercice difficile pour les jours de pluie sans sculpture en mai et juin. Chaque élève a deux feuilles de format A3 devant lui, un crayon et une gomme.
- Dessinez un parallélépipède sur la feuille de gauche, le plus gros possible. Et maintenant, enlevez un morceau du parallélépipède, gommez les lignes, il n’y a ni transparence ni pointillés. Nous ne sommes pas en géométrie mais en sculpture. Puis, dessinez la pièce enlevée sur la deuxième feuille. Enlevez un autre morceau, gommez et transportez-le sur l’autre feuille. Et ainsi de suite.
 Ce n’est pas un exercice à la portée de tous les élèves de  quatrième, il faut aider la plupart et dessiner la solution au tableau. Lui n’a pas besoin de mes conseils, de plus, il ne se contente pas d’enlever des cubes. Il soustrait des pyramides des cônes tronqués, ce que je ne sais pas faire. Il se retrouve avec un tas de morceaux sur la deuxième feuille et avec un gros bloc bien entamé sur la première.
J’ai d’autres exemples. Je pense que je mitonnais ce type d’exercice pour lui. Beaucoup d’autres adoraient mes exercices de volume mais ne les réussissaient pas aussi facilement. Que faire de son intelligence particulière ? Il se retrouve parachuté à tailler la pierre dans un lycée professionnel. Il est avec des gaillards qui eux ne sont pas là par amour du ciseau et du burin. Cet itinéraire explique qu’il se soit acoquiné avec un granitier qui lui a vendu son installation et c’est sur le chantier qu’il habite. Voilà, le petit bonhomme rieur, chauve et à lunettes rondes de 35 ans devient un spécialiste du monument funéraire, pas facile de vivre de cette spécialité, alors, il fait du sciage, du sablage, de la magouille.

Au collège, il greffe au pistolet à colle sur un caddie les têtes de Charybde et Scylla en carton ondulé tapissé de papier affiche ; un chef-d’œuvre de minutie, du jamais vu en troisième de collège. Sur la scène du théâtre, les mâchoires s’ouvrent, sa machine agrippe et absorbe quelques marins d’Ulysse, c’est lui qui la manipule.
Par la suite, il prend mes intonations de voix, il porte un chapeau comme moi et se laisse pousser deux barbichettes que je n’ai pourtant jamais arborées dans le collège. Ça ne dure qu’un temps puis, il devient lui.
Il n’a pas pu entrer dans une école d’art puisqu’il n’a pas atteint la terminale. Elle est risible cette barre. Moi j’y suis entré sans barrière en 1972, pas de bac, un vieux niveau de troisième noyé dans mes années de commando marine. Belle époque que celle des écoles d’arts qui acceptaient le paumé qui levait le doigt, ce n’est plus le cas aujourd’hui, qu’ils sont cons. Ils sont passés à côté de Cédric. Cet expert des volumes n’a pas le travail dû à son rang !


Ronronner

Elle est crescendo amoureuse de moi, je me laisse faire…
Il a fallu six mois tout de même pour que notre manège finisse sur le matelas du sol de sa chambre de cité universitaire. Un semestre ! J’aimerais ne pas passer pour un profiteur. C’est arrivé. Ça devait arriver un soir après deux toiles à la file. Elle est dingue de ciné, elle est aujourd’hui cinéaste, je l’ai déjà dit. Truffaut, Rohmer sont ses maîtres à penser à cette époque.
Notre trio est dans les calanques, nous escaladons les strates de rochers. Nous allons pique-niquer avec une boîte de pâtée pour chat… Un pari, il y aussi autre chose à manger, je ne sais plus quoi. C’est la boîte Ronron qui marque ce début de soirée. Nous en goûtons quelques cuillères en surplombant la mer. J’ai toujours l’impression d’être un grec quand je suis là. Rien n’a changé, le paysage est classé, il est magnifique, il est comme les marins de l’Antiquité l’ont découvert.
Notre défi est de manger de la pâtée parce que nous aimons les chats, pas beaucoup, juste pour goûter. Je ne suis pas certain que Cerise l’ait mise à la bouche, elle lançait les idées mais, elle savait lâcher prise s’il le fallait. Merise est aussi dingue que moi ou l’inverse. Elle est irrésistible puisqu’elle me ressemble ou l’inverse. Lorsque je suis avec elle, je me sens accepté avec mes délires, mes envies, mes idées folles. Elle est plus insensée que moi.
- Passons au dépucelage…
Je ne parle jamais comme cela, ça m’a échappé. Je lis en ce moment John Irving, c’est peut-être pour cela que ma grossièreté frémit.
J’aurai pu mettre cette horreur sexiste dans la bouche d’un personnage de roman mais, c’est moi le rapporteur de cette bio ; il n’y a que moi ici. Il m’arrive de regretter de ne pas écrire de la fiction et ainsi avoir la possibilité d’être obscène si la plume s’emballe ; l’envie d’être le Docteur Hyde de ma vie… Mais, dans ma vraie vie de professeur d’arts plastiques, il n’y a pas de vulgaire dans lequel je puisse puiser. Il y a du sale dans la tranche biographique "le Bleu ", du glauque facile à trouver ; j’y étais fusilier-marin commando parachutiste, il y avait de la matière, je n’ai pas de mérite. Le mieux serait d’écrire à deux voix, Diable et Bon Dieu pour griller alternativement mes tranches biopic.






Pour dîner avec le diable prends une grande cuillère

L’histoire de l’art de Ernst Gombrich est le livre d’art le plus vendu. Il est empilé du sol jusqu’à hauteur de préhension dans les grandes librairies. C’est la 16ème réédition depuis 1950… Mon livre de bureau et de wécé…
Deux exemplaires, un tout rutilant et l’autre annoté, souligné, découpé. L’historien annonce qu’il a écrit pour des adolescents… Il est donc trop fondamental pour être apprécié des bibliographies de fac. Le livre de cet érudit anglais m’a rendu savant en art, dommage que je m’y sois plongé tardivement. Sa particularité est d’enchâsser les événements artistiques de nos civilisations comme les éléments d’un puzzle alors que je croyais que tout était sens dessous dessus. Il me fait comprendre la logique artistique spatio-temporelle. Il insère plaisamment les décennies et les siècles comme des pavés autobloquants. Malheureusement il n’a pas pu y emboiter une partie du XXe. Il est mort à 90 ans en 2001.
Dans son prologue Gombrich soutient que les images[18] imprimaient des "croyances"  durables dans le cortex  de nos lointains aïeuls et que cela perdure encore dans le nôtre…

" Quelques mois après la mort de mon père, il m’apparaît immobile dans un de mes rêves. Il est assis à table comme s’il n’était pas mort. Ma mère et moi sommes présents latéralement dans son espace. Dans ce rêve nous savons pertinemment bien qu’il est mort et enterré. Dans la réalité, nous sommes bien contents qu’il le soit, puisqu’il était bien malade, maladroit chiant et alcoolique agressif. Dans le rêve, ça m’embête vraiment qu’il soit encore là, vivant. Pour ma mère aussi. Lui ne se rend compte de rien, ni de sa mort, ni de notre bien-être sans lui mais, je n’ose pas lui dire qu’il est mort… Par politesse funèbre, pour ne pas l’embarrasser."

Ce n’est pas cette anecdote qui est importante, c’est sa prégnance sur mon comportement le matin au réveil. J’imagine l’impact que ce rêve aurait eu sur ma conduite si j’avais été néanderthalien, né bien avant Freud. Aurais-je cru à un signe ? à une recommandation ? à un présage ?… Bien réveillé, je n’aurais pas compris  que cela puisse être une duperie de l’esprit. Et c’est précisément cela la définition de l’image ! Non ?

- Si vous croyez que mon père a voulu me transmettre un message… Et bien, nous n’avons pas les mêmes idées sur ce sujet.
Gombrich affirme donc que les images ont toujours sur nous un pouvoir incontrôlable et souvent injustifié : présciences diverses, augures, aptitudes… Des réactions de nos prédécesseurs difficiles à comprendre pour moi aujourd’hui.
Regardez ces photographies sur ces feuilles de journaux qui recouvrent le  sol pour le protéger, écrit-il. Vous  hésitez à marcher consciemment sur la tête (photographiée) d’un homme… Ou au contraire, vous mettez le pied dessus sans vous questionner. Vous pouvez même le piétiner allégrement : votre comportement envers ces images inertes n’est pas anodin, écrit-il.
Cette remarque de Gombrich m’a troublé… J’ai voulu m’en assurer avec les étudiants à Marseille : voici le dispositif pédagogique  que je mets en place.
Chaque élève apporte trois photographies d’identité de personnes aimées dont la leur. Elles sont scotchées avec précaution sur le mur à hauteur d’œil. Les trois photos forment un triptyque et l’ensemble de ces triptyques forme une belle ligne de vingt mètres environ qui tournent sur un seul des grands murs de l’atelier blanc. Les étudiants sont debout l’un à côté de l’autre face à leur retable.
C’est seulement là que je distribue une petite étoffe sur laquelle sont piqués à plat six épingles à têtes disposées deux par deux.
Et enfin, je donne trois consignes différentes et échelonnées ;
Un - "Vous êtes en face de votre photo d’identité, vous piquez ou vous ne piquez pas vos pupilles. Si vous piquez, laissez les épingles."
Ça se fait presque dans un silence.
Quelques instants plus tard – "Déplacez-vous légèrement sur la droite, vous êtes en face de l’image de quelqu’un que vous connaissez bien, piquez ou ne piquez pas les pupilles de la photographie."
Troisième temps – "Déplacez-vous de trois ou quatre pas, latéralement sur la droite, vous êtes maintenant en face de la photographie d’une personne que vous ne connaissez pas, vous piquez les yeux si vous voulez." (Ils sont en face de la troisième photographie de leur voisin.)
Nous restons plus ou moins calmes pendant les opérations, j’essaye d’être très neutre, ce qui ne m’est pas habituel. Ils m’ont suivi sans se révolter… Certains sont très mal à l’aise, les raisons sont diverses. Chacun part s’asseoir pour écrire en trois strophes les raisons et sensations qui l’ont poussé ou non à placer ses deux, quatre, six… Voire aucune aiguille sur les photos cartonnées affichées.
J’ai une boîte à chocolat pleine de remarques d’élèves : j’ai gardé tout. Je n’avais pas soupçonné que la vérification d’une interrogation de Gombrich pouvait nous entraîner si loin. J’aurai pu faire une thèse sur ce sujet.
Voici quelques phrases à ne pas lire si cette question n’est pas votre anse de thé.
"J’ai beaucoup hésité. Je l’ai fait une fois sournoisement, l’être ne me regardait pas."
"Cela ne me fait ni chaud ni froid, une photo n’est qu’un morceau de papier. Serais-je tombé sur une séance d’envoûtement?"
"En me piquant les yeux, j’ai eu l’impression de m’en vouloir. J’ai enlevé les aiguilles pour voir ce que cela faisait sur la photographie, pas de dégâts, puis, je les ai remises."
"Appuyer sur une aiguille pour qu’elle pénètre le papier est une situation bien agréable."
"Je n’ai pas osé, tenté, essayé cet acte d’apparence bénin à ce moment-là… un sursaut de superstition me retient. Je ne sais pas."
"Je me suis piqué les yeux, parce que je n’aime pas les photos de moi. Elles sont étrangères à ma propre personne. Je n’ai pas piqué les yeux d’une personne que j’aime bien, je ne suis pas certain qu’elle apprécierait et pour peu que ça entraine quelque chose."
"Lorsque j’ai enfoncé les aiguilles dans mes yeux photographiés, je l’ai nerveusement physiquement ressenti, et tout de suite, je me suis trouvé mal à l’aise, comme gênée par ces yeux meurtris."
"Ca m’a angoissé parce que j’ai revu les images du film de Buñuel, Le chien Andalou. La lame de rasoir qui coupe l’œil horizontalement en deux"
"J’ai piqué ma photo, bof. Celle de mon chien entre les deux oreilles. Je n’ai pas voulu qu’on touche à ma fiancée. Je n’ai pas pu piquer la photo du voisin."
"Moi, je n’ai rien à prouver. Ceux qui ont piqué, l’ont fait  pour se prouver qu’ils n’avaient pas peur de leur gueule. Voulaient-ils jouer avec Chronos ? Ceux qui n’ont pas piqué sont-ils plus primitifs que les autres ? S’ils regrettent leur geste c’est parce qu’ils ont peur de se déterminer; civilisés ou primitifs ?"

Après cela je me taille une réputation de vaudou, d’ensorceleur. Certains l’écrivent directement sur leur papier. Il faut dire qu’à cette époque j’ai mes deux barbichettes méphistophéliques[19] à droite et à gauche du menton, indubitablement ça amplifie le quiproquo. 

Je n’avais pas l’intention d’envoûter mes élèves. Je voulais seulement leur faire prendre conscience que l’image papier d’une personne aimée a un pouvoir incontrôlable… Ce qui est d’une belle évidence. Ce qui était moins prévisible, ce furent leurs réactions si différentes.
J’ai fait cette "expérience" pour ne pas être devant l’évidence acceptée telle quelle. Une banalité devant laquelle on n’aurait plus à s’émerveiller.
C’est ça ! Je voulais que l’on s’émerveille ensemble.
Je pense qu’il n’est pas possible de comprendre les débuts de l’Art si les élèves ne pénètrent pas l’esprit des hommes et des femmes d’il y a cent mille ans. Nos ancêtres premiers voient les images comme des forces indomptables et non comme des forces domestiquées voire agréables à regarder[20]...

Des épingles conflictuelles, qui créent une situation didactique dérangeante, qui poinçonnent les esprits dont j’ai la responsabilité… Devrais-je considérer toutes mes bombinettes pédagogiques comme des plantages. Déranger est-il un échec ?
Joncher le parcours des étudiants de petits trous… Perturber le confortable, le mien et celui des étudiants, est mon objectif…
Oui, il m’arrive de me planter lamentablement… Mais, pas cette fois-là ?

Je crois que l’exercice le plus périlleux pour eux - et pour moi ! - fut lorsque j’ai menotté les étudiants deux par deux avec une ficelle. Je les avais fait mettre en rang par deux dans l’atelier. Poignet gauche lié au poignet droit du voisin.
- Parcourez la présentation affichage de tous vos travaux par deux. Vous êtes un binôme contraint à communiquer. Circulez dans l’exposition et échangez vos avis, critiques et impressions !
 Je suis si persuasif et si confiant en ma bonne idée que je leur ligature les poignets sans qu’ils mouftent; il y a à peine quelques attitudes de recul chez certains.
La raison de cette mise en scène est simple : je suis las de constater l’égoïsme des étudiants face aux travaux de tous affichés dans les ateliers. Exposés pour les bilans trimestriels ou autres monstrations festives comme les fins de "loges"… Peu d’intérêt pour les boulots des autres et surtout des échanges verbaux inexistants.
Menottés, ils sont obligés de conjuguer ensemble.
Un quart d’heure plus tard, je coupe au couteau la ficelle ou ils se délivrent eux-mêmes pour la plupart, ils en ont marre. Je ne peux pas les maintenir longtemps dans cette situation de promiscuité parce qu’à cette époque je ne savais pas leur donner les moyens[21] nécessaires pour échanger, critiquer argumenter. Leur donner quelques clés préparées aurait été une bien meilleure solution que de croire qu’en étant attachés ils communiqueraient au mieux.
Mes élucubrations se colportent à la cafeteria, dans les chambres de la cité U et ça finit par émoustiller les oreilles de mes collègues artistes du haut, avec lesquels les échanges verbaux sont quasiment inexistants. Ils découvrent par la bande mes agissements, ce n’est pas très bon.
- Qui est ce farfelu qui déborde de la propédeutique[22] ?
Progressivement ils me prennent pour un gentil animateur de Clubmed qui ne respecte pas le sacré de leur Art Contemporain. 
Les étudiants eux se demandent "de quoi il est prof, lui ?"  J’apprends cela par une de mes taupes infiltrées. Les bras m’en tombent; je ne me vois pas agir. Pour les hobereaux, je devrais me contenter d’enfiler les exercices de graphismes comme des perles… Je ne sais pas le faire. Un de mes collègues plutôt allié fait cela très bien : les étudiants travaillent avec lui avec plaisir, ça tourne rond. Un soir du haut de la calanque de Sujiton, les oreilles au mistral, j’ai eu l’illumination sacrée d’avoir la mission de secouer la paillasse de la propédeutique :
- Tu as l’énergie sourde de quelques forces tectoniques, tu dois faire craquer les croûtes.
 - Bon d’accord !

Yves-Marie, m’a récemment rappelé, que je soufflais sur les braises, que j’attisais les tisons et conséquemment, c’est presque à cause de moi que le groupe "Blanche Hermine" s’est fait virer en fin d’année et quelques autres satellites libres avec l’eau du bain de l’hermine.
Ce groupe de cinq ou six étudiant(e)s n’en fait qu’à sa tête. Alors, je les encourage à débloquer, à produire. Ils déraillent, ils ne font que des films d’épouvante en super 8, ce qui n’est pas ce que l’on demande. Quelques-uns du groupe ne travaillent qu’avec moi, d’autres  même pas. Deux d’entre eux sont vraiment des personnalités créatives. Je me demande ce qu’ils sont devenus.
Pour l’évaluation de fin d’année dans la salle d’expo, ils cognent fort. Ils ne sont présents que par cinq mannequins qui portent leurs vêtements, ils sont évalués par contumax[23]; rigolo, non ? Mais, ça n’a pas satisfait mes collègues. Ejectés en fin de première année, c’est un échec pour moi.





Deux mètres

L’acte du dépucelage a lieu dans la cité U, après un trop plein de ciné pour noyer le poisson. Elle me dit ;
- Je savais bien que ça arriverait ce soir.
Je n’appelle pas cela de la préscience, plutôt un appel au plongeoir. J’aurais pu reculer ce jour que ça m’aurait arrangé. Remettre aux calendes grecques, demain on rase gratis, repoussons cette introduction qui m’impressionne beaucoup.
Je ne peux pas remettre, Merise compte sur moi ; ça se respire. Bon moi, si je réussis à me retrouver tout nu avec elle sans que les préambules soient une épreuve de timidité et de gênes mutuelles insurmontables, pour la suite ; ça devrait pouvoir coller. Je sais qu’une fois glissé sous une couette avec une lumière bien cassée il n’y a plus que les corps qui causent en respirant ; ça ira.
Mais, nous en sommes encore loin : deux mètres.


Vagabondage au musée

J’ai longtemps été un honnête amateur de musées, curieux mais, pas kamikaze, vite lassé, vous aussi.
Deux mètres, c’est l’espace moyen qui sépare le marcheur solitaire qui défile devant des pans et les pans de visages refaits à la peinture, des faciès souvent auto satisfaits. A une autre occasion, vous longez des installations d’objets contemporains détachés de leur alter ego. Vos déambulations sont interrogatives, dubitatives mais agréables puisque lors de ces moments là vous êtes disponible : personne ne vous met le pinceau sous la gorge. Progressivement votre attention artistique solitaire se lézarde dans l’affluence du jour et vous n’osez pas partager votre trop plein de trouble avec le premier venu qui ne cherche pas non plus  à déborder. Il y a tant de silence religieux, de retenues et de murmures dans les galeries qu’on croit déranger, on se trompe peut-être ?

Vous êtes deux, vous partagez vos impressions, vous analysez les linéaments à demi-voix, vous êtes un binôme actif et graduellement chaviré. Vous voudriez encore plus exhorter votre ressenti mais, votre compagnon de sanctuaire n’ose pas s’associer à votre passion pour un Dora Maar. Une femme démontée et empêtrée dans son mouchoir blanc cassé qui lui enveloppe le nez et toute la partie inférieure du visage. Elle dégouline toute sa peinture. Elle a une douleur non retenue. Vous avez envie d'injurier Pablo.

Vous êtes au sein d’un essaim de curieux visiteurs. La guide passionnée n’a pas le droit de parler très fort, vous devez être très près d’elle pour entendre. C’est sympa cet instinct grégaire. Elle présente bien les tableaux choisis.
Quelques jours plus tard, vous aimeriez revoir mentalement une des œuvres qu’elle a commentée avec érudition. Vous insistez, vous fermez les yeux… Bonté divine, vous vous souvenez pourtant parfaitement des boucles d’oreilles en trèfles de votre conférencière… Ses cheveux clairs et ondulés divisés par un mèche noire, ses ongles carmin qui dansaient devant elle mais, peu de détails du tableau.
-  "Elles ne vous pas imposé de  vous poster face au Rubens luxuriant qu’elle commentait ? Quelle erreur ! "
Ecoutez la guide bon sang mais, ne l’admirez pas!
Et rivez vos pupilles sur les torses, cuisses, sur les bras musclés de ses types qui tourbillonnent, qui souffrent en silence dans la pâte sèche ! Vous ne verrez ce tableau qu’une fois, flairez-le, approchez-vous-en  jusqu’à la larme ! Puis jusqu’à l’alarme… Driiiing ! (Ou l’inverse.)"
Vous n’avez jamais été aussi près des corps musclés en action de Monsieur Rubens peintre émérite qui pourtant insiste jusqu’à la caricature : il y a une dizaine de corps athlétiques : chaque corps renouvelle ce que le corps voisin montre, bis répétita placent[24], et vous, vous buviez les mots de la chef de file en fixant, ses mains, ses oreilles. Ahlalala !

Dora

Graduannuellement, nous devenons téméraires dans les musées. Grrr !
Joëlle, veut chanter devant Dora, elle me demande de placer le groupe d’étudiants en face du tableau, assis. Elle se place derrière le groupe face au portrait et entame le Stabat Mater Dolorosa[25]… C’est émouvant, c’est chair de poule.

Les visiteurs à proximité s’immobilisent. Ils n’osent pas se rapprocher, ils continuent leur analyse solitaire, le chant entre les oreilles, en résonance avec Miro, Kandinsky, Braque, que des pointures.
Il n’est pas utile de savoir chanter aussi bien que Joëlle pour oser fredonner dans un musée. Toutes les maîtresses savent chanter, les enfants aiment les entendre, elles doivent chanter devant la peinture.

Je pense aussi à Francine qui nous fait chantonner "la vie en rose". Ca cafouille, ça oscille. Nous demeurons quelques minutes dans la salle les néons verts de Dan Flavin au musée d’Epinal. Francine nous fait sortir rapidement de la petite pièce, nous sommes imprégnés par ces tubes de lumières ; toutes les œuvres de la salle voisine sont roses et elles le restent une dizaine de secondes. Nous sommes émerveillés. Quelle bonne idée que cette chanson devant cette œuvre si absconse !
Avec Joëlle et Dora, nous étions dans la douleur… Nous étions à la Fondation Beyeler près de Bâle. Nous avions demandé l’autorisation.
- Si ça ne dérange pas les visiteurs.  M’ont-ils répondu. Incroyable, en Suisse !
Alors qu’à Pompidou Metz, nous n’avons pas eu l’autorisation, le musée entamait son existence avec la peur au ventre. Quelques membres du personnel nous ont suivis tout l’après-midi ; impossible de chantonner.

Mouchoir

Je distribue une consigne à chaque étudiant, une sorte de jeu de rôle, chacun tire un papier différent.
A Epinal, Emilie se place très près d’un portrait ovale du XVIIIe. C’est une jeune fille blonde rousse qui regarde vers le bas à gauche. Elle semble être dans ses pensées d’aristocrate gâtée. Emilie a préparé son monologue en tenant compte de sa consigne.
Elle baisse les yeux et théâtralise son écrit:
- "Cette femme m’intrigue ; vous ne croyez pas qu’elle n’est pas heureuse ? Elle a le teint blafard. Son regard indique qu’elle a pleuré. Regardez sa peau, elle semble se craqueler. La ligne de son menton et de son cou est brisée, elle donne l’impression d’être très affligée. Il y a une pointe d’horreur sur ses lèvres, non ?… Etc."
Le petit groupe bien sage, suit plus ou moins ses paroles et puis, l’attitude de tous se transforme. Ce portrait qu’ils regardent mollement change de teneur. Ils se mettent à le regarder curieusement. La plupart des spectateurs se demande si Emilie voit les mêmes lignes, les mêmes couleurs qu’eux. Et puis, progressivement, ils réagissent …
- " Ces deux filles se ressemblent, celle du tableau et celle qui commente mais, ça ne correspond pas du tout à celle qu’elle analyse !"
Emilie est coiffée de la même manière que la jeune aristocrate, oui, elles se ressemblent, oui mais, elle n’a pas les yeux rougis et pas non plus de mouchoir. Le mouchoir, elle attend, elle en parle plus tard, elle fait monter la supercherie. Puis, comme une énigme résolue tous les visages s’exclament… Emilie est en train de parler de "la femme qui pleure" de Picasso qui n’est d’autre que Dora Maar, la femme devant laquelle nous étions en Suisse. La belle femme que Picasso a fait pleurer. Sa tromperie nous a obligé à inspecter le portrait devant lequel nous sommes, celui du XVIIIe qui est bien éloigné de celui de Picasso. Elle a malicieusement fait émerger les différences.

Chewing-gum

A l’hôtel Salé, "nous" remarquons des traces de doigts sur les deux côtés latéraux d’une grande toile de Picasso... Nous, c’est un groupe d’instits stagiaires assoiffé  de rigolades sérieuses les nez sur de la peinture rancie du début du siècle dernier.
Waouh, l’estampille digitale du peintre ! Ouais, presque certains que ce sont les doigts de Picasso.
Nous sommes le club des cinq mais, à quinze. Le résultat de notre enquête : Pablo était pressé d’enlever sa toile fraiche du chevalet pour y en installer une autre, considérant celle-ci comme périmée. Énergiquement, il s’en empare comme d’une gigantesque tartine beurrée, sans précaution. Les quatre doigts s'embourbent à droite et à gauche dans la pâte pigmentée. Il la pose sans remord contre le mur, sur le champ. Elle sèche ainsi.
Chez Picasso à Paris, nous sommes si près du châssis, comme les experts de la "Collection Verte" sans les loupes… L’alarme reste sur ses gardes, nous sommes pourtant en train de la titiller. Lors de nos sorties muséales, il arrive assez  souvent qu’elle se mette en colère : nous flairons la matière picturale de si près ! C’est de ma faute, je l’exige des élèves.
-  "Profitez-en, il n’y pas de verre de protection sur cette toile, ça va bientôt arriver. Dans quelques décennies toutes les  toiles des grands maîtres seront sous verre comme des poissons d’aquarium. Léchons la peinture pendant qu’il est encore temps !"
Ma remarque donne une idée saugrenue à Karine qui mastique un chewing-gum à l’insu des gardiens. Prestement, elle le colle au verso de la toile aux traces de doigts d’artiste…
Il faut toujours se méfier d’elle, elle a des réactions que l’on ne retrouve chez personne… Nous sommes si estomaqués par son geste que nous nous reculons lentement et nous éloignons en silence. Aujourd’hui, nous sommes alternativement, fiers d’avoir repéré les doigts de Picasso et coupables d’y avoir collé des traces de dents.
Y sont-elles encore ?


Chocolat

Avant d’entrer, pour gagner du temps et ne pas attirer l’attention des gardiens, je prédécoupe dans leur emballage trois tablettes d’un excellent chocolat noir et noisettes ou amandes pilées. J’ai besoin d’une bonne vingtaine de morceaux. Lorsque l’exposition temporaire commence à nous être familière, les élèves passent à proximité de moi, à tour de rôle et mine de rien, ils récupèrent discrètement le  gros carré dans le creux de la main, ni vu ni connu.
Et chacun s’en va rejoindre son œuvre préfèrée, c’est ma consigne. Chacun s’installe confortablement face à son hors d’œuvre et se délecte de son carré sans quitter des yeux l’œuvre choisie. On se retrouve tous dix minutes plus tard, les yeux pétillants, heureux d’avoir passé un agréable moment seul et satisfait d’avoir communiqué avec le tableau en si bonne compagnie.
Ce rituel s’est colporté d’année en année alors la surprise s’est diluée. C’est dommage, je comptais beaucoup sur cette situation gourmande inespérée dans un musée... Je n’ai pas connu d’étudiants qui n’aimaient pas le chocolat.

Pastels

Au musée des beaux-arts de Nancy, il est possible de dessiner aux pastels de couleurs. Dans les grands musées c’est impossible. En province on nous fiche la paix, pas dans la capitale. En fait, nous ne demandons pas la permission, c’est plus simple. Nous sommes discrets avec nos bâtons de pastels gras.
Attention ! Nos exercices sont toujours très respectueux, c’est même notre sceau avec aussi le plaisir, la joie, la motivation.
J’affirme, que la plupart du temps les surveillants apprécient nos facéties qui les amusent, alors ils relâchent l’attention.
C’est dans le train que le travail pour entrer au musée commence. Nous préparons quelques carrés de papier de format 7x7 environ sur lesquels, nous superposons trois couleurs grasses assez proches les unes des autres et une couleur plus dissonante, donc quatre glacis. C’est dans le musée que les cartons colorés vont s’animer. Je choisis un grand tableau pointilliste de couleurs vives. Chacun recherche la couleur présente sur la grande toile parmi les couleurs préparées au pif sur carton dans le train. Au top, tout le monde lève son carton et le place plus ou moins là où il est repéré sur la toile. La toile se trouve couverte et tapissée d’une quinzaine de carton tenus bras tendu. Un d’entre nous prend une photo et  nous recommençons devant un autre tableau. Bien sûr, nos bras sont à une distance raisonnable de la toile, c’est à dire à un mètre ( Soit dit en passant, c’est la marge qui me sépare de Merise.)
Cet exercice permet de repérer et de percevoir la complexité des couleurs utilisées par certains artistes, c’est tout, c’est beaucoup.

Autre discrète aventure colorée, une variante.
Chacun se rend auprès d’un chef-d’œuvre, il choisit une minuscule zone de couleur, il l’examine et essaye de mémoriser la couleur complexe. Il revient au QG, de grandes banquettes à l’écart des œuvres. Aux pastels, il recherche la couleur sur un petit carton, puis il retourne devant l’original avec son échantillon caché dans le creux de sa main. Il jette un coup d’œil, s’il n’est pas satisfait, il retourne une deuxième fois au QG pour rectifier et ainsi de suite. C’est un exercice difficile. Il est impossible de travailler les couleurs en face de la peinture, c’est formellement interdit : le musée craint les démangeaisons des visiteurs tentés de rectifier un nez, un bouton de guêtre, etc... Clairement dit, dans un grand musée, nous devons préparer nos mélanges de couleurs discrètement, bien éloignés du chef-d’œuvre pour ne pas être repérés.



Vivant

Devant un Rubens exubérant, impossible à imaginer, démesuré de 6 mètres sur 10 environ, à Nancy. Trente personnes drapées gesticulent comme si c’était l’heure, la minute de la fin du monde, c’est ça Rubens. A nous, il nous faut dix minutes pour, nous immobiliser en avant de la toile. Nous tentons de nous pétrifier dans la position des personnages englués en retrait, à plat dans leur pâte baroque presque brossée au balai.
Lorsque nous sommes plus ou moins en place et tétanisés, c’est le gardien lui-même qui se propose de nous photographier pour immortaliser ce double de chair et de vitalité ! Une cinquantaine de personnes au total sur la photo.

Devant le grand bleu taché de Yves Klein, le groupe s’interroge : C’est quoi toutes ces grandes éclaboussures outremer ? Ce sont des traces et des empreintes de corps humains. Des femmes de toute évidence, seins écrasés, bas-ventre, sexes touffus triangulaires mais, pas de traces de cheveux. Il y a eu de la turbulence sur cette toile. Nous imaginons  la chorégraphie des trois ou quatre filles bleues en 1960 et quelques printemps. Naturellement, trois filles du groupe se lèvent et reprennent les déplacements supposés des filles enduites de peinture. Il faut encourager la quatrième qui est hésitante à se mettre ainsi en scène dans cette grande galerie. Elles tâtonnent quelques minutes. Allez, rejoignez la toile ! A peine priées, elles réalisent, habillées bien sûr, sans peinture forcément, les actions de ses quatre femmes qui elles, nous ont laissé, leurs anthropométries vénusiennes, cinquante ans plus tôt. Les visiteurs de cette galerie en sont curieux et amusés. Personne n’intervient pour les interrompre, nous sommes souvent sur le fil du musée à 50 centimètres de l’œuvre nue.






À la porte de l’avion

Couchés je ferais confiance à mes sens instinctifs et amoureux. Il n’y pas de couette et je vois bien quelle veut que ce soit officiel, comme filmé par-dessus, sans cachotterie. J’écris cela sans savoir ce que vaut mon affirmation. Je me souviens qu’elle m’a donné la télécommande de nos deux corps, fort de mon expérience sexuelle de couple bien affranchi.
Alors, je prends la chose en main, pas encore maintenant, plus tard ; ça dure. On n’arrête pas de parler de ciné, de plan séquence, de mise en scène de dialogue rohmerien et truffaldien. Des conversations qui ne m’aident pas à prendre  les mesures nécessaires excitatives pour une première pénétration. Penser à ce maladroit de Jean-Pierre Léaud  me fiche encore plus la trouille.
-  Tu arrives à oublier que c’est une de tes étudiantes ?
Une étudiante ? Je n’y pense plus quand nous ne sommes pas en cours. A cet instant, nous sommes deux compères. Et je m’interroge ; pourquoi se déshabiller et s’enfiler comme si on voulait faire des enfants ? L’instinct nous y pousse mais, c’est très bien sans cela, on rigole bien sans éjaculation ni orgasme, peut-être même plus. Nous sommes moins sérieux en tout cas.
Tout nous pousse comme si j’étais à la porte de l’avion et qu’il fallait sauter parce que c’est le moment, ne pas passer pour un dégonflé. Pourtant, le panorama de la porte ouverte d’un avion n’a rien de bandant, et puis je ne suis pas encore à l’orée de son sexe, à 50 centimètres et encore tout habillé contre le froid. Les cités U marseillaises ne sont pas beaucoup chauffées en janvier ou février.
Puis on finit par faire comme deux enfants qui se disent :
- On essaye de faire comme les grands ?
 On ne se le dit pas  mais, on le fait et d’un coup, plus de ciné, le silence qui dure longtemps, super longtemps. C’est long pour s’échauffer, c’est mon excuse. Je sais qu’elle pense depuis le début de la soirée à mon pénis qu’elle n’a jamais vu ; Cerise l’a vu, Merise va en ressentir la chaleur. Elle imagine peut-être qu’enfin elle va avoir comme toutes les femmes une chose improbable qui va glisser à l’intérieur de son étui tout neuf. Un écrin fait pour. Pas seulement pour sortir des enfants : tu n’as pas les organes pour cela, dixit Cerise.
- Une défloraison c’est pas de la tarte…
J’ai toujours entendu dire cela de la part des fanfarons qui n’en ont entendu parler que par d’autres fanfarons plus âgés… Ce n’est donc pas d’une une grande crédibilité. Toujours est-t-il que je ne peux pas chasser ma pseudo-connaissance du sexe féminin vierge. Je n’ai que ces bribes machos à me mettre sous la dent ; pour un garçon c’est flou. Pas d’avis de filles et pas d’internet à cette époque qui aujourd’hui, change bien la vie sexuelle d’un puceau, j’imagine. Tiens je vais taper "dépucelage d’une fille consentante, exigeante de sa première fois et en attente d’une preuve d’amour entre deux êtres."  C’est trop long pour Google.
Je fais mon possible pour intéresser celui qui est encore avec moi sur ces lignes. Je ne doigt[26] pas inventer une défloraison de roman.


En apesanteur d’images jusqu’au Musée Unterlinden à Colmar

- Encore un chapitre sur l’image, les images, y’en a marre ! Les deux cerises sur l’oreille ne sont pas dans ce chapitre, alors à quoi bon ?
- Saute ce chapitre, si tu veux…

Celui qui trouve saoulant cette déclinaison de chapitres sur les images dans tous leurs états, doit changer de lunettes puisqu’en fait, depuis le début, il ne s’agit que d’histoires et d’expériences de la vision et du cerveau qui nous trompe de jour comme de nuit, rien d’autre, je ne parle que de cela... Oui, ok, je vaseline abondamment cette réflexion des relations que j’ai avec mes différents élèves ; rapports heureux, malheureux et dérapages.
On est reparti pour une virée visuelle.
Pédibus, une classe de collège en route pour Colmar. D’un bon pas, on va découvrir le retable ; ce célèbre Christ en croix et en putréfaction à côté duquel Saint Antoine patron des médecins, en pleine forme, trône en guérisseur du Mal des Ardents[27].

27, une classe d’élèves de quatrième, Annie la prof de bio et moi. Nous sommes atteints par cette saloperie de maladie et nous partons à pied nous installer devant le célèbre grand retable d’Issenheim dans l’espoir de guérir. La mosaïque d’images complexes peintes sur des planches de tilleul sera notre salut. On fait semblant…
Il n’y a guère que moi qui y crois dur comme bois. Je soupçonne les élèves de se foutre de mon histoire comme de leur premier jeans. Ils sont ensemble, ils s'égayent, ils ne sont pas dans les murs de leur collège et ce sont les derniers jours de juin 1991. De plus, ils dorment sous les tentes puis dans le grand dortoir d’un séminaire désaffecté.
Pour les mêmes raisons, je retourne dans ce séminaire des Trois épis avec les professeurs des écoles stagiaires en 2002, nous organisons un jeu de rôle. C’est grandiose !

(Je fais des chassés croisés avec les étudiants des beaux-arts de Marseille (1983/1990) les collégiens de Remiremont (1990/95, et les professeurs des écoles stagiaires d’Epinal (1995/2013), peu importe si vous vous perdez dans les âges, les lieux et les années, c’est finalement toujours la même aventure plus ou moins corsée, c’est tout. N’essayez pas à tous prix d’y mettre de l’ordre ; c’est le retable qui est le personnage principal dans ce chapitre.)

Je rembobine.
Avec les adultes stagiaires de plus ou moins 23 ans, j’organise un jeu de rôle dans un ancien séminaire. On réunit les grands de l’Europe d’une époque où s'affrontent le Moyen Age et la Renaissance, et où pointent les Temps Modernes : Paracelse, Vinci, Copernic, Erasme, Saint Thomas d’Aquin, Calvin, Dürer, Ptolémée, Le pape Grégoire, Grünewald. Oui, il y a des intrus indispensables et aucune femme[28] dans cette liste.

Ces grosses légumes font le bouillon de notre table ronde d’un soir dans cette communauté désertée de séminaristes. La salle fiche les jetons, Luther encapuchonné croise le verbe avec Erasme. Ambroise Paré gesticule comme un diable (Les stagiaires professeurs ont préparé leurs argumentations bien avant cette soirée.) Ça chauffe, brûle mais, toutes ces têtes de gondoles campent sur leurs positions.
Luther  XVIe ; -  Seule compte la foi,  les œuvres peintes sont inutiles et personne n’ira au paradis plus vite que les autres, il est inutile d'acheter des années de purgatoire. Arrêter le trafic des indulgences qui ne fait qu'enrichir le pape et les évêques ! 
Saint Thomas d'Aquin de son XIIIe siècle lui répond ; – Non ! Il faut recourir à la peinture et à la taille de la pierre et du bois pour mieux diffuser le message d'église…
Un anonyme ; - Tu dis cela mais, tu le fais presque à reculons parce que vous faites toujours une opposition sourde au culte des images. Vous vous en méfiez ?
Saint Basile ;  - On ne peut rendre honneur à l’image du Christ que quand elle a atteint le prototype.
Grünewald ; - Je ne veux pas que ma peinture soit un objet d'adoration. Si je peins ce retable, ma peinture devra être puissante, elle devra vous transporter ailleurs que sur la réalité de la terre. Je vais tout exagérer jusqu'à l'incrédibilité...
Je vais travailler le contraste entre l'aspect terrestre est ma profonde réalité spirituelle...
Calvin ;  - La peinture en tant qu'image de dévotion est dangereuse la peinture en tant que telle est indigne du Chrétien.
Crêpage de chignons pendant une heure, ça fait peur.
Ça crée l’atmosphère idéale pour arriver le lendemain devant le retable du Musée d’Interlinden. Je dors mal cette nuit-là.




Vers midi, en 1991, les collégiens arrivent à Colmar. (Hé, ho ! Je viens de reprendre le fil avec les collégiens)
Nous venons de vivre quelques jours à travers les montagnes sans une image à nous mettre sous la dent. C’est volontaire, je veux étudier cette situation: pas d’appareil photo, pas de magazine, pas de pub... Ils ont piqué (ou non !) les yeux de leurs photos d’identité… Ils sont entrés dans ma tente noire occulte.
Les collégiens assistent aussi à la révélation de quelques-uns de leurs dessins au crayon ; une fougère aigle en crosse, un chemin de lierres, quelques calices de lupin. Ils se surprennent à bien rendre compte de ce qu’ils observent, ça aussi c’est magique.
Un chamagnon[29] croise notre route. Il nous présente trois images religieuses gravées sur bois, d’assez grande taille.
Il est en route pour l’Alsace, il a 50 kilos d’images sur le dos. Il va les vendre sur les places publiques des villes du Côté de Belfort et pousser vers le Sud. Il nous a lu les prières gravées sous ses trois plus belles "images de préservation". Toute la classe le remercie pour sa gentillesse, nous ne lui en achetons pas.






À l’entrée du musée les collégiens ont les yeux bandés, ils le font eux-mêmes avec entrain. Nous entrons en nous tenant par une manche, il y a quelques marches. Le staff du musée nous laisse faire un peu surpris. La guirlande des 25 adolescents serpente dans le cloître et entre malaisément dans l’église. Annie et moi, les aidons à s’asseoir devant la sinistre Crucifixion. Ils sont toujours aveugles. Quand le calme revient, ils enlèvent leur système d’étanchéité.
Privé d’images pendant trois jours quel va être le choc lors de ce recouvrement  d’images ?
- C’est ça ?
Il faut comprendre ; "Ce n’est que ça."
Oui, certains sont déçus, d’autres, les fayots et ma chouchoute Florence/Corrège s’extasient pour me faire plaisir. Je sais qu’ils auraient tous préféré la Géode du Parc de la Villette, un film avec lunettes 3D. Je m’en doute mais, je n’en tiens pas compte, je vais jusqu’au bout de mon idée.
Nous découvrons dans toute la nef le retable démantelé pour une présentation aisée. Je garde les monstres de la tentation de Saint Antoine pour le bouquet final, chacun s’attribue une bestiole composite et la dessine. Il y en a une pour chaque élève.

Le lendemain du jeu de rôle (avec les stagiaires professeurs des écoles) à l’extérieur du musée, sur le trottoir, nous fabriquons les masques des monstres. Nous nous référons à nos croquis; du papier journal froissé et du scotch d’emballage marron, en une heure. Lorsque les  grosses têtes brunes monstrueuses sont prêtes, nous enfilons des combinaisons blanches et nous déambulons dans le vieux Colmar. Nous entrons dans les magasins et envahissons les terrasses des café sans appréhension. Les disgracieuses têtes sont tenues à deux mains devant nos visages, ce sont les dégâts visible du feu des Ardents ; la vision de Saint Antoine libérée déboule dans les rues.


Tout le verger

J’écoute en ce moment James Ellroy en mp3, ça m’influence. Il ne faudrait pas lire quand on écrit : Deux policiers amis et boxeurs viennent de tuer deux noirs. Le premier flic rentre chez lui, il est surpris d’y découvrir la copine du deuxième flic sous sa douche, elle l’attend. Il considère que ça le gêne de faire l’amour avec la femme de son ami le jour où ils viennent de buter deux types. Moi, je n’ai tué personne, je ne fais pas le poids avec une histoire comme la sienne. Et il va tout de même bien falloir y aller dans cette étroitesse qui réclame et c’est bien sûr que je vais y éjaculer, ça ne fait pas un pli. Je ne fais que tourner autour du pot aux pétales roses parce que j’ai une appréhension plus grosse qu’une paire de jumelles.
- On ne pourrait pas rester bons amis de festival de ciné d’art et d’essai ?
Je le pense vraiment, je n’ose pas le lui dire.

Et puis, à un moment donné, j’ai l’envie impérieuse d’en profiter comme d’un fruit, d’une grappe, de tout un verger. C’est mûr après la taille, la floraison, l’arrosage ; seins, fesses, joues, cuisses, lèvres pourpres.

Vous les filles, n’y voyez aucune précipitation quand j’écris "envie d’en profiter". Plus correct serait, "se laisser aller"… Non, ce n’est pas non plus l’expression idéale. "Se laisser aller " suppose que l’on ne calcule rien… ça ne me va pas. Si on ne maîtrise pas, ça peut aller trop vite. Alors que "vouloir en profiter" c’est cueillir le fruit en le tournant sur lui même et puis en l’appréciant en bouche. L’homme doit faire gaffe, les choses peuvent aller si vite et Pfouff… Il s’en suit qu’il est aux abonnés absents un certain temps ou alors, il faut faire semblant haletant d’être encore au fond jusqu’à l’éclatement du fruit mûr. Une grenade qui vient d’on ne sait pas toujours où lorsqu’on ne se connaît pas. Elles n’ont pas de carte à nous donner comme pour un don de sang. Je suis A2 positif et vous ? Vaginale mais, ça dépend si vous me caressez plutôt là que là, ça peut être autrement si...
Nous n’en sommes pas à ce stade ce soir là sur le matelas jeté au sol de la chambrette universitaire, à Marseille Luminy, à proximité des calanques qui méritent d’être classées à l’Unesco...
J’aimerais bien faire le minimum syndical pour mon plaisir et tenter le maximum pour le sien, que ce ne soit pas une déception pour la jeune femme que j’ai sous moi : je n’ai pas envie de lui laisser l’impression d’être un ami des bêtes en rut mais plutôt celle d’être avec elle et parvenir à la grande caresse d’un seul corps.
Pas de drap fantôme, pas de garde-fou, juste un préservatif.
Bonjour ! J’entre, je ne suis pas chez moi. Est-ce que je dérange ?
Je n’en ai pas l’impression si je me fie à sa respiration.
La voie est sirupeuse, c’est très engageant, j’y vais, je m’en fous, je ne fais plus gaffe, le plus loin possible, tranquillement, millimètre par millimètre. Le loin n’est pas bien profond, c’est dans la tête que c’est long puis, par conscience, je me retire lentement et caresse son corps avec mes mains moins érogènes.
Je replonge et me retire plusieurs minutes à chaque fois, six ou dix fois.
Pour me ralentir, à l’extérieur mon sexe ne doit plus être en contact avec quoi que ce soit lui appartenant sinon, le plaisir éclate et le risque est de me désintéresser de ses sensations à elle. Après l’éjaculation, jamais de débandaison, seulement de l’anéantissement comme après un 100 mètres. Mais, il y a un temps mort d’un quart d’heure minimum entre deux super excitations qui mènent à une rééjaculation plus riquiqui. Ce quart d’heure ne doit pas exister. Que ferait-elle durant ce temps mort ? Et précisément au moment où elle est tendue comme un arc. Privilégier ses sensations et entraver les miennes, je m’y tiens.
Résumé : ce fut super ! D’un commun débriefing nous convenons que c’est la meilleure chose que nous ayons faite ensemble…

"- J’avoue avoir inventé la partie chaude de cette aventure pour relancer le lecteur. Qu’est-ce qu’il ne faut pas faire !
Waouh ! Ça fait plaisir de savoir que l’on peut réécrire sa vie…
Je m’auto congratule respectueusement ; je me sens prêt à écrire un vrai roman avec de vrais personnages bien vivants comme s’ils avaient vraiment vécu dans l’eau de vie. A la suite de ce pavé biopic je vais jeter les oripeaux de ma vie à moi qui me sert jusqu’ici de liquide amniotique. Fini les exercices natatoires d’écriture, à moi la fiction. "
- Doucement, t’emballe pas, la fiction ça sera pour le roman suivant.
J’avais écrit ce triangle amoureux en un seul chapitre. J’ai hésité à l’insérer dans cette suite de témoignages sur mon enseignement. Initialement mon but était de booster quelques jeunes profs d’arts plastiques lecteurs… Les inciter à foncer, à ne pas s’économiser. J’ai bien essayé d’amuser le lecteur avec quelques hideux faits divers divertissants pour l’aider à avaler les chapitres pédagogiques et didactiques, mais pouh !
Sous les conseils d’un sévère lecteur, j’ai disséminé et dissimulé le texte charnel en petits morceaux comme un assassin, c’est plus malin. Ce jeu de piste fripon n’est pas un hors sujet ! Il pointe la fréquente attirance du (de la) prof pour une (un) de ses disciples et vice versa.

Péché : j’ai écrit avoir imaginé le feu d’artifice final avec Merise. J’ai menti, ai un peu peur des lecteurs…



Souvenir d’une image.

-  Ce chapitre ne va pas être passionnant, je le sens...
Rien sur la vraie vie de mes proches et de moi même déshabillé de mon travail de prof mais… ça va arriver, promis. Je dose, j’ai encore des cartouches.
Si vous n’avez pas de passion pour le bras de fer du prof avec sa classe, je comprends votre attention vacillante
Je choisis pourtant des morceaux qui ont du chien !
Et je laisse sur le trottoir un monceau de séances courantes ; plus de 90%...  90% de ma mémoire bien encombrée pour rien. Je me débarrasserais pourtant bien de ces crottes virtuelles inutiles ; mes vrais dossiers de mémoire en papier sont stockés en rouleaux au grenier, eux. Ils respectent perplexes mon indécision à les traîner à la déchetterie.

Souvenir d’une image deuxième tentative.

Top, top, top, Ludovic me tapote l’épaule tous les ans en automne ; il me rappelle que je dois proposer le sujet de travail "souvenir d’une image" que j’ai donné à sa classe lorsque lui-même était en première année. Ludovic est d’origine arménienne, noir de cheveux drus avec un accent marseillais qui cache le beau gosse… Et moi alors avec mes o vosgiens qui montent toujours ô.
Il a deux bonnes raisons d’insister à vouloir m’assister. Il avait réalisé un excellent travail, ce qui flatte mon ego de prof utile, c’est sa raison alibi. Il a une raison plus fraîche à vouloir m’assister, il veut repérer les plus belles filles des trois groupes qu’il va voir défiler devant lui lors de ces trois jours dans mes cours. Il est malin et ça m’amuse.
Il leur présente le travail comme ayant été une période féconde et enrichissante pour lui et toute sa classe. Il s’enthousiasme face au groupe, c’est du pain béni pour moi.
Son charme est incontestable, ça mord toujours mordu mais jamais la poissonne prend  bien longtemps la mouche.
Le sujet saga doit tenir les nouveaux groupes en haleine trois mois… Mais bon, l’intérêt du travail ne tient éveillé que moi. Ça fonctionne cahin-caha, uniquement le jour de ma présence bimensuelle dans l’atelier et encore ! Ce jour là ils ne bossent à fond que lorsqu’ils ont eu l’entretien avec moi. Quand je lève le nez, ça m’énèèèrrrvee de les voir glander. Je ne le fais pas voir.  Ce n’est pas vrai pour tous.
Je sais bien qu’un élève a envie qu’on lui donne une leçon particulière…

Par la suite au collège, pour m’économiser, c’est vital, je dois donner l’impression à toute la classe que je parle distinctement à chacun. Cela semble une gageure d’avoir une vision assez large des possibilités d’une classe et surtout d’anticiper leurs possibilités, j’en doute.
Pour m’entraîner à améliorer ma vision panoramique d’une classe, je réalise chez moi moi le nouveau sujet que je lui destine : je tente de balayer toutes les possibilités qu’offre le sujet incitation que je leur concocte. J’éxécute en dessin une vingtaine de réponses différentes. Avoir une pensée distincte pour chaque tentative ; classiques, saugrenues, techniques, tordues, poétiques et la mixture. Tous mes dessins jonchent le sol :
- Ouais ! Je suis capable de repérer la riche typologie d’une classe bigarrée.
J’ai anticipé les trucs et tics qui reviendront en atelier, j’en suis certain avec les 25 oiseaux : les stéréotypes, les culs de sac, les hors sujets brillants ou non. Je pense être entré dans la pensée créative des différents collégiens. Je suis devenu la masse hétérogène d’une classe.
Ce que je viens de faire a quelques points communs avec de la version écrites des "Exercices de style" de Queneau [30]. Non ?

Pour réussir à trouver les deux douzaines d’idées d’élèves possibles, je me vidange la caboche chaque fois que j’entreprends le dessin suivant. Je ne réussis pas à tous les coups. Je veux comprendre comment fermente la fourmilière classe. C’est prétentieux… Je suis dans un long couloir noir, les portes sont fermées elles ne demandent qu’à être ouvertes, le hic, c’est que je ne les vois pas, je me cogne, je sais qu’elles sont là, j’ouvre ou en entrouvre une vingtaine...
Je découvre par la suite que je faisais de la didactique[31] sans le  savoir.




Qui trop enchâsse perd sa place

Renaud me recommande de ne pas mettre de notes de fin de pages. Il dit qu’il est aisé de cliquer pour obtenir l’info sur internet. Oui c’est vrai. Néanmoins, lorsqu’en 1958, je prenais un dictionnaire pour lire mon premier livre long, "Sur la piste de l’Orégon,"  il me fallait chercher à tout bout de champ dans le dico et je me suis lassé. En 1968, j’ai nettement préféré lire "l’Etranger", tous les mots sont compréhensibles… (Sauf claudiquer que je ne connaissais pas, vérifiez page 67 en collection de poche… pour la page, c’est pas possible de faire un clic pour s’en assurer.)
Avant, je plaçais des mots faciles dans mes phrases pour que n’importe quel lecteur puisse me lire.
Saperlipopette, aujourd’hui j’ai appris à enchâsser[32] des vocables tarabiscotés dans mes syntagmes alors, je m’y adonne spasmodiquement… Et j’ai tort, car à la relecture, plus tard, je ne comprends même plus ce que j’ai voulu dire.

– M’enfin Renaud, personne n’est obligé de lire mes notes ! Mes notes sont l’occasion de faire une pause pipi comme pour les pubs à la télé. Celui qui ne lit ni les notes ni les phrases entre parenthèses et qui lit en diagonale fait une traversée bien dégraissée de cette bio…
Ce gros mot "didactique" m’a échappé ; longtemps je me suis couché de bonne heure[33] sans savoir ce qu’il signifiait. Je déteste les jargons qui me tiennent à l’écart.
Promesse : je vais musarder autour de cette science de l’éducation quelques dizaines de lignes encore puis, je reviens à du tout venant qui coule limpide.
À mi-parcours de ma carrière, je comprends que la didactique et la pédagogique s’apprennent, soit après douze ans d’enseignement (Beaux-Arts et collège) il m’en reste dix sept.
J’aurais gagné du temps  à rencontrer plus tôt les spécialistes dans ce domaine !
J’avance avec Sophie une jeune professeur des écoles étoile. Elle n’y va pas sur la pointe des pieds mais, plutôt en bottes. Elle progresse à coup de machette.
Elle défriche pour son "mémoire". Sa question centrale est l’enseignement. "Peut-on enseigner les arts plastiques ?"…
Je suis son tuteur de mémoire. Je suis son prof ressource et c’est presque l’inverse.
Etonnant non ! [34] 
Je comprends en même temps qu’elle, par elle. Sophie avance vite, moi j’ai la raideur de la couche générationnelle du dessous qui ne rejoue pas facilement son expérience.
Aujourd’hui, je suis plus ou moins au point depuis quelques années et hop, c’est la retraite forcé à 65 ans… je l’ai déjà dit, je sais mais, il y a des refrains dans les chansons épiques…

Double décimètre

Quelques mois après l’épisode de l’érection pour voir, savoir et analyser un zizi, Cerise revient à la charge.
Je prends une douche chez elle dans sa minuscule chambre de cité universitaire. Une journée de cours épuisante avec toute une classe d’étudiants qui travaillent pour la plupart comme des limaces ou attendent mes conseils sans en tenir compte d’une semaine à l’autre, une sorte de politesse dont je ne suis pas dupe, peu importe, je fais comme si l’élève avait réellement des difficultés à trouver son cheminement. C’est à cela que je repense sous les jets d’eau revigorant de la douche universitaire de Cerise.
-  Gilbert, tu peux me montrer ton zizi !
-  Tu l’as déjà vu, arrête de jouer à la gamine !
-  Allez, je veux le revoir !
Cerise est craquante et je ne sais pas lui dire non… Ce n’est pas vraiment désagréable de montrer son pénis à une fille que l’on apprécie. Ho ! Ho ! Doucement, je te rappelle que nous ne nous sommes pas touchés. Je te l’ai déjà dit mais comme j’éparpille les morceaux du cadavre dans tout le bouquin, je dois te rafraîchir la mémoire qui n’est pas un disque dur : Cerise n’en a pas du tout envie de faire l’amour avec moi !
- Montre-le moi, s’il te plaît !
- Non.
- Montre-le moi… Merise m’a dit qu’il était bien.
- Qu’est-ce que ça veut dire bien ?
- Bien comme il faut.
- Il faut quoi ?
- La bonne longueur.
- Pourquoi, il y a une bonne longueur ?
- Merise m’a dit que ton sexe lui allait bien.
- Elle t’a dit ça ? Elle se marre.
- Oui, elle trouve que ton pénis est bien pour elle, il est juste à sa taille.
- La taille de quoi ?
- Elle dit qu’il n’est pas trop gros, pas trop long, qu’il est fait pour elle et que lorsqu’elle trouvera son vrai mari, ça serait bien qu’il en ait un de cette même taille.
Elle avait préparé un double décimètre. Elle ne me donne pas le choix, elle vient vers moi. Je ne suis pas érection, un peu gonflé tout de même donc plus présentable que tout recroquevillé par une douche froide.
- Allez ! Je veux mesurer ! Je veux le même moi aussi. Elle éclate de rire mais, je sais que ce n’est pas une plaisanterie.
- je veux mesurer la grosseur et la longueur, Merise m’a dit que plus gros ça lui ferait peur, toi, tu as le bon, la bonne taille.
- Bon d’accord, je ferme les yeux,  tu  peux mesurer sur toute la couture.
Elle n’a pas envie de tenir la chose entre les doigts pour mesurer : ça tient tout seul. Elle est appliquée comme une zoologiste qui prend les mensurations d’une bestiole qu’elle va devoir relâcher dans la nature. Elle mesure les testicules, gauche, droit, ça la fait encore plus rigoler d’en voir un plus bas que l’autre. Elle inscrit les chiffres au stylo bille sur sa main. Si je décris cela, c’est que je n’ai plus les yeux fermés.
- Tu vas transmettre ça à Merise?
-  Oui, elle me l’a demandé. Elle n’ose pas le faire elle-même.
- Ca ne m’étonne pas trop et moi je n’aurais pas osé le lui proposer, pas tout de suite, c’est encore tendu.
Je ne savais pas qu’il pouvait y avoir une bonne taille pour tel ou tel garçon pour telle fille. Il doit y avoir des légendes.
-  Elle pense qu’il y en a de toutes sortes, qu’il y en a qui font mal.
Je suis plutôt content qu’elles aient cet avis sur ce qui pendouille entre les jambes, ça me va bien. Je ne suis envieux de personne et je suis persuadé que cela n’a pas une grande importance dans la relation amoureuse.
- Tu ne vas tout de même pas te balader avec tes inscriptions sur la main lorsque tu rencontreras un garçon qui te plaît ?Tu lui diras ; Tu me plais bien mais quelle est la taille de ton zizi en érection ?
De la part de Cerise, rien n’est impossible dans ce domaine, elle le fait avec un tel naturel que les gars lui obéiront sans savoir vraiment comment ils en sont arrivés là.
Une collégienne demande à sa prof d’EPS si sa foufoune était blonde comme ses cheveux, elle était en quatrième, ça a surpris la collègue. Je vois toujours cette fille, elle est de la même typologie hipocratienne que Cerise.  


Souvenir d’une image
(Troisième tentative pour ce chapitre qui va derechef capoter, c’est encore une digression.)

Lorsque je propose le plat du jour à neuf heures, les étudiants retardataires s’informent auprès de leurs camarades. Ceux-ci leur livrent mes propos à la louche et ça donne cette faisselle.
- "Fais ce que tu veux !".
La première fois que j’intercepte cette réduction, je ne bois pas du petit lait. Contrarié, je finis par m’y adapter et puis, je me surprends à professer moi-même cette phrase à tous ceux qui arrivent échelonnés.
Je me tords comme une serpillière pour pondre des incitations de travail rigoureuses, étayées, resserrées et on me les réduit à ;
- "On n’a pas compris tout ce qu’a dit Gilbert mais, ça veut dire, grosso modo que toutes les possibilités de travail sont bonnes".
L’étudiant ponctuel fait peut-être de la rétention d’informations face aux retardataires ? Ou alors il fait un raccourci flegmatique de la super mission artistique dans laquelle je les entraine ? Peut-être ne comprend-il pas lui-même ?
Plus simplement, je crois que toutes mes contraintes et mains courantes sont si difficiles à réexpliquer, je suis souvent confus, luxuriant, ramifiant, que ça coupe le sifflet à celui qui doit relayer oralement le sujet.


Souvenir d’une image IV ou vieux chewing-gums

Nous avons tous des images chewing-gum collées dans divers recoins du cerveau. Décoller ces images de là où elles sont tapies pour les révéler au grand jour (dans le sens chimique du terme) est une opération de spécialiste. Un de ces chewing-gums sera l’amorce de la mission (le thème, l’incitation, le sujet…) qui occupera chaque étudiant un trimestre.
" - Il faut absolument comprendre pour suivre ce chapitre, alors, je réexplique." 
Ayez à l’esprit une image que vous ne pouvez plus avoir sous les yeux. Vous captez bien l’aura de cette image virtuelle quand vous êtes concentré au max. Pour l’apprivoiser vous décidez de la dessiner en chair et en os sur papier … Admettons que vous y arriviez. Sans un mot d’explication, vous la soumettez à un ami en espérant lui faire partager les impressions que vous avez engagées dans votre dessin… Hum, hum.
" - Mon raisonnement est trop abstrait, il faut un exemple. "
Vous avez le souvenir d’une image encadrée placé dans le couloir de chez votre grand-mère lorsque vous étiez enfant. Ce sous-verre vous intriguait, vous ravissait, vous ne le compreniez pas. Aujourd’hui vous êtes adulte, la grand-mère est au firmament, sa maison a été relookée par M6 pour quelqu’un d’autre, bref, l’image sous-verre n’existe plus.
Il vous reste les éclats de l’image plus ou moins tamponnée, estampillée quelque part dans l’encéphale… L’empreinte synapstique de cette photo dans sa marie-louise d’origine est vraiment ténue.

Ce cadre placé au-dessus de la porte d’entrée de votre chambre de vacances d’été est trop haut pour être vu attentivement et vous n’êtes jamais monté sur une chaise pour sniffer l’image. Ce sous-verre suspendu par un clou forçat au-dessus de votre tête complote encore.
On y voit une jeune femme aux cheveux longs et amples qui présente un plateau de fruits. Le garçon qui est à son côté semble vous regarder fixement. De sa main pétrifiée il prend un fruit sans le regarder. La femme ferme peut-être les yeux. Vous n’identifiez pas la variété des fruits. Juste derrière, des grands arbres tordus et feuillus coupent court. Vous n’avez jamais questionné votre grand-mère sur cette image. Vous n’y avez jamais songé.
" – Allez, je vous le dis c’est ma grand-mère à moi."
Ce pourrait être une image à vous, non ? Oui ?
Cochez oui.
La maison de mes vacances, ma grand-mère, l’image… je n’ai plus la possibilité de scanner ce souvenir dans ses retranchements et c’est tant mieux, car je vais pouvoir errer "à la recherche de cette image perdue". Je m’y plonge et réussis une série de dessins qui me permet de visualiser mes impressions d’enfant, cette réussite me donne envie d’imposer la même démarche à mes élèves marseillais avec leur propre image oubliée.
" - Mettez-vous en quête d’une image nostalgique disparue, cherchez la, ne trébuchez pas sur la première venue, captez-la avec grâce parce que vous allez l’incuber jusqu’à l’overdose.
Je passe un contrat avec chacun d’entre vous : lors de notre prochain rendez-vous, je récupère une page manuscrite explicative qui doit me donner une idée de votre choix, ça sera notre complicité, les autres n’en sauront rien."
Ne pas donner d’exemples d’images oubliées pour ne pas aiguiller les étudiants !
Souvent, ils étoffent mieux leur écrit que le mien qui est trop bref. Je collecte les feuilles manuscrites qui sont souvent griffonnées de manière chaotique. En voici une (un extrait) parmi une centaine d’autres collectées en plusieurs années.

"Je n’ai vraiment connu mon père qu’à l’âge de 10 ans.
(Durant ces dix années, je ne l’ai vu qu’une seule fois.)
Un soir il est arrivé à la maison, c’était un militaire à képi blanc, costume beige. Quelques mois avant qu’il ne revienne ma mère m’avait dit ; "Tiens, c’est un cadeau de ton père." Le lapin avait une fermeture éclair sous le ventre et j’y rangeais mon pyjama. Ce lapin, je ne l’ai jamais retrouvé pourtant, j’aurais aimé le garder toute ma vie ; il représentait mon père, son retour."

À partir de maintenant, plus un mot, que des dessins, des documents, des croquis, des maquettes, des photos.
Cette étudiante peut tenter de dessiner son lapin mais, ça ne sera jamais le lapin blanc de ses dix ans. Elle devra trouver une progression graphique (et surtout pas littéraire) pour nous faire voir et comprendre l’état psychologique de ses dix ans… Ça sera très difficile !
En réalité, c’est très progressivement que l’on passe de l’écrit, puis de la parole, à la communication visuelle.
À l’arrivée ce ne sera plus que visuel.
La découverte mutuelle des travaux de chacun se fera de semaine en semaine ou naturellement le jour du bouquet final.
Leur page manuscrite est la main courante de nos séances. Avant chaque entrée en atelier, avant les entretiens individuels, je m’en imprègne afin d’étudier l’adéquation entre leurs premières recherches  graphiques et ce qui est expliqué dans le contrat.
L’entretien conseil, kérosène, picador, mouche qui pique, pommade, flagornerie, claque dans le dos ou soufflet, dure une petite demi-heure. Je ne vois le vingtième étudiant qu’en fin d’après-midi, l’attente est longue pour les derniers. Pour moi, c’est un boulot de forcené qui n’est pas très efficace, puisque je mouline presque la même farine à chacun.
Ils rament trois mois.
Je houspille, j’encourage.
Lorsque le couperet de fin du trimestre tombe du ciel, tous les travaux sont vomis comme des valises Samsonite sur le tapis roulant de l’aéroport. J’attends, je somnole trois mois et puis patatras ; mes yeux se troublent devant l’évidence de toutes les valises … Heu, de tous les travaux exposés.
Il a du y avoir des soirées "charrettes[35]" pour certains élèves !

Ma voix chevrote d’émotion lorsqu’au milieu du groupe je commente à grands gestes le travail de chaque étudiant.
Françoise me confie en aparté qu’elle ne couche plus avec les nœuds serpents. (J’aimerai aujourd’hui retrouver son papier, je vais fouiller, ça doit être possible. J’ai tenté de ne rien relire avant de finir ce chapitre.)
Françoise rêvait régulièrement de serpents multicolores entremêlés alors, elle s’est mise à décliner des entrelacs colorés de serpents cobras, boas, etc. Sur tous les formats.
" -  De plus en plus précis comme une révélation progressive qui se fait de dessin en dessin, le précédent entrainant le suivant comme un chapelet de crottes de bique." Précise-t-elle. 
Le travail abouti était aussi hypnotique qu’une douzaine de gidouilles du Père Ubu[36]… Le souvenir visuel que j’en ai est flou… y’a plus de reptiles grouillant dans les nuits de Françoise.
Elle aimait beaucoup son travail, est-il aujourd’hui retourné dans les limbes d’une déchetterie marseillaise ? D’avoir tant dessiné en plein jour, cela a détourné l’attention des reptiles nyctalopes. Mouais, l’interprétation n’est pas si élémentaire, j’en suis sûr.
Mon but n’a jamais été de la priver de ses serpents hebdomadaires, mais tant mieux pour elle... De la pure satisfaction de prof. Dans ces moments là, certains étudiants ne savent plus très bien de quoi je suis le maître, je deviens guérisseur suspect.
La thérapie par les arts, j’en ai déjà écrit une phrase moqueuse il y a quelques mois, page 27. Je ne suis pas un thérapeute, je n’y ai jamais songé, ça me fait rigoler, je suis seulement un "profplasticien" qui secoue ses élèves pour en faire tomber l’argenterie[37].
Je pourrais joindre une centaine de pages manuscrites de contrats de départ… En revanche rien de graphique[38], à l’arrivée aucune image à se mettre sous la rétine. Il n’y avait pas la photo numérique. Je suis seul à garder le bon souvenir du cheminement de certains mais, nous sommes encore assez nombreux à garder les images et les installations du résultat final exposé.

Sophie Calle, Annette Messager et consorts ne sont pas encore connus de moi et encore moins des étudiants à cette époque. Cette pratique artistique du retour sur soi est sans doute dans l’air du temps. Ceci énoncé, je ne suis pas certain qu’il y ait des points communs entre les œuvres de ces artistes et les images triturées de mes élèves de Marseille.
Je n’invente rien, il y a des artistes qui jouent sur le fil de la personnalité et sur la lame de la psychanalyse, Bosch étant un bel exemple, puis Van Gogh, Dali...
Désosser une séquence d’images oubliées devient attendrissant, forcément. C’est une opération chirurgicale qui tente de conjurer l’angoisse de cette impossibilité de revoir cette série de sensations imagées.
La première fois que j’ai proposé cette réflexion, je ne prévoyais pas des situations si à fleur de peau de la part des étudiants. Je souhaitais un travail riche, subtil, personnel et sincère et eux ils sautent à pieds joints dans les traumatismes et les meurtrissures de l’enfance. Ils sont très peu à choisir des histoires/images amusantes.
Tous leurs choix sont troublants, c’est la constante.


Le scotch du frère et de la soeur

 (Je viens de mettre le nez dans ma boîte d’archive, je n’ai pas résisté. J’avais oublié ce texte. Ya pas de cerise mais, c’est bien sexy.)

"Un après-midi peu commun - Du scotch sur la bouche, peur de se mélanger - Pas du tout envie de faire l’amour avec ma sœur -  la honte de moi, la honte de ma sœur, honte de la famille - Ma sœur a quinze ans, elle est grande et très mince, à la limite de l’anorexie, le visage de Lalanne dans les années 75 - Devant la télé sur le canapé – J’ai douze ans - Ma sœur me chahute comme bien des fois – Chien et chatte – Des mains vraiment baladeuses – Pas désagréable, honnête et intègre – On se retrouve rapidement sur la moquette – Elle me propose de se déshabiller – Il est interdit d’embrasser sa sœur sur la bouche et encore moins d’avoir des rapports sexuels – Après négociation ; la solution, du scotch sur la bouche nous fait tomber d’accord - Sur la sienne et sur la mienne – Je me sens moins sale et protégé – Je m’allonge sur elle, je feins de l’embrasser, on feint l’amour, on joue – Terrifiant fut par la suite le regard entre elle et moi – Je lui en voulais terriblement – Jamais on en a reparlé, peut-être un jour ou une nuit pourquoi pas…"
(L’ensemble fait onze pages manuscrites griffonnées, raturées, hésitantes surchargées. Dans cet extrait, j’ai bien respecté le ton  haché, décousu de ce garçon. En préambule, il parle de sa difficulté à faire pipi droit dans les cuvettes des WC, il en asperge partout, il y consacre quatre à cinq pages… Je ne comprends pas bien la relation avec ce qu’il appelle "l’inceste au scotch"…)
Je me souviens avoir lu son texte comme un professionnel qui vérifie sa feuille de route. J’étudie son texte comme tous les autres en imaginant le travail plastique possible et envisageable, sans jugement, sans a priori, comme un médecin qui diagnostique de belles hémorroïdes, à vingt centimètres, flegmatique, la routine. Je réfléchis à la manière d’aider ce garçon à construire son travail graphique.

Les étudiants commencent laborieusement leurs recherches graphiques Ils semblent tétanisés, déconcertés ; ils se font couler un souvenir d’images graves, ils se complaisent dans le bain qu’ils font mousser. Couverts de savon ils en parlent à leurs amis pour en profiter au max puis, ça se bloque à la bonde, le siphon est bouché. Bloqué. Ils ne voient pas comment ça pourrait s’évacuer puisque c’est si bien là-haut, réactualisé, ressassé au chaud dans les neurones. Alors, pourquoi et surtout comment commencer l’extraction visuelle avec leurs mains actives. Pourquoi agir avec un outil graphique plutôt que rester à l’écoute permanente de son cerveau bouillonnant. Ils privilégient la puissance passive de l’image choisie, j’en suis déçu.
Il faut combiner les deux, le cerveau et les mains.
Mais surtout les mains ; triturer l’argile, ou, ou, ou, ou, ou la pellicule, les ciseaux, la peinture, le papier et ne rien laisser s’échapper. Ils avancent sur la pointe des pieds...
Idem en fac. J’ai enseigné deux ou trois ans en faculté d’arts plastiques, j’y ai fait des vacations assez récemment, je ne réussissais pas à mettre les étudiants en situation de recherche.
Rechercher, c’est réfléchir avec un crayon qui dessine.
Des futurs profs d’art plastiques que je ne réussis pas à faire réfléchir avec un crayon ou autre "outil graphique" en main. Un comble ! Ils ne veulent penser qu’avec des mots écrits. Merde, ils ne sont pas en fac de lettres ! On peut aussi bien réfléchir avec des dessins, des signes, des graphismes.
Oui, on peut penser en ayant de l’argile en main, c’est l’argile qui agit sur les yeux et le cerveau… Je blague, les trois interagissent ; le cerveau, les mains, les yeux. On ne peut pas réfléchir à ce que l’on pourrait faire avec de l’argile en n’en n’ayant pas entre les mains. C’est l’argile manipulée qui dicte sa loi. Même raisonnement : on ne conçoit pas le prochain dessin en ayant les deux mains sur la tête, comme ça, en triangle isocèle, le menton sur la table bissectrice du triangle… C’est ridicule de croire cette position féconde, on pense le dessin en le dessinant…
Toujours avec le même raisonnement, en tapant ces phrases, je pousse droit devant moi, n’importe quoi, puis je vais reluire. (Je viens d’écrire "reluire", peut-être que je vais corriger, p’té-pas ! Je manipule les mots comme on allonge, étire, repousse, soude l’argile. "Reluire", n’est peut-être pas le meilleur verbe d’action mais peu importe, je relirai puis relierai le tout.)

Un ami sculpteur m’a scarifié quelque part dans le ciboulot que l’art c’est l’esprit de combinaison…

"Scarifié", ça fait mal, ça cicatrise mal. Mais ça laisse de beaux bourrelets sur les peaux noires… Etre artiste serait trouver de bonnes combinaisons : des combinaisons inédites. Une sonate de Beethoven est une combinatoire de notes. Écrire c’est combiner. "Labourer", me paraît plus juste pour l’idée que je veux donner de l’empreinte indélébile de cette phrase dans ma formation artistique.
Je festonne mon écriture en me référant à ma manière d’échafauder mes dessins et je vérifie que c’est exactement la même démarche…  J’aime par ruptures user les mots par maniérisme… Ce ne sont que des exubérances paysagères pour sonner les cloches du lecteur.

- Viens-en aux faits, qu’a-t-il bien pu réaliser comme images avec son histoire de ruban adhésif qui isole et protège ?
"Il", c’est Laurent. Il achète quelques rouleaux de scotch qui fait mal quand on l’arrache sur la peau. (A moins qu’on l’use un peu sur le rebord d’une table en le tendant et en le passant plusieurs fois de droite à gauche comme si on voulait scier le rebord de la table.) Laurent et sa sœur, se collent du scotch sur la bouche, chacun leur scotch, ça doit glisser au contact, chacun sa clôture pour se séparer et se faire moindre mal moral, selon leur avis de teenager. Il ne parle pas dans son texte de la difficulté à enlever le scotch sur ses lèvres. Il a d’autres préoccupations à ce moment là ; il est mené par le bout du nez.

Dans l’atelier de l’école d’art, Laurent refait seul l’action. Il se met inlassablement du scotch sur la bouche, des petits bouts, en travers, en double avec plus ou moins de contact. Il demande l’avis de ses amis. Il prend quelques photos mais très peu. C’est tout cela chercher. La photo est argentique en 1986, et la révélation n’est pas immédiate. Il ne se reconnaît pas sur les photos ou plutôt, il ne reconnaît pas l’enfant qu’il était à douze ans en face de sa sœur. Déçu, il décide de placer beaucoup plus de scotch sur le visage. C’est impressionnant, il se plie la peau, il ne coupe plus le scotch, il devient monstrueux, une photo en témoigne. Sur mes conseils, à la mine de graphite, il reprend une des photographies en dessin, celle qu’il trouve bien contrastée et bien contrefaite, il y a les yeux malicieux.
Un dessin sur format raisin, très minutieusement il fait une copie conforme de la photo au visage grotesque mais malin. Il me demande ce qu’il pourrait faire pour améliorer le résultat insatisfaisant à ses yeux de ce laborieux dessin sur lequel il se reconnaît encore moins que sur la photo. Quel conseil lui ai-je donné ?
Aux élèves bien ferrés qui me réclament un avis de relance alors que leur travail semble se terminer dans un cul de sac, je fais souvent cette pirouette ;
- Que ne ferais-tu pas, là, maintenant, avec ou sur ton travail fini ?
La réponse de Laurent est, je ne le déchirerais pas.
Alors fais-le ! Il réfléchit un instant, il est prêt à le faire, je l’arrête.
Pas si vite, pourquoi le ferais-tu ?
C’est vrai dit-il, j’exécute tes ordres, je suis idiot, je ne suis pas ton automate.
Bien réagi. Ma provocation est peut-être une piste ?
Il réfléchit. Il m’interrompt un quart d’heure plus tard, il a collé des bouts de scotch sur son super dessin. Son action n’a pas beaucoup d’incidence sur le résultat, seulement des bandes mates qui deviennent brillantes.
- Hum. Pas très audacieux !
Piqué au vif, en ma présence, il retire quelques bandes de ruban adhésif : des lambeaux de son visage déjà bien défiguré restent sur le scotch. Il en enlève une dizaine, il les replace sur une feuille à proximité. Je note que ça lui donne envie de déplacer tous les morceaux, il le fait. Il a maintenant deux visages côte à côte impossibles à reconnaître.
La semaine suivante, il a récupéré une photo de sa sœur à quinze ans, ça le gêne  d’être en la possession de ce trophée qu’il a  extorqué dans le désordre de sa mère. Il n’ose pas rencontrer sa sœur pendant qu’il travaille sur cette question, leurs attitudes incestueuses le dégoûtent encore sept ans plus tard, il a 19 ans environ.
La toute petite photo de sa sœur, il l’agrandit. C’est la technique du dessin qui lui plaît, bien plus que d’avoir sa sœur hilare en grand en face de lui. Cette fois il dessine avec les outils d’une trousse à maquillage de fille ; mascaras, ricil noir, rouge à lèvres poudre et vernis à ongle. Le résultat réaliste n’est pas très réussi, il a encore des progrès à faire pour arriver à ce qu’il espérait ; le visage de sa sœur est une mauvaise copie outrancière d’un Francis Bacon, tout le contraire d’un sfumato à la Léonard ou d’une madone de Raphaël.
Je ne me moque pas. Je lui demande de profiter de ses maladresses. Il a envie de reprendre cette idée de scotch collé décollé et transporté d’un papier sur l’autre.
Ça se complique, je crois qu’il est maintenant en possession de quatre portraits plus ou moins mixés et arrachés. Quelquefois, le ruban adhésif est ôté trop vite et le papier se déchire, il y a quelques trous dans les papiers.
Il achète encore des rouleaux. Il emballe et relie des petits objets entre eux. Il fait des binômes d’objets singuliers. Je n’ose pas dire qu’il "enlace" deux objets, qu’il les "étreint"; une pomme avec pinceau, une gomme et un paquet de cigarette, etc.
Je passe près de lui et lui soulève le casque écouteur de son lecteur de cassettes ;
- Elles sont surprenantes tes "sculptures". Je te fais remarquer que tu utilisais le scotch pour vous isoler et vous séparer et non pour vous relier comme pour une pratique de bondage.
Je veux lui expliquer ce que c’est, il m’arrête, il sait ; attacher son partenaire pour une relation érotique…
Il abandonne ses ligatures transparentes, c’est dommage, je pense que c’est une piste à poursuivre.
Ce sont les quelques trous dans les feuilles qui lui plaisent : ils sont dûs aux vifs décollements du scotch, il en obtient toujours plus et il maîtrise mieux son geste. Il renforce les contrastes à la mine de graphite 6B et avec différentes teintes de rouge à lèvres de tubes en fin de vie que ses camarades intriguées lui fournissent. Il entreprend des dessins différents, des variantes d’après photo, plus récentes.
Il photographie à la sauvette des couples qui s’embrassent.
Coup de théâtre. Il décide de superposer les six ou sept dessins et de travailler dans les trous. Un de ses copains expert à suggérer les ombres et lumières lui fait le boulot. Il faut voir que certains dessins sont si troués qu’ils sont des fenêtres ouvertes sur l’image suivante. On ne sait plus qui est qui, lui ou sa sœur mais on distingue bien une féminité et une tête grotesque de bonhomme. Que raconte Laurent, quelle histoire, ce n’est pas clair ?
 – Ça n’a pas à être clair.
 Suis-je obligé de répondre aux curieux qui n’ont pas suivi le projet. Laurent est séduit par son propre travail qui alterne entre précision du dessin et arrachage véhément. Quelques semaines plus tard je constate que son histoire de pipi sur la cuvette et de scotch sur la bouche de sa sœur entreprenante est un secret de polichinelle entre lui et moi, il a eu des fuites, c’est lui qui raconte son chef-d’œuvre à ses amis.
Mon travail de prof s’arrête à l’expo. Bravo Laurent ! Je ne lui ai pas demandé si ce travail lui avait été utile pour regarder sa sœur les yeux dans les yeux et rigoler ensemble de ce jeu d’adolescents.
Carton rouge : à la fin de sa lettre, il écrit qu’une nuit avec sa sœur n’est pas inenvisageable. N’est-ce qu’une  fanfaronnade ?
Laurent est homosexuel, il s’est affiché ainsi dans la cabine Photomaton de la gare.
La sexualité s’est alambiquée, surtout au commencement.


Idées noires

- Cerise et Merise, qu’ont-elles fait respectivement sur ce sujet ?
Je cherche quelques phrases commémoratives à leur propos. C’est simple pour Cerise, elle n’a rien fichu durant le trimestre, je lui ai tout de même mis une belle appréciation gonflée. Nous avons beaucoup papoté en cours lors de nos entretiens, elle utilise souvent ce verbe. A chaque fois elle s’engage à travailler mais rien, fidèle à elle même.
- Et Merise?
Merise a sans doute fait un travail impressionnant, je n’en ai plus le souvenir, rien. J’ai bien essayé de repenser à son image de départ, mission évocatoire impossible, il y a déni de souvenir, incroyable !

L’image incitatrice de Cerise est très drôle. Elle se souvient d’avoir été envoyée chez le psychologue scolaire par sa maîtresse de maternelle parce qu’elle ne dessinait qu’avec les feutres noirs… Elle a vécu ces extractions temporaires de la classe comme des punitions. Elle se sentait anormale. Elle n’a rien pu expliquer à ce psychologue qui lui demandait de dessiner en couleur. Jusqu’ici, rien de particulier dans cette histoire: c’est bien plus tard à la maison, que Cerise donne l’explication à sa Maman qui lui parle posément de sa propension à ne vouloir dessiner les choses qu’en noir.
- Maman, à l’école presque tous les feutres de couleurs sont un peu usés, émoussés et défraichis, seuls les feutres noirs sont en pleine possession de leur capacité graphique, alors je les prends, personne ne les veut, c’est tout…
Cerise a insisté sur ce traumatisme qu’elle a vécu lorsqu’elle se rendait seule auprès de ce Sganarelle.

Mon premier maître de dessin

Avertissement ! Si les chapitres sans les deux filles vous intéressent davantage que les autres, vous pouvez enjamber les quatre chapitres qui suivent. Dans le cas contraire, si elles commencent à vous gonfler, c’est ce genre de chapitre qu’il faut lire : que du pur jus de prof.

Deuxième avertissement ! Pour lire ce chapitre suppositoire[39] il faut pouvoir s’imaginer des attitudes et des positions de personnages dans le dessin des lettres écrites en capitales; le Z, est un personnage à genoux. Prêt pour l’expédition ?

Mon prof d’arts plastiques de collège est droit comme un I, je ne l’ai jamais vu L ni T et encore moins S. Lorsque nous rentrons à la maison par le train avec mes deux frères, il arrive que nous soyons dans le même wagon avec notre prof mais, pas un mot. Il est H quand il est assis dans la micheline ; attention, un H bas-de-casse donc h (ou dans l’autre sens suivant la banquette).
" – Ce professeur fut très important lorsque j’étais gamin mais, avec le recul je le case dans la casse[40] des caractères à refondre."

Au lycée, il nous impose régulièrement la reproduction de ses bons dessins d’artistes à lui et ça jusqu’en classe de troisième, rien au-delà de 1907[41], excepté Jean Lurçat.

Je pense que c’était au-dessus de son entendement. Collégien, j’y trouve mon compte à chaque fois, c’est un grand plaisir, je n’y apprends rien… Peut-être la précision ?
Alors que je peaufine une minutieuse gouache sur format raisin : un hiératique chasseur I tiré d’une image populaire yougoslave. Maladroitement, je fais une grosse tache bleue claire aux pieds du chasseur…
Put’in ! Il va falloir gratter avec une lame de taille-crayon. Parce qu’avec ce prof rien ne doit dépasser, toutes les gouaches de la classe doivent se superposer.
J’appelle timidement le prof I. BC, il considère la catastrophe (avec son stéthoscope) Y, il avise.
Et en quelques coups de crayons astucieux, il Æncre adroitement ma tache en un énorme G (geai !) tué au pied du chasseur bredouille l’arme aux pieds. V (victoire !) Le chasseur est maintenant fier de son trophée.
Non d’un pinceau, c’est la première leçon d’art que l’on me gifle et que je comprends : c’est l’instant le plus important de ma scolarité de collégien gouacheur. Je vais régulièrement réinvestir cet apport tout au long de ma croisière de prof.
Bien plus tard, je découvre cette phrase de Francis Bacon ; "la peinture n’est qu’accident."

-  …Et ce prof I ne se souvient pas du tout de moi ; trop sérieux, trop amidonné… comme s’il avait eu toute sa vie un manche à balai fixé dans le dos sur la colonne vertébrale.
 - Comment tu l’sais qu’il t’a oublié ?
-  Parce qu’il me l’a dit… Je lui succède au collège, à son départ à la retraite, juste après que je me sois fait virer de Marseille.
 C’était improbable, presque un gag quand j’y repense. Je le rencontre donc à la passation du pouvoir. Il n’a pas changé, nous nous ressemblons un peu, émacié et chauve mais, je ne marche pas si droit que lui et lorsque je suis assis je suis plus avachi que lui qui est h, moi je suis grand dadais g cursif.
C’est dingue, il se souvient bien du nom du deuxième prix en dessin de ma classe de collège, deux ou trois ans de suite mais, pas du premier… Et c’était moi.
Je lui donne pourtant une flopée de détails, j’en ai à revendre, ça ne lui fait pas retrouver "ma" mémoire.
J’avais pourtant une attirance tsunamiste retenue pour le dessin mais, ce prof vénéré, si, si, ne m’a pas vu m’approcher de lui. Un, deux, trois, soleil. Je ne suis pas une cerise.
Pas vraiment de compétence à cet âge, ça s’est développé par la suite, tout doucement, bien plus tard à Tahiti puis, aux Beaux-Arts en bossant comme Sisyphe.

Si vous croyez à la science infuse, fermez ce grimoire informatique et oubliez ma saga de professeur d’arts plastiques.
Si je ne crois pas moi, à l’enseignement des arts plastiques, à quoi aurai-je servi toute ma carrière ?
Si vous êtes persuadés que c’est dans les gènes, alors il me faut oublier mon envie de transmettre ce que je sais des arts.
Vous semblez assurés que dessiner, imaginer, créer est de l’ordre de l’essence divine, une idée de Platon : l’artiste agirait sous la dictée des dieux. Tu parles ! Essayez de vous mettre à bonne distance de la voix divine, quelle est la bonne fréquence. Non, j’vou’l’dis, que du taf … Pas de l’inspiration, que de la transpiration.

Vous avez une deuxième chance ; relevez l’écran de votre ordinateur portable et reprenez la lecture, je vous taquine.

Ma marraine Suzanne a exposé ce chasseur gouaché taché réparé avec le geai au pied. Format raisin 50x65, le seul dessin de ce format. Elle l’a subtilisé sans me demander mon avis de gamin. Une belle gouache dans l’esprit de Jean Lurçat. Elle l’a gardée jusqu’au bout du rouleau (1927/2012) dans son salon. C’est le même clou qui a maintenu l’œuvre. Elle y tenait beaucoup, le clou aussi.

Une étudiante, 25 ans, à l’Iufm se souvient de moi :
- Vous étiez un prof rigoureux lorsque j’étais au collège, (à 13 ans). Vous nous faisiez écrire notre nom, prénom et la classe au dos de la gouache, entre deux traits légers de crayons tracés à la règle.
Elle dénonce "mon" travers draconien devant toute la classe de stagiaires de professeurs des écoles. Je suis surpris par sa déclaration, j’ai toujours fait écrire le prénom suivi du nom au recto et non au verso. Je veux que le prénom résonne sur la peinture comme une signature d’artiste, virevoltante, légère, personnelle. Voyez celle d’Alechinsky, de Picasso ou la concision de celle de Toulouse Lautrec. J’ai toujours fait signer ainsi en précisant ;
-… Pas une enseigne lumineuse s’il vous plaît!.
Pour moi, c’est bien plus facile de noter les travaux de cette manière, je n’ai pas à retourner la feuille.
Ma consigne de signature entraîne l’élève à la légèreté, l’autre type de signature, de type architecte, demande de la précision et de l’application, or toute ma carrière je vise la stretzzatura (l’élégance) la décontraction ou du moins, donner l’impression que l’on est à l’aise… Pour finir par l’être.
J’ai mis plusieurs minutes à comprendre que cette étudiante ne parlait pas de moi mais, de mon prédécesseur, le I. Elle nous confondait. Il avait fini sa carrière au collège avec la génération de cette fille. Dix ans après, elle est étudiante à l’Iufm et elle est avec moi. Comment diable a-t-elle pu me confondre avec lui ?
Les souvenirs de classes peuvent être tenaces, ténus et infidèles.


Comment on grandit

"Vénérable maître, voilà longtemps que je voulais vous écrire, pour vous donner de mes nouvelles et surtout pour vous remercier. Hé oui ! On critique les profs, sur leur incompétence, leurs idéologies trop extrêmes, leur pédagogie… mais on pense rarement à dire merci. Alors voilà, merci M. Villemin, au nom de pas mal de stagiaires professeurs des écoles des Vosges, pour nous avoir ouvert l’esprit. J’ose m’exprimer, m’éclater. Je me fiche du "je ne sais pas dessiner, je n’ai pas d’idées, je ne suis pas inspiré…" Ces deux années (1997/98) avec vous m’ont été utiles de deux manières. Professionnellement : j’ai plein d’idées, un peu farfelues parfois mais bon et d’un point de vue plus privé... Même si mes talents d’artistes ne sont encore très peu reconnus, je produis. Aurore de Meuse. 2000. "

J’en fais quoi de cette lettre ex-voto ?
Je crois repérer de l’humour dans les mailles de sa lettre… ( Ecrire c’est tisser en Jacquart[42]. )

Qu’ai-je répondu ?

Trois ans après"… Grrr ! Le bébé qui ne vient pas [… ] Opération prévue fin janvier début février puis tentative par F.I.V [… ] Je suis entourée d'enfants, de femmes enceintes, de copines enceintes [… ]  deux ans de traitements médicaux et stop ! l'adoption ? [… ] J'ai pleuré, nié mon ventre vide... Plus tard. [… ]  4ème F.I.V !
Puis [… ] 2004, Noé est né 50 cm; 2kg 910"

Pourquoi insérer ces fragments d’échange internet ? C’est d’un autre registre me suis-je dit. Pas si sûr ! Aujourd’hui, je ne peux plus distinguer les différentes conversations, c’est la même femme qui est mêlée (Imailé)
Je veux débrouiller ce méli-mélo… Ici même, à cet instant précis, ci-dessous, je fais le point, je n’y ai jamais réfléchi sérieusement avant, si, si… Comprendre le fossé qui sépare une lettre de remerciement jusqu’au gué de cette intimité familiale dont elle me fait part. Le fossé est-il seulement dû à la durée (1997/2004) qui installe progressivement les relations de confiance ? Sans doute en partie mais, il y a plus certainement le temps passé en cours à se décarcasser, à plâtrer, lier, modeler, peindre, à s’encourager, à s’apitoyer, s’essouffler sur un travail qui ne va pas tout droit, qui s’escabosse, se rastature, blémit, s’échafouille et finalement s’expomire pour sceller le clan fier de ses actions bellivoyantes.
Monsieur le curé de la confesse[43], ces bribes de lettres vous suffisent-elles pour vous convaincre que je n’entretiens pas que des péchés méphistophéliques de chair avec les élèves ? Vous en voulez d’autres des lettres comme celles-ci, sans FIV bien sûr mais avec d’autres épices…

La première lettre de remerciement d’Aurore me rappelle la question d’un proviseur de lycée qui en conseil de classe, se tourne vers moi et "avec vous, en dessin, il est propre cet élève ?"
Et pourquoi pas, "est-ce qu’il fait encore caca dans sa couche ?" Aujourd’hui encore, 35 ans après, sa question m’attriste. J’ai honte d’avoir eu à répondre à telle interrogation en conseil de classe en France en 1975 et je me reproche encore de ne pas avoir défini ce que peut être l’art devant l'assemblée des profs… Qui n’aurait pas, elle non plus réagi.
- Alors ne regrette rien[44] !

L’importance des arts plastiques, Aurore la pointe dans son billet. Par sa lettre, ce n’est pas tant la flatterie à mon encontre que je tiens à rapporter mais plutôt, ce qu’elle représente pour la compréhension des arts en général. Beaucoup croient que les arts se limitent à un apprentissage de techniques variées… Pas vous qui lisez, bien sûr, sinon, ça ferait quelques chapitres que vous auriez abrégé cette longue croisière au cours de laquelle il est impossible de rétorquer.
Au collège, qu’on me demande, comment se comporte un collégien dans mes cours, va-t-en-guerre, mais penser que les arts plastiques sont le terrain vague fertile des allergiques aux maths et aux français, non ! ça serait une revanche de cake pour les élèves en échec mais, malheureusement ce sont souvent les mêmes qui cumulent.
Encenser le propre et l’ordonné dans la pratique des arts, c’est respirer une agaçante odeur de sainteté. Cette conception est complètement enfumée… Une fulgurance me vient à l’esprit; je repère une collégienne qui se prend deux doigts dans son rouleau de ruban adhésif en voulant en sectionner une languette pour fixer un truc maladroit qu’elle venait de réaliser laborieusement… Je charge la mule. Elle s'entortille dans sa propre toile comme une araignée maladroite qui n’existe pas. Je lui explique tranquillement que ce défaut peut devenir une qualité.

- Laisse ton scotch aller où il veut, laisse le faire et plaque ta guirlande collante avec les mèches folles, mets-en plusieurs les unes sur les autres ça finira bien par tenir ton truc. Aplatis avec tes deux mains.
Elle ne me comprend pas… Ah mais, ce n’est pas si simple l’éducation ! J’aimerais qu’elle réussisse à donner la priorité à son cerveau plutôt qu’à ses mains. Ses proches savent  qu’elle est maladroite, on a du lui dire tant de fois ! De plus elle est gauchère. Je le suis. C’est marrant j’essaye de retrouver son prénom tout en tapant ces mots, je lance ma ligne… C’est Christelle, Christelle comment ? Non, ma mémoire hameçon n’ira pas jusque là. Je ne me souviens plus exactement de la suite de ce travail. Je la vois sourire timidement à chaque fois que je passe près d’elle. Je me souviens, qu’elle n’a plus peur de moi, que sa tête est droite et nettement moins enfoncée dans son cou ou dans son col. Puis, nous nous sommes bien entendus jusqu’à la fin de sa  classe de troisième.
En l’encourageant à entortiller et à matelasser ses rubans maléfiques je ne suis pas très loin de Laurent ce garçon qui, à Marseille, va travailler à haute dose le ruban adhésif pour  revivre la situation ambigüe des baisers séparés par du scotch. Même démarche. Que celui qui ne plisse jamais le ruban adhésif lui jette son rouleau.

Une maghrébine pratique passionnément les arts plastiques dans mes cours sans que je m’en aperçoive, elle est discrète. La moitié de la classe est d’origine maghrébine, la plupart était en classe de CM2 avec ma femme. Ces jeunes en gardent un très bon souvenir, c’est alors la voie royale pour moi de faire un bout de chemin avec elles et eux jusqu’à la classe de troisième. Ils ne sont pas dans une sage classe de latinistes, il faut jongler avec eux, leur proposer des séances variées et vivantes et garder les yeux ouverts.
Ce jour, à cette heure, j’avais envie de me reposer devant une cassette vidéo d’Alain Jaubert, la série Palette. Une demi-heure dans le noir devant un téléviseur judas de 60 centimètres de diagonale, fallait être motivé à cette époque pour clouer toute une classe devant cette lucarne. Lors de la deuxième demi-heure, la classe mijote devant une feuille blanche et tente de frire ce qu’elle a retenu de cette excellente analyse du "Tricheur à l’as de carreau" de Georges de la Tour.
- Quinze lignes ! En vrac si vous voulez mais faites des phrases. Vos impressions, vos remarques.
Jusqu’ici tout va bien. C’est la semaine suivante que ça cafouille lorsque je rends les notes. La fervente collégienne dont il est question, vient discrètement et courageusement me voir à la fin du cours avec une feuille de brouillon et un crayon en main, elle me présente ses comptes d’apothicaire. Elle me fait remarquer la mine dépitée que sa moyenne en arts plastiques vient de chuter  aujourd’hui de deux ou trois points à cause de son écrit. C’est en escaladant l’interminable côte abrupte de ma forêt dans ma petite auto pourrie qui se lamente que je prends conscience de ma stupidité…
"- Quelle stupidité ?"
Au collège tout passe par la rédaction et la lecture !
Je prends la résolution de ne plus faire d’écrit noté avec les classes qui sont déjà si souvent en échec. Je dois démarquer mon enseignement. Jusqu’à cette malheureuse interrogation écrite, tout était visuel, les travaux, les notes étaient très bonnes pas seulement pour elle, d’autres élèves sont dans son cas, elle est la plus touchée. Je décide de ne plus jouer dans la même cour que les autres disciplines, je dois rester dans le domaine de l’image, mon fief. Bien sûr, je continuerai à montrer des cassettes vidéo d’art et autres apports culturels mais, plus question d’en rendre compte par écrit. La plupart des élèves de cette classe n’ont pas les moyens de faire  sincèrement part de leurs ressentis à l’écrit. Cette collégienne a bien vibré devant la vidéo de cette œuvre caravagesque, j’ai pu le vérifier lors de notre courte conversation.
En haut de la côte hors de ma guimbarde, en faisant pipi, je décrète que je n’ai pas le droit de juger la maladresse de qui que ce soit à rendre compte de ses émotions par des mots. Avec moi ça ne se fera que par les images.

Encore des remarques d’élèves ! Des remarques qui m’ont grandi ou qui m’ont fait changer mon pinceau d’épaule, j’y suis j’y reste !

Il est 16 heures, c’est une grosse journée, c’est ma dernière heure de cours. Je fais de l’endurance ce mardi chargé, six ou sept heures de remplissage et de vidange d’élèves comme d’une citerne d’eau. Nous sommes dehors sous le parc à vélo transformé en atelier de sculpture. Trois classes de quatrième se relaient, il fait beau. Le changement de classes se fait progressivement, je ne me rends compte de rien, je passe d’élève à élève. Je sculpte tout l’après-midi avec eux. C’est la fatigue qui m’incite à lorgner mon cadran plus que le changement de classe, encore une heure à tenir. A un certain moment, un trop plein me fait brailler à la cantonade ;
- Descendez la hauteur de vos chamailleries de deux crans parce qu’à cette heure de la journée moi, je ne supporte plus les aiguës si haut perché, je suis épuisé.
Une collégienne proche de moi, me rétorque du tac au tac et presque dans l’oreille ;
-  Monsieur, pour moi c’est ma seule heure d’arts plastiques de la semaine !
Elle me cloue le bec.
Sa remarque s'immisce chez moi comme un harpon. Cette fois, je n’ai pas besoin méditer dans de ma petite auto pour décider de la pertinence de sa critique. Elle a droit à avoir son heure et elle se fiche de ce que j’ai entassé comme fatigue avec les autres classes. A seize heures, c’est elle et ses camarades qui comptent et je suis payé pour cela. L'accumulation de mes heures de travail n’a pas à entrer en ligne de compte, cette collégienne n’a pas à supporter ma mauvaise humeur de fin de journée. Elle me renvoie à ma propre passion de lycéen à vouloir être exclusif au cours de cette toute petite heure de bonheur hebdomadaire. J’attendais moi aussi avec impatience ce cours. Toutefois, il y a une énorme différence entre cette élève et moi ; jamais je n’aurais osé faire cette remarque à mon prof droit comme un I en 1963. Bouh! Il ne se souvient même pas de moi…

C’est la fin d’une exceptionnelle séance de peinture avec une classe de cinquième, il faut que ça sèche. Nous allons étendre au sol 25 feuilles grand aigle dans la salle de vidéo vide, elle est située à quatre longueurs de salle. Chacun s’y rend avec plus ou moins de précaution. Le mains en avant la feuille à plat sur les bras. La précaution prise dépend du contentement et de la motivation. Je reste dans la salle d’arts plastiques pour aider les derniers, Fatima fait irruption. Yeton a marché sur sa peinture. J’y vais mécaniquement déplorer avec elle l’étendue des semelles. Je houspille machinalement Yeton qui ne fait pas amende honorable et qui esquive assez vite la remontrance. J’ai fait le minimum syndical. Je rassure sincèrement l’élève ; c’est possible la semaine prochaine de réparer cela, je sais faire, elle n’est pas convaincue, la trace l’ennuie vraiment. Deux minutes plus tard Yasmina arrive en catastrophe, quelqu’un a marché sur ma peinture. J’y retourne et j’apprends assez vite que c’était encore Yeton.
Lecteur, ça te fait sans doute sourire, moi, ce jour-là, je n’étais pas d’humeur comédien de circonstance à prendre la chose avec circonspection comme tout pédagogue devrait le faire en toutes circonstances.
Et vlan, instinctivement, je flanque une gifle à ce grand gaillard frisé tout estomaqué par mon action sans sommation. Il m’a regardé par dessous jusqu’au bout de sa scolarité. Et moi je regrette encore de ne pas avoir été prêt à supporter deux piétinements de peinture. Ce jour-là, ce fut un vaccin, il n’y a plus jamais eu de gifle.
Néanmoins l’énervement se tient à la lisière lorsque la fatigue des semaines s’accumule. Il me faut une dose de forêt et de végétation purifiante et régénérante pour arriver comme un canard en classe quelles que soient les circonstances. L’eau glisse sur les plumes du canard… Personne chez moi  les week-end, chasse gardée, que la petite famille à trois. Presque toujours trois puisque nos deux enfants sont espacés de neuf ans : aventures dans les arbres, pique-niques de baroudeurs, cinés dérailleurs, télés coussins, contes pour dormir, promenades.

Un prof doit jouer la colère, jouer l’enthousiasme, jouer l’encouragement, ne jamais réellement vivre ses sentiments viscéraux, va pour la joie mais, va pas pour la colère, en vrai, il peut y avoir des dégâts. Les gronderies tonitruantes d’élèves doivent me faire rire de l’intérieur. Lorsque l’organisme est régénéré, rugir c’est de la dramatique de scène de théâtre. Ça ressemble au boniment du camelot.


Les épingles à têtes polychromes

J’ai quitté ma salle de classe pour la retraite depuis deux ans…
"- La retraite, c’est bientôt la maison de retraite…" Me fait remarquer malicieusement Malili, qui essaye de donner du sens aux mots.
Au milieu de la nuit noire du 20 juillet 2014, j’orchestre un ultime cours. Je marche de long en large dans ma salle. J’ai beaucoup d’assurance en vitrine, je suis liquéfié dans le magasin en constatant que ma salle est sens dessus dessous ; ça semble pourtant plaire aux élèves.
J’ai des épingles à têtes colorées dans la bouche. Elles ne m’empêchent pas de bien penser.
 – Bon sang, aurais-je omis de ranger ma salle de cours avant de la quitter après le cours de la veille ? Je ne me souviens pas l’avoir laissée ainsi. Si c’est bien moi le responsable, je me déçois. Trop de décontraction ces temps-ci, reprends-toi !
Une fulgurance, hier soir j’ai tendu des fils au plafond jusqu’à très tard au lieu de ranger ma salle. J’ai eu la sensation de soulager mes deux fils (fisses) en finissant ce travail complexe  de maillage. J’en avais la conviction et l’obligation. Mes mains crochetaient les différents fils (files) mécaniquement. Simultanément des épingles à têtes de couleurs se rangeaient tête bêche dans ma bouche. Elles s’organisaient elles-mêmes comme des sardines sans têtes avant fermeture de la boîte.
Ce matin en cours, ma hantise est d’en avaler une par inadvertance en donnant oralement mes consignes aux élèves. Ma deuxième angoisse est une terreur grandissante devant ce capharnaüm sur les cent quatre vingt mètres carrés de ma salle ; un chambardement qui aurait pu être sympa pour des étudiants habitués à travailler avec moi. Une salle Ali Baba surchargée pour un travail avec des étudiants complices oui mais, ils ne sont pas là ! Il n’y a que des débutants tout bleus récalcitrants…
Je rencontre cette classe vivante pour la première fois, ce matin, à l’instant et je n’ai rien à leur proposer, ils ne doivent pas soupçonner les épingles à têtes multicolores rangées comme des allumettes dans ma bouche. Les deux affaires me semblent insurmontables ; rien de préparé, rien de rangé. J’ai peur de tout rater.
Sur la scène, je souris, les mots sont bien articulés, je parle sans effort, pourtant ma bouche est un tabernacle.
Je fais le camelot en espérant recouvrer le plus vite possible mes capacités à improviser un cours sur une trame habituelle.
 - Peinture grand format !
J’annonce cela avec l’assurance d’une annonce publicitaire, intérieurement je mesure l’ampleur de mon naufrage !
Je n’entends pas la houle familière et bienveillante des anciens qui vantent la qualité de mes cours d’arts plastiques à la bleusaille. Le bouche à oreille est une bonne chaîne de transmission. Ce jour là un maillon semble brisé… Je ne réussis pas à enjôler les bizuths, je ne sais plus agir...
Le cauchemar ne me le dit pas clairement.
Les étudiants à l’envi naviguent autant que moi dans la salle. Ils sont impatients de commencer cette séance de peinture. Ils n’ont pas peint depuis si longtemps ! (Depuis l’école maternelle pour certains, le collège pour d’autres.)
Mon coffre buccal est toujours saturé d’épines métalliques;
- Par saint Sébastien criblé de flèches, je ne vois pas mes bidons de gouache ! 
Sur un ton détaché, voire enjoué, je les entraîne à les chercher avec moi sous les tables. Ils furètent comme des enfants. Pour trouver, je devrais être seul, tranquille et repasser mes moindres gestes pour remodeler la mémoire temporairement défaillante.
- Où est ce satané carton avec ma douzaine de pots de gouache multicolores ! Je m’en suis servi il y a quelques jours.
C’est laborieux, tout part en coquilles brisées menu sauf les aiguilles à têtes qui s’assouplissent, elles deviennent nouilles noires réglisse entremêlées qui ne me gênent plus.
Ma parole vient d’ailleurs.
In extremis, je finis par retrouver les bidons sous une table qui n’avait pas été explorée. Je n’en veux pas aux nouveaux, je ne les connais pas. Je leur reproche d’être des gosses impatients.
Quatre filles s’exilent dans la salle d’à côté pour être tranquilles sans moi. Je les agace, ça se sent comme mon haleine de réglisse. Elles ne veulent pas de consignes bloquées, la peinture c’est la liberté, je ne les intéresse pas. Elles ont trouvé mes tubes acryliques que je ne voulais pas mettre dans l’arène. (J’y tiens beaucoup, un groupe peut gâcher mon budget en quelques séances, la gouache est bien meilleur marché que ma peinture acrylique.) D’habitude je mets le holà, ce jour-là je suis une baudruche, je me dégonfle, je sens bien qu’elles m’étriperaient, je les reconnais, elles ont des noms de petits fruits ronds : Merise, Mirabelle, Brimbelle, Prunelle. Cerise n’est pas de cette rébellion.
- Où sont mes gigantesques feuilles ?
Pas même les formats raisin, 220 gr, rien en au-dessus de 110 gr. Il y a pourtant des monceaux de papier amoncelés sur les tables et sous les tables mais ils ne conviennent pas, trop fins, trop chiffonnés, trop déchirés. Les élèves commencent à s’en servir, s’ils peignent dessus, ça va être un défouloir, de la barbouille, un fiasco… Tout va de Charybde en Scylla.
Je ne veux pas que cela se passe ainsi, j’en pleurerais. J’aurais voulu qu’ils se surpassent avec une belle peinture abstraite bien organisée, composée, rythmée ; de l’Abstraction Lyrique, Bazaine, Atlan, Poliakoff, Bissière...  Pour y arriver il faut des consignes et des conseils, sans cela c’est  du cacographique visuel. J’aurais voulu qu’ils brandissent fièrement leurs peintures, qu’ils aient envie de les épingler dans leur chambre, qu’ils en soient fiers ! … Le hérisson d’aiguilles revient sur ma langue, surtout ne pas déglutir.
Ite missa est.
Les quatre revanchardes installées au sol font des trucs plutôt bien. Je suis contrarié de ne leur servir à rien. Ce quarteron de suffragettes que j’ai approché de très près, semble vouloir me dépecer, alors je baisse la garde, je les félicite en faux cul.
Je constate dédaigneusement sans le faire voir qu’elles peignent ce qu’elles savent faire depuis leurs cours de terminale au lycée. Régulièrement, une fille forte tête, je sais tout, casse-pied professionnelle me donne du fil à coudre, je n’en tire rien. Mes méthodes de despote lui donnent envie de me contester, jusqu’à ce que nous devenions inséparables à la fin des deux années.
Je sais que je peux entrainer ce quatuor motivé bien au-delà de ce qu’il peint aujourd’hui mais, à cet instant je suis inopérant, il y a trop de souvenirs communs qu’elle partagent et qui me paralysent.
- Où est ma réserve de papier?
La phrase résonne dans la forêt métallique de mon palais hallebardé...
Et j’atterris dans le lit de Nemo[45].

L’homme damier.

Il est possible d’écrire son cauchemar, il a eu sa pleine vie de nuit avec séquelles. C’est bien plus difficile de faire naître ex-nihilo une abominable image[46] littéraire.
J’essaye. Donc, sans Photo Shop, sans tablette graphique, seulement avec le clavier et mes deux index, je vais défenestrer une image cousue de mots lambeaux profanés de mon cimetière encéphalique ; verbes, adjectifs, noms, pronoms, articles, conjonctions, que du souffre douleur... Je vais enfanter un sordide fait-divers, un travail de killer soigné et sans bavure.
- Y aurait-t-il au XXe siècle des crimes plus sophistiqués que ceux de notre chrétienté ? Me rétorques-tu dubitatif.





Jette un œil sur le mur du Jugement dernier de Michel-Ange à l’intérieur de la Chapelle Sixtine, il y en a un beau répertoire. Rien de cruel sur la fresque, que de la suggestion, à chacun d’imaginer à quoi a pu servir l’instrument, l’outil, le truc que tient en main l’homme ou la femme. Cela va dépendre de tes connaissances en iconographie chrétienne. Ils tiennent ostensiblement l’objet par lequel ils ont été torturés et achevés : la roue hérissée de pointes, tu connais, c’est pour sainte Catherine. Saint Laurent tient son gril, du coup, il est patron des cuisiniers. Saint Barthélémy[47] tient sa peau comme si c’était son vieux pull. Tous ces saints avec leur instrument sur les nuages sont réunis pour la photo de groupe. Il y a une ribambelle de polyptiques insupportables surtout avant le XVe mais, comme dit Francis Bacon à ceux qui lui reprochent ses horreurs sur toile ; " Hé ho les gars ! Ce n’est que de la peinture. Que des pigments et du liant acrylique, rien d’autre… C’est moi qui arrange ça aux pinceaux et à la raclette..."

Le charcutier qui squatte l’étage sous ma calotte crânienne et au-dessus de mes orbites rivées sur le clavier, martèle le plancher. Cet assassin a surpassé les tortionnaires de ces siècles religieux, à toi de juger. Jusqu’ici j’avais la certitude que tout avait été déjà été essayé en matière de mise à mort programmée et calculée par l’homo qui pense.
Mon (pronom) tueur (nom) a composé (verbe) un damier avec les (articles) cubes de chair découpés de sa victime (ça s’est un complément d’objet, non ? Je suis vraiment plus à l’aise en dessin ! Mais le défi est intéressant ; décrire l’image de ce macchabé qu’avec des mots en putréfaction pour rebuter.
Le martyrisé est comme un gisant d’église, genre gruyère; un trou, un plein, un trou, tous de la même taille. Ça ne doit pas être jojo côté pile…
Bon sang, le défunt ne saigne plus ! Il n’est ni sanglant ni sanguinolent ni sans gland. Le tripier n’a pas fait semblant. Dans le seau émaillé vert sans anse, coagulé, rouge brique, c’est du sang[48]. En couleur sans blanc.
(Je pilonne le mot "sang" trois fois par ligne pour écœurer mais, je me demande si ça ne fait pas l’effet contraire ?)

Le gars ajouré en damier est un bonhomme genre GI Joe (djiailledjo), il est nu, les muscles sont saillants et fermes, il est vraiment parfait de corps, genre le David de Michel-Ange. Son corps n’est pas flasque comme du rumsteak sur l’étal d’un boucher, il est couché livide comme à la morgue, il en manque seulement la moitié.
Comment cet assassin menuisier s’y est pris pour couper les cubes de manière si systématique ? Il a sans doute découpé le bonhomme en morceaux de taille identiques puis, il les a rassemblés et enlevé un morceau de barbaque sur deux. Avec cette méthode, il pourrait y avoir deux gisants, le deuxième avec les pièces manquantes du premier, logique puisqu’il garde un cube de viande sur deux.
Peut-être qu’il en a mangé la moitié, ça arrive chez les killers bien azimutés. Les pectoraux ne sont pas entiers, ils sont sectionnés tous les dix centimètres environ ; une rangée de quatre trous carrés et cinq carrés de chair et ainsi de suite en descendant, y compris la tête, pas facile pour les jambes et les pieds.
Ce David nu est comme un claustra mais, au sol, tu ne peux rien voir à travers les trous du damier.

Si tu as des difficultés à construire mentalement l’image[49], imagine un jeu de cube en bois à plat de soixante pièces environ sur lequel tu as collé la belle image imprimée d’un Apollon de gonflette grandeur nature. Tu découpes précautionneusement au cutter les arêtes supérieures de chaque cube, ce qui les sépare. Tu enlèves adroitement un cube sur deux en échiquier et tu as sous les yeux un bel éphèbe à trous.
 Ce qui me terrorise dans cette mise en scène, c’est que le tueur raffiné a perforé un vrai bel homme… J’opte pour l’emporte pièce, je ne vois pas d’autres outils puisque les morceaux ne sont pas séparés, ils se rejoignent par les coins. Tu supposes comme moi qu’il a fait le travail dans son atelier, grande verrière zénithale, la nuit plus près des étoiles pour que tout cela ait du sens. Puis, il a glissé le corps ajouré sur une plateforme à roulettes sans faire de bobo à l’athlète, aussi adroitement que les brancardiers de l’hôpital lorsqu’ils t’envoient sur la table d’opération pour t’enlever une saloperie dans le bide, tu y es déjà passé ?
T’en as marre de mes horreurs, je le perçois presque à ton haleine. C’est p’tête pas l’horreur qui t'agace mais ma littérature de peintre du dimanche… Heu, d’écrivain apprêté. T’en as assez, je veux que tu cries grâce. Ras le bol des faits-divers nauséabonds dont on te régale avec les media.
Tu veux que j’arrête ! Passe au paragraphe suivant, cette histoire n’est pas faite pour les chochottes.
Tu me dis ; "- Où est la biographie, où est le fil conducteur ?"
" L’image, dois-je te le rappeler, j’essaye de créer des images." Que je te réponds louloute.
" Tu préfères les aventures de Cerise et Merise… Oui, mais y’a plus, Y’a plus de ricochet : mensurations… Compétitions… Félicité… Jalousies… Pleurs… Envie… Plouf !
J’ai disséminé les chairs amoureuses dans les dix premiers chapitres pour te tenir écartelé au milieu de la péda et dida. Je n’ai plus de galet plat, alors j’essaye l’horreur, je vais bien garder quelques addicts."

Les sculpteurs des martyrs se sont adonnés à la torture à fond les pointeroles et les burins. Leurs tympans d’église fichent encore les jetons aux pauvres hères qui passent dessous se faire sermonner à l’intérieur. Oyez celui de Conque, sur la droite en bas ; la porte de l’enfer est étroite, une palanquée de bonhommes à poil braille à tout fendre, un affreux gaillard de diable les attend de pieds fourchus…
Saint Barthélémy s’est fait dépecer, réussir à le faire sans faire de trous dans la peau, faut l’coup d’main ! J’ai suffisamment dépecé de lapins et de moutons pour l’affirmer. Toutefois, éplucher quelqu’un me semble plus aisé que de le transformer en damier. Il y une hiérarchie des difficultés.
Ecrire gore la nuit tout seul sur le clavier, brruu !
Je ferme les rideaux des fenêtres qui donnent sur la forêt. J’ai touché du doigt ma mort qui ne se fera pas au couteaux éplucheurs. Rien ne dépasse pour moi cette torture sur l’échelle de Richter. L’arrachage des ongles est compris dans le programme.

Je préfère et y’a pas foto, écrire des séquences érotiques. Tu somnolais avant ce chapitre d’horreur ? Avoue-le.
Je t’ai ragaillardi avec cette histoire de monsieur damier.
Merci qui ?
-  Bof, bof.
-  Bin… Je voulais seulement décrire dégoûtant qu’avec des mots. J’aimerais que ce roman soit aussi une réflexion sur la façon dont on bâti mentalement les images.

S’il fait nuit ferme bien ton velux, descends le store que tu ne puisses pas voir le visage qui s’y est collé comme une limace.


L’amour dans le boudoir[50]
- Si tu as zappé les quatre chapitres précédents, reprends ici.

Je n’ai pas tant eu d’"amies-de-très-très-près-que-cela".
Pouh, pouh, c’est une figure de rhétorique que je viens de faire, une ellipse ? Un euphémisme ? En fait j’ai peur d’avouer quelque chose de plaisant, alors j’invente un mot à la Jankélévitch[51] pour ne pas me vanter franchement d’avoir eu du bonheur de connaître quelques maîtresses élèves.

Je tourne autour du pot pour commencer mon chapitre, alors que l’idée principale du propos de cette partie est dans le titre.
Bon parlons franchement : il y a eu Merise, Mirabelle, Brimbelle, Prunelle qui m’ont serré de près.
Je cherche une image pour ne pas dire "faire l’amour", "baiser". Baiser, jamais. Aimer, oui. Pas non plus "aimer" comme quand on souhaite construire la vie avec sa caryatide attitrée. Non, quatre filles aimées passagèrement le temps que ça dépérisse… Hé, ho ! Ce n’est jamais moi qui flanche. A chaque fois, je suis jeté quand elles hument que je suis trop foncièrement ancré dans ma vie conjugale.
- " je suis certain que tu vas crier sur tous les toits que tu t’es tapé une jeune !" me dit Mirabelle sur la fin, pour m’égratigner. Pas "crier" mais, ragaillardi, ça oui. Content d’exister !
Faire l’amour dans le boudoir (la salle d’arts) qui est équipée de grandes tables blanches, de hauts tabourets tournants, de  pots de peintures multicolores, de matériels et matériaux indispensables ? Ma salle est super bien équipée, c’est un autre chez moi. J’y ai tout, ma cafetière à thé, ma brosse à dents, des vêtements de peinture, quelques provisions pour l’hypoglycémie, du Doliprane 1000 et un savon laveur.
J’y mange assez souvent. Quelques étudiants entrent avec leur pique-nique et ça respire le céleri rémoulade, le pain frais, le chocolat, le jambon sous cellophane, tout en un. Ils savent me trouver. Ça peut être le contraire, je peux avoir l’envie d’être seul. Je m’y retranche, ça n’empêche pas les agréables intrusions. J’ai mis longtemps à concocter cette inscription sur ma porte ; " Empêchez-moi de vous parler plus de cinq minutes."
Ce  papier scotché sur la porte est ma meilleure auto-caricature. Ce papier est efficace pour les élèves fouineurs, pour un tête-à-tête professionnel, pour ceux qui s’ennuient. L’affichette n’est pas efficiente pour les quelques-unes qui veulent faire déborder leur vie privée.
Je ne peux pas me contenter des seules réalisations plastiques de mes élèves, j’aime savoir qui l’insuffle viscéralement. Je crois avoir la capacité de percer vite qui est en face de moi en favorisant la confidence.
- " Tu n’étais pas sérieusement dans le travail ce matin. Tu avais la tête ailleurs, tu pensais à quoi ? "

Hélène est venue régulièrement confier et réfuter ses différents amoureux brouillés qui à chaque fois ne lui convenaient pas. Elle a peur de rester vieille fille, j’éclate de rire elle a 24 ans, elle est belle et surtout intelligente comme la plupart des garçons et des filles que j’ai eu la chance de côtoyer.
J’ai l’impression que leurs mecs ne sont que des lourdauds sans délicatesse envers elles. Ils n’agissent pas à la hauteur de ces jeunes femmes dynamiques, entreprenantes, marrantes et enclines à gober la vie. J’ai vraiment de l’admiration pour toutes celles qui m’ont confié un bout de leur existence nue. Ce n’est pas à sens unique, elles s’intéressent à moi. Il arrive que je leur propose de lire ma vie de  fusilier marin que j’appelle "Le Bleu". J’ai consigné des années de ma vie pour gagner du temps, pour ne pas avoir à me répéter, pour mieux le consigner, l’exprimer.
J’ai eu aussi les confidences des garçons ! Ils ne sont représentés qu’à vingt pour cent dans cette école des maîtres : mathématiquement, il est clair que j’en ai rencontré bien moins. Je pense à Marc qui tourne autour du pot pour m’annoncer qu’il est homosexuel, il ose le dire, il est heureux comme un pinson parce qu’enfin il sait ce qu’il vaut. Nous buvons une bière en confiance réciproque, voilà, c’est tout. Par la suite, il est venu régulièrement me raconter ses aventures de mousquetaires, je ne connaissais pas les détails dissolus de cet univers.
Toutes ces paroles d’amour de la vie  ont envoûté les murs et le plafond de ma salle boudoir qui pourtant au début était plat. Une voûte de chapelle.
- "Et l’amour dans ta salle voûtée, l’acte sexuel ? ça s’est fait ?"
Non.
Il n’y a pas eu de scènes torrides dans mes différentes salles, elles sont restées pures comme des fiancées. Déception pour le lecteur… Et moi qui l’appâtais avec cela.
C’est surtout frustrant pour moi, non ? Voici pourquoi.
Avoir une amie élève et faire l’amour avec elle, va-encore, elles sont adultes mais, dans la salle de travail sacrée, alors-là, je ne l’imagine pas.
Mais elles, elles y pensent…
Je suis estomaqué quatre fois, Merise, Mirabelle, Brimbelle, Prunelle (sur vingt cinq ans de carrière, ça va, c’est pas le trafic maritime du détroit de Gibraltar[52].)
Ce sont elles qui le souhaitent, qui en ont l’envie. Lors de mes relations amoureuses camouflées bien entamées ce fut sympa de faire l’amour un peu partout là où l’on pouvait suivant les circonstances de notre nomadisation, forêt, haut d’une tour, parc du château, cité U, tente scout…
- "J’aimerais le faire dans le lieu où nous nous sommes découverts."
Je suis face à une supplique déconcertante : pas dans mon église tout de même !
- "Tu te souviens, je te disais, vous pouvez venir rectifier mes seins s’il vous plaît."
Je me bidonne encore en entendant ce phylactère passer entre les oreilles. Cette phrase ambiguë dite naturellement, préméditée mais, sans doute décochée avec un humour sensuel calculé est envoyée à la cantonade, ouïe de tous. Elle n’a absolument pas envie que je lui touche les seins pour de bon, les siens, ceux qui sont enfermés, pas très gros, bien fermes, j’ai eu l’occasion d’en profiter par la suite et même d’être encouragé à caresser entre les deux, la zone érogène maxi que je n’aurais pas découvert sans y être avisé… Lorsqu’elle souhaite que je m’occupe des ses seins, ce ne sont pas les siens, ce sont les minuscules petits seins de son amas d’argile de devant elle, duquel émerge un buste de femme flasque, magmatique, si loin de la pétulante Iris de Rodin.
J’approche des deux filles, l’une d’argile l’autre de vêtements, professionnellement, je m’assois à côté d’elles et lui donne quelques conseils. Je rectifie le cou, la largeur des épaules, améliore la symétrie puis,  j’entreprends les seins : je lui propose de prendre le droit, je m’occupe du gauche, nous essayons de rectifier puis de lisser les galbes de manière symétrique. Tout est fait très sérieusement, ça s’améliore et puis je les quitte et me déplace auprès de la voisine qui elle non plus n’est pas très à l’aise avec la mollesse de l’argile. Ils et elles débutent tous, il y a un plaisir à pétrir et à rivaliser avec Pygmalion.
L’amour est dans  la salle d’arts plastiques… Je me suis dégonflé, trop risqué, le piège d’être surpris le jour. Comment se faire enfermer une soirée dans les locaux, y passer la nuit ? J’avais pourtant les clés et le digicode. Trop d’embûches qui n’ont pas été surmontées. Je regrette de ne pas toujours être un jusqu’auboutiste. Je déçois les caprices de ces jeunes femmes qui y tenaient.
J’avoue que ça m’a fichu un peu la trouille en pensant à l’administration, aux autres, au colportage. Par-dessus tout, il y a la dame omniprésente dans l’école qui rôde partout (nous avons le même défaut) pas un cerbère, non, plutôt un zélé ange gardien de la sécurité des bâtiments, sécurité morale aussi. Elle sait tout, elle ne quitte jamais l’école, elle ne laisse rien sans réponse. Son intrusion est imprévisible. Ce n’est qu’après avoir été bien rangé dans ses favoris que je me suis permis de transgresser son règlement. Une lumière allumée dans une salle et elle y monte en féline, ouvre la porte et s’intéresse au contenu de mes heures supplémentaires. Lui échapper est mission impossible ?
Je sais qu’elle est très prude, alors je place un papier sur la porte pour la claquemurer :
"Si vous entrez, c’est à vos risques et périls nous peignons du nu."
 Et effectivement une fille est avec moi, pas une de la bande des quatre puisque, comme je l’ai avoué, je me suis dégonflé à chaque fois, non, une autre, une grande amie qui a envie de voir son corps peint d’un bout à l’autre… Et moi aussi, j’ai envie de voir !
Je commence par en avoir vraiment marre du papier, de l’argile. Peindre sur toile, ça va un moment, ça dure même toute une vie chez certains, Renoir, Modigliani, très vite la matière inerte me déçoit mais, alors peindre au pinceau sur de la peau lisse, mouais, avec un petit grain, c’est d’une grande intensité. Il faut être super concentré, oublier le corps et ne se préoccuper que des couleurs et du graphisme en fonction des courbes, des monts de Vénus et autres dieux et déesses. Passer et repasser, tourner autour d’une fesse, remonter par une belle arabesque jusqu’à la colonne vertébrale ? Descendre sur le ventre, frôler une lèvre sans abîmer, glisser sous l’aine, prolonger en spirale sous la cuisse, courir jusqu’aux orteils. Reprendre sous le lobe d’une oreille, élargir la ligne rouge de plusieurs centimètres, virevolter autour d’un mamelon. Trois, quatre heures, sans reposer le pinceau, juste le tremper…Prendre des photos régulièrement.
L’odalisque est installée confortablement couchée sur un tissu noir  posé sur une grande table. Le rideau remonte derrière comme dans un studio de photographe : le magnifique corps ferme est entièrement sur fond noir.




On ne se parle pas beaucoup, ça la chatouille quelques fois.
Je n’ai jamais eu l’occasion de traînailler mes deux yeux ouverts si près d’un sexe de femme, j’y passe en douceur (épilé) j’y suis précis, je brode avec finesse dans cette zone, je suis plus précautionneux que lorsque je suis dans le dos et sur l’épaule. Les volumes peints sont harmonieux, il est plus judicieux de parler de calligraphie que de peinture : c’est enlevé, léger, ça circule comme de la belle écriture majuscule du XVIIIe siècle. Beaucoup de lignes qui se côtoient qui s’amplifient, se réduisent et puis, changent de sens et de couleur et qui vont se nicher en tout petit près d’un point de mire du corps. La chair se meut et tout change, en mouvement, elle tourne, se regroupe la métamorphose est troublante.
Je suis un pèlerin du corps peint des femmes.
Deux ans avant cette calligraphie, lors d’une précédente séance, je suis entré dans l’essaim de couleurs et j’y ai laissé un centimètre cube de non couleur[53] dans un élan d’artifices.

Je fais moins le malin aujourd’hui avec le canal déférent qui renvoie le blanc dans la vessie.


Queue de poisson
(Epilogue… Il y en a cinq.)

Il y a une quinzaine d’années je suis resté un mois à l’hôpital pour une appendicite gangrénée, péritonite, septicémie... Quatre jours dans le coma pour commencer, pas certain de revoir le jour. Le cœur a tenu, je suis là avec une grande balafre du plexus jusqu’à la verge exclue.



Il y a trois ans, un autre bon chirurgien m’a enchâssé une prothèse de hanche à la scie et au marteau...
Cette semaine j’y suis pour un rabotage de prostate, de la broutille. Je suis au bloc opératoire tout neuf qui fiche les jetons tant il y a de machines improbables et de personnel trop polis.
J’ai choisi une péridurale, je suis donc parfaitement conscient.
Alors on me passe un film.
Ça se passe sans doute au fond d’un massif corallien de l’Océan Pacifique, les couleurs sont magnifiques. Il y a des courants contradictoires ; la surface de la mer doit être agitée.
Un plongeur sous-marin surgit mais, je ne le vois pas. J’imagine qu’il a une caméra sur son masque qui filme tout automatiquement comme beaucoup de sportifs le font.
Je suppose qu’il nage très vite, je ne vois que l’extrémité de son fusil aquatique à droite.
Et hop ! Il se met à dégommer tous les poissons qui sont dans le coin. Il les met en petites charpies. Les débris suivent le courant, les lambeaux de poissons de chairs blanches dégagent vers l’arrière. Les petits filets de sang forment de magnifiques stratus rosés animés qui ne durent qu’un instant.
Le pêcheur sous-marin semble être sûr de lui, il érafle tout.
Sa façon de faire n’a vraiment rien d’une pêche écologique mais, c’est captivant.
Le lagon se trouble par intermittence. La caméra se calme, recule et le pêcheur reprend de plus belle. Il érafle tout ce qui est à portée de main à droite, à gauche en bas, en haut, sans hésitation… Comme un pêcheur qui aurait perdu les pédales. Il change trois fois d’outil, le troisième est une sorte de mirette à écorcher.
Chez ma dentiste, c’est plus souvent la montagne, ici ce sont  les fonds sous-marin, ça me rappelle Tahiti ; qu’est-ce que j’ai aimé nager dans le lagon à regarder les coraux, les poissons, les coquillages...
Bien sûr, je sais bien  que j’observe mon urètre au niveau de la prostate : grossie une centaine de fois sur l’écran de l’urologue.


Train de nuit
(Deuxième épilogue)

Tu es tenace tu en es à la cent trente septième page!
Depuis le début, je ne dissèque que ma vie d’enseignant toutes épingles tendues. Je n’aborde pas mon autre existence, sauf ces vingt lignes, là, à la suite.
Tous les quinze jours, le vendredi matin aux aurores mon train de nuit marseillais me vomit dans l’improbable gare déserte d’Aillevillers.
J’y retrouve ma femme qui m’attend impatiemment pour fabriquer le deuxième enfant que l’on est super content de féconder pas seulement par devoir, mais aussi par luxure, avidité, par rendre dedans, plaisir de se reconquérir après mes quatre jours marseillais. Notre condition financière est bien meilleure ! Plaisir de faire l’amour dehors dans la forêt. Ce matin-là, c’est plus dans l’urgence, c’est l’ovulation qui compte. On stoppe la voiture sur un chemin forestier, il est six heures trente puis nous achetons du pain frais. A 8hoo, Monique est dans sa classe de CM2 et moi je décompresse plusieurs jours au milieu des sapins.
Gibald nait. Couches, caca, biberon, soupe moulinée maison. Nous ligaturons autant de branches de cabanes dans les arbres et sur la terre ferme que j’en ai ligaturées avec Gilémon… Legos, épées, pique-niques, histoires écrites exprès pour lui, tout pareil qu’avec le premier…
Il s’est écoulé  presque neuf ans entre les deux enfants.
J’aurais à parler du duo de mes petits-enfants que je réécrirais cette même suite de plaisirs que j’ai eus successivement avec mes deux gamins : hé, oui, trente ans plus tard, je continue avec la génération suivante ; mes petits-enfants.
La vie qui est assez courte peut-être quand même longue si l’on s’en donne vraiment la peine, surtout sur la fin… C’est à bonne distance de la faucheuse qu’il faut redoubler d’astuces pour faire durer la chevauchée le plus longtemps possible… Faire des zigzags !

Les zarts ont fait les choses comme il faut, bravo !

On en parle, on suppose, on suppute, on imagine un scénario… On tire des plans sur la comète[54]. Tous les cerveaux ont une idée sur l’après mort. La mienne (idée) ou le mien (cerveau) est simple, la plus simple : il n’y a rien après la mort.

Tu meurs, tu passes à travers le rideau noir et hop plus rien qui vaille !
On ne traverse pas un rideau rouge dans le sens scène noire du théâtre vers un chaleureux public en pleine lumière, on franchit un rideau noir dans le sens spectateurs vers l’estrade sans comédiens accueillants. De plus, on passe sans avoir la possibilité de se retourner furtivement pour entrapercevoir le bas de l’ourlet lesté de l’épaisse tenture en velours noir. Le verso du velours est banal ; trame et chaine mais, ça donne une bonne idée de la manière dont est faite la tenture.
Il n’était pas à l’ordre du jour d’inspecter l’envers du décor lorsque je suis passé, j’avais bien d’autres bousculades en tête. Je venais de mourir d’une mayonnaise viscérale qui avait mobilisé mes anti corps huit jours, suite à une chute du toit du Prieuré; je me suis étalé au sol comme une divine serpillière punie.
- "Chut ! Tu t’es approché trop près de Zeus, tu n’es qu’un Prométhée d’opérette ! Tu racontes ta mort alors que tu n’es plus là, tu es de l’autre côté du rideau noir."
Le rideau noir était, mon image d’avant la mort, c’était l’idée que je me faisais du Styx, en réalité ça ne se passe pas du tout comme ça…

(Au moment où je tape cela, je flippe, parce que je ne sais pas du tout ce que je vais pouvoir inventer pour m’en sortir. Hergé ne savait pas toujours comment il allait tirer son héros de la dernière case du bas de page qu’il venait de dessiner. Il avait une semaine pour s’en sortir. Je suis dans ce cas et pire encore, je glisse sur cette piste de bandes dessinées.)

Haut de page de la semaine suivante.
Le vestibule de la mort, ça va, ça va, c’est cool sauf cette sensation dans les moelles qu’auparavant je ne connaissais que par les livres de sciences, les chiens et le pot au feu ; je me consume dans le crematorium.
Je ne dois pas me plaindre, les grabataires qui, il y a quelques jours, étaient à mon étage, sont encore entubés vivants dans leur lit d’hôpital, eux.
Ça fait une drôle de sensation dans les os, je suis encore entier mais cassé. Je fais mentalement l’inventaire de mes abattis sur mes doigts. Je suis convaincu que je ne suis pas encore mort mais, je sens comme une admission. J’ai eu des avertissements de mort, trois fois dans ma vie mais, ce n’est pas comparable à ce vestibule de la mort. Sur le seuil tu auras la sensation que c’est vraiment fini pour l’éternité qui est très loin surtout depuis tout ce que l’on sait sur la distance des étoiles et des comètes.
La vraie vraie mort, c’est juste après le vestibule dans lequel tu séjourneras trois ou quatre jours.

Puis, le lendemain, Tout sera très agité autour de ton âme libérée, ce sera agréable, tu te sentiras idolâtré à en avoir les larmes aux yeux, le monde sera là pour moi.
Ce qui te sera dommageable, c’est que tu n’auras plus la possibilité des larmes ; les gouttes s’étoufferont. Dans la vie, tes larmes indiquent ton échelle de bouleversement aux téléspectateurs[55], là où tu seras il n’y a plus besoin de panneaux indicateurs … Tu encaisseras un bonheur intense…

Flash-back.
J’aime beaucoup la façon dont Christine a disparu après son désastreux accident de la route en 2004. C’est ma collègue prof d’histoire : sans cérémonie, sans couronne de reine, sans repas de communion, sans messe latine… Que des pleurs, des regrets, des pensées, de l’admiration en groupe à l’école, dans les couloirs, dans sa maison, partout, longtemps, c’est beaucoup.
Le poster des zizis et des zézettes, une centaine me semble-t-il… De tous les pays de toutes les couleurs de toutes les formes : ah si tout les gars du monde voulaient se donner la main ! Christine m’a fait cadeau de cette image sensationnelle de pub pour Benetton. Je l’ai longtemps laissée affichée dans ma salle d’arts plastiques. Elle n’était  pas facile à dénicher, bien intégrée sur mon mur cabinet de curiosité mais, l’œil est une tête chercheuse, il repérait le polyptique.
À la mort de Christine, j’ai exhumé cette affiche de mon capharnaüm pour l’exhiber sur la plus belle cimaise du hall de l’école. J’y ai ajouté un cartouche commémoratif, une pensée post mortem pour notre énergique et séduisante collègue aux cheveux bleus.

Quelques mois après le décès de Jean-Marie un homme imprégné d’art contemporain, il a été organisé une belle fête artistique en son honneur. Tous ses amis plus ou moins artistes ont présenté une œuvre dans une grande salle. L’expo est restée en place  une quinzaine de jours.
Mon clin d’œil artistique à moi : j’ai  pris trois douves d’un gros tonneau de vin, un mètre de hauteur chacune. Deux se sont retrouvées dans la situation de jambes/cuisses qui marchent et l’autre pour le ventre, le sens bombé vers l’avant pour le gros ventre. Pas de tête. Les trois douves de tonneaux sont reliées par une tige de fer à béton invisible, le tout est suspendu au plafond par un gros fil nylon. Mon bonhomme a un côté "homme qui marche"  mi celui de Giacometti, mi celui de Rodin. Rien de bien original, c’est le robinet en bois que j’ai ajouté à la hauteur du bas-ventre pour le zizi qui donne du sens à l’assemblage.
Jean-Marie aimait boire dans son bistrot ; j’ai rassemblé le boire et le pipi. J’ai fait le minimum. Il n’est pas que cela, les autres s’en sont chargé. Mon Jean-Marie en suspension n’est pas resté longtemps debout, quelques heures seulement : à minuit je l’ai remplacé par un petit tas de cendre au sol, exactement à l’aplomb de la suspension.

Une jeune fille de 28 ans a disparu il y a deux ans. Nous sommes allés marcher jusqu’en haut du rocher de Saint Amé pour revoir ce qu’elle aimait admirer, nous bavardions en marchant, essoufflés, par petits groupes, une belle balade ; là-haut chacun a pu lire ou dire ce qu’il avait à lui dire ce qu’elle n’a pas entendu. En bas, une belle expo sur son cirque qu’elle aimait et des portraits photos d’elle sans ses cheveux très noirs qui commençaient à repousser. Une fête émouvante par intermittence, joyeuse aussi.

Une tombe, ne m’aide pas à reconstituer l’image psycho3D de mes morts aimés de leur vivant, mon père en premier. C’est ainsi pour moi, débrouillez-vous avec les vôtres : les lettres, les mots, les lieux, les objets sont plus éloquents que le marbre pour ressusciter une vie.
Les mordus d’enterrements congestionnent les funérariums, les églises, les cimetières, ils se repaissent de la mort des autres… Pour retarder la leur ?
Aimons l’être aimé mort de son vivant et disons-le lui avant sa rigidité, il préférera cela à l’empesé spectacle de son enterrement religieux rehaussé de faux culs au buis béni…

Pour moi, c’était super ! Directement au crématorium ! Pas d’exposition de corps couché et décrépi qui à coup sûr aurait effrayé Malili et Mattan, mes petits enfants. Malili déteste les cimetières autant que les courgettes ! Elle le dit souvent.
Je n’ai donc pas été zombi allongé mains jointes avec deux petits cylindres de coton blanc dans les narines et six dans les joues, surtout les joues pour moi.
Bien sûr, pas de messe, pas de verre de blanc à la sortie du cimetière, il n’y a que des cendres d’os à ne pas récupérer au crématorium.
Pas de cercueil prétentieux, le plus commun, pas de business pour les pompes funèbres, puisqu’il sera brûlé. Pas de traces de corps, pas de tombe, un nulle part qui laisse à chacun le soin de penser à moi si ça lui chante. Pas de réminiscences par chrysanthèmes automnales. Celui que je n’émeus pas n’en saura rien.

Hier, on a  brûlé mon corps, d’où cette sensation que j’ai eue dans la moelle des os tout le temps de la combustion, aujourd’hui on célèbre mon absence ; appelons cette solennité "vol au vent".
Ma cérémonie est mon dernier spectacle théâtral. Je suis au premier rang, je reçois post-mortem les postillons des acteurs. Les acteurs sont en grande majorité mes anciens élèves.

Savourer qu’on puisse me regretter ne m’a jamais aidé à vivre de mon vivant valide… Allongé sur mon lit médicalisé les derniers jours, encore moins. Les pensées vont à l’essentiel, respirer, se gratter, essayer de bouger.
Regretté de ma famille, bien sûr, de mes amis, of course, de mes anciens élèves ? J’ai des doutes pour les ex-étudiants qui ne m’ont pas vu depuis des lustres.
Lors d’un joyeux repas facétieux de fin de stage de travail artistiques, je comptais sur les doigts une centaine d’anciens étudiants présents à mes funérailles, guère plus…
Aujourd’hui, je n’imaginais pas voir défiler autant d’anciens élèves!
Ils sont tous là sauf les culs de jatte, ça va de soi.
Une surprise totale, ça me cloue. Cela signifie-t-il qu’ils pensent à moi lorsqu’ils entreprennent un projet en arts plastiques dans leur vie professionnelle d’instit ?
Comment ces trois mille personnes ont-elles été prévenues ? Le rassemblement tient à peine sur le vaste emplacement de l’ancien verger des moines.
Dans ma réalité de zombie, je vois quelqu’un fouiller dans la mémoire de mon ordinateur de bord…
On a la vue perçante quand on est nouvellement mort, avec une acuité insoupçonnable, une vision à 360° dans le temps, ça dure environ trente six chandelles, clepsydre en main et puis, pfouff, la faux, le flash terminal quand on ne s’y attend plus.
Je vois Gilémon qui cherche mon carnet d’adresse avec spotlight. C’est Monique qui le lui demande. Elle rédige un court message. Gilémon clique sur mes contacts à tous vents, sans distinction, il ne connaît pas les noms amoncelés dans mon carnet d’adresses, alors il sème à l’envi.

"Gilbert Villemin professeur agrégé émérite d’arts plastiques est parti en fumée ce matin. Nous organisons un moment de vol au vent au Prieuré d’Hérival.
Puisqu’il ne veut rien de rien mais alors rien, n’apportez rien qui pourrait le contrarier, pas de fleurs de fleuristes, pas de citations d’artistes, pas de pain ni de vin à multiplier. N’apportez rien que vous n’auriez pas vous même fabriqué avec vos mains.
Montez à pied depuis le Breuil, descendez de la Croisette, c’est à deux kilomètres en amont ou en aval : la vallée du Prieuré d’Hérival est belle sans voiture. Ci-joint les coordonnées gépéesse de la vallée."

En silence, à pied, en chapelet de plus en plus tressées, à partir de 16hoo, les colonnes, les nuées, montent ou descendent. Une impression de blockbusters lorsque les colonnes d’androïdes surgissent de partout à l’horizon pour se combattre dans la plaine pour la grande et ultime bataille. La même organisation que les grosses fourmis rouges affairées de la forêt.
Certains élèves se reconnaissent d’autres se questionnent : leurs âges ne correspondent pas, trente ans d’élèves, une carrière, c’est plus qu’une génération. Les visages commencent à se fourrager, quelques plis. Des crânes dégarnis, d’autres à zéro, peu de garçons. Ceux de Marseille sont les plus nombreux, ils ont cinquante ans ! À cette époque la parité filles et garçons existait. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : Il n’y avait que des filles[56] dans ma dernière école, celle de professeures des écoles.

Donc beaucoup de filles (de femmes !) montent dans la forêt d’Hérival. La plupart ont des enfants, elles n’ont sans doute pas trouvé facilement à les faire garder. L’info pour cette procession s’est propagée assez calmement finalement, de essémesses en imèles, en fessebouc. Les enfants ignorent pourquoi ils sont dans cette forêt sans cailloux blancs.

(En vérité, dans mon film de mort, je ne vois pas les colonnes interminables monter de toutes part. Ce n’est pas possible de voir de très haut les marcheurs dans la vallée à cause des grands arbres de trente cinq mètres qui couvrent presque tout, les chemins et les sentiers sont comme enfouis dans des galeries souterraines. C’est rigolo, de là où je suis, entre l’ici-bas et l’au-delà, je raisonne encore comme un acteur de vie du plancher des fourmis.)

La plupart des élèves ont déjà arpenté cette vallée choisie par les moines au XIVe siècle. Je les y ai conduis pour des journées de Land-Art. Un important site monacal qui fut vendu et démonté pierre par pierre à la Révolution : ne subsiste qu’un cimetière de pierres et un seul bâtiment qui est aussitôt transformé en ferme, c’est mon habitation jusqu’à ma récente chute de toit… Si le paysan acquéreur avait transformé l’église en étable, elle serait encore d'aplomb et sentirait la vache.
Il est 16 h oo, je commence à avoir des fourmis dans les pieds.
La dernière queue de comète de fantassins est enfin dans la cour du Prieuré.
Une jeune femme attendait ce moment. Elle  prend la parole, elle donne une directive loufoque qui ne me surprend qu’à moitié. Je reconnais la voix, c’est Sophie.
- "Choisissez un moellon dans ce cimetière de pierres, le plus parallélipédique possible, ça ne va pas être facile, pas plus de quinze kilos. Le père de Gilbert était maçon, Gilbert l’a été aussi assez souvent surtout à Hérival."
(Je le suis encore de manière posthume.)
Chers amis, vous êtes sur un grand plateau d’herbes fauchées. Ce plateau a été fait à la brouette et aux chars à bœufs par les moines : ils en ont fait un verger plat. Vous êtes quelques milliers, les journaux écrivent quelques centaines, les témoins rapportent à leurs proches le chiffre de "beaucoup trop".
A l’extrémité de cet ex-verger en terre-plein, là en contrebas, il y a une mine de pierres à ciel ouvert. C’est la démolition qui suit la Révolution, 1802 environ. Voyez ces mètres cubes de pierres cassées, entassées. Repérez les nervures de colonnes engagées et de voûtes gothiques cassées appartenant à l’église. Ce sont des pierres difficiles à reprendre en maçonnerie pour un mur vertical. Les paysans des environs, en 1802 ont choisi les parpaings les plus rectangulaires[57].
Pour ce que nous allons construire, cette carrière devrait convenir.
Choisissez, attention aux pieds et aux doigts, gare aux pinçons !

Je suis monté par beau temps sur l’impressionnant toit d’ardoises. Mon intention était de restaurer la piteuse corniche effritée de la massive cheminée.
Tout allait pour le mieux, le soleil, mes cordes, mon assurance, mon envie d’être là-haut jusqu’au moment où enivré par le viseur de mon smarphone, patatras ; un zoom trompeur qui a trahi mon champ, j’ai voulu me lever pour ne plus voir le faîte du toit sur l’écran, j’étais bridé par ma corde d’assurance, je "démousquetonne".
Il existe donc un bout de film du haut du toit avant mon déséquilibre.
Il existe aussi le film de ma chute qui ne donne aucune information sur les pensées de ces quelques secondes de pesanteur ; je n’apparais que deux fois à l’écran, mal cadré, mal rasé, grimaçant, assez flou comme un mannequin de film balancé de la falaise.

En équilibre précaire sans mon mousqueton, je filme la vallée à 360°, j’effarouche une ardoise déclouée qui se plaint aux autres. Trois d’entre elles se dérobent sous mon pied gauche ; je glisse, le droit va suivre et toute la chaîne des abattis en cascade. Les crochets des ardoises qui dépassent me hérissent la cuisse et le mollet. Je rencontre le pare neige, à peine bonjour, je ne peux pas l’agripper, il me retourne comme une crêpe. Je roule sur le chaineau qui ne m’est pas d’un grand secours, c’est pourtant le cas dans tous les films d’action. Et hop jusqu’en bas, sept mètres d’ardoises plus dix mètres de vide jusqu’à l’herbe dure.
A l’hôpital, j’ai à peine la force d’avoir mon téléphone entre les mains. Le smartphone repasse le film au ralenti[58]. Je n’ai rien de passionnant à filmer, alors j’y enregistre mes derniers battements de cœur.

Retour sur terre et pierres.
La bonne idée de Gilémon fut de souffler à Sophie qu’il y avait des moellons à ciel ouvert.
Naturellement elle a pris les commandes de la commémoration artistique et architecturale. Georges, Hugues, Jibé et Cédric furent les maîtres d’œuvre indispensables des travaux.
- "Il y a un mamelon de verdure à cent mètres de là."
Propose Sophie qui le tenait de Georges à qui j’en avais parlé pour plaisanter lorsque nous bûcheronnions dans cette langue de terre.
Tout le monde se déplace avec une pierre. Quelques zélés transportent des parpaings de plus de vingt kilos. Les prêtres hiérarchisent et classent les porteurs : trente kilos jusqu’à cinq kilos, plus petits, on les prie d’y retourner, sauf les enfants.
Il n’y a pas de bousculades sur le vaste chantier temporaire tant les retrouvailles des uns et des autres par affinités et par promotions sont accaparantes.
Les compagnons maçons improvisés déposent et agencent côte à côte les gros moellons sur la base inférieure du mamelon et ainsi de suite en cercles concentriques jusqu’en haut. Beaucoup retournent rechercher des pierres. Certains mettent ainsi une dizaine de pierres à l’édifice.
Tout se fait tranquillement dans un bavardage incessant que je ne démêle pas de là où je suis inexistant. Je dis que je vois mais, ce n’est pas la sensation exacte : en fait, je me rends compte que ce n’est pas le sens de la vue qui opère, c’est autre chose que je ne comprends pas…
Jibé et Hugues tapent les moellons au marteau. Ils suppriment quelques oreilles qui dépassent de certaines pierres biscornues. C’est important qu’elles soient serrées les unes contre les autres.
Au bout de quelques heures, à la nuit, le monticule de verdure de 6 mètres de diamètre est entièrement recouvert de parpaings arête contre arête. L’ensemble des moellons forme comme un casque.
- "Je comprends ce qu’ils veulent faire. Ils s’y prennent très bien !"
C’est très beau vu du dessus à quarante cinq degré sur la droite, c’est un énorme sein[59] empierré.




Je suis content que ce soit cette idée qui ait été choisie au débotté. Elle a rassemblé tout le monde sur un projet qui résistera des années. Le pire aurait été que chacun apporte un truc qui se rapporte aux arts plastiques même pas beau ! Un amoncellement d’objets plus ou moins résistants aux intempéries, ça n’aurait pas été un cadeau pour ma famille qui elle va continuer sa belle vie ici.

Quelques maçons d’un jour vont revenir à Hérival, une dizaine pas plus. Ils couleront une chape pour remplir et couvrir les joints d’entre les pierres. Ce shampoing de ciment va combler les joints disparates. Tout le monde a compris que le mamelon herbeux sert de cintre et de coffrage. Ils y noieront quelques méridiens de fil de fer à béton de trois millimètres de section ; des méridiens et des cercles concentriques en guise de ceinture pour éviter l’éclatement après le décoffrage.
La semaine suivante il sera possible de décoffrer ce nougat et d’imaginer l’intérieur du dôme presque hémisphérique.
Le décoffrage ne va pas être une opération facile et je me demande qui va faire ce boulot ingrat. La coupole est bien là, dessous, il faut maintenant évacuer la terre à la pelle et à la pioche. Pouvoir être debout au milieu pour travailler mais, à genoux, voire couché pour la périphérie.
Il est impensable de soulever la calotte de pierres et de béton, à la grue, tout  se désolidariserait …
Il faut creuser sous le casque et enlever la terre. C’est ainsi que l’on faisait pour les caves voûtées…
Les voûtes en arêtes de la crypte de Remiremont ont été elles aussi réalisées ainsi au XIe siècle, c’est le renouveau de la voute en Europe septentrionale. Le sarcophage d’Engibalde, le premier moine d’Hérival est dans une des absidioles.
Je n’ai évidemment pas assisté au bétonnage et encore moins au déblayage de la terre. Je me suis volatilisé lorsque le mamelon coiffé de pierres en spirales fut couronné par six clés de voûtes laissant en son centre un oculus.

Il y a eu tout de même quelques notes individuelles cet après-midi là. Nicolas a jeté du toit un mannequin habillé de mes habits griffés… Pas de méprise ; griffés par les crochets d’ardoises.... Aurélien, a projeté le film de ma chute en boucle sur le mur de la façade.
Jenny, Candice et Marion ont fait déguster par petits bouts mes mains moulés et coulées en chocolat noir 90%. Tout le monde n’en a pas mangé. Césare est monté sur le dôme et a imité André Malraux ; "l’antre est ici Gilbert Villemin…" c’était déconnant, une impro, deux minutes… Renaud et sa copine pendant ce temps dessinaient les têtes des enfants qui voulaient bien entrer dans leur cabine Maton à dessin en carton.
Il y avait bien trop de monde pour jouer perso, de plus, je n’ai pas tout repéré. Il y a eu des trucs plus timides par-ci par-là… Des filles qui moulinaient outrancièrement des mains comme moi.

Sous notre cerisier vieillissant, une femme voilée couleur grenat, elle reste seule, je veux que ce soit Merise… Elle a une caméra à la main, c’est elle, enfin j’espère. Instinctivement, je pivote ce qui me reste de tête et zoome sur le merisier de la cour, Cerise est dessous pimpante en blanc comme une fleur. Se sont-elles organisées pour se placer ainsi ? Deux belles femmes de 45 ans, je vois au travers les vêtements, c’est beau la mort.

Heureusement, les trois milles élèves n’ont pas fabriqué un truc de bric et de broc pour cette fête ! Tout déposé dans la cour, une "installation" dans l’esprit de ce que fait Handicap sans frontières lorsqu’ils font empiler des chaussures pour méditer sur les mines anti personnelles de par le monde qui pètent sous les pieds des enfants… Une montagne d’ex-voto… Du Boltanski quoi... Mais qui aurait débarrassé cela par la suite ?
- "Laissez-moi votre chemise !" Aurait pu être mon dernier sujet/incitation en arts plastiques ;
-       "Bon travail et à bientôt !"

L’état de voyeur mort ne dure que trois jours de terrien… Ensuite ; pfuu !
C’est dingue je réussissais à distinguer les ailes immobiles des bourdons qui butinaient.


Sang et boue


Ça ne s’est passé pas du tout comme je viens de l’écrire… Je ne suis pas tombé du toit. Ce fut moins héroïque.
Fangy vient de trébucher sur une pierre.
- "Pfou ! J’ai presque tombé pour faire du sang."
Je suis avec le fils de Fanny et de Gibald, trois ans et demi. 2021, j’ai 73 ans. Nous sommes en face du prieuré à trois cents mètres à vol d’oiseau. J’améliore une des rigoles d’écoulement des eaux à la hache à pré, tranquille, le paysage est beau, le petit garçon est heureux de m’aider à sa manière et moi enchanté qu’il soit avec moi. J’ai les pieds sur un sol bourbeux. Il me vient à l’idée de couper à la serpe un arbuste qui s’est installé là, je maîtrise. Au moment où je lève le bras et la serpe pour sectionner l’intrus, je suis gaucher, un de mes appuis change, ma botte droite s’enfonce dans la boue jusqu’au genoux, la serpe s’abat, tout est simultané. Le bec bien affuté de la serpe entame le muscle de l’intérieur de la cuisse. Je constate qu’une petite rigole de sang passe par là. Je ne peux pas retirer mon pied, ni l’enlever de ma botte, ça fait ventouse, je suis bien décidé à ne pas irriguer ce ru de mon sang. Je ne peux pas extraire ma jambe embourbée car j’ai ma prothèse intérieure de hanche qui donne l’impression de se déboiter.
Fangy est à quelques mètres de moi, je lui demande le plus calmement possible de retourner à la maison et de faire venir quelqu’un à mon aide. On adore jouer aux pompiers !
Le hic, est qu’il ne doit pas reprendre le chemin de l’aller car c’est moi qui le portais pour traverser la rivière furieuse. J’essaye de lui expliquer qu’il ne doit pas s’en retourner en ligne droite mais remonter par le viaduc pont. Je lui indique plusieurs fois le chemin de contournement avec le doigt. Le chemin est trois fois plus long. Ça coule mais ce n’est pas un saignement puissant, j’appuie avec le poing fermé.
Fangy, sans comprendre la situation, me semble-t-il, retourne à la maison mais, il descend vers la rivière. Bien sûr, il est bloqué sur la berge, sans oser la traverser et c’est heureux. Il m’appelle. Je l’entends à peine. Il attend un moment, je le vois de loin. Il longe la rivière en jouant avec les hautes herbes et moi je suis toujours immobilisé dans la boue. Il n’y a que lui qui puisse m’aider.
J’ai peur, je pensais que la peur démultipliait les forces mais, c’est le contraire, la frayeur tétanise. Je garde par intermittence la main sur la plaie béante, elle est comme une grande bouche ouverte sanguinolente. Je m’aide des deux mains pour tirer ma jambe sans avoir à forcer sur l’attache artificielle du fémur et de la hanche. L’autre botte s’enfonce, elle aussi forcément. Je me retrouve assis dans l’herbe boueuse. Je ne suis pas dans des sables mouvants, ce n’est pas la première fois que je m’enfonce mais, d’habitude je ne suis pas entaillé de la sorte et je n’avais pas de prothèse de hanche.
Je n’ai jamais vu l’intérieur de mon corps de cette manière, je sais que cette vision peut me faire perdre connaissance, c’est déjà arrivé et moi qui aurais aimé être chirurgien, c’est le moment de le prouver. Je dégage la boue avec la main, les joncs, les touffes d’herbes, en vain, ce sont les vases communicants. Je ne vois plus ma deuxième botte, tout fait ventouse dans cette boue argileuse rougeâtre.
Le petit bonhomme en rouge est toujours au bord de l’eau, il remonte trop tranquillement le ruisseau, il croit encore que la ligne droite est le meilleur chemin, il veut couper, il ne peut pas traverser, tant mieux.…
J’ai tort de dévisager ma plaie qui saigne toujours, ce qui me fait flipper, je n’ai pourtant pas mal, je suis assis, les fesses mouillées, je sens que je tourne de l’œil …

Le soir, je suis dans un funérarium de campagne, un truc moche et anonyme, ici c’est le degré zéro de l’architecture mausoléenne. Comme si de nos jours nous devions payer la démesure des prétentions funéraires des grands et prétentieux hommes et femmes de l’histoire. Je paye pour les pyramides, le mausolée d’Halicarnasse, le Panthéon, le Père Lachaise, les gisants d’églises, les catafalques des cathédrales, l’orgue tonitruant, l’eau bénite…
Tout ici est contraire, je ne vois que du carrelage, des chaises de grand-mère, un lit à roulettes avec un frigo sous les fesses, la négation de l’architecture funéraire, un pied de nez à ma vie d’artiste.
Puisque tout est consommé, Mesdames messieurs je vous dis : allez faire la tournée des boxons, je ne vais pas m’asseoir et m’écrier "coucou[60]"…
Ma blague frise le mauvais goût.




Un petit coin de paradis


J'attends que l'averse torrentielle s'atténue. Je me reproche d'être aussi con sans "umbrella". Penaud, je me tiens sur le pas de la porte de la Cinémathèque de Paris prêt à courir 700 m jusqu'à la mâchoire béante d'une station... Que je ne sais même pas où elle est exactement.
Je maugrée un " t'es vraiment con !" encourageant.
À cet instant, une jeune fille se place exactement sur le même starter que moi, à ma droite, sur le pas de la porte étroite, à la limite extrême du, très sec, très mouillé. Elle tourne la tête vers mon interjection maugréeuse. Comme pour m'excuser, je lui demande si le métro et plutôt par là, que par là.
Elle déploie machinalement son grand "umbrella" en ne répondant qu'elle ne parle pas français en anglais.
Néanmoins, elle comprend que je veux une bouche (de métro).
"J'y vais." dit-elle, sans doute, enfin, je crois ? Avec un sourire. Le sourire c'est certain. "Profitez de mon "umbrella" !"
Je ne comprends que "umbrella".
Je dis : " I can be with you under ?" En pointant son parapluie.
"Yes"  she said with a new pretty smile.
"Sans blague ?"  Que je lui dis en français. Je suis tellement estomaqué par cette proposition inenvisageable que j’en oublie mon anglais de collège. Puis, je lui resaid: "Really ?" "Yes !" She answers. "Bon d'accord !"
(j'oublie d'ajouter  "with pleasure." je ne parle jamais anglais j'ai trop peur de m'emberlificoter  dans les mots... Ce fut le cas plus de 10 minutes)
Moins de 30 secondes après le départ à grands pas, épaule contre épaule, j'ai la présence d'esprit de tenir moi-même "l'umbrella". Pour être franc, mon épaule droite était mieux protégée que la gauche qui faisait éponge : la gouttière de trois baleines. Lors du parcours, j'essaye de lui dire qu’une " french woman girl never rent me un corner of umbrella." "Why?" "I think she was afraid..."
"Really ? I study movies... (then, I don't understood its phrases.")
Sans consultation nous franchissons les caniveaux de la même jambe. Nous avions environ la même taille, 1 m 76. Super souriante always.
Je rapporte cette anecdote inattendue pour moi, alors qu'elle semble naturelle pour elle. Elle ne relatera pas cela dans son journal de voyage.
Cela semblait si charitablement partageant pour elle de ne pas quitter seule l’expo Antonioni sous son "umbrella" rouge vif et  laisser ce pauvre chien courageux devant la chaussée inondée.
Je n’ai pas vu souvent son visage: les flaques mobilisaient notre attention visuelle.
- Bien sûr qu'elle était belle comment pourrait-il en être autrement?
Ça me plairait que la gentillesse de cette jeune américaine de 25 ans environ soit communicative.
Rien ne sert d’être  craintif il faut sourire et parler à point. Bien sûr que j'ai encore pensé à Brassens vendeur de paratonnerres !
Bouche de Bercy. Nous nous quittons au sec devant le bruyant trident des avaleuses de tickets. Je secoue de côté le parapluie fermé comme le fait un chien mouillé et le lui rends.
En riant.









Gilbert Villemin à Hérival  03/06/16 7:32 pm





[1] Merisier" vient du latin "Amarus cerasus", "cerise amère".

[2] Prononcer le "quoique" comme Raymond Devos. Il le fait suivre de quelques secondes de silence.

[3] Saul Steinberg est un dessinateur de presse. On peut être désemparé devant ses audaces graphique… Vérifiez sur la toile la folie graphique de mes quatre modèles de cette époque.
[4]  Je nomme le mouvement artistique ; Support-Surface, pour les connaisseurs. Il y a pas mal d’artistes de ce groupe à l’école. C’est super pour un artiste d’être à la fois peintre et professeur fonctionnaire, ça assure les arrières.
Ne pas lire la suite, ça peut embrouiller l’esprit...
Pour eux, " L'objet de la peinture, c'est la peinture elle-même et les tableaux exposés ne se rapportent qu'à eux-mêmes." 
" Dezeuze peignait des châssis sans toile, moi je peignais des toiles sans châssis et Saytour l'image du châssis sur la toile." Viallat.

[5] Il est souvent question "de saccades" dans les textes des pro. Belle image !

[6] Mais postérieurement à Man Ray qui après guerre s’y était adonné avec ses copains.

[7] * ça m’embêterait que certains passent à côté de lui sans le voir :
Jacques Brel ! Ces gens-là…

[8] Prononcez façon Giscard d’Estaing pour la fin de son mandat.
[9] La loge en principe, est un travail réalisé enfermé. Les étudiants transportaient leurs dessins jusqu’aux Beaux-Arts dans une charrette des quatre saisons, d’où l’expression "être charrette". La légende dit qu’ils finissaient leur dessin sur le trajet. Nous faisions des loges charettes aux beaux-Arts à Epinal en 1972.

[10] Picasso estomaqué devant une peinture de Braque lui dit, "c’est du pétrole que tu veux nous faire boire." Il parlait de sa première peinture cubiste brune à facettes. C’est à ce moment que Pablo Picasso se met à peindre cubiste de concert avec Georges Braque.

[11] Je n’utilise jamais cette expression.

[12]  Amens ; agité, fou, aberrant.

[13] Canots pneumatiques de débarquement ; un pied à l’intérieur un pied à l’extérieur, nous y sommes six ou huit.
[14] Le lacs est un lacet muni d’un nœud coulant.
(C’est un collet. Le mot s’écrit toujours avec un "s", même au singulier. Il se prononce comme s’il s’écrivait "lâ". Tomber dans le lacs, c’est tomber dans un piège. Cette expression n’a pas de rapport avec être dans le lac, échouer, être tombé à l’eau.)
J’adore les vieilles expressions que l’on a oubliées, je pense à celle-ci ; Cette musique n’a pas l’heur de vous plaire. Un remède de bonne fame. Faire des photos à l’envi. Amusez-vous à les chercher… Avec cette orthographe, si, si. Bon, j’en connais quelques-uns, des amis, que j’énerve ;
-        Arrête de nous prendre pour des cons !
-        Oh ! Il n’y a pas que des lettrés amis qui me lisent, il y a aussi Denis-Georges. Hi, hi…
à l’aune des courbes d’audience, foin de regrets, c’est aujourd’hui qu’il faut agir !
En mon fort intérieur, je pense vous avoir instruit… Pas fort mais, for !
-        ça suffit !

[15] Couéroge ; c’est un mot patois vosgien qui signifie passer l’après-midi avec ses voisins. Je suis surpris qu’il utilise ce mot que je connais bien.

[16] Chantez sur l’air ; " le petit Prince m’a dit…"
[17]Persona est un film de Bergman. Je ne me renseigne pas sur ce film, seulement le souvenir : dans un ciné de Toulon, en 1967, un soir, je suis marin, j’entame un croque monsieur. Dans la salle d’à côté, défile "La Canonnière du Yang Tsé". Pourquoi avoir choisi le film en noir et blanc ? Je ne connais pas Bergman. Les deux femmes de cette fiction m’intriguent. Tout les oppose : une femme retenue, prude l’autre qui aime son corps. Y a-t-il une intrigue ? Je n’en ai pas le souvenir. Le film est pesant, lent. Il y a une rivalité en huis clos entre les deux femmes si différentes, j’aime les deux mais, j’en ai peur. Un film sceau. Le mois suivant, toujours seul, je vois "Qui a peur de Virginia Wolf ?"

[18] Toutes sortes d’images, celles des rêves et des cauchemars, celles des surfaces réfléchissantes, les ombres, les dessins et peintures. D’après Platon.

[19] Suite à mon succès à l’agrégation, Monique me donne sa bénédiction pour les deux barbichettes, ce qui n’était pas le cas dix ans auparavant, elle m’avait sommé de tout couper.
[20] "La peinture n’est pas faite pour décorer les appartements : c’est une arme offensive et défensive contre l’ennemi." Pablo Picasso.

[21] Aujourd’hui on dit plutôt "les outils" que "les moyens". On peut dire aussi "les clés".
[22] C’est la préparation nécessaire pour une étude plus approfondie qui se fera par eux, les barons, les spécialistes.

[23] L'exécution du contumax a lieu « par effigie » ; un tableau ou une image représentant le condamné est apposé près de l'échafaud, et on procède solennellement à sa pendaison ; un fac-similé du jugement était apposé près de l'échafaud.

[24] Aphorisme imaginé d’après un vers de l’Art poétique d’Horace. Le poète dit que telle œuvre ne plaira qu’une fois, tandis que telle autre répétée dix fois plaira toujours.
[25] La Mère douloureuse se tenait debout…

[26] Lapsus volontaire très primaire.

[27] Le" mal des ardents" a sévi en Europe. Ces terribles épidémies sont dues à l'alimentation misérable des populations lorsqu’elles mangent des farines contenant de l'ergot de seigle : c’est un champignon, un parasite des graminées. Frissons, chaleurs, délires, prostration, maux de tête et reins… Abcès, gangrène des extrémités comme pour la lèpre. Les malades ont aussi des hallucinations qui ressemblent à celles que déclenche le LSD.

[28] Dans "l’œuvre au Noir," Marguerite Yourcenar fait un mixte de quelques-unes de ses personnalités ; elle en fait Zenon, vers 1600.

[29] Un chamagnon est un colporteur d’image d’Epinal originaire de Chamagne le village de naissance de Claude Gellée. (C’est le frère d’Annie qui s’est déguisé pour nous.)

[30] Raymond Queneau décrit 99 fois la même scène en se mettant à la place des différents passagers d’un autobus. Avec lui il y a une dimension humoristique que je ne peux pas rendre à chaque fois, en revanche sa virtuosité technique à certains moments est possible.
[31] * Théorie et méthodes visant à enseigner. Placé dans une phrase simple ça donne ceci ; "la didactique de cet enseignant est à revoir puisque ces élèves ne comprennent rien."
Ma définition aujourd’hui, est une tautologie ; ce n’est pas parce que l’on est savant que l’on sait comment transmettre son savoir. Apprendre à transmettre ses connaissances par petits bouts, est une science. Savoir préparer et organiser le dosage de ce passage de savoir, c’est faire de la didactique.
Plus savant, ça donne ceci : "Si la didactique s’intéresse à la logique des apprentissages à partir de la logique des contenus, la pédagogie s’intéresse à la logique des apprentissages à partir de la logique de la classe ; une même visée donc, mais deux approches différentes et complémentaires pour l’action d’enseignement." Michel Delevay.

[32]  Pas de note pour ce verbe. J’ai pourtant remarqué que neuf professeurs des écoles stagiaires sur dix ne connaissent pas ce mot… Je reviens régulièrement sur mes mots. Je considère les mots comme des pierres précieuses coincées dans leurs supports métalliques. J’utilise donc le verbe "enchâsser" parce qu’il est bien plus judicieux que "coincer".

[33] C’est le début de "La recherche du temps perdu " de Marcel Proust. Je l’écris pour ceux qui ne le savent pas, ça peut être utile, non ?

[34] Le lire à la Desproges
[35] Revoir la note page 32 si besoin.

[36] Je vois précisément la spirale sur le ventre grotesque de ce personnage d’Alfred Jarry devenu le symbole de l’absurdité des hiérarchies politiques.
[37] Harpo est accusé de vol, il ouvre son manteau et quelques fourchettes et cuillères tombent de ses manches. La scène dure un moment, plus il secoue, plus il en tombe jusqu’à ce qu’il soit pris dans une pyramide d’argenterie volées. Sketch à voir dans le film Animal Crakers.
[38] On débute par de l’écrit et on finit par du graphisme : "écrire et dessiner sont identiques en leur fond ;" Paul Klee.

[39] Ce chapitre est comme l’envoi d’un suppositoire, ça surprend…
[40]En typographie, la casse (deux S) est un casier en bois qui contient tous les caractères en plomb d’une même fonte.

[41] Il nie les Demoiselles d’Avignon et tout ce qui va suivre, le cubisme, l’abstraction...
[42] Lorsque l’aiguille se trouve en face d’un plein, l’aiguille horizontale qui tâte le carton est poussée, celle-ci pousse l’aiguille verticale, ce qui décroche les petites barres obliques, celles qui trouvent un trous restent solidaires de ces barres obliques. L’ensemble des ces barres obliques ont un mouvement alternatif de haut en bas pour réaliser la levée des fils de chaîne, les crochets solidaires lèveront donc et ceux qui ont été poussés resteront sans bouger… C’est  trop compliqué.

[43] Je m’adresse au curé, si tu n’es pas dans les désordres de l’enseignement cette réflexion te concerne aussi. Crois en ma bonne foi,  nom de Dieu !
C’est dingue comme j’ai souvent l’impression d’être au tribunal lorsque je réfléchis sur mon boulot de prof !

[44] J’aime bien entendre cette petite voix qui m’admoneste lorsque j’écris, j’ai l’impression d’entendre  ma petite-fille Malili, 8 ans qui regimbe entre deux remarques d’un dialogue.

[45] Winsor Mac Kay commence à dessiner Little Némo à Slumberland en 1905. Il publie une planche de B.D hebdomadaire. Sur la vignette finale du réveil de chaque planche, l’enfant tombe du lit, c’est que le cauchemar ou le rêve cesse.
[46] Rappel, j’y tiens : « J'appelle images d'abord les ombres, ensuite les reflets que l'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants, et toutes les représentations semblables. » Platon, 5e siècle av JC. Il englobe déjà la peinture, c’est certain. Puis, il y aura la photo, le cinéma, il ne mentionne pas l’écriture parce qu’il se s’intéresse qu’aux yeux qui dialoguent avec le cerveau. Le cerveau sans les yeux voit des images !
[47] Las des crucifixions et des décollations les bourreaux varient les plaisirs, saint Pierre est crucifié la tête en bas ( à sa demande !) à l’intérieur de quelques chapelles romanes Barthélémy est ligoté à un arbre, il a sa peau sur le dos et il est tout rouge de son sang. Pas étonnant qu’il soit le patron des bouchers, des charcutiers (des chirurgiens ?). Il y a d’autres belles inventions, Sainte Marthe fut plongée la tête en bas dans un puits,  quand à saint Cyr, c’est dans un chaudron rempli de poix brûlante qu’il a vu sa fin.
[48] En 1969, Michel Journiac crée l’art corporel. Il présente "messe pour un corps", c’est un happening au cours duquel il fait communier le public avec son sang préparé sous forme de boudin. Il a même écrit la recette.

[49] je ne dis pas que tu es un con sans imagination.

[50] En réalité, ce n’est pas un boudoir, c’est ma salle de cours.
[51] Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien. Ce sont les titres de deux de ses bouquins.

[52] Pour les flux gaziers par exemple : Ormuz : 33 Mds m3/an. Bosphore : 3,9 Mds m3/an. Gibraltar : 14, 1 Mds m3/an. Il faut multiplier ses chiffres par 25…Vingt cinq ans!
[53] *le blanc n’est pas une couleur. "Newton a fait du blanc avec toutes les couleurs, la belle affaire…" Goethe. Le blanc (crémeux !) est le mélange de toutes les ondes électro magnétiques du spectre chromatique. 

[54] Les hommes aiment les étoiles, pas les comètes qui effrayent. Une comète est signe de catastrophes.

[55] Le présentateur lacrimophage d’un reality shows vous annonce qu’il vous a trouvé un frère jumeau que vous ignoriez. "Il est sur le plateau !" Vous vous liquéfiez en direct, le public vous aime parce que vous êtes en pleurs, il est aux anges.

[56] Beaucoup de filles dans les écoles d’arts, les proportions ont changé en trente ans depuis que je n’y enseigne plus, ça n’a pas de rapport…
Dans les lycées, seules les filles choisissent l’option arts plastiques. Ajoutez-y une once de garçons.
Ce changement n’est pas bon signe pour elles. L’art est devenu un refuge comme pour les demoiselles de la bourgeoisie au XIXe, qui y étaient pour les mêmes raisons, la déco de leur intérieur... Je sens la régression. Déco mais aussi pour exister dans la société par la culture artistique, ça s’est mieux !
Quand le groupe est composé de deux garçons et de treize filles ; il est difficile de dire "ils" quand on s’adressent à "elles".

[57] (Il est possible de se passer de la lecture attentive de mes notes… C’est ce que vous faites depuis, le début… Ah ! Et vous comprenez tout ? Bravo !)

Quelques mois avant mon ultime descente de toiture. Cédric* venait de foutre un grand bordel à coups de godets dans cet immense éboulis. Il a dégagé les gazons et la terre qui couvrait toutes ces pierres de construction mutilées. Elles embarrassaient les paysans, elles ont été jetées par-dessus le grand mur de soutènement qui finissait le verger. Je rêvais depuis longtemps de mettre à jour cet endroit !
Ici il y a de l’histoire architecturale du monastère à exhumer et à comprendre.
Je n’ai pas eu le temps de trier ce tas de pierres et de commencer le grand Rubixcub, Dieu m’a rappelé à son bon souvenir…

*Cédric, c’est le garçon qui m’a offert mon deuxième chat sec, une mâchoire de crocodile trouvé dans une poubelle de Remiremont, et bien d’autres curiosités...

[58] Comme l’os lancé en l’air par les primates dans 2001 l’Odyssée. Le tibia va se confondre avec la navette spatiale. À revoir pour apprécier.

[59] L’origine de la coupole est selon une légende grecque, le moulage d’un sein d’Aphrodite. L’idée de ce système de couverture n’arriva pas facilement en architecture, c’est une prouesse technique.

[60] * Puisque c’est fini, ça serait une bonne idée de cliquer sur "Les quat’z’arts" de Brassens. "La farce était bien bonne… Bravo !"

2 commentaires:

  1. 87/88 1 er année destabilisante pour moi , mais quel bonheur d avoir travaillé avec toi .

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  2. Pas chiant à lire en chapelet ces 30 ans de carrière .
    Récit qui fait du bien à la tuyauterie en ces temps de confinement forcé Ne suis ni Cerise, ni Merise mais une ancienne collègue d'un séjour éclair au CES Chepfer de Villers les Nancy .
    N'avons pas diné dans un prieuré mais dans ma maison lorraine ...
    Lointain souvenir

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